Introduction. Les recherches sur les populations réfugiées, quelques précautions
p. 21-34
Texte intégral
1L’objectif de ce séminaire était d’exposer les résultats de recherches et de réflexions sur le thème des populations réfugiées, de leur assistance, des conditions de leur exil et de leur retour dans leurs pays d’origine. Sur ce sujet, encore relativement peu exploré en France, il est compréhensible que la maturité de la réflexion - fondée sur une information plus ou moins abondante et fiable - soit très différente d’une contribution à l’autre. Dans certains cas, on devine derrière la richesse des références et des faits, le produit d’une très grande intimité avec le terrain et le sujet. Celle-ci est alors le fruit de nombreuses années de travail dans une même région et ce savoir dépasse d’ailleurs bien souvent le cadre relativement circonscrit de la problématique envisagée ici. Dans d’autres cas, lorsque le travail de terrain en est encore à ses débuts, il faut se féliciter de la prudence avec laquelle les interprétations sont généralement avancées. L’exposé par écrit de celles-ci reste d’ailleurs la meilleure manière de les clarifier.
2Cette diversité a naturellement provoqué un certain nombre de débats et d’échanges entre les auteurs et les éditeurs de l’ouvrage. Au point où nous en étions, c’est par un séminaire réunissant l’ensemble des participants qu’il aurait fallu pouvoir conclure afin de susciter un débat de fond plus large ouvert sur l’ensemble de cette problématique. A défaut de cette rencontre, c’est la fonction de cet ouvrage que de mettre en perspective les idées et les points de vue défendus par les uns et par les autres.
3Comme l’a justement fait remarquer Jean-Luc Piermay, lecteur attentif de ce travail, le point commun à la plupart de ces contributions est qu’elles sont issues d’une connaissance approfondie du terrain et des contexte locaux. La contrepartie peut en être un certain empirisme que la complexité scientifique du sujet met d’autant plus en évidence. D’où la nécessité - et c’est encore J.-L. Piermay qui nous le suggérait - de donner dans cette introduction quelques-unes des clés de lecture qui permettent de mieux situer la spécificité de la problématique des réfugiés. A cet effet, il semble utile de s’arrêter un instant sur des questions telles que les migrations internationales, la diversité des acteurs impliqués ou encore les divergences d’interprétation quant aux concepts utilisés. Chacun de ces sujets justifierait, bien entendu, de longs développements, nous nous bornerons ici à suggérer quelques pistes de réflexion que la période très particulière dans laquelle nous nous trouvons placent au premier plan de l’actualité.
Les points chauds des migrations internationales
4L’évolution récente de la situation politique et économique mondiale a radicalement renouvelé la problématique migratoire et, tout particulièrement, la question des migrations internationales. Nous sommes en effet entrés dans une période d’incertitudes dont on ignore encore l’issue mais qui, déjà, place les États devant un ensemble de contradictions qu’il leur faudra bien un jour lever.
5La principale ambiguïté relève des tensions de plus en plus fortes entre d’une part, les changements introduits par la bourrasque de la mondialisation et, de l’autre, le problème, au niveau de chaque État, du contrôle et de la gestion des flux migratoires. En effet, qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, l’ouverture des frontières aux mouvements de marchandises, de capitaux et d’information est une réalité en marche alors que la libre circulation des hommes à la surface du globe reste encore très largement soumise au souci de chaque État d’en contrôler le rythme, et surtout, l’origine. Concrètement - et c’est une des raisons de l’inflation des filières clandestines - les mouvements de population restent contingentés en fonction des règles migratoires propres à chaque pays ou ensemble de pays lorsque - comme c’est le cas pour l’Europe - ils se sont définis des critères communs.
