Itinéraire 2. Poteries, battage de l’or et médecine traditionnelle (Gia Lâm)
p. 110-145
Texte intégral
Les villages artisanaux
Céramique : Bát Tràng, Giang Cao ;
Battage de l’or : Kieu Kỵ ;
Plantes médicinales et commerce de tissus : Phu Ninh et Ninh Giang (commune de Ninh Hiệp).
Patrimoine culturel et architectural
Temple Điếm Kiều et pagode Cả (Phu Ninh) ;
Trois temples dédiés au génie Gióng et un festival (Phu Đổng).
BÁT TRÀNG
COMMENT Y ALLER ?
1C’est notre village le plus proche de Hà Nội et le plus facile a atteindre. Prenez la sortie de Hà Nội a l’est par le pont Chýõng Dýõng et tournez tout de suite a droite sur la route-digue qui longe le fleuve Rouge vers le sud. Suivez les « méandres » de cette route pendant une dizaine de kilomètres. Vous verrez un peu après le nouveau pont qui enjambe le fleuve, sur la droite (en zone hors-digue), un grand panneau qui vous annonce que vous êtes arrivés. En fait, vous entrez par le village de Giang Cao, transformé en véritable supermarché et revendeur de poteries du célèbre village de Bát Tràng qui se trouve prés du fleuve (voir carte p. 125).
LE CONTEXTE
La céramique chinoise fait plaisir aux yeux ;
La céramique vietnamienne fait plaisir au cœur…
2Bát Tràng, situé au bord du fleuve Rouge, a une quinzaine de kilomètres en aval de Hà Nội (de l’autre côté, sur la rive gauche), est un « morceau de choix » dans le cosmos des villages de métier… C’est le village de céramistes le plus réputé du delta du fleuve Rouge, loin devant Phu Lang et Thổ Hà (voir Itinéraire 1 bis, p. 92), sans parler des autres importants foyers de production dans le delta qui se sont progressivement tous éteints (comme notamment Chu Đậu, près de Hải Dýõng).
3Bát Tràng (ce nom, relativement récent, peut se traduire comme « qui fabrique des bols », « atelier de bols » ou encore « des cent fours ») domine désormais le commerce de la céramique artisanale dans le nord du Vietnam. C’est sans aucun doute l’un des villages de métier les plus fréquentés ou visités de tout le delta. Sa réussite est assurément une récompense méritée du labeur et de l’ingéniosité de ses habitants, mais on peut quand même se permettre de juger que Bát Tràng, des le xve siècle situé sur la voie fluviale entre Thăng Long (Hà Nội) et Phố Hiến, les deux plus grandes villes et centres commerciaux de l’époque, a eu du bol – et c’est le cas de le dire.
4Son succès touristique actuel (avec les retombées économiques induites) découle de sa proximité avec Hà Nội, de la possibilité de s’y rendre facilement par la route ou par le fleuve (voir encadré p. 112), de l’activité bourdonnante et omniprésente qui règne au village ainsi que de la profusion de céramiques (façonnées avec des techniques variées) qu’on peut y admirer – et, bien entendu, acheter.
5Et pourtant, les origines de cette « success story » se trouvent dans une situation géographique a priori peu avantageuse pour un village typique du delta : premièrement – manque de pot –, Bát Tràng est localisé hors-digue, se trouvant donc en zone inondable et possède peu de terres cultivables. Pire encore, ce village est terriblement exposé, perché dans un coude du fleuve sur un talus d’alluvions (et de gisements d’argile blanche, depuis longtemps épuisés) ; or le fleuve Rouge est connu pour son grand débit d’eau qui dévale son cours étroit avec force en temps de crues, charriant ou inondant tout sur son passage.
6Il a donc fallu trouver une activité économique qui puisse s’accrocher et fleurir ici, sans qu’elle soit trop vulnérable aux aléas hydrologiques et a la configuration géomorphologique du lieu. En 1352, quand les alentours de Bát Tràng sont déjà établis comme lieux de production de céramiques, la toute première mention spécifique du village dans les annales vietnamiennes fait état d’une terrible inondation dans la région. Au milieu des années 1950, une bonne partie du vieux village fut emportée par les eaux ; lors des excavations pour percer un canal du côté sud du village, on a découvert des vestiges d’habitations et des rebuts de four a une douzaine de mètres de profondeur. Quand vous irez vous promener du côté ouest de Bát Tràng, face au fleuve, vous allez pouvoir juger par vous-même de la sévérité de l’érosion subie ici.
Eaux rouges à vitesse réduite
Un moyen original et agréable pour vous rendre à Bát Tràng est d’emprunter un bateau de l’agence Du lịch Sông Hồng (Agence de tourisme du fleuve Rouge), qui part de l’embarcadère de Chýõng Dýõng, au même niveau que la Tour Vietcombank. Le prix est de 150 000 VNÐ/personne, déjeuner inclus, en 2008. Le bateau part à 7h30 et revient à 16h30. Pour connaître les jours de navigation, nous vous conseillons de contacter l’agence au 3826-1479 ou 3932-7094, 42 Chýõng Dýõng Ðộ, H.an Kiếm, Hà Nội.
7Une production de céramique existe près du site actuel de Bát Tràng depuis au moins le xive siècle (selon certaines sources, depuis même le xiie siècle – pendant la dynastie des Lý, suite à la fondation de Thăng Long/Hà Nội, en 1010). Pendant la dynastie des Le, en 1435, le village a du fournir un jeu de 70 plats et bols en guise de tribut, présenté a l’empereur de Chine. Les porcelaines et faïences chinoises étaient depuis longtemps la référence extrême-orientale (toutes les légendes d’ancêtre de métier dans les villages de potiers et céramistes du delta attribuent des origines chinoises à ce savoir-faire tonkinois). Cet événement laisse conclure que la céramique de Bát Tràng devait déjà avoir atteint un certain niveau de sophistication au début du xve siècle, pour qu’un tribut de vaisselle d’un pays vassal soit jugé potable.
8Cependant, il convient de noter que ceci coïncide avec une période (1371-1567, au cours de la dynastie Ming, comme les vases) pendant laquelle la Chine interdisait tout commerce avec l’étranger à ses ressortissants. Cette interdiction avait pour effet de limiter sévèrement l’exportation des célèbres porcelaines et autres céramiques chinoises de l’époque, laissant ainsi le champ libre aux producteurs de la périphérie de l’Empire du Milieu. D’autres restrictions et turbulences politiques en Chine ont avantagé les céramistes et potiers vietnamiens par la suite, facilitant notamment un commerce soutenu avec le Japon, ou l’on peut encore voir des influences vietnamiennes sur la céramique à ce jour (la céramique kochi).
9Mais avec ou sans les Chinois, force est de reconnaître le rayonnement et la réussite de la céramique vietnamienne. Un vase bleu et blanc, fait en 1450 à Bát Tràng par un membre de la famille Bùi et acquis par un sultan ottoman, est exposé au musée Topkapi Saray à Istanbul en Turquie. Au centre de l’île de Java, une décoration plus tardive de la grande mosquée de Demak (xve siècle : réputée la plus ancienne de toute l’Indonésie) est faite avec des restes de céramiques vietnamiennes, récupérées de la mosquée de Mantingan (xvie : – c’est compliqué…). Cette mosquée se trouve sur la côte nord de Java, ou régnait a l’époque le sultan de Majapahit, qui avait épousé une princesse Cham, originaire donc de l’actuel sud du Vietnam, ou vivent encore les survivants de son peuple. Des vestiges similaires ont été trouvés en Thailande, à Malacca et a Sumatra.
À VOIR
10Aujourd’hui, même plus qu’avant-hier donc, Bát Tràng s’adonne presque exclusivement a cet artisanat ancestral et a sa commercialisation (au tournant de ce siècle, on a recensé 86 % des foyers villageois directement impliqués dans la fabrication). Et pourtant, a l’orée du nouveau pont Thanh Trì qui enjambe le fleuve Rouge, inauguré en 2007, tradition et modernité se bousculent dans les ruelles étroites. Tandis que certains habitants commencent a saisir l’importance de préserver les traces d’un patrimoine porteur de charme traditionnel – et donc source d’attractivité touristique –, la production revêt un aspect progressivement plus intensif et sophistiqué. Une information positive : un projet de restauration de 37 vieilles maisons de la commune est en cours dans le cadre du millénaire de Hà Nội (2010) et espère redonner un peu plus de cachet a ce village très touristique mais en voie de perdre son authenticité.
11Des pains composés principalement de poussière de charbon (le combustible employé dans les fours plus anciens) sont collés a sécher, telles de sombres ventouses de bouse, sur des kilomètres carrés du bâti villageois (par temps de pluie dans les ruelles, on dirait une scène de Germinal). De grandes palettes en bois, remplies de céramiques enveloppées de paille, bloquent les rues. Des palaces fluorescents surgissent derrière les hauts murs en briques (briques de Bát Tràng), chacun doté d’un salon d’exposition rutilant avec pignon sur rue, afin de présenter les objets façonnés dans l’atelier familial.
12Contrairement a l’ambiance camp de bucheron qui plane a Phù Lãng, ici des fours a gaz très modernes (gaz de pétrole liquéfié : GPL) ont déjà fait leur apparition depuis vingt ans. Révolue l’époque ou Pierre Gourou pouvait observer a Bát Tràng « des buchers de bois a bruler qui forment des tours de sept a huit mètres de hauteur » : de nos jours, ceux qui ne chauffent pas au charbon carburent au gaz. On embauche beaucoup de main-d'œuvre temporaire native d’autres villages des alentours et surtout de la province avoisinante de Hýng Yen. De grandes entreprises exécutent des commandes a échelle industrielle qui partent en camion vers Hà Nội, Nội Bai, Hải Phong (le port maritime du delta) et ailleurs.
13Toujours a court de place, le village est replié sur lui-même et l’habitat y est très resserré, les ateliers de production fondus dans l’espace résidentiel, desservi de ruelles très exiguës. Un adage des villageois résume la situation ainsi :
Vivre à l’étroit, mourir sur des terres empruntées…
14Non seulement n’ont-ils pas ou peu de rizières, mais il n’y a même pas de lopin de terre disponible pour faire un cimetière a Bát Tràng : le village loue un terrain a cet effet chez leurs voisins a Thuận Tôn.
15Une grande partie des céramiques et porcelaines est vendue dans les nombreux magasins du village de Giang Cao, localisé prés de la digue, mais un marché très actif draine une part croissante de la production de Bát Tràng et évite aux artisans de dépendre de leur voisin. En même temps, des bateaux remplis de marchandises partent régulièrement de l’embarcadère du village. Beaucoup d’entre eux remontent le fleuve vers Hà Nội. Là-haut, les cageots de céramiques sont chargés dans des petites camionnettes (qui ont le droit de passer dans les rues saturées de la capitale) et des vendeurs ambulants a bicyclette ou en scooter, équipés de grands paniers en osier, font le plein de pots, de vases et de théières et partent a la recherche de la clientèle locale et touristique. La plupart des commerces des rues Bát Đan et Bát Sứ dans le vieux quartier de Hà Nội étaient originalement la propriété d’habitants de Bát Tràng : dans la première, on vendait les bols ordinaires trouvés partout dans le delta du fleuve Rouge ; dans la deuxième, on pouvait trouver des porcelaines et faïences plus raffinées.
