L’artisanat du delta du fleuve Rouge : une histoire qui se répète
p. 16-45
Texte intégral
1Une spécificité du Vietnam tient au fait que les villes n’ont pas le monopole de l’industrie. Malgré la priorité donnée à la riziculture, les villageois du delta du fleuve Rouge ont su très tôt intégrer l’industrie et l’artisanat dans l’économie rurale. En effet, à l’époque féodale, ces deux activités étaient pratiquées dans des villages spécialisés, dits villages de métier, et non dans les villes qui, symbolisant la présence du pouvoir, étaient considérées comme des centres religieux et politiques et des plates-formes d’échange avec l’extérieur.
2Jusqu’à l’Indépendance, les villages de métier étaient jugés marginaux par rapport aux autres formes de production. Depuis le Renouveau, ou Đổi Mới, on assiste à une résurgence de l’artisanat villageois grâce à l’ouverture des marchés, au regain de l’activité individuelle et à la mise en place de politiques gouvernementales destinées à promouvoir le développement des activités rurales non agricoles. Le riche patrimoine architecturel et culturel est revivifié après des décennies de dénigrement. Les festivals et les rituels autour des saints patrons de métier et des génies tutélaires sont réhabilités et rappellent la force du patrimoine immatériel villageois qui avait pu renforcer la cohésion entre villes et campagnes pendant des siècles.
UN TERRITOIRE ARTISANAL ANCIEN INTÉGRÉ À UN SYSTÈME URBAIN ET POLITIQUE ORIGINAL
Une histoire ancienne fortement liée aux relations avec la Chine
Le haut delta du fleuve Rouge : le berceau de l’artisanat vietnamien
3L’artisanat a émergé au Vietnam bien avant l’apparition des structures villageoises. Mais il a fallu attendre l’organisation de la société en villages pour qu’il devienne un élément structurant et constitutif de l’économie et de l’identité vietnamienne (Trýõng Minh Hằng, 2006).
4Déjà au premier siècle après J.-C., à l’époque de la conquête chinoise, l’artisanat dans le delta du fleuve Rouge avait atteint un niveau de technicité relativement élevé. On maîtrisait les techniques de la métallurgie, la fonte du bronze et du fer. Et la poterie, déjà florissante aux époques antérieures, s’était sophistiquée avec les techniques de l’émail. Les deux métiers artisanaux les plus prospères étaient alors le tissage et la vannerie. Tissus en coton, en soie, paniers, corbeilles en bambou et en rotin étaient très réputés. Au iiie siècle, on commença à fabriquer du papier, grâce aux techniques importées de Chine. Plus tard, pour satisfaire les besoins en objets de luxe de la Cour et des fonctionnaires locaux, les techniques de ciselage de l’argent et de l’or se perfectionnèrent grâce aux échanges étroits avec l’Empire du milieu. La laque était déjà connue depuis quatre siècles avant J.-C., (des objets recouverts de laque et des outils pour l’étaler ont été découverts dans des tombes de cette époque). Au début du premier millénaire, l’artisanat vietnamien s’était déjà affirmé (Nguyễn Khắc Viện, 1993).
5Avec la fin de la conquête chinoise, on assista à l’essor des villages de métier. Dès 1010, lorsque l’empereur Lý Thái Tổ transféra la capitale impériale du site de Hoa Lý sur celui de Thãng Long, au bord du fleuve Rouge, de nombreux villages développèrent des activités artisanales. Grâce à l’octroi de monopoles, ils s’adonnèrent à l’artisanat sacré et de luxe (soieries, céramiques, bijoux, broderies, papiers pour les édits royaux, meubles, objets incrustés de nacre, statuaire…) destiné à la Cour impériale, aux classes rsociales vietnamiennes aisées, à d’autres pays d’Asie (Chine et Japon) et aux cultes religieux.
6Toute une corporation d’artisans spécialisés dans la construction des riches demeures de la Cour impériale (charpentiers, spécialistes des métaux et de la pierre, de la peinture et de la laque) était à la disposition de l’État.
7« Les artisans des villages de Chàng Sõn et de Nhân Hiền, spécialisés dans la sculpture sur bois et ivoire ont laissé leur cachet sur de grands ouvrages comme le Temple de la Littérature, les maisons communales Đình Bảng1, Tây Ðằng, Chu Quyến, Týõng Phiêu, les pagodes Tây Phýõng, Thầy. Les commerçants et les artisans étaient organisés en corporations fortement soumises à l’imposition par le monarque » (Papin P., 2001).