6Autrement dit, en poussant un peu plus loin la réflexion, la situation actuelle pose dans des termes totalement nouveaux la question du rôle des frontières. Mais la question est double puisque d’un côté, on assiste à un phénomène de durcissement des limites politiques des États et que, de l’autre, la globalisation exige une ouverture toujours plus grande de celles-ci. Ainsi, alors que la charte des Nations unies issue de la Seconde Guerre mondiale avait pour ambition de pacifier le monde en faisant de la souveraineté des États et de l’intangibilité des frontières le socle des relations internationales, la fin de la Guerre froide qui avait figé la carte du monde, a correspondu à la multiplication des conflits identitaires et indépendantistes et à la naissance de nouveaux États. Donc, réification des frontières et du territoire d’un côté - par la montée en puissance des revendications régionalistes, nationalistes ou ethniques -, mais aussi, d’un autre côté, transgression de ces mêmes frontières à l’échelle de la mondialisation et des idéologies universalistes. Car, c’est un fait, si le droit international fait du concept d’État souverain la base des relations entre les pays, cette notion se trouve chaque jour davantage ébranlée par plusieurs phénomènes convergents qui mettent à mal l’indépendance et la souveraineté des nations. Que ce soit la mondialisation économique, le devoir d’ingérence humanitaire au nom de l’universalité des droits de l’homme ou encore la création d’un Tribunal pénal international (TPI) permettant de juger les criminels de guerre, tous ces événements vont objectivement dans le sens d’une perméabilité croissante des frontières et d’une perle de substance du principe de souveraineté. Au passage, les (petits) tyrans ont de plus en plus de souci à se faire ; la démocratie et le respect des droits de l’homme, eux aussi, se mondialisent et bousculent les frontières.
7Dans ce contexte chahuté, les migrations internationales et les questions qu’elles soulignent ne peuvent que prendre une importance croissante et appellent à une réflexion de fond qui renvoie à l’autre opposition - l’autre frontière - celle qui existe entre pays riches et pays pauvres. Entre ces deux pôles, tout concourt en effet à une accélération, en volume et en vitesse, des migrations : la multiplication des conflits et des mouvements de réfugiés, la libéralisation des échanges, le développement des transports et des moyens de communication, les différentiels de coûts de la main-d’œuvre et les délocalisations qu’ils suscitent sont les facteurs principaux de ce maelström migratoire. C’est pourquoi, il faut bien constater avec une certaine ironie que les pays riches, porteurs du libéralisme et de la mondialisation, sont en même temps les premiers à envisager les migrations internationales comme un phénomène qu’il faut contrôler, contingenter et gérer en fonction de leurs intérêts propres. Autrement dit, alors que le « problème » est manifestement une question qui se pose à l’échelle mondiale et qui, pour autant, devrait être pensé dans ces termes, les égoïsmes nationaux reviennent en force en recourant aux bons vieux arguments de la souveraineté des États et du caractère inviolable des frontières. On voit donc l’hypocrisie des pays nantis lorsque, médias aidant, on s’horrifie des conditions faites aux immigrants par les passeurs et autres trafiquants de clandestins. C’est en effet oublier que la clandestinité n’existe que parce que la frontière est fermée pour certaines populations et ouverte pour d’autres. On le voit, la discrimination ethnique ou raciale n’est pas une exclusivité des pays du Sud, et les pays du Nord portent une responsabilité toute particulière dans l’ampleur de ces différentes contradictions.
8Avec les migrations comme cadre général de réflexion, nous entrons dans le domaine de l’incertitude des références temporelles et spatiales. Le temps ne cesse de déformer l’espace des mouvements de population et si nous savons identifier le point de départ et les raisons des migrations, il est en revanche plus difficile d’en percevoir la fin et le lieu d’aboutissement. Comme si - à l’échelle temporelle de l’histoire de l’humanité -, le phénomène était au fond un processus continu et consubstantiel des sociétés humaines. L’espace et le temps sont au cœur des questions migratoires, ils en balisent les contours ; et pour appréhender la complexité du processus à l’œuvre et en restituer son essence et son sens, il faut le regard de l’interdisciplinarité, celui de l’historien et du géographe, du juriste et du politologue, du démographe et de l’anthropologue. La tâche est ardue, elle justifie pleinement la polyphonie.
Des acteurs aux intérêts contradictoires
9Il est évident que les divergences d’appréciation s’expliquent pour une large part par la diversité des acteurs et la nature contradictoire des intérêts en jeu. Pour tenter d’y voir plus clair, une première distinction commode peut être établie entre les parties prenantes directement impliquées dans le conflit (les belligérants et les victimes) et les nombreux intervenants extérieurs qui, de diverses manières, par choix ou par nécessité, jouent un rôle de premier plan dans le domaine diplomatique et humanitaire (les pays d’accueil, les organisations humanitaires, les États donateurs, les médias, les opinions publiques).
