Itinéraire 4. Villages du textile autour de Hà Ðông (Hà Tây)
p. 172-193
Texte intégral
Les villages artisanaux
Vạn Phúc, La Khê et La Phù.
Patrimoine culturel et architectural
Vạn Phúc : résidence de Hồ Chí Minh, pagode et đình, festival et architecture villageoise ;
La Khê : pagode Bia Bà et đình.
LE CONTEXTE
1Depuis plus d’un millénaire, peut-être depuis même deux, les habitants du delta du fleuve Rouge fabriquent du tissu et confectionnent des habits. Ils ont réussi à tisser des fibres de plantes qui poussent sous ces latitudes, comme le coton, le chanvre, le bambou et même le bananier, et la province de Hà Tây, connue depuis longtemps pour sa tradition textile, maintient cette activité dans un certain nombre de villages. Mais à partir de la découverte du secret de sa fabrication vers le viie ou viiie siècle, c’est la soie qui est devenue le tissu le plus réputé de ce pays. La terre fertile de la zone hors-digue du delta, constituée des alluvions renouvelées du fleuve Rouge, s’avère un terreau de prédilection pour les mûriers. Or les vers à soie, petits producteurs acharnés de fil de soie, raffolent de ces arbustes, à l’exclusion de toute autre nourriture. Il va de soi que, les producteurs de vers à soie (les sériciculteurs) et les tisserands spécialisés dans ce textile sont comme cul et chemise.
2Les fondateurs du métier de la soie dans la région étaient en réalité des fondatrices. Une telle initiative était rare, voire sans précédent à une époque où les idéologies confucéenne et bouddhique dominaient la société vietnamienne. Deux célèbres artisanes natives de la province furent les surs Trýng (Hai Bà Trýng), Trýng Trắc et Trýng Nhị, guerrières et martyres face à l’envahisseur chinois au ier siècle, vénérées de nos jours par les urbanistes nationalistes (essayez de trouver une ville vietnamienne sans rue Hai Bà Trýng). Mieux encore, les termes trýng trắc et trýng nhị signifient « première couvée » et « deuxième couvée » en jargon de sériciculteur.
3Pendant les longues périodes de domination chinoise, les envahisseurs n’ont pas manqué de remarquer la prouesse locale et la soie était un choix logique lorsque ce pouvoir colonial exigeait des tributs. Un effet secondaire de cette demande chez les tisserands du peuple vassal, c’est que les techniques de tissage de soie sont devenues très élaborées et les produits très diversifiés et sophistiqués : pour certains, manifestement, la motivation avec un sabre ennemi dans le dos ça allait de soi !
4Au xie et xiie siècles, c’est le début du régime féodal Ðại Việt ; on assiste à un développement économique et une reconstruction du pays après les 1 000 ans du joug chinois. Sous la dynastie des Lý, les métiers artisanaux sont « restaurés ». Le roi Lý Thái Tông (pour une chronologie dynastique plus précise voir Itinéraire 1) a décidé de n’utiliser que les brocarts (ou soies brochées) vietnamiens. Cette exclusion de produits importés a stimulé le développement de tissage de qualité, notamment dans la province de Hà Tây.
5L’ancienne province de Hà Ðông, aujourd’hui Hà Tây (intégrée depuis peu dans Hà Nội), est donc un centre traditionnel de sériciculture et de tissage de soie (on parle encore de « la soie de Hà Ðông »). Tout près de Vạn Phúc, le premier village sur cet itinéraire, se trouve le canton de La (La signifie soie en chinois), composé de sept villages (La Phù, La Khê, La Nội, La Dýõng, La Cả, Đông La, Ý La), tous autrefois - et plus qu’un seul aujourd’hui - spécialisés dans le tissage de la soie.
La vie devant soi : la sériciculture en résumé
Les conditions nécessaires à l’élevage des vers à soie sont les suivantes :
● Beaucoup de mûriers (les vers ne cherchent point la variété, mais sont très gourmands).
● Une température optimale : pas moins de 25 à 28°C.
● Une bonne réserve d'antibiotiques : les vers attrapent facilement des maladies, comme tous les enfants qui restent enfermés à la maison.
● De la patience et une présence assidue. Une dizaine de jours après la ponte des 300 à 700 œufs par la femelle du papillon, les petits affamés éclosent. Une fois leur propre coquille consommée, les vers doivent manger des feuilles de mûrier toutes les 4 ou 5 heures, nuit comme jour, et ceci pendant environ 35 jours. Gonflés ainsi de 10 000 fois leur poids à la naissance, ces goulus passent ensuite deux ou trois jours à tisser leur cocon en soie, secrétant un fil continu, jusqu’à 1,5 kilomètre de longueur, et se transforment en chrysalides à l’intérieur.
C’est le moment d’intervenir, avant qu’il ne soit trop tard : si on attend jusqu’à la métamorphose, le nouveau papillon perce un trou dans cette coque protectrice avec une arme chimique, coupant court ce beau fil en plein de petits morceaux affaiblis. Ayant préalablement mis à part quelques heureux épargnés qui engendreront la prochaine génération, il faut donc tuer le ver dans le cocon. La méthode habituelle, c’est de l’échauder, ce qui permet de faire fondre la séricine (la colle qui maintient le fil en forme de cocon), ainsi que de produire une petite friandise bouillie à l’intérieur. La chrysalide précuite et éventuellement apprêtée avec des épices (demandez des nhộng) se vend au Vietnam sur les marchés, comme ailleurs en Asie : c’est un produit secondaire non négligeable, riche en protéines, facile à digérer et délicieux (enfin, moins répugnant qu’on pourrait croire), mais si vous vous méfiez des OGM, il vaudrait peut-être mieux s’abstenir.
Le papillon dont le ver à soie est la chenille s’appelle le bombyx du mûrier. C’est peut-être l’animal le plus hautement domestiqué sur la planète : toutes les variantes de cette espèce productive n’existent pas à l’état sauvage, étant une pure production d’élevage sélectif (manipulation génétique, en somme) par les sériciculteurs (en commençant par les Chinois, elle remonterait à 5 000 ans, selon certains). Bien sûr, il existe encore des papillons en liberté, cousins lointains, qui produisent des cocons de soie, mais rien à voir avec ces filières sur pattes : le bombyx ne peut pas voler, la femelle ne peut même plus se déplacer, tellement son abdomen est volumineux, et le papillon ne prend aucune nourriture dans sa courte vie adulte. Il y a des cocons modernes qui sont tellement épais et durs que les papillons qui les ont fabriqués en resteraient prisonniers sans aide pour s’en échapper : c’est un peu le poulet aux hormones du royaume des insectes.