8L’industrie textile, regroupée à proximité de la ville de Hà Ðông, fut le siège d’une production florissante de soie de qualité au sein d’un cluster2 d’une dizaine de villages destiné au grand marché de consommation et de redistribution que constitue Hà Nội (Gourou P., 1936).
9Ces activités, si elles cherchaient à satisfaire une large consommation intérieure, ont acquis une réputation au-delà des frontières nationales, telles les toiles de coton du Tonkin et les étoffes de soie. Quant aux céramiques, elles sont écoulées sur les marchés japonais et chinois, grâce à leur réputation de qualité.
10L’artisanat était aussi destiné à la vie quotidienne d’une société villageoise tournée vers l’autoconsommation : cotonnades, céramiques, outillage agricole et hydraulique, vannerie, nattes, industries de transformation des produits agricoles (minoteries, huileries, distilleries…) et des produits industriels (métallurgie, papeterie…). La grande variété de matières premières végétales et animales disponibles pour l’artisanat permettait la fabrication de nombreux articles.
11Chaque type d’articles donnait lieu à une infinité de variantes qui était l’activité d’un village spécialisé. La vannerie est la branche connaissant la plus grande variété d’articles. D’une part, car la matière première - le bambou - regroupe au moins huit variétés aux caractéristiques particulières, ce qui permet la fabrication de paniers très variés, de par leurs formes, leurs tailles et leur tressage plus ou moins serrés. Leur usage est multiple : la cuisine, le transport des récoltes ou de la terre, l’irrigation, le séchage des récoltes, leur conservation, l’élevage des vers à soie. Des paniers imperméabilisés étaient destinés au transport de l’eau (Gourou P., 1936). Les feuilles de latanier étaient la matière première d’une importante industrie pour fabriquer des chapeaux et des manteaux.
12Au xviie siècle, les villages les plus célèbres des environs de Hà Nội étaient : La Khê, La Cả et La Nội (province de Hà Tây), spécialisés dans le tissage de la soie, Vạn Phúc (province de Hà Tây) dans le tissage des brocards, Phùng Xá (province de Sõn Tây) dans la soie que l’on utilisait pour fabriquer les turbans.
13Les villages de Hýõng Canh, Thổ Hà et Phù Lãng (Kinh Bắc) et Ðinh Xá (Sõn Nam) étaient spécialisés dans la poterie ; Đại Bái, Đề Cầu et Đông Mai (Kinh Bắc) dans l’étamage et le coulage du bronze et du cuivre, Ðào Xá (Hải Dýõng) dans la fabrication des éventails en papier. Les tisserands professionnels vivaient dans le village de Ðan Loan (Hải Dýõng), les joailliers de l’or à Ðồng Xâm (Thái Bình) et Ðịnh Công (Sõn Nam), les tourneurs du bois à Nhị Khê (Sõn Nam), les peintres à Hà Vĩ et Bình Vọng (Sõn Nam), les travailleurs du cuir à Trúc Lâm, Phong Lâm et Vãn Lâm villages (Hải Dýõng), et les brodeurs au village de Quất Động (Sõn Nam) (Nguyễn Thừa Hỷ, 2002).
Échanges techniques et commerciaux avec la Chine
14L’origine de ces métiers a pu se perdre dans les limbes de l’histoire comme elle a pu faire l’objet de transcriptions écrites dans les registres généalogiques, ou sur les sentences parallèles, soigneusement gardées dans les nhà thờ họ, les maisons des ancêtres des célèbres lignées villageoises. Mais les dernières guerres ont gravement porté atteinte à la mémoire villageoise avec la disparition ou la destruction de ces registres.
