Itinéraire 5. Laque, sculpture sur bois et objets en corne (au sud de Hà Nội)
p. 194-219
Texte intégral
Les villages artisanaux
Laque : Hạ Thái ;
Tournage du bois : Nhị Khê ;
Sculpture et fabrication d’objets en corne Thụy Ứng ;
Sculpture sur bois : Dý Dụ.
Patrimoine culturel et architectural
Temple et festival (Nhị Khê) ; Pagode Đậu (commune de Nguyễn Trãi).
1Cet itinéraire, entre laque et sculpture sur bois et autres matières, va vous faire découvrir les origines de plusieurs des beaux objets qui meublent la vie vietnamienne d’hier et d’aujourd’hui, ainsi que des éléments d’un riche patrimoine autant profane que sacré.
HẠ THÁI
COMMENT Y ALLER ?
2Pour se rendre à Hạ Thái, village très connu pour l’art de la laque, il faut prendre la route nationale 1A qui quitte Hà Nội vers le sud, longeant le début de la voie ferrée qui mène sans interruption jusqu’à Hồ Chí Minh Ville. Vous serez encore dans la banlieue quand on vous proposera de bifurquer vers l’autoroute, située plus à l’Est. Résistez à cette tentation : l’autoroute passe bien par Hạ Thái, mais sans moyen d’en sortir ni de s’y arrêter, donc restez sur l’ancienne route. Au kilomètre 17 à partir de Hà Nội, il y a un pont qui traverse la rivière Tô Lịch (aujourd’hui un bourbier pollué et à moitié asséché, autrefois la voie d’accès vers ces villages). On tourne aussitôt à gauche sur la petite route qui mène à Hạ Thái. Si vous voyez un panneau situé sur la droite de la nationale indiquant le village de Nhị Khê, c’est que vous avez dépassé la route pour Hạ Thái (Nhị Khê sera notre deuxième village sur cet itinéraire).
3La route vers Hạ Thái épouse les méandres de la rivière « égout » Tô Lịch, avec des aperçus de la zone industrielle sur l’autre rive : c’est ici que l’on fabrique du coca-cola et de la bière singapourienne afin d’étancher la soif cosmopolite de la capitale. On traverse le village très commerçant de Phúc Am qui se trouve essentiellement vers votre droite, sur une route à angle droit. On passe sous l’autoroute et tout de suite on prend la route qui part sur la gauche. C’est ainsi qu’on quitte ces visions du Vietnam s’industrialisant et se globalisant à une vitesse grand V pour arriver aussitôt à Hạ Thái, un pittoresque village à l’aspect beaucoup plus traditionnel (nous disons bien l’aspect car depuis le mois de septembre 2008 une zone artisanale a été construite et accueille les plus grandes entreprises).
4Tout de suite sur la gauche, vous remarquerez les bâtiments du Comité populaire de la commune de Duyên Thái, dans le fond la nouvelle zone artisanale, et sur la droite, commence le village proprement dit. Le village se divise en deux parties : une sur la droite de la route, divisée en plusieurs hameaux, et une autre, le Xóm Phố, situé le long de la rivière Tô Lịch, au nord de la nouvelle zone artisanale. La promenade à pied est vivement conseillée à partir d’ici : le village est très soigné, avec ses ruelles étroites et sinueuses. Les ateliers, qui sont dans la cour des habitations, se cachent derrière les murets.
5Les différents hameaux du village étaient autrefois fermés par une porte, symbole de l’autarcie villageoise et lignagère. Sur la porte de chaque xóm (hameau), il y a des inscriptions en caractères chinois. Ces portes donnent un charme indéniable au village peu à peu envahi par des ateliers de plus en plus gourmands d’espace.
LE CONTEXTE
6Certains disent que la laque est apparue à Hạ Thái il y a plus de 200 ans, d’autres placent son arrivée plus loin, d’autres encore, plus proche. Les habitants de Duyên Trýờng, situé au sud de la commune, font aussi de la laque. Auparavant, c’est le village de Bình Vọng (Thýờng Tín) qui était très célèbre pour l’artisanat de la laque dans le delta, mais depuis au moins 50 ans, les habitants là-bas ont arrêté d’en produire. Ce qu’on peut dire avec confiance, c’est qu’on fait de la laque depuis moins longtemps à Hạ Thái, mais que, même aujourd’hui, le village en vit relativement bien –ces derniers temps en adoptant, disons, une fidélité évolutive envers la matière première de son activité traditionnelle.
De toutes les matières, c’est la laque qu’ils préfèrent…
Qu’est-ce que la laque ?
En somme, c’est un genre de plastique naturel. Outre le Vietnam, plusieurs pays et régions asiatiques ont une longue tradition du laquage végétal, dont la Chine (berceau de l’art du laque il y a trois millénaires environ), le Japon (où bon nombre d’experts trouve que l’art du laque a atteint son apogée), la Péninsule coréenne, la Thaïlande et le Myanmar (la Birmanie). Il y a des variantes dans les arbres utilisés et la qualité de laque obtenue, mais la laque vietnamienne est l’une des plus prisées, pour sa relative transparence et sa finition flexible et robuste.
Au Vietnam, la laque traditionnelle, la « vraie » (on parlera plus tard des laques synthétiques et industrielles), provient du suc laiteux obtenu par incision de l’arbre à laque, cây sõn (Rhus succedanea), souvent confondu (à tort) avec le sumac, un cousin chinois. Ces arbres se trouvent essentiellement dans les provinces actuelles de Phú Thọ et Vĩnh Phúc (au nord du delta). On prélève la résine de la même façon qu’on obtient le latex de l’hévéa (ou comme on obtient la sève sucrée de l’érable) : des entailles au tronc de l’arbre mènent à des récipients accrochés, qui doivent être vidés régulièrement. La résine naturelle est ensuite décantée, purifiée et éventuellement colorée. La laque ainsi obtenue (avant l’ajout de couleurs) est soit noire (sõn then), soit marron (cánh gián : aile de cafard). Des produits secondaires de l’épuration de la laque sont utilisés pour imperméabiliser des paniers et des barques, ainsi que pour préparer des mastics, eux-mêmes employés pour lisser des surfaces à laquer.
Quoi laquer ?
La laque adhère à de nombreuses surfaces, dont notamment le bois (y compris le bambou, même tressé ou fumé), le rotin, le cuir, le cuivre, la céramique, la pierre, les feuilles de palmiers, le papier mâché, la terre séchée, les dents (voir encadré p. 201) et même la peau humaine…
Pourquoi laquer ?
La laque fournit une protection de taille : elle crée une jolie enveloppe étanche et hermétique autour d’un objet. Cette couche protectrice est à la fois étonnamment souple, robuste et très résistante aux effets délétères de l’eau, des acides, des alcalis et de l’abrasion. Elle protège les matières organiques des insectes (notamment termites, vers à bois ou guêpes), et de la moisissure ou la pourriture. Le bois, principal support laqué, résiste mieux ainsi traité à l’humidité et à la chaleur sans se gonfler, se gondoler ou se fendre. De plus, les couleurs naturelles ou préparées de la laque ne s’estompent que très lentement sous les effets de la lumière et du temps. L’objet laqué, mat ou brillant, jouit d’une belle apparence dure, lisse et élégante.
Comment laquer ?
Avec précaution : la vraie laque traditionnelle, quoique d’origine purement végétale, est très toxique : elle contient un cocktail de phénols, composés chimiques hautement irritants. Un contact entre la peau et la laque fraîche peut entraîner des dermatites et des allergies graves. Sournoises, ces réactions ne se produisent jamais la première fois, uniquement après des contacts à répétition. Autrefois, les laqueurs asiatiques soignaient leurs allergies terribles avec des fruits de mer ; aujourd’hui, on porte des gants en plastique, on évite d’y toucher ou l’on utilise des substituts moins toxiques. Notons toutefois qu’une fois séchée, la laque ne présente aucun danger : manger avec des baguettes laquées sur des assiettes laquées est bien moins risqué que de cuisiner avec des casseroles en aluminium…
Avec préparation : la laque contient déjà de l’eau ; dans des cas très rares, on peut la diluer uniquement avec de l’eau, mais, dans la grande majorité, on le fait avec de la térébenthine (ou un produit semblable), beaucoup plus pratique à l’usage. Les laques colorées doivent être mélangées préalablement.