Revenons à nos larves. Une fois la chrysalide échaudée, suit le dévidage, une étape de préparation qui demande beaucoup de travail et qui occupe des villages entiers spécialisés à l’intérieur de cette zone productrice de soie. On peut le faire à la main, ou avec une machine (un dévidoir). Les villages qui dévident la soie achètent les cocons aux sériciculteurs et revendent les produits semi-ouvrés aux villages filateurs, qui laissent à un quatrième groupe le soin de tisser. Détail important à rajouter : depuis le début du xxe siècle, chaque village de tisserands a commencé à se spécialiser dans une ou deux sortes de soies (et il y en a beaucoup). Encore un exemple donc d’une activité très fragmentée avec un niveau élevé de spécialisation et d’interdépendance des villages dans ce cluster de communautés productrices de soie.
VẠN PHÚC : LE VILLAGE-PHARE DE TISSERANDS
COMMENT ALLER À VẠN PHÚC ?
6Localisé en bordure de la zone urbaine de Hà Ðông, elle-même une extension de Hà Nội, Vạn Phúc est un village péri-urbain très accessible, situé à 11 km au sud-ouest du centre de la capitale. Il vous faut sortir de Hà Nội en suivant la route de Hà Ðông, capitale de la province de Hà Tây (enfin, jusqu’à son absorption par Hà Nội). Traversez la ville et continuez toujours tout droit en direction de Hòa Bình, sur la route nationale 6. Après le pont qui enjambe la rivière Nhụê, tournez tout de suite à droite. Au bout d’un kilomètre, vous verrez sur la droite l’entrée du village, son portail accueillant, sa pagode et son plan d’eau.
TOUTE UNE HISTOIRE EN SOIE
7A l’entrée de ce village très ancien, on peut lire cette légende sur des sentences parallèles :
Dès l’aube, lorsque les coqs chantent et que les chiens aboient, les métiers à tisser bourdonnent.
8C’est aussi vrai aujourd’hui qu’autrefois – sauf que le bourdonnement est devenu un bruit plus strident et qui porte plus loin, puisque les métiers manuels et à pied ont cédé la place aux métiers électriques, d’abord de vieilles machines françaises, actuellement des Béhémoths de pointe avec 2 000 aiguilles chacun et un rendement tout à fait industriel.
9D’après la légende, Vạn Phúc aurait été le berceau de l’activité séricicole du Vietnam (ixe siècle). La légende veut également qu’il y ait une fondatrice du métier, appelée Mme Lã Thị Nga. Les artisans vénèrent toujours cette Sainte-Patronne, consacrée génie tutélaire du village. Dans le đình, la maison communale du village où se perpétue son culte, on peut voir des instruments de tailleur : un panier laqué, des mètres laqués, des ciseaux…
10Plusieurs villages de Hà Ðông se sont donc spécialisés dans le tissage des soieries, mais c’est à Vạn Phúc que cette industrie a été la plus florissante. Le village se trouvait à un kilomètre de la Résidence (siège du pouvoir à l’époque coloniale française) et en bordure de la route Hà Ðông-Sõn Tây, accessible autrefois en toutes saisons aux voitures et aux pousse-pousse. L’expansion rapide de Hà Nội a beaucoup rapproché Vạn Phúc de la ville, qui se trouve aujourd’hui seulement à quelques kilomètres des premiers faubourgs de la capitale.
11Les habitants de ce village célèbre et encore prospère se livrent depuis plusieurs centaines d’années au tissage de la soie transparente, ou the, pour costumes annamites, ainsi que, de façon beaucoup moins régulière (voir, p. 177), des brocarts (ou soies brochées : gấm) pour les costumes d’apparat des rois et des mandarins du Vietnam. La soie de Vạn Phúc est particulièrement recherchée parce qu’elle est tissée à partir de fils très fins (tõ non), beaux et résistants.
12À son apogée (début xxe siècle), plus de 200 métiers fonctionnaient à Vạn Phúc en permanence. Mais la production a ralenti de façon significative avant la fin des années 1920, suite à l’arrivée au Vietnam des cotonnades fines d’Europe et (sûrement en réaction à ces cotonnades) l’introduction (hélas déjà !) de la soie artificielle (voir p. 178). Au début des années 1930, on ne comptait plus qu’une centaine de métiers en activité à Vạn Phúc (Témoignage de Hoàng Trọng Phú).
13Ensuite sont survenus les turbulences et tumultes politiques et sociaux déjà évoqués dans d’autres itinéraires de ce guide, puis il y eut l’époque collectiviste. Malheureusement, Vạn Phúc a peiné à s’adapter au contrôle centralisé des moyens de production et de distribution, puisque son modèle commercial déjà établi était celui d’une activité fort spécialisée de village en village et même de tisserand en tisserand, avec des investissements individuels assez lourds en machinerie.
14Vạn Phúc est à cet égard hors norme parmi la plupart des villages de métier du delta, avec des systèmes de production plus de type capitaliste que d’industrie familiale et villageoise. Au début du xxe siècle, des artisans de Vạn Phúc flairant l’occasion avaient même monté une école de tissage. On essaie actuellement de répéter cette expérience.
15Trois autres éléments témoignent de la spécificité de l’organisation commerciale pendant cette première période de gloire de Vạn Phúc, face au traditionnel conservatisme rural et aux traditions confucéennes conservatrices.
16Le premier élément, c’est le recours à une main d’œuvre salariée : l’embauche d’employés avec des compétences spécialisées contraste vivement avec des schémas familiaux ou d’embauche ponctuelle d’ouvriers non qualifiés pour des tâches circonscrites et hautement répétitives.
17Le deuxième élément, c’est l’achat de métiers Jacquard par plusieurs artisans entreprenants. Joseph Marie Jacquard a initialement conçu ces métiers à tisser français, extrêmement futuristes et performants, pour l’industrie lyonnaise de la soie (en parler lyonnais, ce métier s’appelle un bistanclaque), afin de limiter le travail des enfants dans les ateliers. Hélas, ses machines ont plutôt créé du chômage (en France, du moins) et il a regretté toute sa vie les conséquences sociales de son invention. Mais certains ont même vu un précurseur de l’ordinateur dans cette machine facilement « programmable » avec des cartes perforées afin de produire plusieurs motifs différents, et l’artisanat de la soie à Vạn Phúc a sûrement perduré en partie grâce à la présence de ces machines de pointe.
18Le troisième élément, c’est le contrôle à partir de Vạn Phúc de filières commerciales développées, s’étendant bien au-delà des débouchés domestiques, aussi nobles soient-ils. Les artisans de Vạn Phúc avaient vendu leur tissu en Asie (la Chine et le Japon principalement) depuis longtemps. Puis la colonisation française a donné accès à de nouveaux marchés très importants : certains tisserands avaient même réussi à montrer des exemplaires de leur travail à l’Exposition coloniale de 1931 à Paris.