15Mythes de fondation, inspirés de la réalité ou pas, l’origine chinoise d’une grande part de ces métiers semble acquise par de nombreux écrits. Certains métiers aux techniques compliquées, comme la céramique, la broderie, la joaillerie, le martelage des métaux, le tissage de la soie, auraient été initiés par des ancêtres fondateurs, mandarins partis en ambassade en Chine pour de longs séjours. Ces missions diplomatiques ont favorisé les échanges et permis de recueillir des connaissances et des savoirs techniques3 (Papin P., 2001). D’autres métiers auraient été introduits dans les villages par des artisans réputés, tandis que des « post-ancêtres », certains étant des mandarins ou des moines qui avaient beaucoup voyagé, auraient initié de nouvelles techniques (Đại Bái, Itinéraire 3 et Chuôn Ngọ /Cửu Lâu /Hàng Khay, Itinéraire 6) et amélioré la qualité de l’artisanat. Ces savoir-faire enseignés par des étrangers ou des membres éminents du village étaient considérés comme des témoignages de reconnaissance pour des villageois que la riziculture nourrissait mal dans cette plaine trop peuplée. Des cultes et des édifices religieux leur furent destinés en remerciement et font l’objet annuellement de festivals.
16Les relations de vassalité envers l’ancien colonisateur chinois (pendant plus d’un millénaire, le Vietnam fut sous domination chinoise : de - 111 AC à + 938 de notre ère) furent sous-tendues par la remise de tributs artisanaux par l’État féodal vietnamien pendant plusieurs siècles. Celui-ci contrôlait ses sujets et imposait de nombreuses taxes, corvées : il recrutait aussi des militaires… les artisans étaient lourdement imposés, lorsqu’ils n’étaient pas tout simplement réquisitionnés et amenés de force de leur village pour travailler dans les fabriques de l’État (chantiers navals, armureries, frappe des monnaies), ou à la construction de demeures et de palais pour l’élargissement de la ville au xvie siècle et au xviie siècle en vertu du système công týõng, équivalent aux corvées (Nguyễn Thừa Hỷ, 2002).
17L’impôt foncier servait à payer le tribut à l’Empire du Milieu :
« Dans une liste des produits acceptés en 1724 en remboursement de l’impôt foncier, sont énumérés l’alcool, les cotonnades fines, les cotonnades ordinaires, les soieries unies, les soieries dites Ỷ La, les gazes, les satins, diverses qualités de papier, les nattes ordinaires, les objets votifs en papier… » (Gourou P., 1936).
18Au xixe siècle, les artisans, s’ils voulaient être exemptés de travaux obligatoires ou du service militaire, devaient rejoindre des corporations de métier et payer en nature leurs impôts, tout en produisant selon les normes imposées par l’État. La Khê devait payer annuellement 600 pièces de soieries ; à Bát Tràng chaque artisan devait payer 300 briques de qualité ; les corporations de Yên Thái et Hồ Khẩu étaient imposées de plusieurs centaines de feuilles de papier de qualités variées (Nguyễn Thừa Hỷ, 2002).
Des relations commerciales spécifiques avec les villes du delta
Le quartier des 36 rues : le lien entre la capitale et les villages artisanaux
19Ces métiers ont depuis le début été intégrés dans des réseaux de relations anciens, liés à la capitale par le « Quartier des 36 rues et corporations » et aux zones d’extraction de la matière première, aux marchés nationaux et internationaux (surtout la Chine).
20Hà Nội, à travers ce quartier, constitue une des premières destinations où les touristes peuvent appréhender la culture artisanale du Nord-Vietnam et l’importance de son ancrage territorial. En effet, au xviie siècle, il était organisé en rues spécialisées dans un type d’articles fabriqués dans des villages de métier localisés dans le delta du fleuve Rouge ou à proximité de la capitale, autour du lac de l’Ouest. On comptait une centaine de rues, et non 36, chiffre choisi car faste. Chaque rue portait le nom de la marchandise qu’on y vendait : rues du Sucre, du Chanvre, des Cartes, des Teinturiers, des Tasses, du Coton, des Poulets, des Plateaux, de l’Étain, des Tambours, des Éventails, des Peignes… (Papin P., 2001). Les marchands étaient parfois eux-mêmes des artisans. On édifia alors maints lieux de culte des ancêtres des métiers.
21Chaque rue était habitée par des artisans d’un ou de plusieurs villages qui pratiquaient la même activité : dans la rue Hàng Bạc, la rue des Joailliers, on trouvait des artisans originaires du village de Định Công (district de Thanh Trìv, Hà Nội), spécialisé dans les bijoux en argent, du village de Trâu Khê (district de Bình Giang, Hải Dýõng) et Ðồng Xâm (Thái Bình), spécialisés dans la fabrication de la vaisselle en argent. La rue Hàng Ðồng s’adonnait à la fabrication d’objets en bronze et en cuivre et à la vente d’articles originaires des villages de Đại Bái et de Ngũ Xã.
