Itinéraire 1. Meubles d’art et papier (Bắc Ninh)
p. 66-91
Texte intégral
Patrimoine culturel et architectural
Le đình et le temple Đô de Đinh Bảng ;
Le đình de Đồng Kỵ ;
Le festival de Lim ;
La pagode Phật Tích.
Les villages artisanaux
Meubles d’art : Đồng Kỵ, Phu Khe Ðông, Phu Khe Thýợng, Kim Thiều et Thiết Ứng.
Papier : Dýõng Ổ et Châm Khe.
1Avant d’arriver aux deux groupes de villages a visiter sur ce premier itinéraire, une escale est fortement recommandée chemin faisant, afin d’apprécier les richesses architecturales, culturelles et cultuelles de Đinh Bảng, un village célèbre, localisé a l’écart de la route principale entre Ha Nội et Bắc Ninh. Cette halte – facultative toutefois – vous accorderait la chance d’apprécier le contraste étonnant entre l’ambiance industrielle de la commune aux abords de la grande route (nationale 1A) et la félicité intemporelle dans ce site de temples ouverts sur les rizières, le dos tourné au xxie siècle…
ĐÌNH BẢNG ET SES ÉDIFICES HISTORIQUES
2COMMENT ALLER A ĐÌNH BẢNG ?
3Pour sortir de Ha Nội, traversez le pont Chýõng Dýõng a l’est et continuez tout droit jusqu’au carrefour de l’autoroute qui mène a Hải Phong. Prenez sur la gauche la nationale 1A en direction de la ville de Bắc Ninh. Continuez tout droit et traversez le pont de la rivière Đuống. Au km 16 (indiqué sur une borne le long de la route), vous entrez dans la commune de Đình Bảng, très industrialisée le long de la route. Vous passez cette zone industrielle appelée Phố Mới (nouveau quartier). Vous verrez un panneau qui indique que le đình (maison communale) se trouve a 500 mètres sur la droite après avoir traversé le cœur du village (en fait c’est plutôt un kilomètre !). De ruelles en ruelles de plus en plus étroites, vous atteindrez ce magnifique monument complètement encerclé par le marché et les habitations très resserrées.
4Đình Bảng est depuis très longtemps un village prospère, bien connu dans le delta du fleuve Rouge. C’est le berceau de la dynastie des rois Lý (xie-xiiie siècles), dont les huit rois seraient enterrés dans les environs du village. La légende veut que les dépouilles royales soient déposées sous des tertres funéraires disposés dans les rizières du village : le roi Lý Thái Tổ aurait souhaité se reposer dans un simple tombeau de terre recouverte d’herbe de pâturage, pour que les enfants surveillant les buffles se souviennent des rois Lý. On raconte que ces simples sépultures royales étaient placées dans une foret, la foret Bảng, située autrefois au centre du village. Malheureusement, les dernières traces de cette foret ont disparu au début du xxe siècle, et l’on ignore a présent l’emplacement des restes royaux ; a vous de chercher ! Une carte dans l’enceinte du temple Đô indique la localisation des tombeaux, mais elle serait plus virtuelle que réelle. Le joyau architectural de Đình Bảng, en cours de réhabilitation lors de notre passage : c’est le đình.
5Le đình de Đinh Bảng est l’un des plus célèbres du Kinh Bắc, l’ancienne région dont fait partie l’actuelle province de Bắc Ninh, pourtant fort riche en patrimoine architectural. Un vieil adage raconte que :
6Dans la classification des maisons communales, Ðông Khang vient en première place, ensuite Ðình Bảng en deuxième, tandis que Diêm occupe une troisième place honorable.
7Le đình de Đông Khang n’est que poussière depuis belle lurette, ce qui promeut celui de Đinh Bảng jusqu’a la première place du hit-parade – et le visiteur ne sera pas déçu : c’est un très beau bâtiment, qui impressionne par sa taille, l’originalité de sa construction, sa richesse de détails et son emplacement dégagé dans le village.
8Construite au début du xiiie siècle par un mandarin, Nguyễn Thạc Lýợng, la maison communale était un cadeau offert a son village de naissance pour y célébrer le culte de trois génies tutélaires (le Génie de l’Eau, le Génie de la Terre et celui des Récoltes). Contrairement a bien d’autres vieilles constructions a Đinh Bảng et ailleurs, elle a survécu a l’usure du temps, aux incendies, aux intempéries, aux insectes divers et même a la guerre : en 1954, les forces coloniales françaises, battant en retraite (laquelle allait d’ailleurs s’avérer définitive) ont enchaîné leurs chars d’assaut aux colonnes de la maison, tentant de la faire écrouler. Heureusement pour la postérité, la maison ne s’est pas laissée démonter.
9Remontons au xviie : épaulé par sa femme Nguyễn Thị Nguyen, Nguyễn Thạc Lýợng a d’abord piloté la construction de trois plus petites maisons dans le village en préparation a leur chef-d’œuvre. L’une de ces maisons, destinée a être la maison familiale du mandarin retraité, existe toujours et peut également se visiter depuis sa rénovation récente avec l’aide d’experts japonais.
La maison communale (đình)
La maison communale est l’un des pôles essentiels de la vie villageoise. Une expression imagée vietnamienne se traduit par : « Aussi grande qu’une maison communale », qui évoque un bâtiment aussi imposant et aussi présent dans la vie quotidienne que l’église gothique au cœur de certaines bourgades européennes au Moyen Âge. Les annales historiques témoignent de l’existence de maisons communales au Vietnam depuis le xve siècle, mais les exemples les plus anciens encore debout à ce jour sont du xvie siècle. Ces maisons classiques furent construites en bois massif avec de grandes et lourdes toitures en tuiles. On a continué à ériger des đình, même au xxe siècle, mais on ne peut plus se permettre de construire des édifices aussi grands et ornés avec des matériaux aussi dispendieux.
Chaque village au Vietnam a normalement sa maison communale. C’est généralement la structure la plus grande du village, et le point focal de l’identité et la fierté communautaires, qui remplit les fonctions suivantes :
• un endroit voué au culte du (des) génie(s) tutélaire(s) du village ;
• un lieu de rencontre, où les gens se réunissent afin de discuter des affaires de la vie villageoise ;
• une structure pour accueillir des festivals, des fêtes et des performances de toutes sortes, comme le tuồng (opéra classique vietnamien), le chèo (opéra populaire vietnamien), le quan họ (duos de chant amoureux : voir encadré p. 91) ou même les rối nýớc (marionnettes sur l’eau : voir explications dans la première partie).
Les autres grands bâtiments publics traditionnels, également (et avant tout) des lieux de culte, sont la pagode (chùa), dédiée au culte du Bouddha, et le temple (đền), dédié à des personnages déifiés de tout acabit, que ce soit d’anciens rois, des héros militaires, des martyrs divers ou des savants bienfaiteurs (voir 1er partie).
10Le đình mesure 30 m sur 15 m et il est l’une des plus grandes constructions en bois au Vietnam. La toiture en tuiles représente environ trois quarts de la hauteur totale du bâtiment et pèse plusieurs tonnes. Soixante énormes piliers en bois de fer soutiennent le toit. La légende veut que Nguyễn Thị Nguyen ait fait venir le bois pour ces colonnes de sa province natale de Thanh Hoá (ou son mari avait été gouverneur). Ce genre de grande construction était effectué par des travailleurs sous le contrôle d’un maître-charpentier. Beaucoup d’assemblages de boiseries avaient lieu préalablement par terre à côté, puis deux grandes équipes montaient chacune une moitié de la maison. Le jour de fête ou les équipes se sont rejointes n’avait surement rien à envier à celui qui a vu enfin se réunir les foreurs français et anglais sous la Manche !