Avec patience : la laque s’applique lentement et minutieusement, par minces couches superposées. On commence par une préparation soigneuse des surfaces de l’objet à laquer, s’assurant en ponçant que toute aspérité soit aplanie, toute dépression et fissure comblée avec du mastic (qu’on doit laisser sécher et ensuite poncer de nouveau). Ensuite alternent l’application de la laque, l’attente de séchage et le ponçage. Ce cycle doit être répété au moins une dizaine de fois afin de produire une belle finition (et peut exceptionnellement être répété jusqu’à une trentaine de fois pour un laquage de haute qualité). Tout cela peut prendre très longtemps (plusieurs mois) et le temps de séchage est considérable et variable : une particularité de la laque, qui peut paraître paradoxale, c’est qu’elle sèche plus rapidement (par oxydation) en milieu chaud et surtout humide. Traditionnellement, il y avait un pic d’activité chez les laqueurs vietnamiens au printemps, période idéale pour la productivité. On peut également laisser des objets laqués à sécher dans des boîtes fermées, entourées de linges humides.
Avec ajouts : divers produits colorants (d’origines minérales ou végétales) sont rajoutés directement à la laque avant de l’appliquer, par exemple : le vermillon de cinabre (l’une des façons de produire la laque rouge, couleur « royale » au Vietnam), le sulfure jaune d’arsenic et l’indigo. On effectue également des incrustations de coquille d’œuf ou de nacre, des applications de feuilles d’or, d’argent ou d’étain battu (voir Kiêu Kỵ, Itinéraire 2, p. 129), et des décorations au pinceau fin.
Que laque-t-on ?
Si la laque était d’abord l’apanage de la grande noblesse ou réservée aux objets de culte, son emploi s’est quelque peu élargi et popularisé au fil du temps. Voici certaines choses qu’on peut trouver enduites de laque : poutres, colonnes, portails, portes, meubles de toutes sortes, statues (beaucoup de statues), trônes, autels, palanquins, sentences parallèles, panneaux latéraux, bougeoirs, livres, cercueils, paravents, rames, boucliers, manches de lances, attelages de chevaux, marionnettes sur l’eau, pousse-pousse, boîtes, plateaux, assiettes, bols, baguettes, tableaux, bijoux, oreillers, abat-jour, vases à fleurs, échiquiers, compotiers, dents et momies de bonzes (voir encadré, p. 219).
La laque et les beaux-arts
On a fait des tableaux laqués depuis des siècles au Vietnam, des scènes plutôt agrestes ou purement décoratives. L’utilisation de la laque dans la peinture a reçu une impulsion importante dans les années 1920 et 1930 au contact de l’art occidental, introduit à l’époque coloniale française avec la fondation à Hà Nội de l’École des beaux-arts de l’Indochine en 1925. (Principalement grâce à Victor Tardieu, un artiste français, passionné du Vietnam, dont une fresque célèbre trône encore dans l’amphithéâtre de l’actuelle Université nationale (anciennement l’université d’Indochine), 19 rue Lê Thánh Tông à Hà Nội).
Un art moderne, exprimé en partie par le médium de la laque, a vu le jour : tout en faisant des expériences techniques avec des couches superposées de couleurs différentes, ensuite poncées et retravaillées, avec ajouts de feuilles d’or et d’argent et incrustations diverses, une nouvelle esthétique s’est dégagée de la laque.
L’école des laqueurs de Hà Nội est née, avec plusieurs étudiants des beaux-arts qui sont devenus des laqueurs renommés. Depuis ses débuts, la laque artistique a pris un essor remarquable : certains peintres vietnamiens travaillant la laque ont vendu leurs tableaux (ainsi que des œuvres sur d’autres supports) sur le marché mondial de l’art et d’autres leur ont succédé, tandis que des peintres et décorateurs étrangers commencent à affluer au Vietnam afin d’apprendre les techniques de ce médium d’expression artistique.
Hữu Ngọc (2006), chroniqueur réputé de la culture vietnamienne, a écrit ces lignes intéressantes au sujet de ce courant artistique :
« La laque vietnamienne moderne, partie d’une tradition plurimillénaire et du fruit de plusieurs acculturations [notamment chinoises, françaises et japonaises], pourrait donner un exemple de fidélité à l’identité culturelle nationale, fidélité si on peut dire dynamique et évolutive. Un moyen d’apprécier la qualité de ladite identité culturelle serait peut-être de ressentir la force tranquille, à l’épreuve de toute tergiversation morale ou dissonance cognitive, d’une éthique d’appartenance exprimée comme une “fidélité dynamique et évolutive”… »
LE MÉTIER
7Hạ Thái jouit d’une grande réputation (qui dépasse le delta et va jusqu’à l’étranger) pour la qualité de son travail et a des relations fructueuses et suivies avec plusieurs autres villages spécialisés, notamment ceux des sculpteurs et tourneurs de bois (voir p. 204), ceux des incrusteurs de nacre et coquille d’œufs (voir itinéraire n° 6) et, bien entendu, avec les régions surplombant le delta où l’on prélève la laque des arbres et où l’on trouve du bambou et d’autres bois. À l’instar du Vietnam d’aujourd’hui, Hạ Thái évolue et s’enrichit très rapidement, à la satisfaction pleinement justifiée de ses habitants. Et pourtant, il y a un malaise…
8Qu’on s’explique : la laque synthétique est arrivée en force à Hạ Thái (depuis une bonne douzaine d’années) et presque tout ce qu’on laque dans le village est désormais fait avec ces nouveaux produits. Les jolis objets laqués (à des prix défiant toute concurrence) que vous avez déjà vus en vente partout à Hà Nội (et qui viennent sans doute de Hạ Thái ?) sont laqués avec des substances synthétiques : parfois jolis, certes, mais ils n’offrent aucune garantie de qualité ou de durabilité. Si on vous propose des objets beaucoup plus chers, alors là, il n’est pas totalement impossible qu’ils soient vraiment laqués avec de la vraie laque locale et selon les règles de l’art, mais rien ne le prouve (nous y reviendrons dans un instant).
9La laque synthétique, il y en a de plusieurs qualités et, donc, à plusieurs prix : le premier prix est la sõn diêu, puis la sõn diêu công nghiệp (deux fois plus chère) et, enfin, la sõn nhật (une résine, dite « japonaise », et très proche de la résine naturelle mais produite de manière industrielle, qui se vend dix fois plus chère que la première). Quant à la vraie laque végétale, sõn ta, elle coûte environ 300 000 VNĐ le kilo, soit quinze fois plus que le bas de gamme.
10Nous avons déjà évoqué l’attente, l’industrie et l’adresse requises pour appliquer le sõn ta ; un objet qui demanderait six mois de travail et de séchage pour être laqué avec du sõn ta serait prêt en six semaines s’il n’est laqué qu’avec de la résine synthétique. Si le temps, c’est de l’argent et qu’en plus, c’est du temps au prix fort, l’artisan qui est également commerçant résiste difficilement à la tentation d’effectuer des raccourcis…
11Traditionnellement à Hạ Thái, l’art de la laque était entre les mains de grands experts et artisans talentueux. Avec l’ouverture du pays, la production de masse des produits en laque a explosé ; de nos jours, on forme au rabais des ouvriers qui passent des couches de laque et poncent des objets à laquer sans souci d’esthétisme ou de qualité.