10Dans le cas le plus fréquent des guerres civiles, belligérants et victimes partagent une même nationalité, et les réfugiés appartiennent à l’un ou l’autre camp, parfois aux deux. Il faut, pour comprendre, remonter aux causes du conflit, et aux oppositions qui en sont à l’origine. Ces tensions naissent de rivalités ou d’ambitions politiques presque toujours sous-tendues par des différences d’appartenance ethnique, religieuse et régionale ; autant de différences que les belligérants n’ont de cesse de cultiver et d’instrumentaliser afin de conserver le pouvoir ou afin d’y accéder. On ne peut pas, dans ces quelques lignes, tenter une synthèse détaillée de l’évolution de ces conflits, du rôle des anciennes puissances coloniales et des conséquences, sur le terrain, de la période de la Guerre froide. Il reste que, là aussi, la donne semble avoir changé. L’effondrement de l’URSS puis la perte d’influence de la Russie sur la scène internationale, la lente progression de la démocratie en Europe de l’Est et dans les pays du Sud, la montée des mouvements identitaires, la persistance du sous-développement et l’inégale répartition des richesses, la corruption, le pillage des ressources, la faillite des États et des classes politiques, la circulation grandissante des armes, la dérive de générations sacrifiées par les guerres, sont autant d’éléments qui créent, en fonction d’une histoire et d’une géographie propres à chaque région, une situation toujours particulière, mais dans tous les cas, nouvelle. Les conflits et les guerres civiles ne peuvent plus se lire de la même façon qu’il y a dix ou quinze ans. En ce sens, la crise dans la région des Grands Lacs, qui s’est progressivement internationalisée et touche maintenant toute l’Afrique centrale, consacre la faillite définitive de l’OUA (Organisation de l’unité africaine) et pourrait bien annoncer que le pire est encore à venir. Cette faillite -dont la responsabilité est très largement partagée - devrait inviter les gouvernements des pays africains et l’ensemble de la communauté internationale à réfléchir aux moyens de parvenir rapidement à un bouleversement radical de l’organisation politique, administrative, économique et sociale de ces pays. Cette réflexion, aussi ambitieuse et irréaliste qu’elle puisse paraître, n’a qu’un seul objectif : rappeler que chaque année qui passe, sacrifie des milliers de victimes. Pourtant, au regard de l’impuissance des démocraties industrialisées, il est certain que les populations civiles paieront encore longtemps le prix de ces atermoiements.
11Le rôle des autres acteurs doit être mesuré à l’aune de ce terrible constat. La situation politique et économique des pays d’accueil des réfugiés est souvent tout aussi fragile et on comprend leurs réticences à supporter les conséquences multiples d’une arrivée massive de population étrangère. Ces pays s’en remettent d’autant plus aux organisations humanitaires qu’ils sont pauvres, désorganisés et incapables de faire face aux situations d’urgence de ce type. C’est donc aux agences des Nations unies, aux organisations non gouvernementales (ONG) ou à la Croix-Rouge internationale qu’il appartient d’assister les victimes. Toutes ces organisations paient un prix élevé en termes de victimes (agents assassinés ou pris en otage), et toutes dépendent du volume des contributions financières qu’elles reçoivent pour dispenser cette aide. Disons-le d’entrée, le système humanitaire est au bord de l’asphyxie financière et quoi qu’on puisse dire sur les gaspillages et les dépenses jugées parfois somptuaires de ces institutions, l’assistance est, en qualité comme en quantité, notoirement insuffisante. Et on ne peut pas, comme pour s’en justifier, invoquer le fait qu’il serait injuste et déstabilisateur d’accorder une assistance plus importante aux populations réfugiées qu’aux populations locales ; que ces régions incluent des réfugiés ou non, c’est le problème de leur développement global qui se trouve posé. Mais, s’il est urgent d’augmenter les ressources financières de ces organisations humanitaires, afin qu’elles puissent intervenir partout où cela est nécessaire, on sait aussi qu’il vaut mieux prévenir que guérir et que les donateurs, gagnés à leur tour par la désillusion, sont de moins en moins disposés à contribuer à remplir ce qui s’apparente chaque jour davantage à un puits sans fond.