11Par souci de géomancie, la maison est placée sur un terrain légèrement surélevé et orientée vers le sud. Cependant, lors de sa construction, l’on s’est gardé de cimenter les piliers aux socles en pierre, ce qui permettrait un déménagement (bien théorique, il nous semble, au vu de l’échec des chars français…), si jamais les géomanciens des générations futures le préconisaient.
12L’intérieur de la maison est richement décoré de bas-reliefs en bois et les poutres ainsi que les colonnes sont finement sculptées, notamment avec beaucoup de figures de dragons et d’autres animaux réels et mythiques. Cherchez une gravure particulièrement originale sur un panneau de la cloison (entre les colonnes plus grandes et celles plus petites) : on y distingue huit chevaux lancés dans une course.
13La fête annuelle en l’honneur des génies tutélaires a lieu le 12e jour du 2e mois lunaire, et jeux et divertissements sont au rendez-vous : des échecs chinois, de la lutte, des combats de coqs, des jeux de balançoire. Le soir, il y a des performances de chèo et quan họ (voir encadré p. 91). Il y a également une fête annuelle a l’honneur des Lục Tổ, les six fondateurs du village (du xve siecle), qui se tient le 6e jour du 1er mois lunaire.
LE TEMPLE ĐÔ
14Pour aller ensuite au temple Đô, longez sur la gauche le đình, puis encore a gauche, puis tournez a droite. Au bout de 400 mètres, vous verrez sur votre droite une vaste étendue d’eau. Vous la longez et pénétrez dans l’enceinte du temple. Un grand étang en forme de demi-lune s’ouvre sur les différents bâtiments du site.
15Ce đền (temple) a l’est du village est dédié aux huit rois et s’appelle Temple Đô, ou également Temple Lý Bát Đế (temple des huit empereurs Lý). Celui qu’on voit aujourd’hui est une construction moderne, terminée à la fin des années 1990, qui remplace l’original, fondé au xie (ou peut-être au xiiie) siècle. Le temple d’origine était largement rénové et agrandi au xviie et comprenait 21 structures, dont un pavillon d’eau qui figura plus tard sur les billets de cinq piastres du régime colonial français.
16Hélas, ce vieux temple fut détruit au début des années 1950 pendant la guerre. Le bâtiment moderne abrite des statues des huit rois Lý. On remarquera avec plaisir que les noms de ces rois sont beaucoup plus faciles a distinguer et retenir que, par exemple, les rois Louis de France, qui (selon la tradition) avaient tous le même prénom. En commençant avec le grand Lý Thái Tổ (le fondateur de la dynastie) et son fils, Lý Thái Tông, les autres, dans le désordre, sont : Lý Thánh Tông, Lý Thần Tông, Lý Nhân Tông, Lý Anh Tông, Lý Cao Tông et Lý Huệ Tông. À la fin de ce circuit, prenez quelques verres d’alcool de riz (également par respect de la tradition) et essayez de réciter ces noms rapidement, d’abord à l’endroit, ensuite a l’envers…
17Les statues des rois sont vénérées à l’occasion de la fête du temple, qui débute le 15e jour du 3e mois lunaire et dure quatre jours. Tous les trois ou quatre ans, les festivités sont beaucoup plus importantes. Le 15e jour, la statue de Lý Thái Tổ est intronisée en grande pompe. Le 16e jour, une procession porte les huit statues jusqu’a la pagode Cổ Pháp (le nom de la terre d’origine des rois Lý). C’est ici que Lý Công Uẩn (qui prit plus tard le nom plus médiatique – vous le connaissez bien déjà – de Lý Thái Tổ) aurait passé son enfance comme moine bouddhiste (si ce n’est pas a la pagode Tieu Sõn, distante de quelques kilomètres, qui, elle aussi, réclame cette distinction). En plus de ces rites et bien d’autres, des jeux traditionnels sont organisés : de la lutte, des combats de coqs et, le 17e jour, devant le temple, une partie d’échecs vivants. Une fois la visite terminée, vous pouvez retrouver directement la nationale 1A, en prenant sur la gauche la route qui passe devant le temple.
ĐỒNG KỴ ET LES VILLAGES DU MEUBLE D’ART
COMMENT ALLER A ĐỒNG KỴ ?
18Une fois sur la nationale 1A, tournez à droite en direction de la ville de Bắc Ninh. Vous débouchez directement a l’entrée du chef-lieu du district de Từ Sõn. Vous pouvez même en profiter pour gouter la spécialité sucrée du village de Trung Hoa (commune de Đình Bảng), les bánh Phu The (gâteaux de mari et femme) que de nombreuses vendeuses offrent au bord de la route. Ces gâteaux carrés, toujours vendus par paire (le mari et la femme, le marketing et la vente, l’occasion et le larron…)1, font partie intégrante des mariages de la région du Kinh Bắc. On dit que la texture gluante des gâteaux traduit l’aspect collant des liens de mariage. A vous de digérer ce parallèle comme bon vous semble, mais rappelez-vous que les Vietnamiens sont très friands de desserts plutôt visqueux. Ils sont fabriqués avec de la farine de riz gluant colorée en jaune par des extraits de gardénia et agrémentée de fleurs de pamplemousse et de morceaux de papayes pour donner plus de saveur. Ils sont fourrés d’un savant mélange de pâte de haricot vert, de noix de coco et de graines de lotus (voir Itinéraire 2 p. 139 pour la transformation de ces graines). On les cuit à la vapeur dans des feuilles de maranta ou « dong ».
19La rue Trần Phú traverse cette petite ville administrative et commerçante. A la hauteur du numéro 188, tournez à gauche et passez la voie ferrée. Vous arriverez a Đồng Kỵ après avoir traversé le village de Trang Liệt qui sert de zone d’extension aux artisans qui n’ont pu bénéficier de parcelles dans le site industriel. Sur votre droite, une « riviéra » aux maisons « en bandes » bien alignées, très colorées et aux devantures audacieuses : c’est le site industriel de Đồng Kỵ.
LE CONTEXTE
20Disons-le tout de go : Đồng Kỵ fait partie d’un certain nombre de villages de métier les moins bucoliques dans ce guide, mais (comme les autres de la même catégorie) il est intéressant, car il a une histoire hors du commun et présente les différentes étapes d’un processus de production a l’origine artisanal. Un riche patrimoine à découvrir.
21Đồng Kỵ est le village au cœur d’un cluster d’une dizaine d’autres qui produisent des meubles d’art en bois dans l’ouest de la province de Bắc Ninh. Comme vous allez voir, le centre de Đồng Kỵ est étonnamment resserré, avec une population particulièrement dense (davantage de gens habitent dans ce seul village que dans plusieurs des communes aux alentours). C’est un aménagement du territoire plutôt insolite en milieu pourtant encore rural, mais qui confronte le visiteur – il y a des tas de bois partout – a un enjeu critique ici : la gestion de l’espace.
22Đồng Kỵ jouit d’une longue histoire commerçante (centrée sur le buffle), qui sans aucun doute explique en grande partie son succès actuel. Mais paradoxalement, comme dans beaucoup de villages de métier, c’est le manque de terres agricoles ou leur faible rendement qui a poussé les villageois a trouver d’autres façons de s’occuper et d’essayer de survivre : Đồng Kỵ a des terres limitées qui sont relativement élevées dans le delta et du coup mal desservies par le réseau hydraulique. L’unique récolte annuelle de riz possible autrefois ne suffisait pas à remplir toutes les bouches à nourrir. Car malgré un peu de patate douce et de cacahuete, la culture de riz sur terres hautes sans assez d’eau mène vite a la famine.
23La solution pour certains villageois, c’était de pratiquer un peu la menuiserie en parallèle – fabriquant des meubles simples pour le marché local ou bien se déplaçant ailleurs dans le delta comme thợ mộc, charpentiers itinérants, vendant leurs services sur des chantiers de construction, qu’ils soient pour des bâtiments ordinaires ou religieux. Plusieurs hommes du village partaient quelques mois pendant la saison creuse agricole poursuivre cette activité, a l’instar de leurs confrères de la province de Ha Tây. Nous en reparlerons plus loin. Les femmes de Đồng Kỵ, elles, se mettaient au tissage : elles produisaient une étoffe simple, de couleur blanche ou brune, utilisée pour confectionner des vêtements et des voiles.