12Autre problème : actuellement il n’y a pas de labellisation. Comment savoir si un laquage dit « vrai » l’est réellement ? C’est un peu comme les histoires de la soie dite « 100 % » (voir Itinéraire 4, p. 179), sauf que nous n’avons pas de test facile à vous proposer cette fois-ci. Les amateurs disent qu’un bon laquage peut être apprécié par un œil attentif et expérimenté (par exemple, la laque synthétique est plus opaque, plus homogène et moins brillante que le sõn ta), mais les différences immédiatement apparentes peuvent être subtiles (et parfois volontairement maquillées). Certains artisans utilisent différents types de résines sur le même objet, la dernière couche détenant le privilège d’être en laque dite japonaise pour faire plus réelle !
13C’est surtout l’épreuve impitoyable du temps qui dira si c’est de la vraie laque bien appliquée ou non : la laque synthétique n’aura qu’une durée de vie limitée, ses couleurs vont s’estomper – et elle cloquera sur des supports en bois ou bambou mal séchés. Il faut rajouter ici que la laque synthétique n’est pas adaptée au contact alimentaire : l’emploi des ustensiles ainsi laqués comporte des risques de contamination qui n’existent pas avec la laque végétale (une fois bien séchée).
14Un tel virage vers le simulacre soulève le paradoxe épineux de Hạ Thái… Ce village était réputé pour son savoir-faire avec un matériau employé pour la conservation des objets de culte et des œuvres d’art, préparé dans la vénération et l’ascèse ; un matériau mélangé avec de l’or et de l’argent, qu’on employait autrefois pour momifier des bonzes en extase et embellir les dents des jeunes filles en fleur… Qu’en est-il aujourd’hui ?
15Si quelques rares artisans de prestige s’obstinent à travailler soigneusement avec le sõn ta (on vous indique quelques adresses plus loin), la vaste majorité n’utilise donc plus que des versions synthétiques de ce matériau, qui ne conserve plus les objets laqués, surtout quand c’est appliqué à la va-vite par des ouvriers souvent mal formés et peu motivés.
16Pour le moment, ceux qui ont suivi ce chemin font des sous. Mais la réputation historique du village s’effrite au même rythme que ses produits de qualité douteuse, fabriqués pour l’exportation et les touristes. À moyen et à long terme, sans des garanties de qualité crédibles ou une organisation des producteurs d’objets laqués qui puisse faciliter des contrôles, cet artisanat laqué villageois, même s’il est moins cher, va vite souffrir de la comparaison avec, par exemple, les produits équivalents thaïlandais ou japonais. Dans ces pays, il faut dire qu’on utilise massivement la laque synthétique aussi, mais il y généralement davantage de contrôles, donc plus de soin, moins de contrefaçon, plus de qualité.
17Et si Hạ Thái veut vraiment s’imposer avec ce concept saugrenu de « laque jetable » à petits prix, il va falloir se lever de bonne heure pour devancer le « Grand Frère » septentrional : des industriels chinois produisent des objets laqués en énorme quantité, et de toutes les qualités imaginables…
18Une pensée consolatrice, parmi ces constats de décadence artisanale : contrairement à la soie, un art de la peinture avec la laque se maintient, grâce aux formations de l’École des beaux-arts à Hà Nội (qui a toujours maintenu des liens concrets avec les laqueurs de Hạ Thái : plusieurs artisans ont enseigné la laque à l’École, plusieurs villageois y ont étudié les beaux-arts). La survie de l’artisanat laqué de qualité à Hạ Thái va peut-être dépendre de l’entretien ou du renforcement de ces relations et de la mise en place d’un système de labellisation.
Des artisans de laque qui utilisent encore le sõn ta
À Hạ Thái
19M. Đỗ Văn Thuân, directeur de l’entreprise Mỹ Thái, qui utilise le sõn ta pour les tableaux et très occasionnellement pour une commande spéciale. Il dit qu’aujourd’hui, seulement un tiers de ses employés (les plus âgés) sait manier le sõn ta.
20Mme Nguyễn Thị Hồi, ancienne directrice de l’Association des producteurs de laques.
À Hà Nội
21M. Phạm Kim Mã (Kima), producteur d’objets en laque en vente dans son magasin 11 rue Thi Sách, quartier Hai Bà Trýng à Hà Nội, depuis 20 ans, professeur aux Beaux-Arts, seul du Vietnam à avoir participé au « Seal of Excellence de l’Unesco (2004-2006) ».
« C’est la demoiselle aux dents laquées que je regrette… »
Pendant au moins trois millénaires au Vietnam (et ailleurs en Asie orientale), beaucoup d’hommes et de femmes se sont fait noircir les dents de façon irréversible. Cette pratique a toujours été plus répandue dans le nord et le centre du Vietnam et chez les ethnies montagnardes. En 1938, le chercheur français Pierre Huard estimait que 80 % des paysans dans le « Nord-Vietnam » avaient encore les dents « laquées ». Aujourd’hui, vous aurez du mal à réunir même une petite poignée d’hommes avec le sourire noir, et pratiquement plus de femmes de moins de 65 ans : cette esthétique a basculé en l’espace d’une génération.
Pourquoi laquait-on le dents ? La raison la plus simple et la plus subjective, c’est qu’on le trouvait beau, surtout chez les femmes, comme témoigne la citation d’une chanson populaire donnée en titre plus haut.
● Selon la croyance populaire, cela préservait les dents de caries, (possible, mais très contestable, surtout vu qu’il fallait décaper l’émail des dents afin de d’y appliquer la laque).
● Il y a des théories reliées au mâchage de bétel, pratique vaguement liée à celle de laquage des dents (à part au Japon) : la décoloration des dents effectuée par ce léger stimulant serait dissimulée par le laquage, ou bien le laquage rappellerait cette décoloration, signe de prestige social.
● Il fut un emploi où il est possible que les Vietnamiens se laquaient les dents afin de démarquer des Chinois.
Pourquoi ne laque-t-on plus les dents ?Peut-être parce qu’on ne le trouve plus beau ou que l’emprise parfois normative de la mondialisation rentre même dans la bouche des consommateurs. L’image traditionaliste et l’aspect irréversible du laquage des dents semblent rebuter les jeunes. Les dents ainsi traitées nécessitent tout un entretien : il faut remastiquer et réastiquer la laque tous les deux ou trois ans…
Contrairement à ce qu’on pourrait croire en France ou au Canada, on trouve bon nombre de dentistes vietnamiens exerçant dans leur pays, et avec le niveau de vie qui augmente, l’hygiène dentaire devient plus prioritaire : on sait désormais qu’il y a des produits utilisés pour le noircissement qui sont toxiques et que pour assurer une santé insolente à ses dents et ses gencives, rien ne vaut l’investissement d’une bonne brosse à dents.
S’agit-il vraiment de la laque ? Alors là, vous nous en posez une bonne : en réalité, il n’y a pas de manière unique de se noircir les dents : chaque région, chaque ethnie s’y prend à sa manière avec les moyens à sa disposition ; mais le principe d’application d’un vernis quelconque sur des dents préalablement décapées demeure identique.
Une petite anecdote (de source hélas perdue) : À l’époque de la colonisation française, un officier militaire vietnamien est invité à un dîner dansant. A la fin de la soirée, l’un de ses confrères français, l’œil brillant, lui demande :
- « Alors, mon vieux, comment trouvez-vous nos femmes françaises ? » L’officier vietnamien incline la tête, esquisse un léger sourire et répond :
- « Elles sont très belles… Mais leurs dents sont aussi blanches que celles des chiennes ! »
Une promenade entre laque et lieux de culte
Sachant tout cela, allez vous promener dans les différents hameaux du village, les yeux bien ouverts ! La fascination demeure tout entière d’observer cette ruche en pleine activité.