19Toutefois, un facteur qu’on a quelque peu occulté à propos de ce succès remporté en France, comme le fait remarquer Michael DiGregorio (2001), chercheur et expert en industries villageoises, c’est que suite à une épizootie virale à la fin du xixe siècle parmi les élevages de vers à soie en France, l’industrie française de la soie, qui était déjà importante (notamment à Lyon), cherchait désespérément une autre source de matières premières. Le Vietnam a manifestement rempli cette fonction. Quoi qu’il en soit, peu de villages de métier du delta ont autant de passé ouvert sur le monde que Vạn Phúc.
20L’époque collectiviste, en intégrant l’activité artisanale au sein des coopératives agricoles, a participé au déclin de l’artisanat de la soie. Les premiers balbutiements d’une renaissance du métier ne sont pas arrivés avant les années 1980, suite à la fin de la Guerre américaine. Depuis le Đổi Mới (1986), il n’y a plus que quelques villages de la province de Hà Tây (alors qu’avant il y en avait aussi dans la province de Bắc Ninh) où l’on a pu restaurer le métier. À Vạn Phúc, cela a commencé avec l’électrification des métiers à tisser. Après la Réunification, des artisans du village sont partis à Hồ Chí Minh Ville racheter des machines électriques françaises afin de moderniser leurs ateliers et d’accélérer le rythme de production : leurs anciens métiers avaient une centaine d’aiguilles ; ces nouveaux en avaient 900 ; les machines que vous allez voir à Vạn Phúc aujourd’hui en ont 2 000.
21Cependant, comme le prix de la soie est élevé et ce tissu peu accessible au consommateur vietnamien moyen, désormais on produit surtout de la soie mélangée de qualité moyenne, voire médiocre. À Vạn Phúc, on achète de la dite « soie » à moins de 100 000 VNĐ le m2 (voir p. 178). En fait, dans la plupart des villages de tisserands aujourd’hui, on utilise du fil importé de Chine et du Japon. De grandes quantités de ces tissus sont exportées par la suite.
Une histoire de tissage
L’origine du tissage des soies brochées remonte au règne de Tự Đức (xixe siècle). À cette époque vivait au village de Vạn Phúc un ouvrier du nom de Đỗ Văn Sứu qui s’occupait du tissage de soie transparente (the) et de soieries. Cet artisan, qui avait du talent, eut l’idée, à l’occasion du cinquantenaire du roi, de lui présenter un panneau de sa propre création. Il se livrait aussi au tissage des dessus de palanquin. L’industrie de la soie brochée (gấm), à peine née, fut abandonnée à la mort de son inventeur.
En 1912, au moment où de gros efforts étaient dirigés vers le développement des industries familiales de la province, on retrouva un des descendants de Đỗ Văn Sứu, un simple ouvrier du village de Vạn Phúc. Sans fortune, il n’avait pour tout héritage que quelques instruments laissés par son aïeul dans le fond d’une malle vermoulue et destinés au tissage de la soie brochée. Il reçut les encouragements et subsides nécessaires lui permettant de reconstituer cette industrie. Après de nombreuses recherches et tâtonnements, il réussit à tisser quelques pièces de soie brochée dont la façon s’est, par la suite, améliorée.
DE LA SOI-DISANT SOIE
22Il n’y a presque plus d’artisans qui fabriquent des tissus en soie à 100 % à Vạn Phúc : un ou deux seulement. Vạn Phúc est maintenant spécialisé dans le vân et le the. Plus de gấm : le marché pour la soie haut de gamme n’existe presque plus au Vietnam et le marché pour la soie pure est très limité.
23Les soies artificielles existent depuis plus d’un siècle : les premières à être développées avec succès remontent avant 1890, fabriquées avec des fibres végétales (la cellulose) et appelées viscose, « art silk » ou, à partir des années 1920, rayonne. (La toute première soie artificielle, créée en 1884 par le comte Hilaire de Chardonnet, fut brevetée en France « soie Chardonnet » et surnommée, en raison de sa très haute inflammabilité, « soie belle-mère »…). L’emploi du terme « soie artificielle » est désormais légalement interdit en France : il faut préciser « viscose », « rayonne », « nylon », etc.
24Comme nous avons vu dans le témoignage cité plus haut, au moins une partie des fabricants de Vạn Phúc utilisait de la soie artificielle dès les années 1920. Depuis cette époque, on est également parvenu à imiter la soie avec les polyesters ainsi qu’avec le coton mercerisé (traité chimiquement afin de le rendre plus brillant et résistant). Au fil du temps, les mélanges et même les imitations « pures » sont devenues plus réussies, plus difficiles à distinguer de la soie.
25Arrivent les années 1990 au Vietnam ; la succession de guerres et la période d’embargo commercial sont enfin révolues. La Chine s’est beaucoup ouverte aux Vietnamiens et le commerce est devenu facile. Les artisans de Vạn Phúc et des autres villages de tisserands commencent massivement à acheter et à utiliser des fils artificiels, notamment la viscose. En fait, presque toute la soie fabriquée dans les villages de métier de Hà Tây est aujourd’hui un mélange de soie naturelle et soie artificielle. Pour quelle raison ?
- Le fil de viscose coûte 60 000 VNĐ le kilo et l'on peut produire 30 m de tissu par jour. Une personne peut s'occuper de trois machines électriques à la fois.
- Le fil de soie naturelle blanche coûte 600 000 VNĐ le kilo et l'on peut produire trois mètres de tissu par jour/artisan.
- Le fil de soie naturelle de couleur coûte 800 000 VNĐ le kilo et l'on peut produire trois mètres de tissu par jour/artisan.
- Le fil de soie naturelle de couleur avec des dessins sophistiqués : un artisan ne peut produire que deux mètres de tissu par jour.
26C’est donc purement une question de rentabilité. Et pourquoi pas, si on élargit le choix proposé aux consommateurs ? Il existe sur le marché de la viscose pure, vendue à 13 000 VNÐ le mètre par le producteur, 25 000 VNĐ par le commerçant, une option « premier prix » pour ceux qui cherchent tout de même la sensation d’un tissu soyeux près du corps. En principe, le client plus regardant, plus friand de fibres naturelles ou tout simplement plus dépensier, peut opter pour un mélange à pourcentage variable, selon son budget, jusqu’à l’apothéose de la soie pure.
27Le problème : comme la fabrication de la soie pure n’est pas rentable et qu’il n’y a aucune institution capable d’en contrôler la qualité, de nombreux artisans se sont mis à produire de la soie mélangée (y compris à Vạn Phúc), prétendant que c’est de la soie 100 %. D’autres artisans condamnent cette supercherie : particulièrement à Vạn Phúc, certains dénoncent une pratique susceptible de détruire la notoriété du village et gâter définitivement le nom de « la soie de Vạn Phúc ».