À VOIR DE PLUS PRÈS
16Le dédale de ruelles : prenez le temps de vous y perdre, en vous demandant pourquoi on a créé un écheveau aussi labyrinthique… ? C’est une physionomie similaire a celle de beaucoup de villages du nord du Vietnam ou l’espace est restreint : le village est un lieu de refuge et de retranchement dans cette plaine ou il n’existe ni citadelle, ni maquis naturels. Devant l’envahisseur ou l’agresseur (et ce n’est franchement pas cela qui a manqué par ici), on s’évade et l’on disparaît au détour d’une venelle. C’est un moyen de décourager toute intrusion de ceux qui sont étrangers au village, y compris les voleurs. Le dédale de ruelles de Bát Tràng réduit aussi la force des eaux lors des inondations.
17Poursuivant la lignée des fours artisanaux, on a conçu le four-cheminée (lò đứng ou « four debout » en vietnamien, aussi appelés l. hộp, « four-boîte »), encore très répandu dans le vieux quartier. Pourtant, ce style de construction n’est vraiment pas ancien : les « quatre ou cinq fours en activité » répertoriés par Pierre Gourou dans les années 1930 étaient tous des fours couchés très grands, tous disparus.
18Les fours-cheminées sont apparus a Bát Tràng voila une trentaine d’années seulement, sans doute en réaction au manque de place et de bois. Faits en briques locales, ils ont une dizaine de mètres de haut et de nos jours sont coiffés d’un coquet toit en tôle ondulée. Un four de ce genre n’a une vie utile que de six ou sept ans, tout au plus : ils ne sont pas construits pour durer, subissent de grands écarts de chaleur et vous en verrez dans des états très délabrés. Le combustible, c’est-a-dire les pains de charbon (en fait, c’est du charbon venu par voie fluviale des mines proches de la baie de Hạ Long, mélangé a du sable ou des déchets de céramique) est empilé au fond du four et collé aux murs par des ouvriers agiles.
19Ces fours artisanaux a charbon sont très polluants (voir encadré p. 123). Moins polluants et plus performants pour des cuissons complexes et délicates qui nécessitent souvent des températures plus régulières ou élevées (glaçures multicolores, porcelaines fines…) sont les fours a gaz. Ces fours, beaucoup plus petits mais également beaucoup plus chers (200 millions VNĐ en 2002), commencent a remplacer les fours-cheminée, du moins parmi ceux qui trouvent les moyens nécessaires pour se les procurer.
Bát Tràng dans les années 1930
Toujours grâce à Pierre Gourou, ce géographe français qui a sillonné les villages de métier du delta avec un œil attentif et une plume perspicace dans la période d’avant-guerre (une biographie de Gourou se prépare actuellement), nous avons un portrait assez surprenant d’une phase morose dans les fortunes du village :
« Bát Tràng est certainement le village du delta tonkinois qui donne la plus forte impression d’organisation industrielle, avec ses fours monumentaux (…), ses maisons serrées, où l’on ne voit point de buffles ni d’instruments aratoires (…). Mais ce village à peu près exclusivement industriel, qui n’a presque pas de terres de culture, est en décadence : il n’y a plus que quatre ou cinq fours en activité ; les habitants attribuent cette décadence à la difficulté de trouver de la terre et au prix trop élevé qu’ils doivent la payer. (…) Il semble que les habitants de Bát Tràng pensent plus à se plaindre qu’à agir. Un certain nombre d’eux se sont établis comme briquetiers au dehors et les femmes de Bát Tràng font un gros commerce de noix d’arec sèches [élément essentiel d’une chique de bétel] et de nýớc mắm [la fameuse saumure de poisson nationale]. » (Gourou P., 1936, p. 502-3)
Cette morosité de céramistes marris par les coups durs du destin ne se limite certainement pas à Bát Tràng : en 1936, Gourou recense une bonne vingtaine de villages de potiers encore actifs dans ce qu’il appelle le « delta tonkinois ». Vingt ans plus tard, comme en témoignent deux autres chercheurs français, Pierre Huard et Maurice Durand, tandis que la période coloniale tire à sa fin et le conflit pour l’indépendance se généralise, il n’en reste que trois : Thổ Hà, Phù L.ng et Bát Tràng. De nos jours, seuls les habitants de deux villages du delta – Phù Lãng et Bát Tràng –, parmi les trois recensés, fabriquent encore réellement de la céramique artisanale. Ðông Triều (un village près de la baie de Hạ Long qui figure sur l’Itinéraire des Potiers : voir première partie p. 58) n’est pas mentionné par Pierre Gourou. Une tradition locale ferait remonter le métier au xviiie siècle, mais les premiers fours ont été construits en 1955.
Petit lexique qui tourne autour du pot
● La poterie dans son acceptation la plus stricte dénote les récipients d’usage courant en pâte argileuse traitée et cuite, mais plus couramment, ce sont tous les objets en céramique non vitrifiée, faits d’une pâte vernissée ou non.
● La céramique (en grec ancien, kéramos : « argile » ou « terre à potier ») désigne l’ensemble des objets fabriqués en argile (ou autres matières sous forme d’une pâte humide et plastique) qui ont ensuite subi une transformation irréversible au cours d’une cuisson à température plus ou moins élevée. Plus généralement, le terme céramique résume l’art du potier.
● La faïence est une forme de céramique à base d’argile, recouverte d’un émail (ou glaçure) à base d’étain qui lui donne son aspect blanc et brillant. La faïence est l’une des plus communes et des plus anciennes de toutes les techniques utilisées en céramique. Elle est moins compacte, moins dure, moins dense et plus poreuse que la porcelaine.
● La porcelaine est une céramique fine et translucide, produite par moulage. Elle est généralement recouverte d’une glaçure blanche. C’est la plus parfaite des céramiques, cuite à haute température. La pâte préparée pour produire de la porcelaine doit contenir, entre autres ingrédients, du kaolin. (Kaolin est un mot d’origine chinoise : Gaoling, ou « collines hautes », est une carrière située à Jingdezhen, province de Jiangxi, berceau de la porcelaine).
Et puisque l’heure est à l’étymologie, voici l’origine d’un mot qui vaut le détour : le terme « porcelaine » vient d’un coquillage du même nom, appelé ainsi par sa ressemblance avec la vulve de la truie (porcella : truie en latin). Lorsque les Italiens ont rapporté la porcelaine de Chine au xve siècle, ils ont cru qu’elle était faite d’un coquillage broyé de ce type, et l’ont baptisée « porcellana », porcelaine en italien.
Une information certes passionnante, mais qu’il vaudrait peut-être mieux passer sous silence pendant le dimanche en famille, quand la belle-mère sort son service de Limoges.
20Le processus de fabrication présente plusieurs aspects intéressants a voir et peut se décliner en quatre phases principales :
La préparation de l’argile
21Autrefois, Bát Tràng possédait de beaux gisements d’argile blanche. Depuis leur épuisement, les potiers doivent s’en procurer ailleurs, principalement de la région de Hải Phong, d’ou elle arrive par la route, accompagnée de kaolin, variante plus blanche et réfractaire, essentielle à la fabrication de la porcelaine et de céramiques plus fines. Une fois ces deux ingrédients longuement mélangés avec du carbonate de sodium, on laisse le tout décanter dans une série de quatre réservoirs, afin d’en extraire les impuretés et d’améliorer ses propriétés physico-chimiques. Cette étape dure un minimum de trois a quatre mois ; il n’y a pas de limite maximale pour obtenir une argile « parfaite » pour faire de la céramique. (Petite note pour les lecteurs chimistes : la composition de cette chimérique argile parfaitement agile serait : Al2Si2O5(OH)4. Vous pouvez partir à la recherche de cette terre promise, au centre de traitement d’argile, directement en face de l’étang de nénuphars.
Le façonnage
22Les potiers de Bát Tràng façonnent soit au tour, soit par moulage. Le tournage de poterie a la main (vuốt tay), une technique très ancienne, demeure la plus perfectionnée pour des pièces légères et uniques. Tourner est un vrai métier en soi (un métier de femmes au Vietnam). Contrairement a Phu Lang (Itinéraire 1 bis, p. 93), ou ce savoir-faire prévaut encore, avec de surcroît des tours non mécanisés, il commence a se perdre a Bát Tràng. Pour des pièces plus grandes ou très lourdes, on peut utiliser la technique des colombins (bể chạch) : ce sont généralement des hommes qui font monter de longs boudins d’argile sur un tour a vitesse réduite et les finissent a la main.
23Le moulage (ou coulage) est en plein essor a Bát Tràng : ce sont des techniques de pointe qui permettent de standardiser et d’accélérer la production. On fait couler de l’argile liquide dans un moule en plâtre composé de deux ou plusieurs parties, créé a partir d’un moule d’origine, qui définira la forme extérieure de la pièce ou d’une partie de la pièce et absorbera une bonne proportion de l’eau de la mixture ; l’artisan effectuera plus tard le délicat assemblage de pièces ainsi moulées (đắp nặn). Une autre technique : on met un moule en plâtre (ou bois) sur un tour, on dépose de l’argile a l’intérieur et quand le tour tourne, l’argile est pressée contre les parois par une espèce de poinçon a levier introduit dans le moule (Khuôn in : « in » signifiant « imprimer »). On sort l’objet du moule, de 10 minutes a deux heures plus tard, en fonction des pièces, puis on procède a la correction des imperfections et l’ajout d’anses, becs verseurs ou gravures supplémentaires, avec ou sans l’aide du tour. L’argile liquide mélangée de kaolin provient des ateliers installés dans la mini-zone industrielle en face de l’étang aux nénuphars. Ensuite des « porteurs-acrobates » transportent ce liquide laiteux dans le dédale des ruelles pour l’amener aux ateliers. Attention aux chaussures lorsqu’on les croise dans le labyrinthe étroit auprès du fleuve !
24La pièce ainsi façonnée doit maintenant sécher. Traditionnellement laissée a l’air libre afin de garantir un séchage lent, complet et moins dangereux, le progrès veut que l’on commence a trouver ce procédé trop peu rentable. Désormais, nombreux sont ceux qui accélèrent le séchage de leurs produits au four.
La décoration et la glaçure (émail, vernis)
25La décoration, c’est quelque chose que vous pouvez apprécier sans besoin de beaucoup d’indications de notre part. Disons simplement qu’il y a une belle profusion de motifs et de décors utilisés a Bát Tràng. Il y a des animaux, réels ou mythiques, des paysages, connus ou imaginaires, des personnages folkloriques, allégoriques ou historiques, des caractères chinois, des fleurs et des arbres et des décorations plus abstraites ou contemporaines (comme des œuvres artistiques, mais aussi des personnages de feuilletons coréens). Vous pouvez même faire dessiner a peu près tout ce que vous voulez sur commande : plusieurs jours seront nécessaires pour la cuisson et la livraison a domicile (à Hà Nội, ou même chez vous). Cette décoration apporte un grand charme aux céramiques de Bát Tràng : des peintres généralement anonymes qui travaillent beaucoup en série, mais sont souvent des dessinateurs très talentueux, tracent a main levée des images complexes et élaborées sur un médium qui ne permet pas l’erreur : impossible d’effacer proprement une bévue sur de l’argile poreuse.