En entrant dans le hameau de Hạ Thái, à droite de la route (voir carte p. 203), une rue bordée de nombreux ateliers aux activités très variées s’offre vous. Un artisan s’est même spécialisé dans les tableaux laqués représentant le président Hồ Chí Minh destinés à décorer les bureaux des collectivités locales villageoises. Mme Nguyễn Thị Hồi présente une grande variété d’objets avec différents types de laque et d’incrustation dans son petit atelier (n° 1 sur la carte). Elle est une des premières à avoir restauré la pratique de l’incrustation des coquilles d’œuf dans la laque. Il est possible de lui en acheter.
Sur la gauche de la rue, deux très beaux portails se succèdent et s’ouvrent sur un dédale de rues dans lesquelles il peut être plaisant de se perdre. En passant sous ces portails, vous pourrez visiter un grand nombre d’ateliers aux activités variées. Vous verrez que les ateliers exécutent une étape du processus de production (confection de bols et de plats en lamelles de bambous, peinture de la laque, incrustation de nacre ou de coquille d’œufs sur la laque, …mais aussi en composite de résine synthétique, en papier mâché et en contreplaqué), avant de passer la main à d’autres ateliers du village.
En reprenant la ruelle qui pénètre dans cette partie du village, en continuant tout droit vous déboucherez sur le centre rituel du village : le đình, sur la gauche, qui se mire dans l’eau d’un grand bassin arrondi. Sur la droite, un pagodon sur l’eau abritant une grande stèle est accessible par un petit pont en pierre. Devant vous se dresse une pagode. Cet ensemble patrimonial montre la richesse passée de ce village aux multiples métiers. Classé comme village culturel par le ministère du même nom, il est connu pour la morale de ses habitants (critère pour attribuer le statut de village culturel), sa propreté, son suivi des règles du planning familial (vous verrez de nombreux panneaux invoquant la population à ne pas avoir plus de deux enfants pour les bienfaits de la famille !).
L’autre partie du village intéressante à visiter est Xóm Phố, hameau très pittoresque au nord de Hạ Thái, qui s’étire le long de la rivière Tô Lịch. Pour y accéder (voir carte) reprendre la rue d’accès au village (près du Comité populaire), longez la zone artisanale, que vous contournerez ensuite par la gauche. Plusieurs grands ateliers sur la droite peuvent être visités dont la société Mỹ Thái (n° 4 sur la carte). Avant d’arriver à la rivière Tô Lịch, une ruelle part sur la droite et pénètre dans le Xóm Phố.
Si vous êtes partis vous promener vers le nord par la grande ruelle qui scinde en deux le premier hameau visité et part de la seconde porte qui fait face à l’étang (voir carte), arrivé au bout, tournez à gauche. Il vous suffira de continuer tout droit, et vous vous retrouverez face à la zone artisanale.
Le Xóm Phố recèle des maisons anciennes très belles, nichées au fond d’un dédale de ruelles, dont celle d’un artisan très connu et professeur aux beaux-arts de Hà Nội, M. Đinh Vũ Lịch – (n° 6 sur la carte) – qui a relancé le métier dans les années 1950. On y pratique une activité de petite envergure et manuelle : des objets rituels, comme les encensoirs ou des bougeoirs en bois laqué – (n° 5 sur la carte) – des plateaux, des objets de toutes formes. En plus de la laque, de nombreuses personnes âgées fabriquent des lingots votifs avec des lamelles de bois de faible qualité qu’elles recouvrent de papier. Hạ Thái était autrefois un village de multi-métiers, et celui des objets votifs a été sauvegardé : au détour d’une ruelle, vous pourrez vous trouver nez à nez avec une armada de grands chevaux en papiers colorés prêts à détaler.
En revenant sur vos pas, vous pourrez vous reposer dans le jardin d’un temple très sobre, situé à l’écart des habitations, qui s’ouvre sur la rivière, le long d’une nouvelle route construite pour accéder à la zone artisanale.
NHỊ KHÊ
COMMENT Y ALLER ?
22Retournez à la route nationale A1, puis tournez à gauche. Un peu plus au sud, un panneau indique sur la droite l’accès au village de Nhị Khê. La route sillonne pendant environ un kilomètre, mais il n’y a pas de réelles transversales, mise à part l’entrée à droite de la route du village de Vãn Xá, perdu au milieu de vastes étendues d’eau en période de mousson. Arrivés à la dernière intersection, vous tournez à gauche : une imposante porte ancienne indique que vous êtes arrivés à Nhị Khê.
LE CONTEXTE
23Nhị Khê, (commune de Nhị Khê, district Thýờng Tín), un village qui existe depuis 800 à 900 ans, est spécialisé dans le tournage du bois. Depuis plusieurs siècles, les artisans du village produisent des objets décoratifs destinés aux rituels religieux (brûle-parfums, encensoirs, chandeliers, plats à fruits, piédestaux) ou aux arts musicaux (dont notamment des mõ, ou temple- blocks sonores, creusés et sculptés (voir encadré p. 205).
24Mais Nhị Khê est également connu pour une autre raison : ce fut le village d’origine de Nguyễn Trãi, grand homme du xve siècle, connu nationalement pour ses exploits diplomatiques et politiques, son humanisme et son destin ultimement tragique (voir biographie p. 206).
LE MÉTIER
25Les tourneurs de bois de Nhị Khê entretiennent des liens étroits avec les villages de la laque (comme Hạ Thái) et ceux de l’incrustation de nacre (Bối Khê, Chuôn Trung et Chuôn Ngọ, Itinéraire n° 6). Avec l’ouverture du marché, les artisans ont dû diversifier leur production en plus des objets traditionnels et mécaniser certaines étapes de fabrication (par exemple, les tours à pédales ont disparu en faveur des tours électriques). Les artisans confectionnent des rideaux en perles de bois, des sièges de voiture en boules de bois, des balustres, des stores, des vases, des jeux d’échecs en pierre et des petites statues.
26La production est principalement familiale et individuelle. Chaque atelier ne fait qu’un type d’article à cause de la spécialisation des machines. Dans cette commune, les tourneurs de bois composent 50 % des artisans villageois et les producteurs d’alcool de riz un autre 20 %. On compte environ 200 foyers travaillant dans une entreprise d’État de fabrication de fers à souder.
27Il y a cinq villages dans la commune de Nhị Khê dont deux qui ont une spécialisation dans le tournage du bois, de l’ivoire et de l’os. Le village localisé le long de la route nationale, Trýợng Ðình, est producteur de bánh dày, pâté au riz fourré avec de la viande ou avec une pâte sucrée.
28À l’époque collectiviste, les artisans de Nhị Khê fabriquaient des manches de grenade pour le ministère de la Défense nationale et des vases qui étaient ensuite laqués dans d’autres villages. Quand les coopératives ont fermé, ils ont continué à produire des plateaux, des bougeoirs et des pieds de lampe qui étaient ensuite laqués à Duyên Thái. Aujourd’hui, il ne reste plus que quelques foyers qui font ces objets de culte.
29On fabrique aussi des bracelets et autres bijoux, on façonne des sculptures en os et en ivoire, on tourne des pierres précieuses, des bols en pierre ou des pièces de jeux d’échecs et l’on travaille même avec des plastiques. Les artisans imitent les produits chinois et essayent de s’adapter au marché.
Xylophonie sacrée et profane
Le mõ. est un temple-block (instrument musical idiophone en bois) de taille souvent modeste mais variable, partiellement creusé et sculpté, souvent en forme d’animal réel (grenouille, poisson) ou mythique (dragon). En frappant dessus avec une mailloche, on y produit un son riche (et boisé) qui résonne de façon étonnante.
Les origines du mõ. sont lointaines : probablement depuis aussi longtemps qu’il y a un buffle d’eau domestiqué, on lui a pendu des mō. en forme de clochettes autour du cou afin de pouvoir repérer la bête au son de leur entrechoquement. Jadis, le crieur public frappait sur un mõ. afin d’attirer l’attention des chalands avant d’annoncer nouvelles et événements.
Le mõ. est encore joué aujourd’hui pendant des rites funéraires bouddhiques, divers festivals et cérémonies religieuses, des spectacles de marionnettes sur l’eau et des performances de chèo (théâtre chanté populaire).