Traction avant ?
Quelques personnes de Ðồng Kỵ ont réussi à devenir marchands de buffles. En fait, on dit que ce commerce a commencé au village il y a très longtemps. À l’époque coloniale, il y avait le grand marché Giàu, spécialisé dans les buffles, qui se tenait six fois par mois lunaire dans le village de Phù Lýu à 2 km de Ðồng Kỵ, où l’on vendait environ 500 têtes de bétail par jour ! Une dizaine de grands commerçants de buffles de Đồng Kỵ allaient les collecter un peu partout dans les provinces montagneuses du nord du Vietnam, les vendant à des intermédiaires venus des provinces deltaïques, soit pour la traction attelée (70 %), soit pour la boucherie (30 %). (D’ailleurs, si vous commandez un steak ce soir à Hà Nội, il y a encore de fortes chances que vous mangiez du buffle…).
Cette activité mobilisait beaucoup de capital et une main d’œuvre importante. Le marchand expédiait des équipes pour raccompagner les buffles à pied (on comptait un homme pour cinq bêtes), tout en cherchant de quoi les nourrir. Imaginez l’appétit de cinq buffles (et un homme) pendant trois ou quatre jours de marche dans la plaine À Ðồng Kỵ même, environ 200 personnes vivaient de l’affourragement du bétail, tandis qu’une cinquantaine de plus ramassaient leur fumier pour le vendre aux agriculteurs. Certains marchands sont devenus très riches – et même ceux qui s’occupaient des entrants et des sortants métabolisants de ces bovidés insatiables touchaient dix fois plus que leurs congénères trimant dans les rizières. Cette pratique ancienne du ramassage de fumier par les villageoises n’a pas toujours joué en leur faveur : certains artisans des villages voisins, jaloux du succès de ces entrepreneuses – commerçantes intraitables –, s’amusent à rappeler cette activité avec une certaine ironie. La grande polarisation de ce marché de buffles a été à l’origine de la mise en place d’un large réseau commercial : en amont, les villages des zones montagneuses et collinaires ; en aval, les villages de tout le delta et plus loin encore : toujours à l’époque coloniale, quelques marchands exportaient des buffles jusqu’à Hong Kong, par train vers Hải Ph.ng, ensuite par bateau. Une filière commerciale est née.
Mais comment alors les Dongkinois sont-ils passés des ruminants à quatre pattes aux canapés trois places ?
24Bien sur, plusieurs facteurs sont entrés en jeu : le premier, freinant l’activité des marchands de buffles, fut la guerre révolutionnaire opposant les Viet Minh aux forces coloniales françaises. Pour des raisons politiques obscures, le commerce de buffles a cessé complètement de 1945 à 1954.
25Ensuite, après la victoire des Viet Minh, ce fut l’époque collectiviste. Le Vietnam a commencé à recevoir de la machinerie agricole produite dans des pays frères de l’Union soviétique. (En réalité, un tracteur n’est pas très utile dans une rizière inondée : il est encore possible que le seul de ces engins que vous verrez pendant ce circuit soit dans la pagode à la fin, sur les vrais billets de 200 VNĐ, « argent des morts » ayant désormais trop peu de valeur pour les vivants…). Pendant cette période, l’activité de menuiserie, plutôt faible auparavant a Đồng Kỵ, s’est beaucoup développée au sein de la coopérative agricole. Il y eut un apport précieux de savoir-faire d’artistes-sculpteurs en bois des villages de métier voisins, spécialisés depuis fort longtemps, comme :
- Phù Khê Thủợng (objets rituels et charpentes ouvragées) ;
- Kim Thiều (statues) ;
- Thiết Ứng (statues de Bouddha, phœnix et tortues).
26Rapidement, d’autres coopératives furent créées dans ces trois villages. On commençait à façonner également des objets en ivoire et en corne de buffle (un petit rapport avec le passé ?). Les commandes affluaient, notamment des pays de l’Europe de l’Est (des compagnons de route vers un monde meilleur). Tout était géré par des agences d’État, qui fournissaient les matières premières, cherchaient des débouchés, assuraient l’exportation et (parfois) payaient les salaires.
27Puis, en 1984 (une année qui a fait rêver plus d’un), une nouvelle directive gouvernementale permet la production en dehors de la coopérative, sous réserve qu’elle soit encore dans un cadre collectif… Le contrôle étatique des moyens de production se relâche un peu, les artisans se remettent a travailler a domicile.
28Parallèlement a ces événements, dans la période d’après-guerre révolutionnaire, un nouveau métier a vu le jour a Đồng Kỵ, inventé par des anciens marchands de buffles, cherchant a investir et faire fructifier leur capital désormais sommeillant : la menuiserie d’art. En fait, ces marchands, profitant de leurs vieux réseaux de contacts, sillonnent le delta a la recherche de meubles antiques vietnamiens, chinois et même français, les démontent et les copient. Au début, ils ne savent pas trop comment s’y prendre, mais, grâce a l’embauche d’artisans spécialisés (bien rémunérés), qui doivent former les enfants et les apprentis des patrons de Đồng Kỵ, le métier rentre…
Comment gérer l’espace vital ?
Avec une densité de population résidentielle bien supérieure à celle des vieux quartiers centraux de Hà Nội (plus de 300 personnes à l’hectare ici), plus les ateliers de menuiserie et un besoin de stocker le bois (qui prend beaucoup de place) et les meubles à tous les stades de production, Ðồng Kỵ souffre vivement d’un manque d’espace qui continue de s’aggraver – et de la qualité de son environnement qui tend à se dégrader.
Les artisans de Ðồng Kỵ sont contraints à trouver des solutions, mais malheureusement, celles-ci engendrent souvent d’autres problèmes :
• Un site industriel (SI) a été créé à l’entrée du village pour augmenter l’espace de production, permettre de mécaniser les techniques, résoudre l’enclavement des entreprises à l’écart des routes et diminuer les problèmes environnementaux, notamment de santé publique (bruit, produits nocifs et promiscuité). Cependant, on n’y respecte peu ou pas la division spatiale (souvent familles et ouvriers sont logés là-bas et l’on maintient la production au centre du village), certains artisans ont formalisé leur statut uniquement pour faciliter leur accès au SI et seulement 30 % des demandeurs y ont acquis des parcelles de terrain… Par ailleurs, les paysans expropriés pour créer le SI revendiquent parfois ces terres et vont faire des réclamations à Hà Nội.
• On a remblayé de façon informelle des mares et des canaux avec déchets et sacs de pierres pour gagner du terrain et ensuite pouvoir y construire dessus ou faire des aires d’entreposage. Mais cette pratique réduit l’efficacité de l’évacuation des eaux (qui sont largement polluées par des produits chimiques utilisés pour teindre et vernir les meubles) et augmente le risque d’inondation en période de mousson.
• Certains artisans achètent des parcelles de terre dans des villages limitrophes, souvent inondables, et les remblaient également. Cette pratique a les inconvénients de faire flamber le prix de l’immobilier tout autour de Ðồng Kỵ et, comme pour le cas précédent, de gêner l’évacuation des eaux.