22Autour du lac de l’Ouest, se trouvaient de nombreux quartiers villageois, les phýờng. Les uns cultivaient des légumes (Nghi Tàm et Quảng Bá) ou des fruits, pour alimenter la cour en produits frais ; d’autres (Yên Phụ) fabriquaient des images peintes ou fondaient du bronze (presqu’île de Ngũ Xã, sur le lac des Bambous Blancs, Hồ Trúc Bạch). Les quartiers de la rive occidentale du lac de l’Ouest étaient célèbres pour le tissage de la soie ordinaire (Bái Ân), de la soie noire (Võng Thị) et des brocards (Trích Sài) (Papin P., 2001). Nghi Tàm, Nghĩa Ðô, Thanh Trì et Thuy Ai au sud de Hà Nội se distinguaient par l’élevage des vers à soie.
23D’autres vivaient de la florissante industrie du papier tels Yên Thái, Hồ Khẩu et Nghĩa Ðô ; ils se trouvaient sur la rive méridionale du lac et près du Pont du Papier (Cầu Giấy). Le quartier de Yên Thái ou Býởi, à l’origine spécialisé dans le papier d’usage courant, a peu à peu diversifié sa production. Vers la fin du xvie siècle, on se mit à fabriquer un papier de très haute qualité qui était vendu à la cour impériale (Papin P., 2001). Ces activités s’étaient développées près du lac car la fabrication du papier nécessitait beaucoup d’eau et bénéficiait de la proximité de la rivière Tô Lịch, artère fluviale privilégiée pour les échanges entre le fleuve Rouge, Hà Nội et la province de Hà Tây.
24Le système d’échange entre la capitale impériale et les villages de la proche « banlieue » et du delta a permis l’élaboration d’un processus d’urbanisation des campagnes et l’essor économique de Hà Nội. Dans un rayon équivalent à une journée de marche de la capitale, il y avait tout un réseau de marchés régulièrement fréquentés par des commerçants qui exerçaient aussi dans la capitale (Nguyễn Thừa Hỷ, 2002). Grâce à ce système, la sphère d’influence de la ville s’étendit alors que, jusque-là, l’essor commercial avait été bridé par les monarques. Une intégration commerciale des campagnes et du pays s’effectua ainsi autour de l’activité du « quartier des 36 rues ». En raison de sa localisation privilégiée au carrefour des axes fluviaux, le fleuve Rouge, la rivière Tô Lịch et la rivière Kim Ngýu (Hà Tây), il était au centre des échanges régionaux, puis internationaux (Nguyễn Thừa Hỷ, 2002). Cette intégration était à double sens, et elle perdure jusqu’à maintenant :
« La campagne a certes nourri la ville, mais l’argent de la ville, grâce aux liaisons commerciales très tôt établies entre la capitale et les villages du delta, est allé irriguer les campagnes, d’abord sous forme de commandes, puis un peu plus tard, parce que les migrants ont réinvesti dans leurs villages d’origine les capitaux acquis en ville » (Papin P., 2001).
25Surtout, les artisans et les commerçants installés dans les « 36 rues » maintenaient un lien avec leur village natal où ils pouvaient bénéficier de lots de terres communales périodiquement distribuées (Papin P., 2001). Ils faisaient régulièrement des dons pour construire des temples et des maisons communales dans leurs quartiers urbains en souvenir de leur village d’origine (Nguyễn Thừa Hỷ, 2002). Ces édifices religieux et sociaux existent toujours pour la plupart, même si certains ont été investis par des activités commerciales ou pour la résidence.
26Lorsque la cour royale déménagea à Huế, en 1806, les ateliers artisanaux étatiques déclinèrent. Le contrôle de l’artisanat par l’État se desserra et encouragea le négoce et l’artisanat privé. La participation des marchands chinois accéléra la prospérité du commerce et de l’artisanat hanoïen dès le début du xixe siècle (Nguyễn Thừa Hỷ, 2002), notamment grâce à l’exportation vers leur pays d’origine. À la fin du xixe siècle, selon un rapport présenté à la cour de Huế « les 9/10 des cocons de soie produits dans le village de La Khê étaient exportés vers la Chine ». Ces commerçants intervenaient aussi dans le commerce du papier produit dans les villages du lac de l’Ouest en vendant à crédit l’écorce de dó et en se faisant payer en produit fini (Nguyễn Thừa Hỷ, 2002).