12De leur côté, les organisations humanitaires ont une claire perception de cette contradiction. Elles savent que l’assistance, « bonne conscience des démocraties », contribue d’une certaine manière au maintien d’un statu quo qui laisse entiers les problèmes de fond. Mais en même temps, parce que l’assistance aux populations en détresse est une exigence et un devoir moral, la situation actuelle, nécessitant toujours plus d’interventions, menace en permanence les organisations humanitaires d’une dérive qui, au-delà de la morale humaniste, débouche sur un système qui gonfle, se reproduit, s’entretient de lui-même et devient partie prenante de l’économie libérale : le « charity business ». On voit donc que la solution se situe chez les donateurs puisque ce sont eux qui détiennent les clés politiques et financières du problème. Or, on sait que les principaux bailleurs de fonds sont constitués par un ensemble réduit de pays industrialisés, les États-Unis, le Japon et l’Union européenne principalement. Les fonds publics contribuent à ces financements pour une très large part et transitent soit par les agences des Nations unies, soit, et de plus en plus, par les ONG. Ces fonds ne sont pas pour autant inépuisables et c’est la raison du pouvoir déterminant des médias lorsqu’il s’agit de mobiliser les opinions publiques. Directement ou indirectement, ces dernières apportent aux catastrophes humanitaires une aide essentielle, soit sous forme de dons privés, soit, et de façon plus décisive encore, par la pression qu’elles exercent sur les pouvoirs politiques.
13Mais le temps médiatique n’est pas le temps de l’humanitaire. Car on oublie trop souvent que l’assistance aux victimes ne se résume pas aux urgences des premières semaines d’une crise. Bien au contraire - et c’est une donnée fondamentale du problème des réfugiés - la principale caractéristique de ces mouvements de population est qu’ils s’inscrivent dans la durée. Les réfugiés afghans, sahraouis, somaliens ou angolais (pour ne citer que ceux-là) connaissent la vie des camps depuis dix, vingt ou trente ans. L’assistance y poursuit son travail au quotidien dans la plus grande discrétion. Médias et opinions publiques ont oublié depuis longtemps l’existence de ces réfugiés et c’est en général dans ce type de situation que les financements font le plus cruellement défaut. C’est pourquoi la responsabilité des médias et des opinions publiques ne s’arrête pas à la prise de conscience d’une urgence humanitaire. Elle se poursuit bien au-delà, jusque dans leurs capacités d’oubli.
14La boucle est ainsi bouclée, il n’y aurait sans doute pas d’assistance humanitaire aussi massive et aussi présente partout dans le monde sans les populations des démocraties occidentales. Mais on en a vu les limites et les contradictions. C’est la raison pour laquelle il ne pourrait rien arriver de pire que d’imaginer voir se pérenniser le cycle de la guerre, de l’intervention humanitaire, des médias et de l’opinion publique. D’un autre côté, face à la croissance en apparence sans fin des crises humanitaires, se laisser aller à penser que l’avenir de ces pays en guerre appartient en définitive aux peuples qui les habitent et aux gouvernements qu’ils se seraient « choisis », n’est-ce pas, aussi, une forme de résignation ?
15Ce rapide tour d’horizon des principaux acteurs serait incomplet si nous ne mentionnions pas l’inconfortable position des chercheurs. Peu impliqués dans l’assistance humanitaire, c’est pourtant à travers elle qu’ils peuvent espérer atteindre les régions d’accueil des réfugiés afin d’y poursuivre leurs recherches. Cette cohabitation obligée avec les ONG ou les agences des Nations unies conduit à quelques arrangements, parfois à certaines compromissions, ou, au minimum, à un certain devoir de réserve vis-à-vis des objectifs et des pratiques des agents humanitaires. Les résultats et les conclusions ne peuvent manquer de s’en ressentir, il vaut mieux le savoir. Par ailleurs, mener des recherches sur le thème des populations réfugiées conduit à s’exposer à des critiques d’ordre éthique telles que le voyeurisme supposé du chercheur ou encore la méfiance quant à la qualité des enquêtes et des recherches lorsque celles-ci sont soumises à des variables aussi importantes que l’insécurité ou les conditions de vie des populations. Enfin - et ce n’est pas le moindre des problèmes -, il faut bien rappeler que le temps de la recherche n’est ni le temps médiatique ni celui de l’action humanitaire. Entre celui qui témoigne et celui qui agit, où se trouve la place du chercheur ? Habitué à prendre du recul et à travailler sur le temps long, n’est-il pas démuni face à l’étude de l’urgence ou de l’éphémère ? Cette interrogation, sous forme de constat, doit conduire à réfléchir sur les objectifs et les limites d’une collaboration entre ces deux catégories d’acteurs. Mais les expériences, en France, sont encore trop rares, trop récentes et trop dispersées pour qu’on puisse en tirer des conclusions qui auraient valeur de « lois ». Il est d’autant plus urgent pour le moment de multiplier ces collaborations. Et à ce propos, on ne peut que se féliciter de voir les chercheurs du Sud s’investir de plus en plus dans ce domaine de recherche. Même si cet engouement pour les problèmes humanitaires n’est pas neutre.