D’autres propriétaires à Ðồng Kỵ détruisent leur demeure villageoise ancienne (souvent belle, à nos yeux de touristes) afin d’y construire plusieurs maisons en ciment de style hanoïen (nettement moins belles, selon ces mêmes yeux). Vous avez sans doute déjà remarqué que ces maisons (les maisons en « bandes »), construites un peu selon le principe d’un château fort du Moyen Âge, avec un petit pont-levis (pour les motos), une herse en accordéon (contre les voleurs) et même parfois des douves (sous forme d’égouts ou de rizières), ont presque toutes la silhouette d’une boîte d’allumettes posée à la verticale (néanmoins créant ainsi de l’espace vital aux étages supérieurs). Par ailleurs, on a badigeonné la façade avec de la peinture pastel, voire fluorescente, tout en laissant « au naturel » les autres murs cimentés et aveugles : si l’on s’attend à ce que d’autres viennent construire leurs demeures du même format (ou même avec davantage d’étages), collées tout autour à seulement quelques centimètres de la sienne, à quoi bon aménager les autres flancs de la maison ?
Revenons à la gestion de l’espace… Toutes ces solutions de fortune et stratégies individuelles et incoordonnées des artisans plus fortunés n’apportent que des réponses partielles et imparfaites aux problèmes. L’absence de réel plan intégré d’aménagement du territoire est une source d’inquiétude croissante : en plus des dégâts environnementaux, la voirie inadaptée souffre d’encombrement et l’on risque surtout d’assister à des tensions entre villages et entre artisans et paysans expropriés, tensions qui à la longue pourraient également fragiliser la cohésion productive au sein du cluster.
LE (NOUVEAU) MÉTIER
29Pendant longtemps, cette activité n’était pas très lucrative : limitées par l’accès difficile (à l’époque) au bois et l’étroitesse du marché, il a fallu de la patience et des poches profondes aux quelques familles de Ðồng Kỵ les premières reconverties dans cette nouvelle production. Un artisan raconte avoir payé très cher le droit de simplement photographier un ensemble de beaux vieux meubles français, qu’il a ensuite copiés à partir des ses photos !
30Le métier commence à se développer après la fin de la Guerre américaine (1975), mais il faudra attendre la fin des années 1980 avec le Đổi Mới (la Perestroïka vietnamienne) avant qu’il ne prenne son véritable essor. À partir de là, Ðồng Kỵ devient définitivement un centre d’activité artisanale (et un marché de bois très important), entouré de villages satellites, qui fournissent de la main d’œuvre, en partie bien qualifiée, grâce à son habileté ancestrale en menuiserie et sculpture.
31La particularité et la force des patrons recyclés de Ðồng Kỵ, c’est de canaliser ces connaissances, auparavant limitées à une vocation religieuse, vers un nouvel artisanat profane, diversifié, aux débouchés multiples, voire mondiaux. Le métier s’organise, se ramifie, se spécialise : autour de Đồng Kỵ, tout un réseau de relations et de fournisseurs de travail, de matériel et de services s’établit avec les villages voisins et d’autres, parfois beaucoup plus lointains.
32Dans la représentation graphique intitulée « Relations entre les métiers spécialisés dans les meubles en bois » (Fanchette S. et Nguyễn Xuân Hoản, 2009), même si elle ressemble aux schémas de bataille napoléonienne dans les vieux livres d’histoire, on voit clairement des mouvements complexes et simultanés dans tous les sens, des rapports de force (pas militaires ici mais bien économiques) et la délicate hiérarchie d’activités et de connaissances qui se tisse autour de Đồng Kỵ. Certains artisans des alentours travaillent dans les ateliers de ce village. La plupart d’entre eux font la navette quotidiennement, d’autres viennent de trop loin et doivent se loger dans des dortoirs, comme les incrusteurs de nacre des villages spécialisés de Hà Tây (voir Itinéraire 6, p. 235) ainsi que les ouvriers qui affluent de la province de Thái Nguyên. Beaucoup d’artisans cependant restent chez eux, travaillant en sous-traitance, prenant ainsi moins de place précieuse à Ðồng Kỵ, minimisant les frais des propriétaires de grands ateliers et très souvent faisant uniquement une partie très morcelée de la confection d’un meuble.
33Vous allez voir dans les villages autour de Đồng Kỵ des gens qui, par exemple, ne façonnent dans la vie que des pieds de chaises A la manière prônée par Adam Smith (ou F. W. Taylor), ils peuvent travailler efficacement, avec un minimum de gaspillage de temps, d’énergie et de matériaux, mais force est de constater qu’ils sont enfermés dans un rapport de dépendance avec celui qui sous-traite (sans parler des velléités du marché), duquel ils pourraient difficilement se soustraire.
À VOIR
34Allez visiter rapidement l’une des grandes boutiques modernes avec salon d’exposition dans ce qui est censé être un site industriel le long de la route principale à l’entrée du village, afin de voir une bonne partie de ce que l’on fabrique ici.
35Pénétrez dans le vieux centre de Ðồng Kỵ, très dense, avec des marchés, comme celui de nacre, organisé par les incrusteurs originaires de Hà Tây, et celui de la main-d’œuvre (ouvriers – le plus souvent ouvrières – temporaires).
36Côté patrimoine architectural à Ðồng Kỵ, mettant rapidement de côté les rutilantes demeures des Dongkinois nouveaux-riches, il y a d’autres belles choses à voir ici :
- Le très célèbre đình. C’est une maison communale joliment faite, mais c’est le concours de pétards, célébré juste après le Tết (le Nouvel An lunaire), qui a établi la notoriété nationale de Đồng Kỵ bien avant la menuiserie d’art. Moins un Woodstock avant l’heure qu’une rivalité entre artificiers assez pétés de thunes, autrefois les familles donkinoises en lice préparaient, en grand secret chez eux, d’immenses pétards bourrés d’explosifs (en clair : des bombes), et le jour du concours, les dévoilaient fièrement sur le parvis du đình, parfois contraintes à démolir et reconstruire un mur de leur maison afin de sortir la fusée de sa cachette ! Les pétards étaient jugés non seulement sur leur taille mais également sur la qualité de leur subséquente déflagration. Une année, une explosion de pétards a même détruit une partie du toit du đình Cette pratique commémorait le retour de la guerre du général Thiên Cýõng, qui avait aidé l’un des rois Hùng (n° 6) à débouter la énième vague de conquistadors chinois à fondre sur le delta. A partir de 1994, tout ceci a été bouleversé par l’interdiction gouvernementale de fabriquer et utiliser des pétards, jugés désormais trop dangereux. Cette interdiction a mis fin à une pratique très répandue – et (comme nous le verrons plus loin) a perturbé plusieurs villages de métier, y compris certains sur ce même itinéraire qui produisaient du papier pour les pétards. Ðồng Kỵ a quand même conservé sa fête – et sa tradition (sculptant depuis lors des pétards en bois : drôles de vacances annuelles pour ces forcenés du ciseau à bois !). Le concours de pétards a donc toujours lieu à partir du 4e jour du 1er mois lunaire (le lendemain de la fin du Tết). Autrefois étendues sur 20 jours, aujourd’hui les festivités n’en durent que trois…
- Plusieurs autres cérémonies et jeux ont loin au même moment que le concours de pétards. Parmi ceux-ci, mentionnons un rite de fertilité assez explicite : un villageois avec des enfants des deux sexes (il faut comprendre : un bon géniteur) est choisi pour brandir des objets représentant les organes sexuels de l’homme (en bois) et la femme (en mo cau, fibre de noix d’aréquier). À trois reprises, il fait une danse en imitant l’acte sexuel avec ces deux objets. A la fin, il les lance dans la foule pour que des gens du village les rattrapent. Pour savoir ce qui se passe ensuite, il faut y aller soi-même.
- Explorez quelques villages (de métier) autour de Đồng Kỵ (voir liste au début de l’itinéraire). Observez les artisans sous-traitants au travail.
- Remarquez l’impressionnante quantité de bois stocké dans Đồng Kỵ et les environs. Étonnamment, c’est ici le plus grand marché de bois du nord du Vietnam, dans ce même village ! Il ne reste quasiment plus de bois adéquat disponible au Vietnam, alors on achète dans des pays aussi lointains que l’Indonésie et la Birmanie ; on revend aussi. (Voici malheureusement un autre revers de cette ruche d’industrie qui tourne à plein régime : la difficulté de contrôler la provenance exacte du bois, les conditions dans lesquelles il a été coupé et les dégâts environnementaux éventuellement provoqués par son prélèvement. Par exemple, le Laos a été beaucoup pillé pour son bois précieux, le Cambodge aussi et c’est surtout les communautés montagnardes déjà vulnérables qui en font les frais, sans bénéficier financièrement de ce commerce).