La ville au Vietnam, lieu du pouvoir et du commerce
27Dans le Vietnam traditionnel, les villes symbolisaient la présence du pouvoir et étaient considérées comme des centres religieux. Elles étaient des places d’armes, assurant la défense du territoire national, lieux de résidence du roi ou seigneur, dépositaire du mandat céleste, ou de ses représentants (Langlet Quach Thanh-Tâm, 1993). De même les mandarins, et particulièrement les eunuques, lorsqu’ils venaient se retirer dans leur village natal à la fin de leur carrière, participaient activement à la vie locale. En retour, les villageois élevaient des stèles en leur honneur (Phạm Thị Thùy Vinh, 2003) (Phù Ninh, Itinéraire 2). À la différence de la Chine où les élites vivaient en ville, le Vietnam a produit une classe mandarinale qui provenait en partie de la campagne et qui, en fin de carrière, y retournait finir ses jours. De même, une fois qu’ils s’étaient enrichis à Hà Nội, certains artisans revenaient investir au village pour acheter de la terre ou se construire une demeure. Les riches artisans faisaient aussi des dons pour construire des édifices religieux dans leur village d’origine.
« Car la civilisation traditionnelle du Vietnam est profondément rurale. Elle ne rayonne pas de la ville vers la campagne, mais elle trouve son assise dans les villages. La fonction intellectuelle se trouve aussi à la campagne autour des lettrés. L’État confucéen était dans le village et la culture savante gisait au sein de la culture populaire » (Fourniau Ch., 1991).
28Autour de la citadelle de Thãng Long (ancien nom de Hà Nội) et le long des berges du fleuve où la ville avait été construite, se trouvait le marché devant subvenir aux besoins des fonctionnaires de la Cour et de l’armée. On comptait de nombreux marchés autour du lac de l’Ouest où étaient échangés les produits des villages des alentours, notamment le marché de Býởi spécialisé dans le papier. Près de Cầu Giấy, se trouvait un autre marché spécialisé. La rue Hàng Ðào, la rue des Teinturiers, était aussi le site d’un marché spécialisé dans les produits en soie. Un temple, appelé Bạch Bố (tissu blanc) avait été construit au numéro 47 de cette rue. Les artisans des villages de La Cả et La Khê venaient y vendre du velours, ceux de Ðại Mỗ y vendaient différents types de soie, les brocards venaient de Vạn Phúc et le lĩnh de Býởi (Nguyễn Thừa Hỷ, 2002).
29Les marchés urbains se trouvaient au pied des portes des différentes enceintes de Kẻ Chợ. On en comptait huit de taille importante au xviiie siècle, sans compter les marchés spécialisés, comme le marché au riz, le marché aux poissons ou encore le marché aux grenouilles. Devant les embarcadères du fleuve Rouge, se tenaient des petits marchés ; la saumure, le sel et le sucre se négociaient dans les actuelles rues du même nom (Hàng Mắm, Hàng Muôí, Hàng Ðýờng) situées à proximité du fleuve.
30Cependant, la doctrine confucéenne, centrée sur la société rurale, dévalorisait l’activité marchande, ce qui a limité l’émergence d’une bourgeoisie commerçante et industrieuse. Les marchands occupaient la dernière place dans la hiérarchie du labeur : « lettré, paysan, artisan, négociant » (Papin P., 2001).
Les activités reliées aux marchés ruraux et aux carrefours de communication
31La création et le développement des villages artisanaux, dans une plaine largement maillée par une multitude d’axes fluviaux, ont dynamisé la croissance de marchés villageois dans le Kinh Bắc, à l’est de Hà Nội, et renforcé une culture du commerce et des réseaux. Dans les villages de Phù Lýu, Đình Bảng, Đồng Kỵ, Tráng Liệt et Phù Ninh se tenaient de grands marchés aux xviiie et xixe siècles. Une stèle de la pagode Ðoan Minh dans le village de Thổ Hà village (Itinéraire 1bis), érigée en 1693, rappelle que :
« au cours de la dernière dynastie, notre village avait déjà un embarcadère pour son marché bouddhiste, qui se tenait 12 fois par mois. On y vendait de la faïence et de la céramique : les marchands amoncelaient leurs articles, richesse et marchandises circulaient librement et abondamment. Chaque foyer avait son propre four pour fabriquer des outils et on célébrait un festival chaque automne ».