28La même inquiétude pour la notoriété du métier est exprimée dans d’autres villages, mais l’exemple de Vạn Phúc illustre bien le problème : une telle réputation est aussi précieuse que fragile et s’il n’y a ni contrôle, ni garantie de qualité, elle peut fondre comme neige au soleil, avec des conséquences dramatiques dans une communauté où 85 % de la population s’adonnent encore à ce métier dans leurs ateliers résidentiels. Le marché local pour les produits de luxe risque de s’étendre de façon significative avec l’augmentation du pouvoir d’achat ; la soie thaïlandaise a une solide réputation internationale et ses producteurs sont bien implantés avec des bases financières solides ; le marché japonais est précieux mais exigeant et volage…
29L’une des forces de la société vietnamienne, très apparente dans les villages de métier mais visible en filigrane partout autour de vous, c’est sa grande réactivité. Dans les ateliers villageois, on a compris qu’il y avait un problème potentiel pour la santé commerciale du métier, même si la soie mélangée sous ses présentations actuelles continue de se vendre assez bien – pour le moment.
30La solution alors ? En 2001, des acteurs de la soie de Vạn Phúc ont fondé une association de village de métier pour encourager les producteurs à être honnêtes et donner des informations sur leurs produits. Le hic, c’est qu’on ne peut pas encore appliquer des sanctions, sinon les producteurs ne rentreraient pas dans l’association…
31En 2004, la coopérative du village a fait les formalités pour avoir une marque commerciale pour « la Soie de Vạn Phúc » auprès des services de la propriété intellectuelle. Cela a été accepté. On doit désormais élaborer des statuts et des règlements pour que les foyers qui veulent pouvoir apposer la marque commerciale puissent être contrôlés sur le plan de la qualité de leur travail.
32Il y aurait quatre critères de qualité :
- le poids/m2 ;
- les erreurs de tissage/m2 : il faut donner un chiffre au-delà duquel un tissu ne pourra pas recevoir la marque ;
- la couleur : voir si la teinture tient à 70 °C avec différents types de savons (un défi d'actualité, selon l'avis personnel des auteurs aux habits roses, autrefois blancs) ;
- le pourcentage de soie naturelle (une déclaration de probité essentielle, étant donné les différences de prix susmentionnées).
33Pour l’instant donc, le village a la marque commerciale, mais ne s’en sert pas, car il n’a pas encore de services de contrôle de la qualité. Mieux vaut ce hiatus que le contraire, illustré par le modèle indien, où tout ce qu’on achète de valeur est accompagné d’un joli certificat d’authenticité, document qui aurait lui-même souvent besoin de garantie par son propre certificat d’authenticité – et qui l’a parfois !
34Une association d’autorégulation existe, mais ne dispose pas encore de sanctions. Tôt ou tard, les prochaines étapes seront sans aucun doute franchies et Vạn Phúc s’adaptera ainsi, une fois de plus, aux conditions du nouveau millénaire et sous une forme ou une autre, ce village de la soie survivra encore. Ceci dit, et en attendant ce jour, vous voulez savoir si la jolie robe (un peu chère quand même) que vous avez entre les mains est vraiment de la soie et rien que de la soie…
35Voici donc trois petits tuyaux pour vérifier l’authenticité d’un tissu qu’on veut vous vendre – et par ce biais de tester votre confiance en soie…
- Frottez-la ! En frictionnant de la vraie soie vigoureusement, on devrait sentir une sensation de chaleur ; de la soie artificielle va demeurer fraîche au toucher. De préférence, portez toujours des sous-vêtements en soie 100 %, afin d’avoir un point de comparaison sous la main.
- Brûlez-la ! Découpez un petit morceau de la robe (si on ne vous laisse pas faire, c’est qu’on a peur du résultat du test…) ou demandez un échantillon du même tissu (comparez-les de près). Quand vous l’allumez, prenez garde de ne pas sentir la fumée de l’allumette (mieux encore, utilisez un briquet). De la vraie soie sent comme des cheveux brûlés (c’est une protéine similaire) et fait des cendres noires bien définies ; si c’est de la rayonne ou matière similaire, ça va sentir comme du papier brûlé (la plupart des papiers – et des allumettes – sont faits de cellulose) et les cendres seront poudreuses et crayeuses. Ce test a l’avantage de faire du bon spectacle et de faire croire qu’on est connaisseur ; mais évitez tout de même de mettre le feu à tout le magasin – à moins d’être vraiment sûr de son coup…
- Faites-la dissoudre ! Ce test exige un minimum de prévoyance, d’organisation et de rigueur scientifique mais vous en êtes capable. Préparez une solution de 16 g de sulfate de cuivre (CuSO4) dans 150 cc d’eau. Rajoutez 10 g de glycérine, puis de la soude caustique (NaOH) jusqu’à ce que la solution se clarifie. Cette préparation fera dissoudre un petit échantillon de soie pure. Si c’est plutôt du coton mercerisé, de la rayonne ou du nylon, l’échantillon restera au fond du cocktail, un reproche muet mais éloquent à celui qui voulait le faire passer pour de la soie…
À VOIR
36Il est facile de faire la visite de Vạn Phúc à partir de Hà Nội et vous allez y trouver l’un des villages de métier les plus développés de ce guide, en termes touristiques. Mais ceci n’enlève en rien l’intérêt du voyage. C’est une petite communauté hors norme, depuis longtemps hautement spécialisée et prospère, contrastant avec le village lambda du delta…
37Ne ratez donc pas l’occasion peu commune de butiner parmi la production artisanale dans les nombreuses boutiques destinées à la vente directe. Vous y trouverez de belles soies de couleur unie, ou des motifs tels des papillons, des phœnix, des grues, des roses, des pâquerettes, des fleurs de pêcher, etc. sur fond vert banane, rouge avec des éclats jaunes, violet ou bronze. Il y a également un nombre limité de maîtres artisans, qui perpétuent la fabrication de soieries de haute qualité, et à qui il est possible de rendre visite et d’acheter leurs produits. Sinon, comme d’habitude, nous vous invitons simplement à vous promener, l’œil attentif, à l’intérieur du village, à repérer les ateliers et à voir ce qui se fait dedans, en suivant notre carte.
38La coopérative de Vạn Phúc se trouve sur la place à l’entrée du village. Son magasin se trouve à l’angle de la place et de la rue commerçante. On y trouve une grande variété de soierie : soie 100 %, taffetas, soie mélangée avec viscose, đũi ou soie sauvage de moindre qualité. C’est le seul magasin où les prix et le pourcentage de soie naturelle sont affichés. Donc ce n’est pas la peine de sortir votre briquet pour tester la véracité du commerçant !