Mots, catégories, frontières, divergences
16En marge du débat scientifique proprement dit, il faut d’abord noter que dans le contexte des crises humanitaires, la charge émotionnelle des termes qui les décrivent est terriblement lourde. Réfugiés, exil, fuite, famine, épidémies, rapatriement…, tous ces termes véhiculent l’image du drame et de la contrainte physique ou psychologique. Parce que les réfugiés ne fuient pas par choix mais par nécessité de survie, la violence des événements auxquels ils sont confrontés semble être le seul moteur de leurs réactions comme de leur propre violence. Or, pour les observateurs de ces drames - et tous les non réfugiés le sont d’une manière ou d’une autre -, l’émotion ressentie est un sentiment qui n’est pas seulement proportionnel à la distance ou relatif à la fonction occupée et à son origine culturelle ; il est aussi et en même temps, propre à chaque individu. Dans ce contexte, on comprend sans peine que l’appréciation de la réalité dépend aussi de cette variable aussi subjective que discrète.
17Il faut dire par ailleurs quelques mots de la très forte connotation idéologique et culturelle de certains termes tels que « factions armées « ou « seigneurs de guerre ». Dans ces deux cas, l’usage de ces expressions en dit parfois plus sur celui qui les emploie que sur ce que l’on prétend décrire. Les « factions » désignent implicitement le banditisme des coupables et disculpe par avance les victimes de toute responsabilité dans l’origine des affrontements. A l’inverse, les « seigneurs de guerre » - piètre traduction de l’expression anglaise « warlords » qui, elle, présente au moins l’avantage d’une phonétique plus légère - évoquent autant la chevalerie moyenâgeuse que la barbarie féodale ; au risque d’auréoler la guerre d’on ne sait quelle vertu. Non, la guerre n’est pas jolie et on peut douter que l’une ou l’autre de ces connotations puisse aider à donner une interprétation plus intelligible des conflits. C’est d’ailleurs sans doute la raison d’une évolution récente du vocabulaire des chercheurs et des analystes de ces situations ; une plus grande retenue et une approche moins ethnocentrique des événements les invitent de plus en plus à employer le terme plus neutre de « chef de guerre »…
18Les catégories utilisées peuvent se ranger en plusieurs groupes, les unes permettant de qualifier le migrant (réfugié, déplacé, clandestin), les autres désignant plutôt une étape particulière de la migration ou l’une de ses modalités : exode, exil, déportation, retour, rapatriement (volontaire ou pas), diaspora, réinstallation, intégration, relèvent de cette seconde catégorie. La dénomination des migrants est indissociable de la notion de frontière politique des États (limite géographique qui confère à chaque individu sa nationalité) et donc de leur statut juridique, légal ou illégal, au regard du droit international et des lois relatives à l’immigration propres à chaque pays. Le terme de réfugié reçoit une définition stricte en droit international. Est reconnue réfugiée, ou en droit de revendiquer ce statut, toute personne contrainte à franchir la frontière du pays dont elle a la nationalité et craignant pour sa vie ou sa liberté en raison de ses convictions politiques ou religieuses ou encore du fait de son appartenance à un groupe social ou ethnique menacé. Cette définition en apparence précise, issue de la déclaration universelle des droits de l’homme, n’est pas pour autant toujours très aisée à interpréter sur le terrain.
19En effet, le premier motif de l’exil est d’abord souvent la volonté de fuir les combats, plutôt que l’atteinte aux libertés fondamentales d’opinion et d’expression. Dans le cas des mouvements massifs de civils fuyant les affrontements, on observe donc une première interprétation du droit. Celle-ci est d’autant plus heureuse que l’attribution du statut de réfugié est la condition indispensable pour que les organisations internationales - et notamment le HCR - puissent intervenir efficacement. Le problème de l’appréciation de la réalité des drames vécus par ces migrants est donc au cœur des décisions qui sont prises à leur égard. On ne compte pas les exemples où les migrants de la première heure reçoivent le statut de réfugié (et l’assistance qui l’accompagne) alors que celui-ci sera plus tard refusé à des populations affamées, et pourtant de même nationalité. Un conflit « de basse intensité » - comme disent les experts - crée des conditions moins favorables à l’accueil des réfugiés fuyant les zones de combat qu’une guerre plus classique où l’affrontement généralisé provoque des déplacements massifs de population.