26La glaçure, c’est l’étape au cœur de la fabrication. Traditionnellement a Bát Tràng, les secrets du métier étaient jalousement gardés au point de défendre a une fille du village de se marier a l’extérieur ou bien de ne pas lui enseigner les éléments clefs du métier, de peur qu’elle emporte ce précieux savoir-faire avec elle et le partage ailleurs. Les secrets de préparation et de réalisation des glaçures étaient certainement les plus importants.
27La glaçure insuffle la vie a la céramique : elle l’habille, la rend étanche, plus résistante, avec une finition lisse et luisante. Elle peut avoir une incidence radicale ou subtile sur les couleurs de la décoration préalablement appliquées, elle peut apporter un peu ou beaucoup de couleur elle-même, ou si elle est transparente (rares sont celles qui sont complètement incolores), elle peut offrir un joli effet de profondeur a celui qui admire le décor en dessous – ou elle peut même être un motif en soi, pour ainsi dire : comme la célèbre glaçure craquelée de Bát Tràng.
28La glaçure, appliquée comme une poudre sèche ou une pâte humide et chauffée a haute température, subit une réaction physico-chimique irréversible et « fond » sur l’argile brute ou (le plus souvent) précuite : elle se vitrifie. L’histoire du métier à Bát Tràng est émaillée de recherches patientes, adaptations ingénieuses et trouvailles réussies dans le domaine. Bien sur, nous avons réussi a percer le secret de ces préparations et nous pourrions vous les dévoiler (en petit comité), mais ce sera le sujet d’un autre livre. Nous nous contenterons de dire que du xive au xixe siècle, cinq principales sortes de glaçures ont été élaborées et utilisées à Bát Tràng, avec des ingrédients les plus divers. On a employé des cendres (tro) : cendres de balles de riz, cendres d’os de buffle (et peut-être d’homme ?), cendres de palétuvier et autres arbres d’origine parfois fort lointaine. A l’époque d’une étude de A. Barbotin (La poterie indigène au Tonkin, 1912), il y avait au moins un autre village (dans la province de Hà Nam) qui « brulait le bois de certains arbres spécialement choisis dans le seul but de vendre les cendres a Bát Tràng. »
29Une glaçure comprendrait également du kaolin, de la chaux – et souvent des éléments colorants plus vifs, comme un oxyde de fer qui donne un effet chocolaté, probablement utilisé a Bát Tràng depuis ses débuts dans la céramique, ou l’oxyde de cobalt (une pierre rouge pulvérisée qui devient bleue a 1 250 °C – donc même dans un vieux four-crapaud). Le cobalt, apparu au xive siècle, sert également beaucoup comme technique de décoration : une pièce de céramique est ornée d’un motif peint a la main (vous pouvez facilement observer cette pratique) et sera ensuite enduite de glaçure et cuite au four, ou le dessin au cobalt prendra son teint final. Les objets ainsi produits sont l’une des images de marque de Bát Tràng depuis des siècles. Pierre Gourou (op. cit.) note : « [Les potiers de Bát Tràng] fabriquent des bols et divers récipients d’usage courant en terre engobée de kaolin et recouverte d’un vernis blanchâtre portant un grossier décor bleu. »
30Ce qui a frappé plus d’un observateur de la société deltaïque d’avant l’époque moderne, c’était justement l’emploi de ces beaux ustensiles du quotidien, objets certes humbles, mais décorés et uniques, façonnés a la main. On pouvait même voir des bols de Bát Tràng remplis de soupe populaire dans des villages reculés des montagnes au nord et a l’ouest du delta. Puis vint un temps ou les Chinois sont venus « plastiquer » cette production artisanale. Désormais, les nouilles instantanées, assaisonnées d’un agent de sapidité (parfois chinois ou japonais), sont servies dans des bols en polymères polychromes, probablement émis par une usine a Guangzhou. Mais tout n’est pas perdu : rien qu’a Hà Nội, il est facile de constater que ces membres de la nouvelle classe moyenne qui ont l’esthétique a cœur recommencent a s’intéresser a cette production locale et propre aux traditions culturelles.
31On ne peut clore ce chapitre sans parler de deux autres glaçures. La première, c’est la glaçure craquelée. Ce bel effet, apparu à Bát Tràng a la fin du xvie siècle avec l’aide d’un kaolin rose pâle originaire de la pagode de Hôi, produit en provoquant des vitesses inégales dans la contraction de l’argile et de la glaçure, est une technique unique à Bát Tràng parmi les villages de potiers au Vietnam. Une vraie glaçure craquelée est plutôt décorative que fonctionnelle, puisqu’elle n’est pas étanche.
32La deuxième et dernière glaçure à mentionner, c’est le céladon. Cette belle finition d’invention chinoise et a l’imitation des jades (la pierre précieuse de prédilection dans toute la région) a une couleur décrite comme allant du blanc-bleu au vert tendre, ou bien d’une teinte bleutée a vert olive. Elle est apparue à Bát Tràng au xvie et xviie siècles, souvent combinée avec des glaçures brunâtres et de teint ivoire (c’est la glaçure tricolore), mais elle fait dernièrement un retour en force, comme vous pouvez voir de vous-meme. Ce serait la présence de particules ferreuses, transformées par une cuisson a très haute température, qui donnerait au céladon ses couleurs subtiles.
« Né des cendres, tu retourneras en poussière… »
Pour illustrer la convoitise et le mystère qui peut entourer un émail qui aille, nous ne pouvons résister à la tentation de citer un ouvrage d’un vétérinaire colonial, Louis-Eugène Douarche, intitulé (Les bovidés du Tonkin, 1906) :
« Les cendres d’os étaient utilisées pour composer une sorte de pâte ou d’émail dont on enduisait les objets en poterie pour leur donner l’aspect de la porcelaine. Le secret de cette fabrication fut apporté de Chine par les potiers qui donnèrent à ceux du village de Bát Tràng la formule du men bát ou émail. Par malheur pour cette industrie en voie de prospérité, les mandarins jugèrent urgent de la frapper de taxes élevées ; eux-mêmes faisaient aux potiers des commandes qu’ils négligeaient de solder, si bien que les ouvriers, rebutés, cessèrent de fabriquer les poteries émaillées prétextant que les rares fabricants qui connaissaient le secret étaient morts sans le dévoiler. On dit que quelques vieux ouvriers sont cependant encore en possession de cette recette chinoise et fabriquent, pour leur usage personnel, des vases dont ils se servent entre eux, dans les fêtes intimes, et qu’ils brisent après s’en être servis. »
Coin étymologie
Céladon : d’où vient le terme pour cette jolie glaçure, verte comme un coin du ciel ou bleue comme un brin d’herbe ? (En vietnamien, « vert » et « bleu » cohabitent dans un même mot (xanh) : il faut préciser « vert comme x » ou « bleu comme y »). L’origine du mot « céladon » serait un personnage romanesque français du début du xviie siècle, au moment où cette céramique commençait à se faire connaître en Europe. Céladon (pourtant un personnage masculin, précisons) a l’habitude de porter des rubans verts et apparaît dans L’Astrée, roman-fleuve précieux et excessivement romantique (5 399 pages, quand même !) d’Honoré d’Urfé. Les amours interminables de Céladon pour son Astrée sont de nouveau en vogue : Éric Rohmer en a tiré un film en 2007, avec Andy Gillet enrubanné dans le rôle de Céladon, présenté en compétition officielle à la Mostra de Venise.
Dán : ce mot vietnamien pour la glaçure ou l’émail a une acceptation beaucoup plus contemporaine.
Si vous regardez de près les scooters des jeunes branchés à Hà Nội, vous remarquerez que plusieurs d’entre eux sont recouverts d’une très mince pellicule de plastique protectrice et parfois décorative. C’est exactement le même principe que la glaçure, et l’on peut voir des pancartes portant ce mot aux endroits où l’on propose la pose de cette pellicule (à l’aide de séchoirs à cheveux), par exemple dans la rue Cao Bá Quát à Hà Nội.
Les « briques » de Bát Tràng
Dans une chanson folklorique vietnamienne très connue, un jeune homme déclare à l’objet de son ardeur :
Un jour, j’aimerais me marier avec toi.
J’achèterais des briques de Bát Tràng afin de construire notre maison,
Je les coucherais en longueur et de traverse
Et autour d’un étang en forme de demi-lune où tu pourras te laver tes pieds.
On aurait du mal à imaginer une sérénade équivalente en français contemporain, où l’on tente la séduction de l’être aimé par une promesse de lui acheter des panneaux de contreplaqué et de faire installer un jacuzzi pour ses pieds sales, mais c’est justement là tout l’intérêt et la richesse des différences culturelles.
Le problème, c’est cette mauvaise (mais tenace) traduction qu’est le mot « briques » : les briques de Bát Tràng (et il y en a eu beaucoup) n’ont rien d’exceptionnel ; ce qu’évoque la chanson, ce sont les dalles carrées de Bát Tràng – utilisées autrefois à répétition comme des gazettes dans les fours et devenues ainsi dures comme du grès et appelées « à peau de fer ». Bien qu’elles fussent des produits secondaires, ces dalles étaient fort prisées pour construire, paver et border – y compris des étangs à lavage de pieds. On peut en trouver utilisées dans la construction des pagodes, des citadelles et même dans les tombeaux d’empereurs autour de la ville de Huế. Sous la dynastie des Nguyễn, des habitants de Bát Tràng étaient carrément taxés en dalles « à peau de fer » et en dalles ordinaires.
Nous saluons ici l’excellent travail de recherche dans une monographie publiée en anglais, intitulée (Bát Tràng Ceramics, Phan Huy Lê et al., 2004), qui dévoile la vraie signification des « briques » de Bát Tràng dans la chanson et bien d’autres mystères encore, reliés au célèbre village potier.
La cuisson
33Nous avons déjà parlé des fours. Il ne reste que quelques points d’intérêt a évoquer.
34On doit placer les pièces a faire cuire de manière a optimaliser l’utilisation de la place et la chaleur. Elles sont également protégées du feu direct dans le four par des gazettes, autrefois des alignements de simples dalles d’argile séchée (voir encadré sur les « briques » de Bát Tràng, p. 121), aujourd’hui généralement des cylindres de matière céramique de basse qualité (qui peuvent servir une vingtaine de fois). Il existait autrefois des guildes versées dans le chargement des fours de Bát Tràng. Des équipes spécialisées venaient de deux villages de la province de Hà Tây dont c’était le métier.