Une promenade dans Đồng Kỵ
Une fois quitté le site industriel et commercial, on pénètre dans une partie plus ancienne du village. La route bordée de commerces, puis du grand marché au bois situé sur la droite, est devenue une artère centrale du cluster de villages. Fortement embouteillée aux heures de pointe, elle est le théâtre d’un remue-ménage étonnant composé de charrettes tirées par des chevaux, de motos, de vélos, et les petits camions qui transportent un charivari de meubles de tailles phénoménales : équilibristes à leurs heures, les charretiers sont devenus les acteurs essentiels des échanges au sein du cluster. Il est possible de s’évader de ce capharnaüm en prenant une des dernières artères sur la droite avant la rivière. L’entrée est marquée par une très belle porte, limite territoriale de l’entrée dans le Xóm Bắng, un des hameaux du village.
Cette venelle mène à une intersection où un petit miếu (temple) fait face à une petite surélévation où se trouvait autrefois un puits. Un coiffeur y officie à ses heures. Prendre la ruelle de droite et au bout de quelques mètres on débouche sur un minuscule marché où s’échangent les produits de la vie quotidienne. Un petit miếu destiné au culte du génie de la terre semble protéger les habitants du quartier. Prendre la ruelle sur la gauche qui mène à un très beau nhà thờ họ (sur la gauche) où le lignage des Dýõng, le plus nombreux du village, se rassemble lors des fêtes familiales et pour le culte des ancêtres. Dans cette localité densément peuplée, le maintien d’un tel édifice agrémenté d’ une cour bordée de bonsaïs bien entretenus et d’un plan d’eau relève de l’exploit.
Un peu plus loin sur la gauche, une fois contourné le nhà thờ họ, une très belle porte s’ouvre sur un regroupement de maisons traditionnelles de belle facture, perdues au milieu de jardins, dont certaines servent aussi d’atelier de menuiserie. Une fois revenu devant le nhà thờ họ Dýõng, on continue tout droit. On passe devant l’ancienne maison de la culture nhà vãn hóa reconvertie en école maternelle. À l’intersection, de ruelles, le nhà thờ họ des Vũ fait face. Plus sobre, il n’en marque pas moins le territoire d’un autre lignage, dans ce village fort ancien et très peuplé (plus de 13 000 habitants !)
On continue tout droit, la route s’incurve vers la gauche. De nombreux ateliers sont installés dans les cours minuscules de certaines maisons anciennes. Il est possible de les visiter sous réserve de quelques sourires ! La deuxième impasse sur la droite mène à l’atelier de Mme Nhu qui, dans cette maison traditionnelle vieille de plus de 200 ans, parvient à faire travailler une ruche de femmes qui poncent, vernissent, assemblent de très beaux meubles incrustés de nacre. En reprenant la rue, vous continuez tout droit vers le đình en passant sous une très belle porte qui marque l’entrée dans le Xóm Đình. À côté de cette porte, un petit miếu sert à honorer le génie de la terre qui protège les habitants de ce hameau.
Pour les lève-tôt, vous pourrez participer, ou tout au moins assister, à une séance en plein air de Tai Chi dans la cour du đình… à 5 heures du matin !
Une promenade dans Phù Khê
Une fois passé le pont qui enjambe la petite rivière Ngũ Huyện Khê et marque la limite entre les villages de Ðồng Kỵ`et ceux de Phù Khê, on observe sur la gauche une nouvelle zone d’ateliers, en grande partie occupés par des artisans de Ðồng Kỵ. Sur la droite des rizières partiellement inondées serviront de site industriel pour délocaliser la production du cœur villageois lorsque les problèmes fonciers seront résolus. On peut visiter une petite pagode, Chùa Vĩnh Lợi, qui se trouve au bord de la route, une fois passée la première intersection. Remarquez la présence du banian, symbole de la société vietnamienne trois fois millénaire (et arbre avec ses fascinantes racines adventives, hanté par les génies bienfaisants, contrairement au faux-cotonnier qui, lui, n’abritant que des fantômes malfaisants, terrorise les petits enfants…) et le petit plan d’eau devant la pagode.
Prendre la rue sur la droite qui mène à la place du village. Sur la droite de la place tout d’abord le đình, de petite taille et récemment restauré qui fait face à un large plan d’eau. À côté, le nhà thờ họ de la famille Lê. La rue qui traverse le village est bordée par de nombreux édifices anciens, symbolisant l’ancienneté, la richesse et le savoir-faire de ce village de sculpteurs dont l’origine remonterait à plus de mille ans sous la dynastie des Lý. Les artisans les plus talentueux ont participé à la construction des pagodes les plus célèbres (pagode Dâu et pagode Đam) ainsi que le đình de Đình Bảng que vous avez eu l’occasion de visiter plus tôt. Leur spécialité : la sculpture des animaux et plus précisément des dragons, un des quatre animaux mythiques sacrés.
On passe devant la place du marché (à gauche) en face duquel un petit miếu abrite le génie de la terre du hameau et où un espace de repos a été construit pour les villageois. La rue s’ouvre de part et d’autre par des impasses où le staccato des machines à couper le bois, des scieuses… nous rappelle la vitalité de ce village au riche patrimoine architectural. Essayer de vous perdre dans ces ruelles où vous verrez la division extrême du travail entre les ateliers : certains ne produisent que des pieds de chaises, tandis que d’autres s’affairent autour des plateaux de tables incrustés de nacre. À vous de jouer aux Legos !
Une grande partie des ateliers localisés à gauche de la rue principale sont récents et ont été bâtis sur d’anciens étangs que l’on a remblayés. La conquête de l’espace a accompagné la transformation de ce village dynamisé par la proximité de Ðồng Kỵ. Plus loin, sur la droite, le petit nhà thờ họ de la famille Nguyễn. Puis sur la gauche, un autre đình de petite taille, précédé par un plan d’eau. Ouvert sur les rizières à perte de vue, cet édifice est d’une grande beauté et les sculptures fines et laquées montrent le talent des artisans du lieu. Si vous avez la chance de trouver le gardien du đình, il pourra vous l’ouvrir en dehors des jours de célébration des ancêtres (le 1er et le 15e jour du mois lunaire). Pour la petite histoire, pendant la guerre contre les Français, ce lieu a servi de cachette aux Việt Minh (dans le faux-plafond installé sur les grandes charpentes). Il a été ensuite détruit par les villageois de peur que la garnison française, stationnée dans la ville de Đông Anh toute proche, n’en fasse son QG. Il a été reconstruit à l’identique en 2002, selon la mémoire des vieux ! et grâce aux cotisations des villageois.
Si vous continuez tout droit vous arriverez à l’imposante pagode de Phù Khê Thýợng, Chùa Ông Hồng An, toute rutilante, reconstruite en 2006. Sa destruction fut l’œuvre de la guerre, soit des Việt Minh, soit des Français ! Un Bouddha immense de plus de 15 tonnes veille sur les fidèles. Cette pagode était autrefois très célèbre dans la région.
DÝÕNG Ổ, CHÂM KHÊ ET LE CLUSTER DU PAPIER
COMMENT Y ALLER ?