20C’est ensuite par opposition à la définition du réfugié que sont désignées les personnes déplacées ou clandestines. Les premières, souveraineté oblige, déplacées à l’intérieur de leur propre pays ne peuvent bénéficier du statut de réfugié, tandis que les secondes séjournent dans un pays étranger à l’insu des autorités légales. Tout dépend alors de l’origine du migrant et du pays d’arrivée. À l’intérieur de l’espace européen, la notion de clandestinité va de pair avec les catégories d’étrangers qui sont jugés indésirables. Là encore, la frontière entre ces deux catégories est éminemment mobile selon le temps et le lieu. Les Américains, qui affichent avec pragmatisme leur politique des quotas, ne se cachent pas d’expliquer que leur politique d’immigration fonctionne selon ces règles ; les Européens, d’une certaine manière plus ambigus, sont tentés d’en faire autant en admettant, gênés, que la « nouvelle économie » peut justifier l’accueil d’informaticiens indiens alors que les frontières restent fermées pour le petit commerçant malien.
21La question du retour ou du rapatriement est elle aussi sujette à un difficile problème d’interprétation. En droit, le retour spontané ou le rapatriement organisé des réfugiés dans leur pays d’origine n’est permis que dans la mesure où les raisons qui ont provoqué l’exil ont disparu. La question posée est alors celle de l’appréciation de la réalité de ces menaces. Lorsqu’un pays a été ravagé par la guerre pendant des années, la paix ne revient pas en un jour. Il faut des mois et des années pour désarmer les bandes autrefois rivales et déminer les sols. Certaines catégories de population, en fonction de leur participation réelle ou supposée dans le conflit passé, restent menacées de représailles, d’autres ont tout perdu ou se sont vues dépouillées de leurs terres et de leurs biens. Dans ces conditions, comment décider que le retour de la paix puisse signifier la fin de la réalité des menaces ?
22On l’aura compris, la question des frontières n’est pas seulement un problème de géographie. S’agissant d’un problème de classification, donc de « dedans » et de « dehors », la notion de limite ou de seuil traverse toutes les disciplines. En droit international, la frontière politique et géographique permet de distinguer un réfugié d’un déplacé, mais en sociologie, en anthropologie ou en sciences politiques, la frontière est aussi une catégorie permettant d’identifier et de différencier des groupes sociaux, des communautés ethniques, des nations. Mais, parce qu’il s’agit toujours de constructions historiques et sociales, qui se font - et parfois se défont -, l’ethnie ou la nation ne peuvent recevoir de définition durable et universelle. La charte des Nations unies s’en est d’ailleurs bien gardée et c’est l’une des raisons de la difficulté que nous éprouvons à qualifier les conflits contemporains. Par exemple, sur quelles bases et comment faire la distinction entre la guerre d’indépendance d’un peuple (jugée légitime si le caractère « national » lui est reconnu) et le conflit ethnique (jugé inacceptable parce que de nature xénophobe) ? Et de ce fait, quel statut accorder à des réfugiés issus d’une nation non reconnue par les Nations unies, mais qui se construit dans et par la guerre et qui, un jour, deviendra un État ?
23Au regard d’une multitude de conflits qui recomposent le monde sous nos yeux, parce que les frontières géographiques et sociales sont par nature mobiles, il est temps d’admettre qu’il n’y a rien de moins intangible que « l’intangibilité du tracé des frontières ». Comme si, par cette incantation, les Nations unies, puis plus tard d’autres instances internationales comme l’OUA, avaient eu le surnaturel pouvoir d’arrêter le temps et de faire des frontières, de toutes les frontières, des objets intemporels et non historiques. Comme si l’idéal secret de la « communauté internationale » avait été, déjà, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, d’annoncer « la fin de l’histoire ». Aveuglement, idéalisme ou totalitarisme intellectuel ? Certes, la paix passait alors par la fin des revendications territoriales, du moins le pensait-on, mais les choses ont-elles réellement changé depuis ?