35Traditionnellement, l’allumage d’un four était un véritable rituel, avec libations préalables, mené par le maître du four, qui surveillait ensuite tout le déroulement de la cuisson, assisté d’autres membres de sa guilde a lui. Même si une fournée aujourd’hui ne représente pas moins de temps, d’énergie et d’investissement, les aléas de la cuisson sont moindres (surtout dans un four a gaz) et cette tradition tend a se perdre. La cuisson peut durer de 48 à 72 heures, selon les fours et les pièces à cuire ; pour une fournée idéale, la chaleur doit monter de façon régulière jusqu’à la température maximale et ensuite redescendre doucement de la même manière.
À VOIR D’ENCORE PLUS PRÈS
36Les céramiques elles-mêmes : au Vietnam, l’artisanat céramique a une signification culturelle, historique et sociale profonde et continue depuis des siècles à jouer un rôle considérable dans la vie matérielle et spirituelle. Les articles les plus anciens étaient sans doute des jarres ventrues pour contenir de l’eau ou de l’alcool, des jarres cylindriques pour le riz, des ustensiles de cuisine, des pots à chaux pour confectionner la chique de bétel… Ces objets étaient offerts autrefois en cadeaux de mariage et accompagnaient parfois le défunt dans sa vie dans l’au-delà, ainsi que des chandeliers et brule-parfum sur l’autel des ancêtres. Sur les étals du marché et dans les magasins et salons d’exposition a Bát Tràng aujourd’hui, vous allez voir beaucoup de choses en céramique. Des bols, des vases, des pots de toutes tailles, des tasses, des assiettes, des plats, des sous-plats, des plateaux, des dalles, des théières, des cendriers, des statuettes d’animaux, des bijoux (bracelets, boucles d’oreilles), des œuvres artistiques, des objets en matières mixtes (par exemple, poterie et vannerie) et j’en passe. Dans des recoins moins touristiques, l’on peut trouver des outils : fileuses, broyeuses, plombs de filet pour la pêche et même les pièces (en céramique) qui constituent la partie frottante d’un tour de potier. Il y a vraiment de belles choses a acheter ici, a des prix très intéressants. Pour les amateurs du bricolage, plusieurs artisans vendent des ratés de cuisson avec des défauts souvent très mineurs pour une bouchée de pain ; ces objets sont souvent très bien tels quels, ou peuvent servir de matière première pour faire des mosaïques. Un petit avertissement pourtant : une accumulation d’objets peut vite peser très lourdement dans vos valises – et sur votre portefeuille au moment de payer des excès de poids de bagage a l’aéroport.
37Un musée de céramique : au 253 de la rue Giang Cao, dans une belle maison traditionnelle est exposée une collection de plus de 360 pièces en céramique du xviiie et xixe siècles. Ce petit musée Vạn Vãn a été fondé à l’initiative d’un collectionneur privé hanoïen, M. Trần Ngọc Lâm, qui a préféré remettre dans son cadre initial ses céramiques anciennes. Il est ouvert au public tous les jours de la semaine. Dans la petite cour, des chaises et des tables en bambou sont à la disposition des visiteurs qui souhaitent faire une pause ou se rafraîchir.
LES FÊTES ANNUELLES
38La fête du printemps au village commence le 15e jour du 2e mois lunaire et dure environ une semaine. Les fêtes sont précédées par une procession sur l’eau (rite agricole assez répandu au Vietnam et ailleurs en Asie du Sud-Est) : une barque est envoyée sur le fleuve, portant une jarre fabriquée par un artisan de Bát Tràng. Une fois au milieu du fleuve, un membre de la lignée de Nguyễn Ninh Tràng (la famille d’artisans et notables la plus ancienne du village) a l’honneur de remplir la jarre d’eau avec une louche en cuivre. Cette eau sert à laver symboliquement les tablettes sacrées qui se trouvent dans le sanctuaire a l’arrière de la maison communale. Ensuite, les familles fondatrices de Bát Tràng (en commençant avec la lignée de Nguyễn Ninh Tràng) font des offrandes de nourriture aux autres villageois.
Va-t-il falloir payer les pots cassés ?
Un guide qui se targue de promouvoir le développement durable pourrait difficilement passer sous silence les enjeux environnementaux des industries villageoises.
Avant que des fours à gaz (GPL) ne commencent à apparaître à Bát Tràng, les potiers employaient tous comme carburant du charbon ou, jusqu’à une époque relativement récente, du bois. La prescription et la pénurie ont mis un terme au bois ; l’usage de charbon persiste encore. Chaque 1 000 kg de produits céramiques cuits peut générer 1 400 kg de cendres, 800 kg de poussière et 140 kg de déchets solides. De nos jours (Traditional craft village in industrialization and modernization processes, Trần Minh Yến, 2004), Bát Tràng déverse quotidiennement dans l’environnement : 1 470 kg de poussière, 1 199 m3 de CO2 et une grosse quantité de cendres de charbon, tandis que les rebuts sont jetés dans le fleuve.
L’une des conséquences directes, nous savons que les enfants qui grandissent à Bát Tràng sont sujets à plus de maladies respiratoires que la moyenne. Même avant de se faire brûler dans les fours, le charbon pose de sévères problèmes environnementaux ici. Avec un espace de production limité et plus de 1 400 fours à charbon et à gaz qui chauffent presque continuellement (on fait une pause au Tết, la fête du Nouvel An vietnamien), le mercure à Bát Tràng affiche de 1,5 à 3,5 °C de plus qu’aux alentours, pire même qu’au centre ville de Hà Nội (Trần Minh Yến, 2004, op. cit.).
La bonne nouvelle, pace aux amis du pittoresque, c’est que malgré un coût élevé d’installation, le four à gaz supplante progressivement celui au charbon : en plus d’être plus économe, la chaleur ainsi générée est plus unie, plus facile à contrôler et potentiellement plus élevée (jusque 1 360 °C). Un four moderne produit peu de pollution (pour être quand même un peu pessimiste, il survient rarement des explosions du fait des fuites de gaz, il faut le dire !), moins de rebuts et atténue la pénibilité des conditions de travail pour les artisans. Un modèle dernier cri de four à gaz opère même à circuit fermé, recyclant la chaleur du foyer principal et facilitant le séchage des pièces avant la cuisson.
Ce serait dommage de voir les fours traditionnels disparaître entièrement : ces structures typiques et pratiques sont une partie importante du patrimoine de Bát Tràng. En accord avec les auteurs de A la rencontre des potiers du delta du fleuve Rouge : un itinéraire culturel, un bel ouvrage, richement illustré, publié par le Musée royal de Mariemont en Belgique en 2006, il faut cependant admettre que :
« Jamais un four n’a été construit pour défier l’éternité. La plupart du temps, les sites de production anciens se signalent aux archéologues par la présence d’amas de tessons de ratés de cuisson et non par des traces de fours ou encore moins d’atelier. »
Espérons donc que les potiers de Bát Tràng et les instances locales voient à temps l’intérêt de conserver des modèles de fours à l’ancienne en tant que partie intégrante du patrimoine villageois, tout en saluant les avances technologiques et écologiques qui permettent à Bát Tràng d’évoluer avec son époque et de réagir aux préoccupations du moment.
Une promenade dans Bát Tràng
Une remarque préliminaire : si vous désirez passer beaucoup de temps dans le village de Bát Tràng, avoir plus de détails sur les sites et les ateliers à visiter, nous vous recommandons le très bon Bát Tràng, Traditional Pottery Village. A Self-Guided Walk (Friends of Vietnamese Heritage, 2006). En 47 pages, ce petit livre peut vous ouvrir de nombreuses portes.
L’entrée du village que tout le monde pense, à tort, être Bát Tràng s’appelle en fait Giang Cao (voir la carte p. 125). Cette extension récente où les maisons « en bandes » de plusieurs étages se succèdent et dont le rez-de-chaussée sert de « supermarché » de céramiques standardisées – en partie fabriquées en sous-traitance dans les ateliers du plus ancien village de céramistes du delta – donne une idée fausse de ce qu’est le « vrai Bát Tràng » recroquevillé sur son promontoire d’alluvions le long du fleuve Rouge. Nous vous suggérons de laisser la visite de ces magasins pour la fin de votre promenade pour mieux appréhender les nombreuses facettes de ces deux villages aux histoires contrastées.
Le premier village, beaucoup plus marqué par la « modernisation » de l’habitat et sa plus récente intégration dans le monde de la céramique, n’en reste pas moins intéressant à visiter, même si les maisons traditionnelles se font de plus en plus rares et laissent place à des logements sans charme.
Au bout de la rue principale de Giang Cao, vous verrez sur votre droite le đính du village, qui malgré sa taille modeste n’en demeure pas moins attrayant et contraste avec les bâtiments qui l’entourent. Si vous prenez la première rue à droite puis la première ruelle à gauche, et la suivez jusqu’au fleuve, vous pourrez, tout en admirant les fours verticaux et les nombreuses empreintes de mains sur les pains de charbon qui sèchent le long des murs, atteindre le joli nhà thờ họ du lignage des Nguyễn et un temple qui surplombent le fleuve. Si vous descendez le fleuve en tournant à gauche dans cette ruelle encrassée de charbon, vous arriverez au débarcadère à charbon. Là, on assiste avec force aux graves conséquences pour l’environnement de ce combustible et aux dures conditions de travail de la noria d’hommes et de femmes qui déchargent sur leur tête le salissant combustible pour 30 000 VNĐ par jour.
Retournez au đính (voir carte) non sans avoir admiré les immenses jarres blanches en train de sécher dans les courées (plus larges dans ce village) des ateliers sur la gauche de la ruelle. Ces ateliers se sont spécialisés dans un seul produit : les jarres. Ils ne peuvent pas diversifier dans la même fournée les céramiques à cuire car ils fonctionnent au charbon dont la chaleur est difficile à maîtriser.
Arrivés au petit carrefour face au đính, tournez à droite et empruntez la rue très commerçante qui mène à Bát Tràng. N’hésitez pas à vous « perdre » dans les ruelles transversales où quelques restes de ruralité et lambeaux de jardins permettent de retrouver son souffle après avoir croisé les ballets de motos surchargées de pots de toutes tailles ou humé la fumée des ateliers.
Un potier un peu original, M. Nguyễn Xuân Nguyễn de « Delicious Ceramics », offre dans son très joli atelier-magasin (au goût occidental !) au n° 227 de la rue commerçante des petites assiettes, bols et autres objets d’une facture très différente de ce que vous aurez vu jusqu’ici. Malheureusement, il fait payer cher leur originalité. Un peu plus loin, vous pourrez visiter le musée Vạn Văn (voir plus haut) et enfin vous désaltérer dans ce lieu très apaisant. On rêverait de pouvoir vous proposer dans tous les villages de nos itinéraires de tels salons-de-thé-musées où s’asseoir à mi-chemin d’une promenade ! Mais hélas, Bát Tràng-Giang Cao est également unique pour cela…
Suivez le plan et surtout les virages de la rue qui va vous emmener vers le village de Bát Tràng (le vrai). Au carrefour, laissez sur votre gauche le petit étang et enfoncez-vous dans le véritable boyau que constitue le dédale des ruelles minuscules qui s’offre devant vous. Jamais ruelle n’aura été aussi étroite ! Le croisement avec les porteurs de kaolin liquide dans des seaux amarrés à leur palanche n’est pas aisé. Faites attention à vos chaussures.