Les meilleurs mõ. sont faits en bois de cœur de jaquiers qui poussent dans la jungle dense des montagnes. Avant de le sculpter, le bois est séché dans un four. Ensuite l’artisan commence à tailler, vérifiant régulièrement l’évolution du son que le morceau produit, en le faisant résonner.
Un artisan à Nhị Khê, M. Dýõng Công Bôn, est spécialisé dans la fabrication de mõ, poursuivant une tradition familiale vieille de plusieurs générations. Il a déjà produit des mõ en forme de poisson de 1,6 m de long et de 30 cm de haut !
Un autre confrère, M. Nguyễn Bảo, qui se dit descendant de Nguyễn Trᾶi !, fabrique des mõ. de différentes tailles dans sa cour.
À Hà Nội, la rue Tố Tịch (anciennement rue des Nattes en Jonc, puis peuplée tardivement de tourneurs de Nhị Khê) pas loin de l’extrémité nord du lac Hoàn Kiêm, est réputée pour les instruments de musique en général et vend bien des choses fabriquées à Nhị Khê.
Une adresse : 13 rue Tố Tịch (à Hà Nội), chez Mme Dýõng Thị Nghinh, partie du village il y a 60 ans. Elle vend des m. rông (m. en forme de dragon), accouplés à un coquet petit coussin en guise de socle, recouvert de tissu chinois.
NGUYỄN TRÃI, LE TALLEYRAND TONKINOIS
30Nguyễn Trãi (1380-1442) fut un grand diplomate, stratège et homme de lettres. Il aida le chef d’un mouvement d’insurrection populaire, Lê Lợi (sacré roi par la suite et fondateur d’une nouvelle dynastie), à organiser la résistance contre les envahisseurs chinois de la dynastie Ming.
31Une âpre guerre d’indépendance, déclenchée en 1417, s’étira pendant une bonne décennie. Depuis l’invasion et conquête du nord du Vietnam en 1406, les Chinois menaient une politique impitoyable de sinisation systématique, ramenant de force l’élite intellectuelle (et même artisanale) à Beijing, détruisant le patrimoine culturel vietnamien et préparant une grande poussée militaire vers le Sud. Les historiens vietnamiens présentent ce conflit du début de xve siècle comme un moment charnière où le sort du pays – et de toute la région – se serait joué.
32Nguyễn Trãi fut l’un des héros incontestables de la réussite de cette résistance. Il devint un conseiller très proche de Lê Lợi et le propagandiste du mouvement d’insurrection. Dans une série de lettres aux commandants chinois, il chercha subtilement à miner leur détermination et à négocier une paix avantageuse.
33Dans ces écrits, Nguyễn Trãi fit preuve d’un grand humanisme, se souciant souvent des souffrances des soldats ennemis et du peuple en face. Il résumait sa stratégie par une priorité donnée à la lutte politique et morale, source de la conviction collective et inébranlable nécessaire pour réussir une action militaire devenue inévitable –en l’occurrence, contre un adversaire de force largement supérieure. Son cri de guerre : « Mieux vaut conquérir les cœurs que les citadelles. »
34La comparaison avec un autre conflit armé, quand une superpuissance menaçait de « …bombarder le Vietnam pour le renvoyer à l’àge de pierre1 », n’a pas échappé à l’attention des Vietnamiens qui continuent de vénérer Nguyễn Trãi en tant que patriote emblématique et lettré.
35C’est encore Nguyễn Trãi qui rédigea les termes de la paix avec les généraux de la dynastie Ming, qui virent ainsi voler en éclats leurs projets expansionnistes. Sa proclamation de victoire est encore considérée comme un texte fondateur. La paix rétablie, le diplomate et stratège militaire devint ministre de l’Intérieur auprès de Lê Lợi dans sa nouvelle Cour royale. À la disparition de ce dernier, Nguyễn Trãi fut écarté du pouvoir. Il se retira à la campagne (dans une maison au mont Côn Sõn) afin de s’adonner à une vie de méditation et de se consacrer à la poésie.
36Hélas, sa fin ne fut point paisible. Le jeune roi, Lê Thái Tông (fils de Lê Lợi), après une visite chez le vieil ami de son père tomba subitement malade et mourut quelques jours plus tard.
37Sans doute victimes d’un complot, Nguyễn Trãi et Nguyễn Thị Lộ furent accusés de régicide par les nobles de la Cour. On les fit supplicier et exécuter, eux et toutes leurs familles, jusqu’à la troisième génération, selon la coutume sympathique de l’époque.
38Une vingtaine d’années plus tard, le grand roi Lê Thánh Tông, fils de Lê Thái Tông, lava le nom de Nguyễn Trãi de tout soupçon concernant la mort de son père. Une bien mince consolation.
39Un culte est dédié à Nguyễn Trãi lors d’un festival annuel (le 16e jour du 8e mois lunaire) dans un temple, đền, qui lui est dédié à Nhị Khê. À l’intérieur, on peut voir (entre autres belles choses) son portrait peint sur soie, réalisé de son vivant. En 1980, l’Unesco organisa des célébrations pour le 600e anniversaire de la naissance de Nguyễn Trãi.
Une promenade dans Nhị Khê
Situé à l’écart des grandes routes, Nhị Khê a l’avantage d’être très calme. Il est interdit aux voitures et la circulation des motos est très réduite. Une fois passé le portail d’entrée, une rue cimentée pénètre dans le village. De part et d’autre, vous entendrez le « doux » son des scies, des ponceuses et des rabots de toutes sortes émanant d’ateliers de petite taille installés dans la cour des maisons. Ces ateliers fabriquent une grande variété d’objets : des manches de couteaux, de faucilles et de marteaux, des perles en bois pour les sièges auto, des objets de culte pour les ancêtres (pots, encensoirs, plateaux). Même la sciure est tamisée pour être revendue aux producteurs d’encens (sans doute ceux de Quảng Phú Cầu, Itinéraire n° 7, p. 263). Dans la cour d’une maison ancienne située sur la droite, une fois passé sous le porche, on entre dans une cour ancienne, bourdonnante d’artisans débitants, sciant, ou ponçant. Sur une stèle datant de 1936 est inscrit le registre de la famille.
Sur la gauche de la rue, une boutique vend des sculptures originaires de plusieurs villages des environs. Puis une boutique plus grande sur la droite offre au regard de très beaux objets appartenant à M. Nguyễn Bảo. Vous pourrez assister à la fabrication des mõ dans sa cour et même en acheter.
Un peu plus loin sur la gauche, dans un petit jardin s’élance la statue du fils le plus célèbre du village : Nguyễn Trãi (voir sa vie avec des détails sur le temple qui lui est dédié). Il y a encore d’autres écrivains originaires d’ici, dont Dýõng Bá Cung (début xixe siècle) et Lýõng Vãn Can (début xxe siècle). Nhị Khê est d’ailleurs surnommé « le cercle littéraire ».
Lui fait face une maison ancienne très bien réhabilitée. Puis le temple de Nguyễn Trãi s’impose, ouvert sur un joli étang en demi-lune. Il est possible de le visiter, la cour toute dallée est une pure merveille.
Le marché pour les objets de la vie quotidienne occupe de nombreux commerçants-artisans : en attendant le chaland, ils débitent du bois. Le métier s’immisce dans tous les coins de ce village : on entrepose le long des rues des troncs d’arbres, des copeaux ou les chutes trouées des fabricants de perles. Les ateliers sont trop étroits.
Une fois passé le marché, on tourne sur la gauche : un grand portail marque la limite d’un autre hameau. En période de festival, un grand panneau souhaite la bienvenue aux visiteurs.