39M. Đỗ Quang Hùng est un des rares producteurs de soieries véritables (100 % en fils de vers à soie). Il est le descendant d’une longue lignée de maîtres artisans. Son grand-père a participé aux foires d’exposition en France à l’époque coloniale. Son entreprise « Hùng Loan » est installée dans sa maison derrière le đình. Il est possible de visiter son atelier et voir les différentes étapes de la production (embobinage des fils de couleurs et tissage). La teinture des fils est effectuée dans un autre atelier. Il propose de nombreux tissus très colorés aux dessins variés à des prix relativement élevés par rapport à ses collègues (environ 340 000 VNÐ en 2008 pour un mètre de tissus multicolores). Les fils de soie sont très chers (voir p. 178), la teinture des fils est plus onéreuse que celle des tissus (les tissus mélangés sont teints une fois tissés) et le tissage des fils de qualité (il mélange jusqu’à sept bobines de couleurs différentes) est plus soigné et nécessite un artisan par machine (il faut systématiquement contrôler la largeur du tissu en mettant des baguettes en bambou et éviter les nœuds et autres défauts), contrairement aux fils synthétiques et mélangés (une personne pour trois machines). Il fait du prêt-à-porter et fabrique des cravates.
40En plus des tisserands, vous allez voir quelques teinturiers au travail : les fils ou les tissus teints (on teint l’un ou l’autre, selon le genre de soie ou autre textile) font une irruption colorée dans des intérieurs plutôt ternes ou sobres. Vous pouvez visiter l’atelier de M. Minh (il habite derrière chez M. Hùng, voir carte p. 181). Il n’y a pas si longtemps, on pouvait admirer dans son jardin de longues bandes de soie multicolores en train de sécher au soleil. Mais, maintenant, faute de place, tous les teinturiers font faire cette étape de la production de façon mécanique dans deux ateliers situés en périphérie du village (voir carte). Un bémol environnemental, cependant : la teinture nécessite beaucoup d’eau, et les eaux usées polluent gravement les cours d’eau de ce village et de tous les villages producteurs de textiles. Quant aux séchoirs à vapeur, ils fonctionnent au charbon, extrêmement nocif pour l’air.
41Une fois passée la superbe porte qui marque l’entrée du hameau où est localisé l’atelier de M. Minh, avancez tout droit et tournez à gauche au fond de la ruelle. Ce quartier, envahi par le staccato des métiers à tisser, est plutôt spécialisé dans la fabrication de la soie synthétique. Si vous entrez dans un atelier, en général, de petite taille mais sur occupé par les machines, vous verrez des ouvrières s’affairer autour de plusieurs machines à la lueur des néons et dans un bruit assourdissant. Continuez un peu plus loin, et sur la droite de la ruelle, se trouve un des deux ateliers spécialisés dans le séchage des tissus fraîchement teints. Vous y verrez aussi à l’œuvre les teinturiers qui travaillent de façon moins manuelle que M. Minh.
PATRIMOINE CULTUREL ET ARCHITECTURAL DE VẠN PHÚC
42Mais tout n’est pas que chiffons et lèche-vitrine à Vạn Phúc : ce fut un temps aussi le village de résidence de l’Oncle Hồ (le futur président Hồ Chí Minh), qui y rédigea « l’appel à la résistance nationale », le 19 décembre 1946, à un moment de haute tension entre le pouvoir colonial français et le mouvement nationaliste. C’est un texte historique, qui démontre la volonté de résolution paisible aux conflits de la part du leader vietnamien. Dire que son vœu n’a pas été exaucé serait hélas une litote : à sa disparition, 23 ans plus tard, son pays était encore à feu et à sang. La maison qu’il a occupée pendant son passage remarqué de quelques mois à Vạn Phúc a été restaurée. Elle combine les caractéristiques de l’architecture française et villageoise et elle est agréable à visiter.
Autres choses à voir
43Une pagode érigée à l’entrée du village (sur la gauche) compte de nombreuses stèles et statues datant de l’époque de la dynastie des Lê (xviie siècle).
44L’architecture villageoise est fortement marquée par la présence de l’activité artisanale et compte un grand nombre de résidences de prestige (voir carte p. 181). Les entrées du village sont embellies par des portails où des sentences parallèles glorifient le métier du tissage de la soie.
45On célèbre l’initiatrice du métier, Lã Thị Nga, chaque année dans la maison communale du village (au 13e jour du 1er mois lunaire). Selon la légende, ce fut une jeune femme de grande rectitude qui conseilla à son village de diviser le travail : les hommes à l’agriculture, les femmes à la sériciculture et au tissage. On a suivi ses conseils (la soie est une affaire de femmes) et on lui a souvent rendu grâce pendant les périodes de guerre et d’invasion étrangère.
Un atelier que l’on peut visiter : un timonier parmi les tisserands
L’entreprise de M. Triệu Văn Mão (73 ans) est sise à l’entrée du village, en face de la coopérative. La lignée de M. Mão produit de la soie depuis plusieurs générations. A l’époque coloniale, les membres de sa famille travaillaient avec quatre ou cinq métiers à tisser manuels et ils vendaient la soie aux Français.
Il a entrepris de rénover des anciens tissus disparus, en soie 100 % (chiện thọ) et en chanvre. Il a demandé aux personnes âgées qui avaient des tuniques anciennes de les lui prêter pour ensuite les imiter. Il vend ses produits à la bourgeoisie de Hà Nội et dans son magasin. Depuis sept ans, il tisse du chanvre pour une société japonaise qui fabrique des chaussures. On avait découvert dans les tombeaux anciens des tissus en chanvre et il a essayé de les imiter.
Il loue les locaux de la coopérative, dont il faisait autrefois partie, en tant que gestionnaire. Il voudrait élever et rénover ces locaux pour construire un musée de la soie, restaurer les anciens métiers à tisser et installer de nouvelles machines, mais il n’a pas encore obtenu la permission de le faire. Il a acheté des métiers à tisser à Nam Ðịnh, qu’il a ensuite transformés pour les adapter au tissage de la soie.
LA KHÊ
Même millionnaire, ne prends pas une femme de La !
Si tu le fais, tu mangeras de la sauce de soja avariée et des aubergines moisies.
46Cette boutade évoque le prestige social acquis par les femmes de La (le cluster de villages de tisserands de soie tout autour de Vạn Phúc) : comme traditionnellement elles seules se livraient au tissage de la soie et faisaient la prospérité des foyers, elles laissaient aux hommes le soin de préparer la sauce de soja et de saler les aubergines, ingrédients essentiels à l’alimentation rurale.