Vous déboucherez face au fleuve, à la hauteur de l’embarcadère où s’arrêtent les bateaux touristiques. En suivant le fleuve en amont (vers la droite) vers la limite septentrionale du village, on arrive au Ðền Mẫu, le temple des Mères Déesses. À l’origine, il était dédié à une jeune villageoise du xvie siècle, morte à 18 ans. Le portail a subi une rénovation récente et le temple ne présente pas d’intérêt architectural particulier, mais jouit d’une vue imprenable sur le fleuve et les contreforts bâtis afin de parer à l’érosion féroce. Si Bát Tràng se fait inonder pendant votre visite, c’est ici le meilleur endroit pour regarder les eaux monter.
Revenez sur vos pas et longez le fleuve jusqu’au đính. Cette maison communale qui s’ouvre face au fleuve est une structure neuve (terminée en 2007), modelée sur celle qu’il y avait ici au xviiie siècle (le mur d’enceinte est d’époque), elle-même inspirée du célèbre đính de Đinh Bảng (voir Itinéraire 1 p. 67). Elle se trouve au cœur de l’action, proche du fleuve dans la partie du village la plus saillante dans le fleuve.
Juste derrière le đính, il y a le Văn Chỉ (Temple de la littérature). Grâce à son activité, Bát Tràng est depuis longtemps relativement aisé et ses habitants ont pu s’occuper de l’éducation de leurs enfants. Plusieurs fils du village ont été lauréats aux examens de mandarinat. La cour intérieure est pavée de dalles « a peau de fer » de Bát Tràng et le temple sert de petite bibliothèque et d’endroit pour des cérémonies culturelles et scolaires.
Continuez a suivre la courbe du fleuve sur votre gauche. Avant le virage, vous pouvez visiter l’atelier de M. Hòa Hiền, un artisan original qui fabrique des céramiques noires imitant le bronze, notamment les célèbres tambours de Ðồng Sõn. Vous y trouverez des petites boîtes à thé et divers objets facilement transportables.
Puis, longez l’embouchure de la rivière Bắc Hýng Hải qui permettait aux bateaux d’entrer dans le delta. Elle constitue la limite méridionale de ce village fortement soumis aux risques d’inondations fluviales. Au bout d’environ 200 m, une rue part sur la gauche et mène au marché. Vous ne risquez pas de vous perdre, de nombreux panneaux indiquent la marche à suivre. Sur la droite, la pagode Kim Trúc rutile. C’est une nouvelle construction. L’originale qui datait du xviie-xviiie siècle a été déplacée de son promontoire a risque de la berge de la rivière Bắc Hýng Hải.
Enfin, tournez vers la droite ou se trouve l’actuel centre névralgique et commercial de Bát Tràng : le marché de céramiques. Malheureusement, vous ne trouverez pas les plus belles choses a acheter dans ce lieu, pourtant regroupant la plupart des artisans du village. L’arrêt du bus de Hà Nội se trouve face au marché. Pour retourner a Giang Cao et ses nombreuses boutiques, suivez le plan.
KIÊU KỴ
39Il y a un vieil adage qui dit :
Vivre, c’est d’être un homme de Bát Tràng ;
Mourir, c’est d’être un génie tutélaire de Kiêu Ky.
40Les morts sont-ils mieux traités que les vivants a Kieu Kỵ ? Peut-être pas, mais il est vrai que les morts ont la belle vie là-bas : vous allez comprendre pourquoi…
COMMENT Y ALLER ?
41Kieu Kỵ est situé a environ huit kilomètres de Bát Tràng. En sortant de ce dernier, reprenez la même route-digue en direction de Hà Nội, puis, tout de suite tournez a droite vers la route qui mène a Đa Tốn. Un peu avant la sortie de cette commune, la route fait une grande courbe sur la droite, puis un grand virage a angle droit, vers la gauche, puis quelques centaines de mètres plus loin, encore un autre virage a angle droit vers la droite. La, vous arrivez sur une jolie route de campagne conduisant directement à Kieu Kỵ. La circulation se fait rare : le vrombissement des moteurs et le barrissement des klaxons cèdent la place au lugubre beuglement des buffles et au cliquetis métallique des libellules. Et si vous avez de la chance, a l’entrée du village, cette symphonie pastorale s’estompera devant le martèlement rythmique et syncopé des batteurs d’or.
LE CONTEXTE
42Kieu Kỵ est depuis longtemps le seul village du delta ou l’on exerce encore le travail traditionnel de martelage d’or et d’argent afin d’en obtenir des feuilles. Ces dernières, fabriquées avec de l’or ou de l’argent pur, sont destinées a habiller les statues sacrées (bouddhas, bodhisattvas, saints…), a orner les objets de culte (sentences parallèles et transversales) ou a restaurer des monuments (pagodes, temples et maisons communales) et des meubles, tableaux et divers objets en laque.
43Pour peindre des objets ou même des bâtiments, rien ne coute plus cher que l’or. Selon une stèle à la maison communale du célèbre village de Thổ Hà (voir Itinéraire 1 bis p. 107), pendant la seule année de 1692, le volume d’or utilisé pour dorer les portes sculptées du đ.nh a couté autant que l’ensemble de la main-d'œuvre pour la construction du bâtiment.
44On trouve encore des artisans qui fabriquent les feuilles d’or manuellement ailleurs en Asie, par exemple en Chine et en Birmanie. Ce métier ancestral existe à Kieu Kỵ depuis plus de 250 ans. Très fastidieux et faiblement rémunérateur, le travail de transformation des pépites d’or par martelage en feuilles a un avenir incertain. Cependant, grâce a l’activité renouvelée de restauration du patrimoine religieux, actuellement le métier se porte mieux qu’a la fin de la Guerre américaine : selon la revue Vietnam Cultural Window (2006), une cinquantaine de familles seraient encore impliquées actuellement dans la fabrication artisanale des quỳ, ou feuilles d’or (et d’argent). Selon d’autres sources, neuf artisans sur dix s’adonneraient plutôt au battage de l’argent et de l’étain (le faux argent), le marché pour les quỳ d’or serait extrêmement réduit. Imaginez que pour laquer un bàn thờ, un autel des ancêtres, en vrai or il vous faut 50 quỳ, soit 50 millions de VNĐ !
45Au milieu des années 1970, presque tous les villageois s’étaient tournés vers l’autre métier implanté au village : la confection des objets en cuir (et plus tard, surtout en skai), comme des sacs, des valises… Cette activité est encore très bien représentée à Kieu Kỵ, qui en est un pôle national dans le secteur, et, toujours selon Vietnam Cultural Window, quelque 300 foyers y sont engagés.
LE MÉTIER
46Maîtrisé d’abord par les Égyptiens il y a cinq millénaires, la fabrication des feuilles d’or est un travail de longue haleine. A Kieu Kỵ, la première phase consiste a préparer une encre a base de suie, de colle prélevée sur le cuir des buffles et de résine de pin. Cette préparation est pénible a exécuter : l’artisan le plus habile ne fait qu’un mortier par jour. L’encre rendra plus résistantes des feuilles de papier dó (voir Itinéraire 1, p. 85) intercalées entre les feuilles d’or afin de les empêcher de se fragmenter ou de se coller entre elles lors du martelage. (Au lieu de papier renforcé, les Égyptiens utilisaient des morceaux d’intestin de bœuf, mais aujourd’hui, des marteleurs de pointe en Chine utilisent une matière synthétique, comme le Mylar). Une fois enduite, cette préparation de papier dó (giấy vo) est enroulée dans du tissu et elle-même martelée jusqu’a la rendre transparente. Puis on aplatit un dixième de taël d’or (mesure de poids de l’Extrême-Orient, près de 40 grammes), a l’aide d’un maillet pour former un grand carré de côté qui est ensuite coupé en 20 petites feuilles d’or appelées des điệp. Notons que cet or (ou bien argent ou même étain) doit être presque pur afin d’être suffisamment malléable pour l’épreuve a venir.
47Une fois donc cette pépite raplatie et redécoupée en carrés d’un centimètre de côté, on les intercale alors entre des feuilles de papier dó (de quatre centimètres de côté) par lots de 500 et on les martèle sur une enclume. Deux heures plus tard, les feuilles – devenues brulantes – recouvrent toute la surface du papier. On attend qu’elles refroidissent, puis on les sépare, les recoupe en neuf et les rempile, avec un papier dó (giấy quỳ) de qualité supérieure. Ce cycle, ponctué par le martèlement, est recommencé plusieurs fois jusqu’à l’obtention d’une feuille d’or très fine, translucide même. A la sueur de son front (et ce cliché reprend toute sa force lorsque vous assistez au spectacle), avec des milliers de coups de masse, un bon artisan peut facilement produire une incroyable vingtaine de mètres carrés de quỳ (et autant de litres de transpiration) a partir d’un taël (une quarantaine de grammes) d’or.
48La phase finale requiert autant de doigté (féminin) que la précédente en fallait de force brute (masculine) : la séparation finale des feuilles d’or du papier dó et leur empaquetage (en 500 unités ou quỳ). Les feuilles d’or, désormais épaisses d’une centaine de nanomètres, sont extrêmement légères et fragiles ! La personne qui exécute cette opération (c’est effectivement presque toujours une femme, ou une main-d'œuvre juvénile bon marché) le fait le plus souvent a l’intérieur d’une moustiquaire, employée comme protection contre les courants d’air – et peut même arborer une sucette de bébé, dispositif insolite qui minimise le danger de souffler soi-même sur les feuilles qu’on est en train de manipuler… Difficile aussi de se rafraîchir sous les pales d’un ventilateur ou de zéphyrs vicieux aux pires moments de la saison chaude, au risque de voir tout son dur labeur s’envoler aux quatre coins de la pièce !
49Une fois prêtes, la plupart des feuilles d’or sont dispatchées partout dans le delta, le pays – et jusque dans plusieurs autres pays de l’Asie du Sud-Est, pour des travaux ponctuels de rénovation et d’entretien de patrimoine cultuel, mais également de manière régulière en direction des villages de métier qui utilisent les feuilles d’or dans leur activité. Des exemples comprennent Hạ Thái, le village des laqueurs (voir Itinéraire 5, p. 1999), et Sõn Ðồng, un village de sculpteurs sur bois (voir Itinéraire 9, p. 291) spécialisé dans les statues de culte.
50Si vous voulez en acheter, il est fort possible qu’on vous en trouve, mais attention ! N’oubliez pas que les temps sont durs, qu’on façonne également des feuilles d’argent et surtout d’étain a Kieu Kỵ, et que même si elles n’ont pas le beau lustre enflammé des feuilles d’or, savamment dosées de teints jaunes et rouges, elles pourraient tromper sans difficulté un néophyte comme vous… Les prix entre un faux quỳ bạc (de faux argent ou étain), un vrai quỳ bạc et quỳ vàng (en or) s’échelonnent de 20 000 VNĐ, a 70 000 VNĐ… jusqu’a 950 000 VNĐ pour le dernier ! A la lumière de ces différences de prix astronomiques selon les diverses qualités de quỳ, on peut suggérer que les plateaux en laque incrustés de feuilles « d’or » achetés dans les quartiers touristiques pour une dizaine de dollars ne le soient en fait de feuilles de cannettes de bière (on traduit étain dans le jargon local) recyclées et légèrement teintées.