Sur la droite, un đình très sobre accueille les nombreux festivaliers venus vénérer Doàn Tài, le saint patron des tourneurs. Un grand festival annuel a lieu autour du temple en son honneur le 25e jour du 10e mois lunaire, célébré comme l’anniversaire de sa mort, survenue, selon la légende, dans la centième année de sa vie. À gauche, dans un temple pour le culte dudit ancêtre se déroulent les rites très codifiés, faits d’offrandes et de prières. Un détail cocasse : Doàn Tài était plutôt un habitant de Khánh Vân, le village d’en face, de l’autre côté de ce qu’il reste de la rivière Tô Lịch, autrefois sacrée… Doàn Tài, qui sensiblement préférait les gens d’à côté à ses propres voisins, tournait le bois aux xviie-xviiie siècles, à l’époque de la dynastie des rois Lê. Si vous vous aventurez jusqu’à la pagode de Khánh Vân, vous verrez une statue du saint patron avec des outils de tourneur, tous taillés dans une pierre bleuâtre.
En continuant la ruelle, une porte sur la gauche s’ouvre sur une ruelle bourdonnante d’ateliers. C’est ici que les artisans les plus mécanisés se sont regroupés. Mais vous pouvez essayer de trouver la demeure-atelier de Mme Trần Thị Tiên et de M. Dýõng Công Hải. Ce couple vit dans une grande maison traditionnelle bien rénovée et agrémentée de meubles incrustés de nacre, (voir Itinéraire 6, p. 235). Ils produisent des objets en bois et en pierre, notamment des grenouilles et des tortues en bois pour faire de la musique, des jeux d’échec en pierre, des miroirs en bois et toutes sortes de petites statuettes en bois et en pierre.
THUY ỨNG
COMMENT Y ALLER ?
40Pour aller au village de Thụy Ứng (commune Hòa Bình, district Thýờng Tín), il faut faire un détour de plusieurs kilomètres car la route de la digue n’est pas carrossable. En suivant nos indications à la centaine de mètres près (mettez le compteur !), vous y accèderez sans problèmes. Vous sortez du village de Nhị Khê. Tournez à gauche (laissez la route qui mène à la route nationale par laquelle vous êtes venus) et après quelques 600 mètres traversez le pont sur la rivière Tô Lịch. Allez tout droit sur environ 500 m jusqu’au carrefour du marché Ðâm. Puis prenez à gauche une route à angle droit et suivez la sur 800 m à travers les rizières. Au premier carrefour, prenez à gauche la route à angle droit qui traverse aussi les rizières. Au bout de 400 m, elle bifurque légèrement vers la droite. Au bout de 900 m vous entrez dans le village de Ðỗ Ha par le marché. Traversez à nouveau la rivière Tô Lịch. Tournez tout de suite à droite, puis à gauche. Puis 800 m à travers les rizières suffisent pour atteindre le célèbre village de la fabrication des objets en corne.
LE CONTEXTE
41Les habitants de Thụy Ứng fabriquent des objets en corne (peignes, sculptures diverses…) depuis plus de quatre siècles. Avec la concurrence des objets en plastique, notamment pour les peignes, les artisans (95 % des foyers villageois) ont diversifié leur production vers des objets plus artistiques et décoratifs, essentiellement exportés vers le Japon et l’Europe.
LE MÉTIER
42Ce qu’il faut savoir tout de suite au sujet des peignes, c’est qu’il y en a deux sortes au Vietnam. D’abord, les lýợc bí, des peignes fins en bambou qui servent à se débarrasser des pellicules et des poux (et tout bonnement à se nettoyer les cheveux à des époques avant ou sans shampooing) et ensuite les lýợc thýa, des peignes à grandes dents en corne, écaille de tortue ou bois, d’usage courant pour se coiffer.
43Transformer de la corne en peigne (ou en d’autres objets) prend du temps et du savoir-faire. Une fois la corne séparée de son buffle, il faut la traiter, notamment en la faisant sécher au-dessus d’un feu. La corne doit être ensuite aplanie et découpée, avant d’être façonnée. Certains artisans ne font que ces opérations préparatoires et vendent la corne à d’autres qui ne font que façonner.
44À Thụy Ứng, en plus des peignes de toutes tailles, on façonne des bols, des gobelets, des cuillères (à salade, à thé…), des couteaux et des fourchettes, des petits dauphins, des canards, des boucles de ceinture et même des sacs à main. Beaucoup d’objets sont également décorés avec de la nacre et des instruments en bois pour faire des massages. Avec l’arrivée des objets en plastique de toutes formes et couleurs, il a fallu diversifier, tailler des niches dans le marché et se tourner davantage vers l’exportation de produits de belle fabrication artisanale.
45Comme les artisans ont des machines pour poncer, couper et débiter, ils peuvent aussi bien travailler la corne que le bois. Nhị Khê n’est pas très loin et le métier de tournage du bois s’est étendu aux villages voisins. Il y a également une diversification vers des objets de faible qualité, comme les baguettes de facture simple pour attraper les aliments.
À VOIR
46Comme d’habitude, il est recommandé de se promener autant que possible, à la recherche d’activité artisanale en direct (les portes sont rarement fermées) et d’objets à acheter à des prix plus que modestes.
47Quand vous entrez dans Thụy Ứng après cette course au milieu des rizières, rien de vraiment extraordinaire ne transpire le long de la route. En fait, il faut trouver la bonne ruelle pour pénétrer à l’intérieur de ce village. Toujours les yeux sur le compteur, comptez environ 400 m. Vous verrez à gauche une très belle maison tournée vers un grand étang. Contournez la sur la gauche. Vous ne vous serez pas trompé si à droite de la rue un joli đình, malheureusement amoché par des constructions de type commercial, s’offre à vos yeux. Un site à visiter aussi.
48Donc une fois contournée la belle maison, prenez la route à gauche qui vous mènera au bout d’une centaine de mètres à un grand étang sur lequel un joli pagodon à un pied sert de lieu de vénération à la population du village. Sur la droite de cette ruelle, vous aurez le loisir de visiter de nombreux ateliers qui traitent la corne, la découpent et la façonnent pour fabriquer une multitude d’objets. Comme certains ateliers ne se sont spécialisés que dans le traitement de la corne, certaines cours sont envahies par cette matière première assez insolite, il faut le dire. Une odeur légèrement anisée plane au-dessus du village. Il est possible de demander à acheter des objets et, par l’occasion, de visiter les ateliers qui sont tous installés dans la cour des habitations. Arrivé au bout de l’étang, tournez à droite. Un temple s’élève sur la gauche. C’est là que l’on vénère le fondateur du métier. Un festival en son honneur se déroule le 12e jour du 8e mois lunaire. Un peu étrangement, il semblerait que les habitants aient oublié son nom.
49Après vous pouvez prendre la première ruelle sur la gauche et suivre le dédale de rues. Vous aurez l’occasion de rencontrer de nombreux ateliers, pas toujours visibles car ils sont bien à l’abri derrière les murets. Mais si vous voulez faire une collection assez hétéroclite de peignes en corne ; c’est le moment. Le prix extrêmement modique de ces objets (une ou deux dizaines de milliers de VNÐ) en vaut la chandelle.
DÝ DỤ
COMMENT Y ALLER ?
50Pour se rendre à Dý Dụ (commune de Thanh Thùy, district Thanh Oai), le dernier village de métier sur cet itinéraire, quitter Thụy Ứng par la route vers le sud (vous serez entré par le nord), qui rejoint la petite route reliant Dý Dụ à la Nationale 1A. Au carrefour, tourner à droite et continuer pendant 2,2 km vers le bord de la rivière Nhụê.
LE CONTEXTE
51Lorsque l’on arrive dans le village, on voit sur la gauche de nombreux ateliers-magasins spécialisés dans la fabrication des bouddhas heureux au ventre replet, des phœnix qui s’envolent, des génies grimaçants, des saints chinois austères et quelques petits cochons replets. Ces ateliers se sont récemment installés le long de la route.