37Retournez à la route nationale 1 et tournez à gauche, en direction de la capitale provinciale, Bắc Ninh. Au km 24, vous traversez la ville de Lim, cité administrative où se déroule le festival de quan họ de Lim (voir p. 90). Encore environ un kilomètre et vous arrivez dans le village de Xuân Ố. Le nom du village est indiqué sur les enseignes des magasins. Sur votre gauche, une route entre dans la commune de Phong Khê à laquelle appartient Dýõng Ổ. Si vous arrivez jusqu’au pont de l’autoroute qui traverse la nationale et que vous voyez un panneau « sens interdit » sur le côté gauche de la route, qui à cet endroit devient à double voie, c’est que vous êtes allés trop loin. Retournez sur vos pas. À environ 600 m, se trouve la première entrée du village de Dýõng Ổ. Vous passez la voie ferrée (la même que celle pour aller à Ðồng Kỵ) et entrez dans le royaume du papier !
LE CONTEXTE
38Dýõng Ổ est un village de métier traditionnel dont l’activité, la fabrication de différentes variétés de papier dó, produit à partir de la fibre du rhamnoneuron, arbre que l’on trouve dans les provinces montagneuses qui surplombent le delta, remonterait à plusieurs centaines d’années. Il a supplanté la production des villages de Býởi et de Yên Thái localisés au bord du grand lac de l’Ouest (à Hà Nội) (voir encadré dans première partie, p.28-29), maintenant intégrés dans la capitale. Dýõng Ổ alimentait les villages du haut delta par l’intermédiaire de marchés spécialisés en papiers de qualités variées [écriture des édits royaux, papiers votifs (Làng Cót), estampes (Ðông Hồ), fabrication de pétards (Bình Đa), ou plus tardivement pendant la révolution, rédaction des tracts et des journaux révolutionnaires]. La période collectiviste amorça un début de reconversion et de participation à l’effort de guerre du village par l’intermédiaire des coopératives artisanales, puis des groupes de production (voir première partie, p. 21).
39Depuis l’ouverture économique, la production de papier dó est en déclin face à la fabrication mécanique de papier machine ou papier toilette. Les artisans de Dýõng Ổ ont mieux réussi à diversifier leur production que ceux des autres villages. En 1994, le gouvernement a interdit la fabrication des pétards, ce qui a entraîné le déclin d’une activité papetière pluri-séculaire. Mais les artisans de ce village dynamique ne se sont pas laissés abattre. Ils se sont engagés dans un processus de modernisation et de mécanisation de leur activité et ont élargi leur marché (papier toilette, papier kraft, papier machine et dans une moindre mesure, papier votif). En 2003, la commune de Phong Khê comptait 125 chaînes industrielles de production ayant une capacité de 300 à 2 000 tonnes/an. Ce processus ne s’est pas fait sans dégât : et vous le constaterez en vous promenant dans le village et surtout le long de ce qui fut le centre névralgique du village, la rivière Ngũ Huyện Khê. Il reste cependant une poignée d’artisans qui fabriquent du papier dó, et le papier destiné aux objets votifs. La faible production de ce papier artisanal est destinée principalement aux artistes.
40Il y a trois autres villages rapprochés dans ce cluster de fabrication de papier : en longeant le bord de la rivière Ngũ Huyện Khê vers le nord-est à partir de Dýõng Ổ, on arrive à Ðào Xá. Continuant vers le nord, l’on se trouve à Châm Khê. Dans ce village, la production de papier est beaucoup moins mécanisée qu’à Dýõng Ổ. On trouve ici un plus grand nombre de producteurs de giấy dó (papier dó) et de papier destiné à la fabrication d’objets votifs.
Entre l’écorce et la feuille
Le premier défi pour les producteurs de papier dó est de se procurer l’écorce de cet arbre, essentielle à la fabrication. On utilise aussi l’écorce du mûrier à papier, (mais on n’en parle pas beaucoup !). Elle est difficile à trouver de nos jours : comme il y a de moins en moins d’acheteurs, les producteurs de l’arbre dó se font de plus en plus rares et les prix sont très élevés. Les gens des régions montagneuses n’en plantent plus beaucoup ; on n’en trouve plus que dans les provinces de Lào Cai et Yên Bái, où l’écorce est récoltée en septembre et octobre. Celui qui veut produire du papier régulièrement doit faire des réserves pour toute l’année.
La production est également saisonnière : on est obligé d’arrêter la fabrication pendant la mousson (juin, juillet, août) car il fait trop chaud – et en plus, le papier ne sèche pas. Une fois qu’on a trouvé de l’écorce, il faut la préparer : ci-après la recette de la fabrication telle qu’elle s’effectuait il y a un siècle dans un village des bords du lac de l’Ouest. À une variante près – la part de produits chimiques divers, et celle de papier de récupération insidieusement intégrée dans la pâte – les derniers papetiers de Dýõng Ổ et de Châm Khê continuent de faire les mêmes gestes que leurs ancêtres.
La fabrication du papier dó dans le village de Yên Thái telle qu’elle se faisait autrefois débute par l’arrivée en fagots des tiges qui sont mises à rouir dans la rivière Tô Lịch entre un et trois jours. Les écorces sont dégrossies une première fois de leurs nodosités et coupées en segments, puis placées dans des bacs où elles macèrent dans l’eau de chaux pendant 24 heures. Suit alors la phase de cuisson à l’étuvée dans des fours en terre (entre huit et dix heures, selon Dard Hunter) ou au bain-marie (Claverie F. indique trois à quatre jours). Les écorces sont ensuite mises dans de grands paniers en bambou tressé et lavées à l’eau claire. Les femmes séparent au couteau la partie claire de l’écorce qui donnera le papier de meilleure qualité de la partie sombre employée pour des qualités inférieures. De nouveau trempées, lavées et égouttées, les écorces sont pilées à la main dans des mortiers de pierre par les hommes jusqu’à obtenir la pâte brute. Diluée et homogénéisée dans une cuve, huilée par des copeaux de bois mò, la pâte est levée en feuilles par une ouvrière à l’aide d’une forme faite d’un cadre de bois et d’un fin treillis de bambou appelée liềm xeo. Les feuilles sont empilées en un plateau de 500 ou 1 000 feuilles. Pour exprimer progressivement l’eau de ce bloc de papier frais on utilise une presse, puis on entame la phase de séchage proprement dite, à l’air ou au four, les feuilles étant apposées sur les parois extérieures. Reste à mettre en liasse les feuilles non massicotées pour la vente.
Une promenade dans Dýõng Ổ (Phong Khê)
Une remarque en avant-propos : ce village n’est ni bucolique, ni beau, ni attachant… La production mécanisée du papier a envahi tous les interstices de la vie locale, a pollué les canaux et occupé l’espace public, mais aussi privé. L’ampleur de l’activité et sa rapidité de croissance et de reconversion ont sonné le glas du contrôle de l’environnement par les instances locales et les lignages. Dans cette société deltaïque confrontée de façon permanente aux risques d’inondations, des institutions traditionnelles avaient été mises en place pour les réguler. Le système de production intégré de VAC (Výờn, Ao, Chuồng : jardin, étang, élevage) permettait de recycler une partie des déchets organiques. L’organisation de la trame viaire en dents de râteau facilitait l’évacuation des eaux de la rue principale vers les artères secondaires perpendiculaires en direction des rizières et des étangs qui maillaient l’espace villageois, permettant ainsi un recyclage des nutriments pour la pisciculture. Des chartes villageoises, qui régulaient la vie villageoise dans son ensemble, organisaient aussi le traitement et l’évacuation de ces déchets et l’entretien des rues.
Vous verrez aisément la faillite de ce système ancien et dépassé. Il y a du papier PARTOUT. Par papier, on veut dire à la fois le papier de récupération, qui est la matière première utilisée par les artisans du village, mais aussi les produits finis : longs rouleaux de papiers kraft qui obstruent les rues du site industriel, des montagnes de papiers toilettes devant les magasins… dans le premier cas, le papier de récupération, nous vous laisserons le loisir de mesurer l’ampleur de son occupation spatiale et la variété de cette matière, que nous, en Occident, nous valorisons pour apposer le label onéreux de « papier recyclé » sur la multitude d’articles « verts ».