51Pour savoir si vous êtes en train d’acheter un faux quỳ vàng a 950 000 VNĐ, sortez votre briquet (comme au village de la soie, Itinéraire 4, p. 179). Si la feuille d’or brule, c’est qu’elle est fausse : le vrai or ne brule pas !
A VOIR
52Les marteleurs travaillent de plus en plus sur commande et il est parfois difficile de les voir a l’œuvre dans leurs ateliers, mais les artisans tentent de sauvegarder le métier et se feront un plaisir de vous laisser voir s’il y a de l’activité. Voici les noms de trois des artisans les plus réputés : M. Nguyễn Anh Chung, Lê Vãn Vòng et Lê Bá Chung. Le premier habite au fond à gauche (au fond d’une impasse) de la deuxième ruelle perpendiculaire qui part sur la droite de la rue principale. Avant d’y accéder, vous passerez devant la toute récente (mai 2008) coopérative des batteurs de Kieu Kỵ dont il est le responsable. Elle s’est installée dans la cour de l’autel dédié à l’ancêtre du métier.
53N’oubliez pas de prospecter également chez les vendeurs d’accessoires en cuir et en skaï : c’est l’endroit pour les acheter (il vous faut retourner vers la rue principale et tourner à droite) : ici, vous êtes en amont dans la filière ! Pour revenir a l’adage du début, non seulement on s’occupe activement a Kieu Kỵ de l’embellissement et de l’entretien du patrimoine cultuel, mais ce n’est également pas les endroits pour vénérer les morts qui manquent ici : le village abrite une pagode, qui contient une quarantaine de vieilles statues (richement dorées, il va de soi), un đính dédié a son génie tutélaire et un đền pour le culte des esprits ou des génies (le site cultuel se trouve a l’entrée a gauche du village). Kieu Kỵ a conservé 29 édits royaux des dynasties Trần, Le et Nguyễn, conférant au général Nguyễn Chế Nghĩa, grand officier de Trần Hýng Ðạo qui participa a deux reprises a la lutte contre les Mongols, le titre de génie tutélaire du village.
54La fête du village a lieu le 12e jour du 1er mois lunaire, un événement d’envergure, puisque ce village a une grande diaspora. Des ancetres du métier, Nguyễn Quý Trị (fin du xviiie siecle) et Vũ Danh Thuận (début xixe) sont à l’honneur le 17e jour du 8e mois, lors d’une célébration dans le đính.
UNE HALTE AVANT D’ALLER VERS NINH HIỆP :
PHU ĐỔNG : LES TEMPLES DÉDIÉS AU GÉNIE GIÓNG
COMMENT Y ALLER ?
55Reprenez la route de Bát Trang. Traversez le village de Le Xá (commune de Đa Tôn), puis arrivés au village de Thuận Tôn, tournez a droite. Traversez tout le village. Passez un pont qui enjambe un petit canal. Continuez tout droit, puis au bout de la route, tournez a droite puis au bout d’un kilomètre, tournez a gauche dans le village d’An Phú. Pendant environ deux kilomètres de route zigzagante vous traverserez les villages de la commune de Trâu Quỳ et vous déboucherez sur l’autoroute Hà Nội-Hải Phong. C’est un des seuls moyens pour atteindre un carrefour qui permette de tourner à gauche (vers Hà Nội).
56Une fois sur cet axe, il va vous falloir récupérer l’autoroute qui va vers la capitale provinciale de Bắc Ninh que vous prendrez au bout d’un kilomètre sur la droite. Vous allez passer au-dessus de la rivière Đuống et pourrez mesurer l’importance de la zone hors-digue qui se trouve de l’autre côté. Une fois arrivés a la digue de la rive gauche du fleuve (vous avez roulé cinq kilomètres depuis que vous êtes sur cette autoroute) tournez tout de suite a droite et quittez l’autoroute. Vous prenez la route-digue qui longe le fleuve et au bout d’un petit kilomètre vous arrivez au site de Phu Đổng.
LE SITE ET SES FESTIVITÉS
57Le village de Phu Đổng sis dans la commune du même nom est localisé au sud de Ninh Hiệp. On y trouve trois temples dédiés au génie Gióng construits sous le règne de Lý Thái Tổ au xe siècle. Le temple des Saintes Mères, de l’autre côté de la digue, est dédié au culte de la mère de Gióng et date du xviie siècle.
58Gióng fut un héros légendaire qui chassa jadis les envahisseurs du Nord. On célèbre sa mémoire du 6e au 12e jour du 4e mois lunaire avec une série de processions, rites et représentations. Le 6e jour, il y a une cérémonie du portage d’eau du puits du Temple Mère vers le Temple Supérieur. Le 7e jour, des drapeaux sont portés au Temple Mère. Le même jour, des offrandes de riz bouilli et d’aubergines salées sont portées au Temple Supérieur, un rituel qui commémore les repas agrestes d’autrefois. Autre vestige des temps anciens, la nuit de ce même jour, les jeunes hommes et femmes jouent à se courir après sur la digue du fleuve Rouge. Le 7e jour également, une représentation de marionnettes sur l’eau a lieu devant le temple Phu Đổng. Le 8e jour, 28 femmes sont choisies pour représenter les généraux des envahisseurs Yin.
59L’apothéose du festival arrive le 9e jour. Les drapeaux sont portés du Temple Mère vers le Temple Supérieur et des sacrifices sont offerts au génie. Les artistes produisent des chansons et des danses rituelles et il y un spectacle ou l’on mime une chasse au tigre… On se rejoue la bataille contre les envahisseurs Yin et il y a un défilé solennel par l’armée Văn Lang. Finalement, les deux batailles contre les envahisseurs à Đống Đam et Soi Bia sont symbolisées par des danses de drapeaux et des festins de victoire.
60Le 10e jour, on inspecte les « troupes » et les envahisseurs-généraux, après leur défaite, présentent des offrandes à Gióng. Le 11e jour se tient la cérémonie de nettoyage des armes avec de l’eau sacrée. Le 12e jour, une procession mène a l’inspection du champ de bataille. Ce dernier jour du festival, des tributs sont offerts aux dieux des cieux et de la terre.
NINH HIỆP
COMMENT Y ALLER ?
61Reprenez la route-digue et passez sous l’autoroute. Continuez vers le nord-ouest pendant environ sept kilomètres et vous atteindrez la route nationale 1A. Tournez a droite et au bout de deux kilomètres de banlieue et de zones industrielles, puis de résidus de champs, un monument aux morts et un petit pont, prenez la petite route qui part elle aussi a droite. Non, vous ne tournez pas en rond !
62Vous allez traverser quelques vestiges de rizières (vous êtes en plein dans le péri-urbain !) sur deux kilomètres puis voir apparaître des extensions d’un marché de tissus qui ne dit pas son nom. Vous êtes presque arrivés. Vous passez au-dessus d’un joli pont qui enjambe un canal et entrez dans une des communes les plus densément peuplées du delta, 227 habitants a l’hectare, soit 50 % de plus que les quartiers anciens de la capitale !
LE SITE
63Ninh Hiệp n’est pas un village de métier comme les autres. Ninh Hiệp n’est pas un village comme les autres. En fait, Ninh Hiệp n’est même pas un village. Ninh Hiệp est une commune du péri-urbain hanoien constituée de neuf hameaux pluri-métiers et pluridisciplinaires, avec des savoir-faire a la fois multiséculaires et archi-modernes, qui est aujourd’hui un aimant pour les chercheurs en sciences sociales, autant vietnamiens qu’étrangers.
64Par ailleurs, Ninh Hiệp fut l’une des premières communautés à être dotée d’une coopérative artisanale spécialisée a l’époque collectiviste (ou du « mécanisme de l’économie concentrée et de la subvention » pour l’appeler par son petit nom). Il y avait une époque dans le nord du Vietnam (le début des années 1960) ou, si on jouait au foot avec un ballon de cuir, il y avait fort a parier qu’il avait été fabriqué a Ninh Hiệp. Quelques années plus tard (la fin des années 1960), un bộ đội (soldat régulier de l’armée révolutionnaire) qui avait la chance de porter des « chaussettes résistant à l’attaque des sangsues terrestres » pouvait également affirmer, sans danger de se faire contredire, qu’elles avaient fait leurs premiers pas a Ninh Hiệp.
65Il y eut une autre période dans cette commune, a la fin du xixe siècle, ou beaucoup de femmes étaient tellement occupées a filer de la soie ou du coton et d’en tisser des habits sur des métiers (y compris des tributs destinés a la Cour impériale chinoise), qu’elles ne savaient même pas repiquer le riz (perçu encore aujourd’hui comme essentiellement un travail de femmes). Ce furent les hommes qui assumèrent cette tâche. On en a même fait pousser une chansonnette :
Cửi canh khuya sớm em lo
Ruộng đồng tát nýớc be bờ phần anh
Moi, je m’occupe du métier à tisser,
A toi d’achever les travaux aux champs.
66Il fut encore un autre temps, au xie siècle, ou les rois vietnamiens consultaient exclusivement des sommités de la médecine traditionnelle originaires de Ninh Hiệp. Leur savoir-faire en plantes médicinales et remèdes naturels n’avait pas d’égal au sud du fleuve Rouge, mais aujourd’hui les tombeaux de ces grands sages et les monuments somptueux qui leur sont dédiés a Ninh Hiệp sont obscurcis par des pans de tissu nippono-chinois de qualité douteuse, étalés par-devant afin d’attirer le chaland qui passe (sur son scooter sino-japonais). Les marchands ont envahi le Temple et il n’y a point de P’tit Jésus en vue pour leur dire : « bouge de la »… L’histoire de Ninh Hiệp regorge de rebondissements, parfois pas trop positifs, mais toujours fort instructifs : c’est un récit qui vaut la peine d’être raconté (et peut-être, qui sait, d’être lu).
LE CONTEXTE
67Commençons par un peu de concret. Autrefois, la commune de Ninh Hiệp comportait trois villages :
- Phù Ninh (aujourd'hui divisé en 7 Xóm, hameaux, de 1 à 7 ;
- Hiệp Phù (devenu Xóm 9) ;
- Ninh Giang (devenu Xóm 8).
68Phu Ninh et Hiệp Phu furent jadis spécialisés dans la filature de la soie et du coton fin. Le métier de la filature aurait été initié sous la dynastie des Lý (1010-1225) et aurait fait la réputation de Phu Ninh sous la dynastie des Le. C’est aussi l’emplacement d’un marché très important, le marché Nanh, qui approvisionne des artisans qui n’ont pas leurs propres sources de matières premières. Concurrencés par les filatures mises en place a l’époque de la colonie française, les tisserands ne pouvaient plus s’approvisionner en fils et vendre leurs tissages, considérés comme étant désormais trop grossiers (et a 40 cm de largeur, trop étroits, puisque réalisés sur des petits métiers). Les habitants de ces anciens villages se sont recyclés ensuite dans les plantes médicinales, puis au début du xxe siècle, ont commencé a travailler le cuir. Ninh Giang est le berceau du métier de la transformation des plantes médicinales pour les médecines traditionnelles. Sur la pagode de Pháp Vân, les noms de médecins célèbres de Phu Ninh sont gravés et rappellent la grande réputation de ce village.