52Il faut entrer dans le village par la première ruelle à gauche, pour mieux apprécier la beauté de ce village aux maisons anciennes, avec des inscriptions en lettres chinoises, lovées le long d’un labyrinthe de petites ruelles dallées de briques. Ici, le calme n’est brisé que par le cliquetis des couteaux à bois des sculpteurs.
LE MÉTIER
53Traditionnellement, Dý Dụ est spécialisé dans les objets sculptés en bois, corne et ivoire pour les rituels religieux, notamment les bouddhas et les quatre animaux sacrés (le dragon, l’aigle, le lion et la tortue). Depuis les années 1960, les artisans ont assimilé les techniques de sculpture japonaise et taiwanaise.
54Un marché du bois se tient dans le village trois ou quatre fois par mois en fonction des besoins des artisans. Selon les commandes, on utilise des bois de qualités différentes. Le pó mu et le xà cừ, des bois de qualité moyenne, proviennent du Vietnam ; on s’en sert surtout pour le marché domestique, pour faire les marionnettes ou les statues laquées. Pour le marché international, on utilise plutôt le bois importé du Laos comme le trác ou le bát xanh.
55Les artisans racontent que chaque statue, chaque bouddha, chaque saint sculpté a son histoire (voir encadré sur la sculpture des statues sacrée p. 215). Il existe un répertoire des types de bouddhas que les artisans exécutent. Celui qui porte un sac est un symbole de richesse ; c’est un modèle particulièrement convoité ces temps-ci. Les clients viennent de Chine, Corée ou de Taïwan. Certains, comme les Coréens, se déplacent jusqu’au village pour contrôler l’avancement de leur commande : on ne rigole pas avec la richesse tant attendue. D’autres laissent le soin à des intermédiaires de faire le travail.
56On dit à Dý Dụ qu’autrefois de nombreux artisans sont partis à Huế pour aller sculpter des bouddhas de pagode (sans doute à l’époque où le roi réquisitionnait d’office les artisans les plus talentueux pour ses propres besoins). Certains y sont restés et ont créé un autre village de sculpteurs, appelé Làng Túc (l’ancien nom de Dý Dụ). Aujourd’hui, il ne reste à Dý Dụ qu’une dizaine d’artisans-sculpteurs spécialisés dans les bouddhas, les statues de saints et les diverses gammes de statues (marionnettes sur l’eau, cochons et animaux mythiques – les 12 animaux du calendrier lunaire). Les autres ont abandonné ce métier pour s’adonner à la fabrication de nattes en perles de bois et les sièges de voiture en billes de bois (comme on en fait à Nhị Khê).
57Le marché de la sculpture rituelle, malgré ses extensions asiatiques (Chine, Taïwan…), ne rapporte pas beaucoup et n’est pas à la portée de toutes les bourses : un bouddha de 60 cm de hauteur, en bois de qualité comme le trác (l’acajou importé du Laos), se vend environ 1,6 à 3 millions de VNÐ. Ces mêmes statues sont revendues le double, voire le triple dans les magasins à Hà Nội. Ce sont les commerçants qui se font du profit relativement facile sur le dos des sculpteurs.
58Les ateliers qui font dans les nattes en bois (pour poser sur un lit) et les sièges de voitures en billes de bois ont un marché croissant : il suffit d’observer la nouvelle classe moyenne qui déambule en voiture dans la capitale et qui jouit d’une vie moins laborieuse qu’auparavant. Il y a un marché sûr et le bois de mauvaise qualité se trouve au Vietnam, donc il n’y a pas de problème d’approvisionnement. Autre mobile du changement d’activité : la sculpture demande des techniques que peu d’artisans ont. Faire des nattes à la chaîne est à la portée de tout le monde.
Divines idoles
Une partie importante du patrimoine sacré vietnamien est composée de statues destinées à la vénération, éléments importants dans des rites, notamment bouddhiques et syncrétiques (culte de la Déesse Mère, etc.). Ces statues sont le fruit d’un travail complémentaire entre les sculpteurs et les laqueurs (inutile de vous rappeler la proximité symbiotique de Dý Dụ, Nhị Khê et de Hạ Thái, entre autres villages concernés).
Le voyageur en Asie est probablement déjà familier avec les rapports étroits entre les adeptes (bouddhistes, hindous, etc.) et les statues sacrées érigées dans leurs temples. Ces effigies sont souvent lavées ou même baignées, habillées dans des vêtements fins, soigneusement retouchées (cela s’appelle tô týợng au Vietnam), et font l’objet d’autres rites spéciaux. On les touche, leur colle des feuilles d’or et d’argent partout, leur porte maintes offrandes (argent, fruits, même bière et cigarettes au Vietnam), des messages personnalisés, et l’on s’adresse directement à elles, implorant leur intervention dans divers domaines de la vie humaine.
À prime abord, les statues vietnamiennes sont généralement de facture assez simple, sans beaucoup de détail ou d’individualisation (à quelques exceptions notables près : voir des exemples à la pagode de Bút Tháp, Itinéraire 3, p. 148), mais l’observateur qui s’y attarde distinguera des différences subtiles et même des personnalités assez prononcées chez certaines figures sculptées. Dans la pénombre tamisée d’une pagode ou d’un temple, une statue prend doucement la patine des siècles et se revêt d’un air de mystère, comme si une âme s’était installée en elle…
Traditionnellement, les artisans considéraient la sculpture de ces objets destinés à la vénération comme un grand honneur et une tâche sacrée. Ils se préparaient soigneusement dans l’ascèse, observant un régime strictement végétarien et formulant des prières à Bouddha pendant plusieurs jours avant le début du travail. Une fois les statues sculptées et laquées, des cérémonies étaient organisées afin d’inviter des dieux à y entrer et s’y incarner.
À VOIR
59Il est très facile de visiter les ateliers des sculpteurs, et la possibilité de vendre une marionnette sur l’eau en forme de buffle, un cochon à la queue en tire-bouchon ou un bouddha quelconque rend les artisans facilement accueillants.
60À l’angle de la route et de la première venelle sur la gauche se trouve l’atelier de M. Nguyễn Văn Huy, jeune sculpteur de marionnettes sur l’eau qui travaillait autrefois au théâtre de Hà Nội. Il est revenu dans son village voilà dix ans déjà. Il continue à avoir des relations avec son ancien employeur qui lui commande des marionnettes : buffles, princesses, danseuses… qu’il fabrique en série. Il fait travailler sept ou huit personnes qu’il a formées ou qui étaient déjà spécialisées dans la sculpture. Ensemble ils fabriquent des personnages mythiques chinois, des bouddhas ventrus ou austères, divers animaux sacrés et mythiques – et même des licornes à corne en corne !
61Il y a un très joli petit đình à Dý Dụ, ouvert sur la rivière Nhụê envahie par les jacinthes d’eau. Il se trouve à l’ouest du village le long de la route à droite. On peut aisément s’y reposer en regardant des jacinthes d’eau flotter au vent.
62Le 4e jour du 5e mois lunaire se tient ici un festival en l’honneur de Lỗ Ban, l’ancêtre du métier. Au fond du đình, il y a une statue le représentant dans une pièce isolée du regard des non-initiés. Si vous voulez faire une offrande à la statue (quelques milliers de VNÐ suffisent), il faut la transmettre au gardien du đình qui, vêtu d’habits sacrés (il se cache aussi le bas du visage), la déposera à votre place. Il y aura sans doute un coup de clochette, quelques instants de recueillement en prière – peut-être même un petit coup de rựoý (alcool de riz) en cachette –, puis vous le verrez réapparaître… Il y a également un petit miếu près du đình où l’on voue un culte au génie tutélaire du village.
LA PAGODE ĐẬU
63Dernière escale importante sur cet itinéraire à 24 kilomètres de Hà Nội, c’est Chùa Đậu (la pagode Đậu, commune de Nguyễn Trãi, district de Thýờng Tín). À partir de Dý Dụ, il faut reprendre la petite route à l’est vers la Nationale 1A, dépassant la route qui remonte vers Thụy Ứng, et à un kilomètre et demi environ, tourner à droite et suivre ce chemin (qui après un kilomètre longe la rivière Nhụê) vers le sud et jusqu’au bout, au fond du hameau Gia Phúc.