Nous vous proposons, cependant, un parcours plus traditionnel pour rencontrer les derniers des Mohicans qui s’acharnent contre vents et marées à continuer leur art, aux bénéfices modestes : les fabricants de giấy dó (à mauvais escient appelé papier de riz). Au printemps 2008, il restait quatre ateliers actifs à Dýõng Ổ et une dizaine à Châm Khê. Nous vous ferons entrer par la partie la moins industrialisée du village (quoique les abords de la voie ferrée, plus récemment aménagés, donnent une image contraire) et vous laisserons, à la fin du parcours, le soin de juger l’évolution de l’activité dans ces villages en vous faisant terminer par le site industriel, localisé au nord-est.
Dès que vous franchissez la voie ferrée, un petit miếu marque la limite du village. Prenez la rue principale récemment bâtie : le cœur du village ancien se trouve plus en avant, en direction de la rivière Ngũ Huyện Khê. Avant d’arriver au marché, vous verrez sur votre gauche une entreprise spécialisée dans le tri des chutes de papier provenant de la papeterie de Bãi Bằng. Ce papier de qualité provient des cahiers fabriqués avec de la pulpe de cellulose. Une armée de petites mains, enfouies dans ces montagnes neigeuses de bandelettes de papier, trient cette matière de qualité, enlèvent les bouts de scotch, les agrafes, les parties colorées des couvertures. L’activité du triage occupe une main-d’œuvre féminine et nombreuse, peu formée (femmes âgées, enfants,…), les hommes étant plutôt aux manettes des machines et des activités industrielles. Une entreprise d’une quinzaine de personne peut trier jusqu’à cinq tonnes de papier par semaine.
La rue principale du village est bordée de maisons neuves, dont les cours sont envahies de papier. Ce n’est que lorsque vous entrerez dans le dédale de petites rues du cœur ancien, que vous pourrez voir des petites maisons aux cours fleuries qui font le charme des villages du delta.
Arrivés au marché, tournez à gauche. Un petit temple, điếm, sert de lieu de culte pour les habitants de ce xóm. Dans l’entrebâillement des portes, on voit de-ci, de-là, des personnes âgées en train de trier des tas de bandelettes de papier. Malgré la mécanisation, l’activité s’infiltre dans tous les coins du cœur villageois et dans l’intimité des résidences en grande partie désertées depuis que la production mécanisée a dû s’installer dans les sites industriels de la commune ou aux abords de la rivière.
Dans la première ruelle à droite se trouve la maison de M. Phạm Văn Tâm, dont la femme est une des quatre productrices de papier dó. Vous pouvez demander de visiter son atelier et d’acheter quelques feuilles de papier. Chaque atelier assure le processus de production en entier, donc il est souvent possible d’assister à tous les stades de la fabrication. Dans la cour, dans les bacs, les écorces de dó trempent, sur les cotés des femmes nettoient les bandes d’écorce, on peut voir les presses, les égouttoirs, les mortiers et autres instruments du papetier. Le lever à la forme est vraiment l’étape la plus impressionnante. Dans son salon, envahi par les tas de feuilles de différentes tailles, la femme de M. Phạm Văn Tâm détache les feuilles séchées et vérifie la qualité. Elle produit cent kilos de papier par mois, de qualités variées, soit environ 20 000 feuilles. Elle exécute les commandes des clients, pour la plupart fidèles. Les niveaux de qualité dépendent de la part de la pulpe dans le mélange, de la qualité de l’écorce et de la finesse du papier : le giấy dýõng est moins fin que le giấy dó. Dans certains cas, on mélange du papier de récupération à la pulpe d’écorce.
Pour aller dans l’atelier de M. Ngô Vãn Hiến, retournez sur vos pas. Au bout de la ruelle, tournez à droite (à gauche se trouve le marché) et avancez de quelques mètres. Sur la droite, se trouve son atelier. Lors de notre passage, sa femme, Mme Týõi, exécutait le lever à la forme de la pulpe de dó à l’aide du khuôn, dans un bassin. Elle passe la forme sur laquelle se trouve un tamis en fines lamelles de bambou (mành) dans le bassin d’eau (tàu xeo) mélangée à la pulpe et elle détache la feuille pour la poser sur un tas de feuilles, puis recommence inlassablement 800 fois par jour. De temps en temps, elle remue énergiquement l’eau dans le bassin avec un bâton pour bien mélanger la pulpe et obtenir un liquide homogène. Ce métier traditionnel et manuel, épuisant, parce qu’il faut rester tout le temps debout, les mains dans l’eau, est l’activité des femmes de ce village depuis des générations.
Si vous voulez mesurer l’impact sur l’environnement de cette activité très mécanisée, une fois de retour au marché, tournez à gauche et continuez tout droit jusqu’à la rivière (voir carte). Promenez-vous le long de la rivière entre Dýõng Ổ et Châm Khê : vous allez voir un bon échantillon de la production plus mécanisée, sans doute observer les chaînes de productions en marche (les plus grosses tournent même la nuit) et des ouvriers/ères préparant le papier recyclé, emballant des rouleaux de papier hygiénique, etc. Vous verrez que, comme à Ðồng Kỵ, on manque d’espace ici, et les abords de la rivière, pourtant le site du đình et de l’embarcadère majestueux, sont souillés par la pulpe de papier usagé. Difficile aussi d’ignorer la pollution du cours d’eau : cette industrie demande beaucoup d’eau et entraîne des rejets importants (qui finissent souvent dans la rivière), plus l’emploi de produits chimiques toxiques.
Si vous voulez continuer la visite des producteurs de giấy dó, retournez au marché et prenez la rue qui part à gauche. Cette rue mène au nouveau site industriel en traversant tout le cœur du village. La rue est bétonnée, pas très belle, mais les transversales mènent à des petites maisons nichées au fond des venelles. De-ci, de-là, on voit dans les cours des bassins inutilisés où l’on trempait l’écorce de dó autrefois. Dans la dernière ruelle sur la gauche avant d’arriver à un petit ðiêm (temple) se trouve la maison de M. Ngô Đức Điều, artisan assez âgé et reconnu qui possède chez lui un document datant de 1435 mentionnant l’activité du papier dans le village. Il maintient cette activité, mais ses fils, eux, s’adonnent à la fabrication du papier industriel dans le site industriel.
Puis, avant de sortir du village ancien, sur la droite, dans une maison ancienne, une femme fabrique du giấy dó avec un mélange de papier de récupération et du dó. Ce papier dó de mauvaise qualité est utilisé par les marteleurs d’or de Kiêu Kỵ, un village à côté de Bát Tràng (le célèbre village des potiers au bord du fleuve Rouge). Kiêu Kỵ et ses marteleurs font partie de l’Itinéraire 2. Cette femme (comme deux autres dans un hameau plus éloigné du cluster) achète du papier à recycler, elle le fait écraser dans un autre atelier, puis le mélange dans l’eau avec les écorces de dó. Elle fabrique 1 000 feuilles par jour et, pour 100 feuilles, elle ne demande que l’équivalent de 20 000 VNĐ ! On ne doit pas lui donner beaucoup de feuilles d’or en échange des feuilles de papier…
Puis, si vous désirez visiter Châm Khê, prenez la rue à gauche au carrefour. Vous passez devant le Comité populaire de la commune. Puis entrez dans Ðào Xá, ce village de papetiers, coupé en deux par le passage du pont de l’autoroute qui mène à l’aéroport de Nội Bài. Au bout d’un kilomètre, vous arrivez à Châm Khê. Le papier recyclé est beaucoup employé dans la fabrication des spécialités du village : les objets votifs et les éventails. Cherchez par exemple des ateliers qui fabriquent des « faux billets » de 100 dollars ou de 50 000 VNÐ, brûlés par l’acheteur afin de les « faire passer » aux morts pour qu’ils puissent arrondir leurs fins de mois dans l’au-delà. Les difficultés des autres mondes seraient-elles du même ordre que celles du nôtre ?