69Poursuivons avec une dose de discours fondateur mythico-historique (si ce n’est pas plutôt historico-mythique). Les ancêtres des deux métiers les plus anciens de la commune, celui qui aurait introduit la filature de soie (et de coton fin) et celui qui aurait initié la transformation des plantes médicinales pour la préparation de médicaments traditionnels, seraient une seule et même personne – et, de surcroît, une femme !
70À l’époque ou elle arriva a Ninh Hiệp (qui d’ailleurs ne s’appelait pas du tout Ninh Hiệp a ce moment-la, mais plutôt Lang Nanh), cette femme était connue sous le nom de Dame Thái Lao. Si l’on raconte qu’elle fut originaire de la province de Thanh Hóa, ce n’est assurément pas par hasard. Cette région est une source prodigieuse dans les histoires culturelles fondatrices du nord du Vietnam : voir par exemple les Itinéraires n° 1, p. 59 (le constructeur de Đinh Bảng), n° 3, p. 149 (l’ancêtre des marteleurs de cuivre), n° 6, p. 227 (le post-ancêtre des incrusteurs de nacre) et n° 8, p. 268 (la formation de l’ancêtre des tresseurs de bambou). Précisons que Thanh Hóa abrite le site de Hoa Lý, l’une des premières capitales et centres de civilisation dans le nord du Vietnam.
71Dame Thái Lao s’installa au village de Phu Ninh, ou on lui aurait même fait construire une maison, tellement on avait envie qu’elle reste partager ses savoir-faire divers et variés. Un document gardé dans le village – il raconte sa légende – prétend qu’elle « apprit aux villageois a tisser la soie pour l’autoconsommation ». À vrai dire, les origines de la filature et du tissage dans cette contrée paraissent tellement lointaines qu’une histoire en vaut largement une autre.
72À notre sens par contre, Dame Thái Lao peut prétendre plus sérieusement au titre d’ancêtre du métier de la transformation des plantes médicinales (d’ailleurs, la commune de Ninh Hiệp n’est pas la seule ou elle est vénérée comme tel). La légende nous raconte donc qu’elle enseigna aux villageois les rudiments de la pharmacopée du Sud (même si elle faisait ses décoctions a Phu Ninh, de nos jours c’est surtout a Ninh Giang (Xóm 8) qu’on se spécialise dans les plantes médicinales). Elle leur apprit a cueillir les plantes médicinales sauvages qui poussaient en profusion dans la forêt de Quế Lâm, qui a l’époque commençait directement aux limites de Phu Ninh. Dame Thái Lao leur montra ensuite les principaux procédés de conservation de ces ingrédients médicaux. Adhérant au triste principe du médecin mal soigné, elle mourut jeune, quelques années plus tard, le 18e jour du 1er mois d’une année inconnue (voir la rubrique « à voir », p. 140). Le roi Lý Thái Tổ, admiratif face aux pouvoirs de guérison de ses remèdes de bonne femme, et manifestement attristé par son trépas prématuré, la déclara solennellement : « Lý Nhũ Thái Lão dýợc sý thần linh », qui veut dire approximativement « génie puissant Thái Lao aux médicaments merveilleux » et lui conféra le nom posthume de Lý Nhũ Thái Lao. C’est sous ce nom qu’elle est connue par la postérité.
LES MÉTIERS
73Nous en avons déjà évoqué plusieurs, mais afin de montrer le mouvement, la réactivité et la flexibilité protéiforme de ce groupement de villages à métiers multiples, pendant une époque de bouleversements entropiques à accélérations exponentielles, esquissons une vague chronologie a partir du déclin des activités de filature et de tissage.
74● Année 1930-1940 : la pénurie de matières premières et le manque de débouchés, provoqués tous les deux par la concurrence française coloniale, sonnent le glas de la filature et du tissage a Ninh Hiệp. Certains artisans continuent a travailler dans le textile, mettant a profit leurs connaissances et leurs contacts pour faire du commerce. D’autres se recyclent dans les autres métiers du village – les anciens et les nouveaux.
75La transformation et le commerce des plantes médicinales a Ninh Giang/Xóm 8 – a l’origine de la pratique de plus en plus florissante de la médecine traditionnelle a Phu Ninh et à Hiệp Phu et ensuite de l’émergence d’une clientèle plus étendue (rejointe via des marchés et par des intermédiaires) – continuent bon train. On peut même affirmer que ces activités prennent plus d’ampleur qu’aux ères précédentes et se hissent définitivement au-dessus de la catégorie d’occupation rémunératrice d’appoint pour agriculteurs désœuvrés.
76Étant donné que les matières premières se font désormais rares sur place (on fait même pousser quelques plantes précieuses dans la commune, mais l’espace est très limité), un certain nombre de villageois (ou communards) commencent à voyager plus loin au nord (et même en Chine, souvent sans papiers d’ailleurs) a la poursuite des plantes recherchées. Simultanément, d’autres gens partent vers le sud s’installer en tant que commerçants de plantes médicinales dans les grandes et petites villes, comme ceux par exemple qui s’établissent a Hà Nội dans le quartier des 36 Rues, sur la rue Lan Ông (toujours le meilleur endroit – avec la rue Thuốc Bắc – pour trouver ces produits dans la capitale) a qui on a donné le nom d’un grand théoricien et praticien de la médicine traditionnelle du xviiie siècle : voir encadré p. 137).
77Pendant cette même période (toujours les années 1930-1940), un tout nouveau métier commence à prendre de l’ampleur a Ninh Hiệp : le travail du cuir. Les origines de ce métier remontent au début du xxe siècle, lorsque des villageois sont convoqués pour travailler dans les usines de cuir de l’armée française, dont un certain M. Thạch Văn Ngữ. Quelques années plus tard, il ouvre une boutique d’articles en cuir dans la rue Hà Trung à Hà Nội. Elle connaît un tel succès que M. Ngữ doit faire venir toute une série de jeunes apprentis de son village natal, dont certains s’établissent a leur tour, non seulement en concurrence directe avec lui mais, selon les pratiques commerciales impitoyables du cru, dans la même rue.
78● 1946-1954 : c’est la guerre d’indépendance, et nombreux parmi ceux qui travaillaient le cuir a Hà Nội retournent a Ninh Hiệp, tout en poursuivant leur activité et bientôt fournissant l’armée vietnamienne avec des articles fort utiles. Entre-temps, les plantes médicinales ne sont pas en reste : un vent de patriotisme valorise la science vietnamienne traditionnelle face aux influences occidentales – et l’armée est bien obligée de trouver les moyens de traiter ses blessés dans la jungle, tandis que les sources de fournitures médicales occidentales se tarissent rapidement. La promotion d’une solution locale mène a des campagnes nationales, encourageant ainsi la culture de plantes médicinales, et a partir de cette époque jusqu’a aujourd’hui, on trouve de telles plantations dans tous les parcs nationaux et dans beaucoup de villages, qui souvent sont également dotés d’un dispensaire de médicine traditionnelle.
79● 1960 : une coopérative artisanale de cuir et de bâches est créée a Ninh Hiệp. En cuir, ils font des ballons de toutes sortes à la main (foot, volley, basket…), des sandales, des valises… A partir de 1965, la coopérative fait principalement des produits au service de l’armée : sacs a dos, abris en bâches, cartouchières, sacoches pour grenades, postes radio, pistolets, fusils, ou mitraillette AK… Ce modèle de coopérative au pied de guerre est une réussite : tandis que les unités de production en ville sont attaquées, détruites ou évacuées, l’artisanat a petite échelle, dispersé en milieu rural, fait ses preuves et vaut son poids en or pour l’effort collectif de guerre. Des 1973 (signature des Accords de Paris), la production se réoriente vers le civil : de nouveau, des ballons, des sacs, des cartables, des gants, des selles de vélo…
Le médecin mondain malgré lui
Lãn Ông (nommé Lê Hữu Trác à sa naissance en 1720) fut un personnage original et iconoclaste de la médecine traditionnelle vietnamienne. Né dans la soie (et c’est le cas de le dire), il tourna le dos à une carrière de mandarin, passant le plus clair de son temps dans le village natal de sa mère, dans la Province de Hà Tĩnh (centre du Vietnam). Il y produit son chef-d'œuvre, intitulé (Traité de connaissances médicales de Hải Thýợng), exposant ses observations et son analyse de plus de 700 plantes et herbes indigènes. Il y identifie 29 techniques de séchage distinctes, chacune destinée à conserver ou à altérer les propriétés des agents actifs dont recèlent les plantes. Il présente des indications pour leur emploi dans la médicine traditionnelle, émaillées de références à l’histoire, la littérature et la philosophie. Il fut également l’un des premiers à préconiser une approche plus intégrée entre la médicine du Sud (purement vietnamienne, utilisant des plantes toujours locales et des préparations relativement simples) et celle du Nord (avec des plantes des régions montagneuses et de la Chine dans des préparations plus complexes et sophistiquées).
Invité à se joindre à la Cour royale par le prince Trịnh Cán, à qui il avait déjà prodigué des soins, Lê Hữu Trác refusa et se retira définitivement à la campagne pour continuer ses recherches et sa pratique de la médicine, jusqu’à sa mort en 1791. En adoptant le nom de Lãn Ông (« Monsieur Paresseux »), il indiqua sa résistance au bouleversement de sa vie sans prétention qu’effectuerait le régime fastueux de la Cour, avec sa foule de flagorneurs et frotte-manches. Il signala également son refus de se laisser prendre dans l’engrenage de la lutte politique qui opposait à ce moment-là les nobles des lignées Trịnh et Nguyễn. Dans la préface à son livre, il écrivit ceci :
« La médicine est un art humain qui doit chercher à préserver la vie de l’homme, en s’occupant de ses malheurs et se réjouissant de ses heurs. Le devoir du docteur, c’est de porter secours aux autres sans prétendre à la richesse ou à la renommée… »
Que sont donc devenus les docteurs d’antan ?
80Une anecdote recueillie sur cette époque collectiviste à laquelle nous ne pouvons résister. Nous ne trahissons pas l’esprit de la révolution si nous avouons que parfois des cadres de coopérative se sont trempés dans un peu de troc ou ont fait un peu de commerce parallèle : ils avaient les contacts et la liberté de mouvement, et n’ont pas toujours agi uniquement pour leur gain personnel. À Ninh Hiệp, des cadres de coopérative s’occupant de livraisons et marketing ont trouvé une combine originale : ils échangent illicitement médicaments traditionnels et textiles contre des produits de l’État, notamment des thermos (ceux qu’on voit toujours un peu partout au Vietnam) et… du glutamate de sodium ! Ces trésors étaient vendus aux villageois qui partaient ensuite les échanger dans les montagnes contre d’autres plantes médicinales. Les habitants des régions montagneuses troquaient donc les ingrédients d’ancestraux remèdes naturels sophistiqués contre des thermos bas de gamme, fabriqués en série, et de mauvais agents de sapidité allogènes et carcinogènes.