47Aujourd’hui pourtant, presque plus personne ne tisse de la soie à La Khê et les aubergines sont d’une fraîcheur irréprochable. Qu’est-il arrivé à ce proche voisin de Vạn Phúc ? Enquête, explications, rumeurs et légendes…
COMMENT Y ALLER ?
48En quittant Vạn Phúc, aller jusqu’à la grande avenue Quang Trung par laquelle vous êtes venus et tourner à droite. À la hauteur du n° 412, tournez à droite dans Ðýờng Lê Trọng Tấn. À un kilomètre environ, une enseigne rouge (cachée dans un arbre !) indique sur la droite la direction de la Chùa Bia Bà, la pagode célèbre du village. La Khê est intégré dans la zone urbaine de Hà Ðông. Les 200 hectares restant de terres agricoles ont été pris aux paysans pour bâtir une zone résidentielle, un peu plus loin de part et d’autre de la rue Lê Trọng Tấn.
UNE HISTOIRE DE MÉTIERS
49La légende voudrait que dix Génies Patrons (tiên sý) de la soie, de surcroît géomanciens pendant leurs heures perdues, passant un jour devant le village de La Khê, y auraient remarqué une bande de terre évoquant la forme d’une navette (non spatiale, mais de métier à tisser). Ils s’y seraient établis et y auraient enseigné le tissage à la population. Ils sont encore honorés aujourd’hui à la maison communale comme génies tutélaires du village. Selon une autre version, ces dix étaient des maîtres tisserands chinois qui ont appris aux artisans de La Khê à faire des tissus en soie plus complexes et de meilleure qualité. Voilà pourquoi on les considère un peu comme des ancêtres du métier, ou plutôt des post-ancêtres du métier.
50La Khê était spécialisé autrefois dans la fabrication de la soie the, tissu très léger, fleuri et transparent. Ces tissus étaient destinés à la Cour impériale. Les artisans travaillaient sur des métiers à pédale de 80 ou 90 cm de large.
51À l’époque coloniale, dans le « Catalogue des artisans du Tonkin » de 1942 (avec une préface du Maréchal Pétain exhortant les colonisés à bien travailler…), on recense dans le village de La Khê 18 artisans, contre 17 à Vạn Phúc, ce qui montre bien l’importance du premier dans le cluster de la soie à cette époque-là.
52Le déclin dans le tissage de la soie a commencé, comme à Vạn Phúc, à l’époque collectiviste. La fusion de la coopérative artisanale avec la coopérative agricole a « tué » le métier : les villageois ne se sont plus vraiment investis dans l’artisanat, car ils ne recevaient que de faibles revenus agricoles. Par ailleurs, l’État décidait de la production, précipitant ainsi l’étiolement de l’initiative villageoise. Peu à peu, les artisans ont quitté le métier. La multi-activité a limité les possibilités de développement d’une activité artisanale qui nécessitait de gros investissements en machines, améliorations techniques et formation.
53Les villageois ont donc perdu leur métier. Ils ont également perdu leurs terres agricoles : La Khê n’en avait pas beaucoup au départ, comme la majorité des villages de Hà Tây, une province très densément peuplée, mais La Khê a été progressivement intégré dans la zone urbaine de Hà Ðông, avec les autorités locales expropriant le peu de terres agricoles qui restaient. C’est actuellement un village très urbanisé et resserré autour de l’enceinte contenant sa célèbre pagode, Chùa Bia Bà, le đình et un đền (temple).
54Que font donc les habitants de La Khê maintenant pour ne pas périr, pris dans les tentacules du périurbain ?
55Ils ont troqué tissage de soie the et repiquage de riz contre thé de pagode et vie de rentier… Beaucoup de villageois font du petit commerce relié aux sites de culte. Le bazar du temple fait toujours de bonnes affaires. Mais plusieurs autres, s’il leur restait des terres, les ont vendues et, pour le moment du moins, vivent des fruits de ces tractations. Sauront-ils s’adapter de façon durable, eux et leurs descendants, au nouvel ordre ? Seul l’avenir pourra nous fournir des réponses.
56Il y a néanmoins un petit espoir de renaissance du métier : pour le relancer, une coopérative artisanale a été fondée en 2005 par le Comité populaire, la coopérative agricole et avec l’aide d’artisans du village, notamment M. Nguyễn Công Toàn. Il est le conseiller technique de la nouvelle coopérative. Il propose de fabriquer les anciens tissus qui naguère ont fait la splendeur de La Khê. Il invente des dessins à tisser à l’aide de grandes feuilles de papier millimétré, dessins qu’il retranscrit ensuite sur les bandes de carton perforé que l’on monte sur les métiers à tisser.
À VOIR
57Aux abords de l’enceinte du đình et de la pagode Bia Bà, il y a de nombreux marchands de « miracles ». Tout ce qu’on peut acheter pour faire des offrandes au génie tutélaire, à la Sainte Mère du village et à Bouddha, est à votre disposition : fruits de saison coûteux (mangoustans, litchis, ou pommes cannelle), plateaux de gâteaux de riz et de poulets bouillis les jambes en l’air, faux dollars et vraies petites coupures de đồng, tout cela au milieu des volutes d’encens. Il y a également d’innombrables écrivains publics (ngýời viết sớ), qui vous rédigeront des messages et requêtes à envoyer à Bouddha dans un langage connu d’eux seuls. Cette enceinte cultuelle de 8 000 m2 est très colorée, paisible et agréable à regarder, avec en son centre un bassin, « symbole de l’œil du dragon du village ».
58La pagode se trouve sur la gauche, derrière les marchands. Une fois passé le portique, en face de vous se trouve le đình, qui abrite les deux génies tutélaires et sur la gauche, le temple.
59Le đình a été construit sous la dynastie des Lý, au xie siècle. Avant chaque bataille, les rois y venaient pour organiser des rituels et chercher quelques soutiens des génies afin d’éviter de se faire occire (ou pire). On implorait aussi les mannes pour faire tomber la pluie. Tout cela a dû marcher en son temps, car ce đình a une bonne réputation et ne désemplit pas. Tôt le matin, il y a déjà foule, tandis que l’impassible gardien du temple regarde un match de foot à la télé. Des nõi hoá vàng (fours pour faire brûler des papiers votifs) sont disposés aux quatre coins de l’enceinte, et fument sans discontinuer, preuve de l’activité votive débordante des pèlerins qui viennent solliciter la bienveillance des maîtres des lieux avant de signer un contrat, acheter un terrain, passer un concours ou se lancer dans les affaires.