Si vous ne faites pas le détour par Châm Khê, au carrefour continuez tout droit. À droite se trouve un puits, appelé le puits de la fée, giếng tiên. Il a été restauré et agrandi en 2004. À l’origine, il servait à abreuver la population du quartier, maintenant ce n’est que pour la décoration. Sur le côté du puits il y a un petit autel des ancêtres. Puis, dans le petit site industriel informel sur la gauche de cette rue très encombrée et bruyante, cherchez Mme Ngô Thị Thu qui, parallèlement à la fabrication mécanique de papier kraft et autres papiers, produit 1 000 feuilles de papier dó de haute qualité par jour.
Et puis, si vous n’avez pas peur des effluves de chlore et du bruit des usines, nous vous conseillons d’aller faire un tour dans le grand site industriel, au bout de la rue à gauche, où la plupart des grandes entreprises se sont regroupées.
LA COLLINE DE LIM ET LA PAGODE PHẬT TÍCH
41Sur le chemin de retour vers Hà Nội, à cinq kilomètres de la ville de Bắc Ninh (six kilomètres avant le bourg de Từ Sõn) sur votre gauche, prenez un moment pour découvrir les charmes de la colline de Lim (dans la ville de Lim), à gauche après la gare ferroviaire. Sur cette colline, également appelée le mont Hồng Vân, se tient le festival de Lim. C’est une célébration du printemps par la musique quan họ (voir encadré p. 91), chants caractéristiques de la province de Bắc Ninh, qui a lieu le 13e jour du 1er mois lunaire.
42Si vous y allez au moment du festival, vous verrez les jeunes chanteurs se donner la réplique, disposés autour de la colline, dans les prés avoisinants ou sur des barques amarrées sur la rivière Tiêu Týõng en contrebas. Les chants peuvent durer toute la nuit, et deviennent particulièrement intenses lorsque le soleil pointe à l’horizon. Les chanteurs mangent souvent des petits fruits marinés jaunes verdoyants aux vertus réparatrices (trám trắng : Canarium album Rausch ou l’olive blanche chinoise) et parfois se mettent du sel dans la bouche afin de garder de la voix pendant une longue nuitée de gazouillis et roucoulades.
43C’est aussi une occasion de rendre hommage à Hiếu Trung, le fondateur du village du quan họ et en même temps les visiteurs peuvent assister à des compétitions de tissage (pendant lesquelles les candidates chantent du quan họ) et participer à des jeux, des concours de balançoire, de la lutte, etc.
44Si vous n’avez pas la chance d’assister au festival, nous recommandons la colline de Lim comme site pour piqueniquer : située entre les deux clusters de villages de métier, c’est un endroit très agréable (avec des arbres pour se mettre à l’ombre), si vous êtes organisés préalablement et que le temps s’y prête.
LE RETOUR DE LA MOMIE…
45Quelques kilomètres (environ huit) plus loin sur la route qui part de l’embranchement à Lim vers la rivière Ðýớng se trouve la pagode Phật Tích (avec des vestiges de la pagode bouddhique originale, construite vers le viie-viiie siècle) sur la colline Lạn Kha (aussi appelée Phật Tích). Elle fut restaurée et agrandie sous la dynastie des Lý et à plusieurs occasions subséquentes. De grandes statues en laque et en or y sont exposées. D’après Nguyễn Vinh Phúc (2001), il y une statue assise qui serait le cadavre momifié et laqué d’un bonze datant du xviie siècle. Ce fut jadis une pratique assez courante au Vietnam et d’autres pagodes recèlent de lugubres trésors semblables (voir encadrés Itinéraire 5, p. 219 et Itinéraire 8, p. 273).
46Le nom original de la colline abritant cette pagode – Lạn Kha – provient d’une histoire qui pourrait sortir directement de la littérature fantastique : Lạn Kha veut dire « hache pourrie » et dérive d’un incident dans la vie d’un bûcheron appelé Výõng Chất. Un jour, ce dernier monta sur la colline couper du bois et y croisa deux vieillards qui jouaient aux échecs (échecs chinois, bien sûr). Posant sa hache contre un rocher, le jeune homme s’attarda afin de suivre la partie. A la fin, les deux joueurs s’envolèrent directement au ciel : ils furent des immortels. Výõng Chất tenta de reprendre son travail, mais le manche de la hache fut complètement pourri : des siècles entiers s’étaient écoulés pendant la partie…
Une dernière histoire saugrenue pour la route de retour vers Hà Nội
47En rebroussant chemin vers Lim, la route repasse par le mont Bát Vạn (en fait une vague collinette de 150 m de hauteur : toute aspérité dans la platitude deltaïque déclenche l’hyperbole…). Bát Vạn veut dire 80 000 et ferait référence à un tel nombre de toutes petites tourelles en terre cuite (seulement 20 cm de haut) qui seraient enterrées à cet endroit. On raconte qu’au ixe siècle, un administrateur chinois (le prototype du méchant colon) nommé Kao-Pien aurait fait placer ces choses insolites afin de pouvoir jeter un mauvais sort sur ces terres prospères du Vietnam. Cette vieille superstition comporte des rites spéciaux et l’enterrement d’objets (normalement) en cuivre ou en fer. Nous avons repéré l’emplacement de seulement 78 694 de ces petits grigris sino-vietnamiens, donc si le soleil n’est pas déjà en train de se coucher dans la rizière à votre passage, libre à vous de vérifier l’authenticité de cette étrange histoire – et surtout faites-le-nous savoir.
Fragments d’un discours amoureux
Le quan họ est un chant traditionnel né vers le xiiie siècle dans la province de Bắc Ninh. Il prend la forme de duos amoureux entre hommes et femmes et entre habitants de villages différents, en chant alterné a cappella, puisant dans un riche répertoire traditionnel, obéissant à des règles musicales strictes, mais laissant place à des improvisations parolières.
Le quan họ, considéré comme un sommet de l’art populaire du delta, est encore pratiqué dans une cinquantaine de villages regroupés dans l’ancienne région de Kinh Bắc. Les chanteurs expérimentés repèrent dans leur village des filles et des garçons au seuil de l’adolescence avec des timbres de voix susceptibles d’être complémentaires, puis les placent dans des duos pour les former. Un couple chantant, ainsi réuni, se séparera rarement ; et pourtant, il est strictement défendu à ces jeunes gens de se marier. Les chansons abordent souvent d’ailleurs le thème douloureux de l’amour impossible.
Autrefois, dans une société où les valeurs confucéennes limitaient fortement tout contact entre les sexes en dehors de la famille, le quan họ représentait une soupape et un exutoire d’émotions difficilement exprimées ailleurs, le tout encadré par une approbation sociale et une structure extrêmement codifiée, laissant place toutefois à une improvisation hautement imagée.
Avec une telle entente de partenariat chaste, forte et flexible comme celle-là, si on apprenait également aux jeunes chanteurs à jouer au bridge (mieux adapté aux conditions du delta que le patinage artistique, nous le soutenons), le Vietnam pourrait rapidement devenir un pays champion du monde…
Notes de bas de page
1 Si vous avez l’occasion de visiter la baie de Hạ Long ou d’autres lieux le long du littoral, vous verrez peut-être en vente des drôles de fruits de mer, comme des cloportes géants de teint gris olive, chacun coiffé d’un énorme aiguillon : ce sont des limules (ou « crabes fer a cheval » : con sam en vietnamien). Ces bêtes préhistoriques mystérieuses (au sang littéralement bleu et aux propriétés médicinales miraculeuses), plus cousins des scorpions et des araignées que des crustacées, sont également toujours vendues par paire – le mari et la femme (la femme, c’est la plus grosse) –, surtout aux couples d’amoureux en goguette gastronomique et balnéaire.
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2009
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Manuel de sclérochronologie des poissons
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