64Cette pagode (Thành Ðạo de son nom officiel, et elle a plusieurs autres appellations populaires), probablement l’une des plus anciennes du pays, fut construite au bord de la rivière, selon la légende populaire, par un gouverneur chinois, Sĩ Nhiếp, vers le iiie siècle. (Il faut dire cependant que cette version est contestée par une stèle qui place l’érection de la pagode à l’époque des rois Lý, aux xie-xiie siècles). Elle est dédiée à Pháp Vũ, déesse de la pluie. Ce fut un haut lieu historique du bouddhisme zen (thiền) au Vietnam, importé de la Chine et répandu dans le delta dès le xe siècle.
65Précisons que seul parmi les pays de l’Asie du Sud-Est, sous l’influence chinoise, le Vietnam a embarqué plutôt dans le « Grand Véhicule » du bouddhisme Mahayana, dont le zen constitue une école importante. (Quoi qu’il en soit, tout bouddhisme au Vietnam aujourd’hui se retrouve grandement dilué dans un syncrétisme de doctrines religieuses (et politiques) très englobant : ne mentionnons ici que le culte des ancêtres, des génies tutélaires et des héros historiques, le confucianisme, le taoïsme, le catholicisme…).
66La beauté de ce site charma le roi Lê Thánh Tông (xviie siècle), qui lui donna le titre de « Premier site pittoresque du pays d’Annam » (– c’était avant l’époque du ministère du Tourisme). À l’origine, cette pagode était réservée exclusivement aux rois (et quelques seigneurs) et n’était ouverte à la populace que durant trois courtes journées de fêtes annuelles.
67Parmi les trésors de la pagode est un livre en bronze (seulement une dizaine de pages, mais en bronze quand même !) qui remonterait à la première époque de la pagode, celle de Sĩ Nhiếp. Ce précieux livre relate l’histoire de la construction de la pagode et de l’introduction du bouddhisme au Vietnam, entre les ier et iie siècles. (Tous ces faits et dates sont contestables et sont d’ailleurs contestés, mais voilà qui confère une riche polyphonie et parfois des allures de contes oraux protéiformes à l’histoire en général – et à l’histoire vietnamienne en particulier).
68L’entrée par la rivière se fait par un beau portique composé de trois portes : celle du milieu est surhaussée d’une tour de clocher à deux étages, haute de huit mètres et coiffée de deux toits à quatre pentes chacun abritant une cloche fondue en 1801. Sur les côtés, elle est flanquée de deux portails simples. Cette tour de clocher s’ouvre sur une cour où se dresse un grand banian avec un tronc énorme, qui vous offrira un ombrage bienvenu par temps chaud.
69Le sanctuaire de la pagode est formé de trois salles juxtaposées : le Hall des Cérémonies (Tiền Ðýờng) où se réunissent les fidèles, la Salle des Brûle-parfums (Thiêu Hýõng) et le Sanctuaire Supérieur (Thýợng Ðiện) où sont disposées des statues du panthéon bouddhique.
70Les allées situées des deux côtés du Hall des Cérémonies abritent des statues d’arhats (La hán), des « saints », qui ont déposé le fardeau de la vie terrestre et qui sont « affranchis de toutes les fermentations de la souillure profanatoire », selon les adeptes ; on conviendrait volontiers en tout cas qu’ils ont l’air bien zens. Dans un registre plus relié à la vie terrestre, on y trouve également cinq stèles en pierre, dont une où est inscrit le nombre de parcelles de rizières appartenant à la pagode.
71La salle des Brûle-parfums est située au milieu de la cour. À l’intérieur, vous pouvez admirer deux statues en bronze : un bouddha debout sur une fleur de lotus et Pháp Vũ, la déesse de la pluie, en position assise.
72La Salle des Patriarches (Nhà Tổ) est réservée au culte des bonzes ayant vécu dans la pagode. Sur les autels, des statues les représentent. Parmi celles-ci on peut voir les clous du spectacle de la pagode Đậu : ce seraient les momies laquées (ou est-ce seulement des copies des momies laquées ?) de deux bonzes du xviie siècle, appelés Ðạo Chân (Vũ Khắc Minh de son vrai nom) et son neveu Ðạo Tâm (Vũ Khắc Trýờng) (voir encadré p. 219).
Le Retour de la Momie
Momifier les corps de bonzes morts en méditant est une pratique rare au Vietnam, mais pas unique (voir Itinéraire 1, p. 90). Cependant, cette façon bien particulière de fabriquer des statues (týợng tãng) demeure entourée de mystère.
Ces deux bonzes ont mené donc une vie d’ascèse sans reproche, ce qui a valu à l’oncle (Vũ Khắc Minh) le sobriquet a priori peu flatteur de « bonze légume » : il observait un régime strictement végétarien. On l’appelait également « bonze qui brûle », allusion à une technique extrême de méditation assise, où l’adepte tente de maîtriser une énergie corporelle mystérieuse qui ferait brûler son propre corps de l’intérieur. En trépassant ainsi, le bonze serait capable de maintenir une pose d’extase religieuse au-delà de la mort, son cadavre ne dégageant qu’un léger parfum exquis et ne pourrissant point (toàn thân xá lợi).
L’histoire de ces deux bonzes qui se seraient auto-momifiés se raconte ainsi :
« Un jour, ils auraient informé leurs disciples de leur intention de se retirer dans un pagodon pour prier et méditer et ont demandé à ne pas être dérangés pendant cent jours. Passé ce délai, et si plus aucune prière ne s’échappait de l’intérieur du pagodon, les disciples pouvaient alors rouvrir les portes. Les bonzes se sont enfermés et sont entrés en phase contemplative ». (Une autre version de l’histoire suggère plutôt que le neveu n’aurait imité les actions de son oncle qu’après la mort de celui-ci).
« Cent jours se sont écoulés et les disciples, n’entendant plus de prière, ont ouvert le pagodon et découvert les bonzes sans vie, assis en position du lotus, mais sans que les corps ne soient altérés. Des années plus tard, leurs vêtements se sont désagrégés et les corps des bonzes se sont asséchés sans dégager la moindre odeur désagréable. Leurs disciples se sont alors décidés à les laquer rouge et or, afin de les revêtir, les honorer et les conserver ».
En 1983, des scientifiques ont emporté ces deux statues troublantes de vraisemblance à Hà Nội afin de les étudier à l’aide de scanneurs et de rayons X. On a d’abord confirmé la présence des squelettes à l’intérieur. Les crânes étaient intacts : preuve que les cerveaux n’avaient pas été enlevés avant embaumement, si embaumement il y eut. Pour transformer un cadavre en momie, il faut normalement procéder à plusieurs opérations qui laissent des traces indélébiles sur le corps. Or les statues n’ont fait l’objet d’aucune de ces opérations. D’une perspective scientifique, le mystère de cette transformation reste entier.
Pour les adeptes, les bonzes sont parvenus au niveau de méditation ultime, ayant recours au tam muội, ce feu intérieur qui consume les entrailles encore vivantes de celui qui atteint cet état d’extase spirituelle et qui n’a plus d’utilité pour une vulgaire enveloppe terrestre. Ces momies, vieilles aujourd’hui de presque quatre siècles, commencent à se dégrader sans que les scientifiques puissent en déterminer les causes et ainsi trouver le moyen de les conserver et les restaurer. Toujours selon les croyances bouddhiques, seuls les bonzes eux-mêmes décident de la durée de leur momification…
Notes de bas de page
1 Un souhait formulé (à l’écrit) en 1965 par le Général américain, Curtis E. LeMay, qui laissait paraître un peu moins d’empathie pour l’adversaire militaire que Nguyễn Trãi.
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