60Le festival annuel de la maison communale de La Khê est organisé le 15e jour du 1er mois lunaire. Il y avait auparavant une pratique rituelle intéressante pendant la nuit clôturant cette fête printanière au đình : on éteignait toutes les lumières quelques minutes pendant lesquelles garçons et filles étaient autorisés à toute liberté charnelle. Cette pratique relève du culte de la fécondité et devait favoriser les cultures et le tissage au cours de l’année nouvelle.
LA PHÙ
COMMENT Y ALLER ?
61On aurait pu croire que les connexions entre les villages d’un même cluster auraient pu être facilitées par les échanges nombreux, et bien non. À l’époque où lesdits échanges existaient, les routes étaient rares, les relations s’effectuaient via les rivières, canaux et autres voies fluviales. Pour aller de La Khê à La Phù, pourtant distants à vol d’oiseau de trois kilomètres, il faut faire un grand détour par Vạn Phúc. Il n’y a pas de route carrossable entre La Khê et La Phù.
62Il vous faut donc repasser par la route qui mène à Vạn Phúc. Continuer tout droit, mais l’état de la route se détériore. Traversez le village de Đại Mỗ, puis La Dýõng. Quand vous aurez passé une voie ferrée vous saurez que 500 m plus loin, vous devrez tourner à gauche. Vous pouvez vérifier le nom des communes dans lesquelles vous passez en lisant les enseignes des magasins.
UNE HISTOIRE EN LA
63La Phù est un ancien village de la soie de l’époque impériale, dans l’ancienne grosse grappe de villages des alentours de Vạn Phúc. Il est aujourd’hui spécialisé dans les textiles tricotés et, secondairement, les confiseries. Il compte également un grand marché.
64C’est un gros village densément peuplé (plus de 11 000 habitants), qui attire en plus une multitude d’ouvriers et d’artisans des alentours pour travailler dans ses ateliers de tricotage. Presque tous les matins et après-midi, les chemins de La Phù sont passablement saturés de voitures, motos et vélos. Les gens des villages voisins se ruent vers La Phù pour livrer des pièces de tricot, pour recevoir des matières premières ou pour travailler.
65La superficie du village est limitée et les villageois manquent de place pour construire leurs ateliers. Il n’y a plus de plans d’eau car on a comblé toutes les mares afin d’étendre l’espace de production, mais les maisons sont même trop étroites pour installer des machines à tricoter. L’espace résidentiel est partout envahi par des ballots de tricots en pièces détachées.
De la soie aux tricots, aux bonbons bon marché et au bon marché (pas cher du tout)
66La Phù fait partie des villages autour de Vạn Phúc où, comme à La Khê, le métier de la soie n’a pas survécu à l’époque collectiviste. En 1959, une coopérative artisanale a été créée. On y tissait des serviettes, des vêtements en laine, des chaussettes et des tapis. Au début, les ouvriers travaillaient à la coopérative. Puis l’État a donné les plans de production et permis aux artisans d’apporter les machines chez eux pour y tisser et faire participer les autres membres de la famille.
67À côté des activités de tissage, les foyers de La Phù fabriquaient des nouilles, des vermicelles, du malt, des bonbons, de l’alcool, de l’amidon et faisaient du petit commerce. Les artisans de la commune de Cát Quế (voir Itinéraire 9, p. 294) vendaient la farine de manioc avec laquelle les artisans de La Phù fabriquaient du maltose pour faire des biscuits.
68Depuis le Đổi Mới, le tricotage de fils de laine synthétique s’est rapidement développé à La Phù et les artisans ont abandonné la production de maltose (ils ne font plus que des bonbons et des biscuits ; c’est à Dýõng Liễu et Cát Quế que l’on produit le maltose).
69À partir des années 1990, les artisans de La Phù ont commencé à acheter des machines originaires du sud du pays et ils se sont mis à leur compte. Ils ont dû chercher eux-mêmes des débouchés : en 1992-1993, on commence à exporter vers la Russie, l’Allemagne de l’Est et l’Ukraine. Ces marchés découlent des anciennes relations commerciales que les coopératives avaient avec les pays de l’Est à l’époque collectiviste.
70Ils ont aussi réussi à percer de nouveaux marchés. Depuis quelque temps, ils exportent vers les États-Unis. En hiver, les ateliers de La Phù fabriquent des vêtements en laine de qualité très moyenne pour le marché intérieur du nord du Vietnam, où le froid hivernal peut sévir.
71Les entrepreneurs les plus dynamiques et ayant les moyens pour investir dans des machines (en général d’anciens commerçants ou des membres de la famille des personnels de direction de l’ancienne coopérative) ont abandonné la fabrication des produits alimentaires pour celle des textiles, plus lucrative. Plusieurs entrepreneurs pratiquaient le commerce des textiles avec le sud du pays avant de se lancer dans la fabrication. C’est ainsi qu’ils ont été en relation avec des producteurs de tissus et ont pu acheter des machines.
72Dans un contexte où les entreprises étatiques étaient encore très présentes, il n’était pas facile de percer dans ce milieu. Les entrepreneurs diversifient leur production de textiles afin d’éviter la concurrence très forte sur certains produits. Ils associent le commerce des fils ou des produits finis avec la fabrication mécanisée de textiles. La difficulté repose sur le fait que dès qu’ils changent de produits, ils doivent changer de machines, au coût très élevé. Ceux qui ont des contacts avec des intermédiaires du Sud peuvent innover plus facilement et se lancer dans la fabrication de textiles moins courants, tels les T-shirts (seules trois entreprises en fabriquent dans le village actuellement).
Activité frénétique : la folle effervescence de La Phù
73La Phù est l’exemple type du village qui s’est industrialisé avec l’ouverture du marché. Avec des recettes annuelles de 221 milliards de VNÐ en 2001, dont 140 milliards grâce à l’exportation, La Phù fait partie des villages ayant le plus fort volume d’exportation de la province de Hà Tây. Le village a reçu la Médaille du Travail industriel le plus performant, de la part du secrétaire du Parti communiste.
74Il y a assez de puissance électrique dans la commune pour pouvoir faire marcher toutes les machines. Ce n’est pas le cas dans d’autres villages de métier hautement industrialisés (voir Itinéraire 1, p. 83). Ici, les foyers se sont cotisés pour construire une station de transformation.
75Le tissage et tricotage brut concernent 1 000 foyers. Pour faire la dernière étape des vêtements, il faut de la technique et des savoir-faire ; ces connaissances spécialisées sont l’apanage d’un cercle restreint d’entreprises. Il reste un certain nombre d’ateliers de teinture de fils dans le village, mais plusieurs ont déjà été chassés, à cause des émanations désagréables et sans doute nuisibles pour la santé.