81● Les années 1960 : a partir de cette époque s’est développé encore un autre métier (surtout a Ninh Giang/Xóm 8), loin d’être inconnu dans le village, mais qui prend une toute nouvelle ampleur agro-alimentaire : la transformation des (graines de) lotus et de la pulpe séchée de longanes. La pulpe de longanes est réputée pour ses pouvoirs toniques ; on transforme principalement les graines des lotus – les sortant de leur coque noir et les détachant de leur chemise marron – pour en faire, une fois mises a nu, surtout des confiseries, ou les utiliser pour d’autres recettes traditionnelles. Encore une fois, à Ninh Hiệp, il n’y a ni étangs pour cultiver des lotus, ni terrains pour faire pousser des longanes ; mais transformer ces produits demande de l’adresse et de l’expérience (surtout pour les longanes). Les gens de la commune possèdent ce savoir-faire et achètent la production brute un peu partout dans le delta, vendant ensuite les produits transformés a Hà Nội et ailleurs. Vous allez voir que ce métier se porte toujours bien aujourd’hui.
82● Depuis 1986 : l’ouverture vers l’économie de marché fait des remous a Ninh Hiệp, comme partout. La coopérative artisanale de cuir et de bâches, livrée aux exigences du marché, connaît rapidement des difficultés de fonctionnement et ferme définitivement ses portes en juillet 1990, juste a temps pour que tout le monde puisse regarder les festivités de la réunification des deux Allemagnes a la télé.
83Avec le Đổi Mới, les transformateurs de plantes médicinales prennent une longueur d’avance sur des concurrents potentiels en organisant une quarantaine de commandos de collecteurs de plantes. Mais l’ouverture de la frontière chinoise au commerce change la donne encore une fois : désormais, les médicaments traditionnels chinois défient toute concurrence, même après exportation, et le métier de la transformation de ces produits prend un coup dur. Cependant, les artisans de Ninh Hiệp connaissent le métier et ont les contacts, donc encore une fois ils arrivent à se relever, cette fois-ci comme commerçants des produits chinois spécialisés. Par la suite, le marché des produits locaux se ravive quelque peu, aidé en partie par un engouement occidental pour toutes les médecines orientales traditionnelles, stimulé par certains mouvements de rejet de l’allopathie chimico-pharmaceutique.
84Encore un dernier métier, ou un descendant d’un ancien qui renaît des cendres : la confection de vêtements et le commerce des tissus chinois et japonais. Depuis le Đổi Mới, cette activité a pris un essor vertigineux à Ninh Hiệp : pas besoin de vous donner beaucoup de chiffres, vous n’allez voir que cela, même quand vous cherchez les pagodes de Phu Ninh, regorgeant des tombeaux des médecins illustres d’une époque révolue. Ce n’est ni très intéressant, ni très beau, mais c’est partout : il y a une décennie déjà, un dixième de tous les foyers de la commune se déclaraient tailleurs. La proximité avec Hà Nội (qui s’approche de Ninh Hiệp un peu plus tous les ans) fait que les jeunes viennent ici en excursion afin de se trouver des vêtements pas chers.
85Terminons cette chevauchée des métiers multiples de cette commune pas commune par une citation, tirée de la conclusion d’un excellent article sur Ninh Hiệp, par Dýõng Duy Bãng (2002) :
86« L’héritage et la valorisation des patrimoines technologiques traditionnels montrent toujours et encore l’importance de leur rôle dans le développement de l’artisanat a Ninh Hiệp. La richesse des expériences en matière de transformation des plantes médicinales a permis aux habitants de Ninh Hiệp de bien développer la filière de transformation des produits agricoles de haute qualité. Les acquis techniques de la fabrication des ballons pendant les années 1940-1950 ont constitué les bases pour que les habitants de Ninh Hiệp créent la coopérative de cuir et de bâches durant les années 1960-1986 ; a leur tour, les membres de cette coopérative ont pu valoriser leur expérience dans la confection d’habits qui s’est développée très rapidement ces dernières années. Ceci explique pourquoi, malgré un environnement similaire, les communes avoisinantes n’ont jamais réussi à monter, à l’instar de celle de Ninh Hiệp, ni coopérative spécialisée dans le cuir, ni a développer le métier de la confection ou de la transformation des produits agricoles. Il est donc nécessaire de maintenir et valoriser encore ces métiers traditionnels et de leur accorder l’attention qui leur est due ».
À VOIR
87Tout est à voir, bien entendu, mais tout particulièrement le village de Ninh Giang/Xóm 9, pour ses spectacles de séchage et transformation de produits exotiques et parfois mystérieux, ainsi que ses odeurs divines (voir promenade, p. 142). N’oubliez pas que la fête de l’ancêtre des métiers se tient le 18e jour du 1er mois lunaire (jour de sa mort), et allez voir les beaux bâtiments de culte, surtout concentrés dans le gros village de Phu Ninh (Xóm 1 a 7), dont notamment le temple de Điếm Kiều, construit pour rendre hommage a Mme Lý Nhũ Thái Lao.
Une promenade à travers le temps dans Ninh Hiệp
L’histoire mouvementée et très dynamique de cette commune illustre se décèle aux quatre coins des rues (l’École française d’Extrême-Orient a recensé plus de cent stèles rappelant le prestige d’hommes et de femmes célèbres du lieu, le savoir-faire et la richesse très ancienne de cette commune), même si elle est parfois cachée par des voiles de tissus bas de gamme. La balade se terminera dans les senteurs d’épices, d’anis étoilés et de réglisse, dans la lumière rasante de cette fin d’après-midi.
Nous vous suggérons de commencer par la visite du patrimoine architectural et religieux, histoire de ne pas se laisser démoraliser par l’aspect débridé du marché de tissus qui envahit un des plus riches villages des environs de Hà Nội.
Une fois que vous aurez passé le pont, vous vous trouverez face à deux rues qui partent en biais (voir carte p. 143), prenez celle de droite et traversez la rue des médicaments traditionnels sans vous arrêter, afin de garder le plus apaisant pour la fin. Puis continuez par la rue qui longe les rizières et négocie un virage serré vers la gauche. Encore 500 mètres et vous pouvez vous garer dans le parking près du marché.
La traversée du marché aux tissus est assez éprouvante à la fois psychologiquement et physiquement : il y a beaucoup de monde et la vision des temples cachés par des tissus imprimés de Winnie l’Ourson, Pokemon et Batman affecte les sens ! La chùa Cả, ou pagode Pháp Vân (appelée aussi pagode de Nành, ancien nom, vous vous souvenez, de Ninh Hiệp) : vous y verrez neuf stèles de la dynastie des Lê postérieurs rapportant l’histoire de certains médecins connus, signes de la haute réputation de ce village pour la science médicale. Elles sont dispersées dans la cour et dans le bâtiment principal.
Face à la pagode, un petit pagodon sur l’eau Đền thờ công chúa est dédié à la princesse Lê Ngọc Hân (1770-1799), fille du roi Lê Hiển Tông et femme de Quang Trung (fondateur de la dynastie des Tây Sõn). Après la mort de son illustre mari, elle composa un long poème en nôm (ancienne écriture vietnamienne), intitulé Ai Tý Vãn, exprimant la douleur d’une jeune femme perdant son mari, d’une amante pleurant son aimé, d’un sujet en deuil pour son roi. On pourrait organiser un jeu de piste dans ce village pour retrouver les stèles, les temples et autres bijoux architecturaux cachés par la « modernisation » Mais on vous laisse le soin de les dénicher en retraversant le marché aux tissus.
Sur le petit jardin en forme de triangle qui marque la fin du marché, un très beau pagodon abrite le « lit en pierre » thạch sàng où se coucHà le moine indien A Đa La, qui vint propager la doctrine bouddhique en 187, avant d’aller à Mãn Xá. Là-bas, il fut à l’origine de la « naissance des quatre déesses » dont vous entendrez parler en visitant la pagode Dâu (Itinéraire 3, p. 148). Dans ce lieu mystérieux et maléfique personne ne veut habiter. Actuellement, il abrite, entre autres choses, le centre culturel de Phù Ninh.
Tournez à droite dans la rue commerçante où les étals de tissus alternent avec des magasins de médicaments traditionnels. Au bout d’environ 300 m, sur la droite se trouve le petit temple, Điếm Kiều, construit pour rendre hommage à l’ancêtre du métier de la soie et des plantes médicinales Mme Lý Nhũ Thái Lão, surtout, rappelez-vous, le 18e jour du 1er mois lunaire de chaque année. C’est un petit édifice avec une belle structure en bois qui a été reconstruit dans les années 1990 grâce à des fonds privés.
Au fur et à mesure que vous vous dirigez vers le Xóm 8 (ou Ninh Giang), l’activité des médicaments traditionnels commence à s’intensifier : de nombreuses boutiques ayant pignon sur rue apparaissent. Une belle porte marque la séparation entre le Xóm 6 et le Xóm 7. Puis sur la droite, un petit đình à la porte rose abrite une très belle stèle.
En face, sur la gauche de la rue, la pagode Chuà Khánh Ninh. Puis plus loin un petit étang sur la droite avec de nombreux lotus rappelle l’intérêt pour cette plante médicinale.
Arrivés au bout de la rue, vous vous trouvez face au pont d’entrée dans la commune. Tournez à gauche et entrez dans la rue des médicaments traditionnels que vous avez traversée à l’aller. Là, le bruit s’estompe et vous pouvez vous laisser guider par le nez. Dans le village de Ninh Giang (ou Xóm 8), on respire enfin au milieu des senteurs épicées, des odeurs de réglisse, et du calme relatif qu’on vous a promis, loin de la horde des motos des commerçants de tissus qui zigzaguent entre les chalands avec des montagnes de tissus et de vêtements mal amarrées sur leurs engins.
Toutes les devantures des maisons servent d’espace de séchage pour les écorces odorantes, des piles de bâtons de réglisse coupés en lamelle, des tas de curcuma. Des jeunes filles découpent des écorces inconnues, hachent des plantes ou trient des paniers pleins de graines de lotus. Devant les magasins des enseignes montrent la double originalité du village : la vente des médicaments du Nord, Thuốc Bắc, et ceux du Sud, Thuốc Nam. Dans le dédale des ruelles, se nichent des petits monuments. On croise un đình aux portes orange, de très belle facture avec un auvent très ancien (avec des charmants vieux messieurs qui jouent au badminton, une occasion pour discuter l’air de rien de l’histoire du métier et de l’origine du đình…). Il n’y a pas d’association de producteurs de médicaments, mais à l’occasion des échanges de volants de badminton, on doit causer commerce et recettes de grand-mère pour préparer telle potion magique ! On y rend hommage au fondateur le 9e jour du 1er mois lunaire sans grande fanfare (pas de jeux comme dans les autres festivals).
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