24Enfin, les divergences s’expliquent autant par l’imprécision des concepts évoqués précédemment que par la diversité des acteurs et de leurs points de vue. Il est banal de constater que la réalité change selon le point d’observation. L’origine culturelle et professionnelle, l’importance des enjeux que représente la question au regard des intérêts qu’on défend sont autant de raisons suffisantes pour apprécier de façon très différente ces conflits et pour agir de manière non moins différente auprès des populations impliquées. Le regard d’une ONG humanitaire n’est pas, et ne peut pas être, celui d’une agence des Nations unies ; la position d’une puissance mondiale, grande mais lointaine, ne peut pas être celle d’un pays d’accueil, malheureux voisin d’un pays en guerre ; la diffusion médiatique d’une crise humanitaire en Afrique et sa perception par l’opinion publique en France ne peuvent être comparées à ce que l’une et l’autre seraient aux États-Unis ; l’analyse d’un chercheur « indépendant » n’est pas soluble dans celle du consultant rétribué par le HCR… Tous ces points de vue modifient le regard et donnent, en définitive, une vision partielle sinon partiale de cette réalité. Selon les cas, selon les situations, le porte-parole de l’une ou l’autre de ces institutions se voit encouragé à la prudence ou au contraire au « témoignage », voire à la provocation ; mais tout message doit être interprété en fonction de son origine ; tous restent partiels, connotés et culturellement marqués. Que cet ouvrage n’échappe pas à la règle est plutôt à prendre comme une bonne chose dans la mesure où la diversité des points de vue constitue la meilleure manière d’appréhender la complexité du sujet.
25C’est notamment dans l’usage de certains ternies que les échanges ont été les plus animés. Ainsi, plusieurs auteurs ont été invités à préciser ce qu’ils entendaient par « intégration », « réintégration », « rapatriement involontaire » ou « diaspora ». Les raisons de ces discussions, voire de ces désaccords, sont nombreuses : prudence, commodité de langage, interprétation multiple d’un concept ou d’un mol encore mal balisé, sont quelques-uns de ces motifs. En même temps, parce que ces débats rappellent que les sciences humaines n’ont pas la rigueur formelle des mathématiques, ils témoignent de la difficulté à définir les termes qui sont censés circonscrire nos objets de recherche. Et, sur ce sujet, plus que sur beaucoup d’autres sans doute, tout discours est non seulement daté mais également géographiquement situé. Ce constat vaut bien sûr pour cet ensemble de textes, nous ne prétendrons donc pas échapper à la règle. Parler des réfugiés n’est pas parler en réfugié.
26Cette incertitude sémantique se retrouve à propos de l’usage du mot diaspora. La racine même de ce terme prête à plusieurs interprétations. Elle peut être synonyme de dispersion voire de dilution ; la diaspora désigne et qualifie alors le mouvement plus que la population elle-même. Mais les diasporas - surtout pour celles qui sont chargées d’histoire - signifient aussi le regroupement et la solidarité nés dans l’exil et l’éloignement de la terre d’origine. Bref, tout le contraire de la fusion d’un groupe ou d’un peuple dans la population d’accueil. Dans cette perspective, la notion de diaspora interroge celle de l’intégration, autre terme aux contours difficiles à cerner. Car cette solidarité d’une diaspora met à jour sa spécificité et sa différence par rapport à la société dans laquelle elle s’inscrit. Enfin, et à l’inverse, comment poser la question de l’intégration de réfugiés dans le pays d’accueil quand ceux-ci - même après plusieurs années d’exil - envisagent le retour dans leur pays d’origine avant même que les conditions de leur retour soient réunies ?
27Une définition minimaliste de l’intégration consiste à penser que l’objectif est atteint lorsque les conditions économiques et sociales de l’immigrant sont comparables à celles de la population locale. Mais on sait bien que pour d’autres, il ne peut y avoir de réelle intégration sans une totale égalité de droits, et donc, en allant au bout de cette logique, sans la naturalisation. Mais l’intégration serait-elle pour autant réalisée ? Certains en doutent, car l’acquisition d’une nouvelle identité, que confère l’obtention de la nationalité du pays hôte, n’efface pas les héritages culturels du pays ou de la société d’origine. Sauf à renoncer à ces héritages multiples (langue, religion, etc.), et donc, d’une certaine manière, sauf à trahir ses origines, l’intégration est aussi affaire de temps.
Auteur
Cambrezy@bondy.ird.fr
Luc Cambrézy, géographe, IRD, 34, avenue Henri Varagnat, 93143 Bondy cedex, France
Cambrezy@bondy.ird.fr
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