7670 % de la main-d’œuvre venue de l’extérieur est originaire d’autres villages de la province de Hà Tây. Il y aurait 7 000 à 8 000 personnes de l’extérieur de la commune qui travaillent pour les entreprises de La Phù. Ces gens doivent trouver à se loger sur place, mais c’est la place qui manque, justement. Un immeuble vide de l’armée sert à abriter beaucoup d’ouvriers. D’autres se trouvent des lits dans les communes voisines.
77Il y a une véritable division du travail au sein de la commune et des communes voisines. Certains foyers font davantage des lainages, d’autres des chaussettes, d’autres encore tissent des tissus pour la fabrication de T-shirts. 600 machines à faire des chaussettes ont été recensées dans le village. La production de chaussettes semble pourtant être actuellement en déclin. Mais la prochaine fois que le monde aura froid aux pieds, La Phù sera prêt ! Ces productions principales ont généré d’autres activités en périphérie, également dans des foyers spécialisés :
- La production et le commerce du papier d'emballage ;
- Le commerce des fils de laine chinois : dans les mains des grandes compagnies importatrices ;
- L'impression de fleurs sur tissu ;
- La teinture des fils ;
- La couture ;
- La fabrication de sacs en plastiques.
78Le centre névralgique de La Phù, c’est son grand marché, collé au đình. Nous vous invitons à suivre notre parcours proposé afin de voir quelques éléments du patrimoine architectural (pas particulièrement mis en valeur), tout en humant pleinement l’ambiance inimitable de ce village tout en mouvement.
Parcours proposé : une randonnée pédestre entre confection et confiserie
Ne vous inquiétez pas de l’aspect plutôt rebutant de l’entrée du village : le nouveau site industriel sert surtout d’entrepôts et de magasins à confiseries et biscuits de toutes sortes, en attendant que les entreprises du textile se soient réellement installées, ce n’est pas vraiment La Phù. Vous pouvez essayer de visiter les deux plus grandes entreprises de tricotage, localisées sur votre droite, qui font travailler plusieurs centaines d’ouvriers.
Une fois la voie ferrée franchie aux abords du village, le textile apparaît plus nettement. Observez le ballet de motos surchargées de manches de pulls, de chaussettes et de corps de tricots. Ici on fabrique tout séparément : chaque artisan n’a qu’une machine et ne peut fabriquer qu’une seule partie d’un vêtement, souvent un pull-over : entre faire les manches raglans ou le corps du pull-over tout droit, il faut choisir. Donc les motos font le lien entre les entreprises sous-traitantes et l’entreprise donneuse d’ordre.
Une rue principale coupe La Phù dans l’axe nord-sud. Une fois passé le portail anti-camion planté au milieu de la rue, à gauche, il y a un petit temple, miếu, à l’ombre d’un banian, qui rappelle que le sacré est toujours présent malgré l’évidente emprise de l’industrie, du commerce et du mouvement incessant des motos. Tournez à gauche en direction de la pagode perdue au milieu d’un jardin.
Ensuite nous vous proposons de relever le défi de vous perdre (ça va être dur) dans le dédale des rues, en gardant toutefois le cap vers le sud, afin de rejoindre le đình et le marché, le centre du village. Parmi ces rues étroites et le méli-mélo d’ateliers installés dans les résidences et les cours des maisons : bonbons, gâteaux, chaussettes, film plastique, ateliers de teintures de fils malodorants, manches de tricots… Et quelques petits jardins de bonsaïs perdus au milieu de maisons anciennes, au bout des ruelles. Des piles de tricots attendent leurs motos pour un retour à l’envoyeur. Il est dommage que ce village ne soit pas particulièrement bien entretenu, mais on oublie facilement ceci au détour d’une ruelle, où une odeur sucrée de beignets, de gâteaux ou de caramel envahit l’atmosphère non loin du claquement des tricoteuses et des effluves des quelques teinturiers que l’on n’a pas encore fait déménager. Existent ici de rares mélanges de sons, lumières et odeurs dans un village du delta, celui-ci affichant et célébrant sans artifice sa mixité des lieux et des époques.
Chez les « donneurs d’ordres », vous remarquerez des amoncellements de manches et de corps de tricots de couleurs bigarrées. On peut en deviner que le rose doit être à la mode en Europe de l’Est ces temps-ci… Si vous ne voulez pas vous perdre complètement, prenez l’une des dernières rues transversales vers la droite pour rejoindre la rue principale. Un rappel important : n’oubliez pas de faire attention aux motos ici !
Vous pouvez trouver le đình dans le sud du village, face à un petit plan d’eau : le bâtiment est de taille modeste et il est complètement encastré dans le marché et le tissu villageois resserré autour de lui. C’est l’un des éléments du patrimoine architectural qui profiterait de davantage de mise en valeur. Une porte de la cour du đình donne sur le marché couvert. Une odeur de gâteaux vous mène par le bout du nez : voici un quartier de confiseurs encore une fois ! Continuez dans le sud du village : à l’odeur, vous trouverez de nombreux artisans qui fabriquent des confiseries, dans des conditions d’hygiène parfois assez douteuses. À l’ouïe, dans les allées transversales, vous trouverez une profusion d’ateliers de tricots. Vous verrez également de très belles maisons au hasard des rues.
LE FESTIVAL VILLAGEOIS ANNUEL
79On ne pourrait pas quitter La Phù sans évoquer son festival annuel, qui a lieu le 13e jour du 1er mois lunaire. Si La Khê avait ses pratiques cochonnes à lumières éteintes (à son festival annuel deux jours après celui-ci), La Phù n’est pas en reste : il a encore sa retraite du cochon aux cierges allumés.
80Ce soir-là, quelques anciens du village, ainsi que 32 jeunes personnes (ou 16 demoiselles menues et autant de garçons robustes, comme on dit joliment dans les brochures touristiques) défilent jusqu’au miếu, le temple, derrière un cochon (déjà exsangue et ébouillanté, avec le groin outrageusement maquillé). Quelle est la raison de cette procession peu commune ? Il apparaît que La Phù fut plusieurs fois protégé des envahisseurs venus du nord par un général et ses troupes. On peut admirer les louanges au général, chantées par proclamations royales interposées au xviie siècle, puisqu’elles sont affichées dans le temple qui fut plus tard construit en son honneur. Lorsque l’ennemi maraudait dans la région, les villageois préparaient un festin de porc et de riz gluant pour ce général et ses hommes afin de leur donner du cœur à la bataille. S’ils revenaient victorieux, ils étaient invités à se rasseoir pour un deuxième service.
81Aujourd’hui, les conquérants ont changé de style et ne se laissent plus refouler avec un pavé de lard et une guirlande de rognons, mais la tradition du porc paradé dans le village perdure avec une belle bête de 120 à 200 kilos soigneusement engraissée depuis l’année précédente.
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