32De même, le portail du village de Phù Lýu, site du marché Chợ Giầu proclamait :
« C’est ici que l’on trouve tous les biens et produits du district de Ðông Ngàn, le plus grand marché de la province de Bắc-Ninh » (Phạm Thị Thùy Vinh, 2003).
33A l’époque, Phù Lýu comptait plus de 30 maisons de commerce faisant négoce de cuivre, d’étain, de céramiques, d’étoffe de soie, de nattes, de sésame, de coton, de charrues, de bétail et de produits agro-alimentaires transformés. Contrairement aux marchés villageois des environs, la plupart des articles vendus à Chợ Giầu étaient produits pour la vente par des foyers des villages spécialisés. Les marchands de Tráng Liệt y vendaient des produits en bronze et en cuivre de Ðại Bái ; les céramiques venaient de Thổ Hà, Phù Lãng et Bát Tràng ; les tissus, des villages de tisserands de Týõng Giang et Đình Bảng ; les marchands de Đồng Kỵ y vendaient des buffles ; l’alcool de riz provenait de Quan Ðo, Cấm Giàng et Vân, et les socs de charrue et autres outils agricoles en acier de Ða Hội et Đông Xuất (DiGregorio M., 2001). Les gens du Kinh Bắc étaient fortement engagés dans le commerce entre le delta et les zones montagneuses, ainsi qu’entre le delta et la capitale Kẻ Chợ. Les commerçants de Tráng Liệt (village voisin de Đồng Kỵ) allaient s’approvisionner très loin en cuivre qu’ils revendaient dans les marchés villageois ou ceux de la capitale (Phạm Thị Thùy Vinh, 2003).
34Les marchés spécialisés sont d’ordinaire liés à des villages d’artisans. Chaque marché portait le nom de sa spécialisation (bétel, riz, soie…) : Chợ Trầu, Chợ Gạo, Chợ Tõ Lụa. Thổ Hà s’était taillé depuis très longtemps une grande réputation pour la poterie. Au xviiie siècle, dans la cour même de la pagode de ce village, se réunissait jusqu’à douze fois par mois un marché spécialisé dans ce genre d’articles. Depuis le xve siècle, le village de Bát Tràng, sur la rive gauche du fleuve Rouge, s’était fait lui aussi un nom pour sa poterie et ses faïences disponibles sur un marché qui se réunissait deux fois par jour. Il était installé sur les berges et attirait de nombreuses jonques marchandes. Les marchés des communes de Nội Ðồ, du district de Yên Phong, et de Đại Bái étaient respectivement connus pour le produit de leurs forges (aiguilles à coudre, chaînes en fer), et pour les fonderies en bronze. Beaucoup de villages artisanaux avaient installé sur leur territoire des marchés pour écouler leurs produits. Mais aucun d’eux ne pouvait prétendre se spécialiser dans un seul article (Nguyễn Đức Nghinh, 1993).
Une plaine en partie inondable pendant la mousson
35Dans cette plaine alluviale très peuplée, au système de production rizicole très intensif et demandant une main-d’œuvre nombreuse au moment des pics de travail, la population subissait de longues périodes de chômage pendant la morte saison. L’artisanat était une manière de l’employer de façon saisonnière. Selon Pierre Gourou, dans les années 1930, dans les zones à deux cultures de riz par an, les foyers nécessitaient en moyenne 125 jours de travail par an. Ils considéraient l’artisanat comme une activité secondaire à côté de l’agriculture. Dans les villages où la terre manquait cruellement ou ceux ayant développé des activités très spécialisées demandant une grande qualification, l’activité artisanale dominait.
36Dans les villages où la culture du 10e mois n’était pas possible à cause des inondations, on a assisté à l’émergence d’activités artisanales pour occuper une main-d’uvre sous-employée (Gourou P., 1936). Ainsi dans les terres basses du sud de la province de Hà Ðông et Hà Nam, l’industrie était fort répandue, notamment les charpentiers itinérants, les thợ mộc, y étaient particulièrement nombreux.
37La localisation des villages le long des cours d’eau navigables permettait l’importation de matières premières originaires des hautes et moyennes terres du Nord, tels le rotin, le bambou et la canna (tubercule avec lequel on fabrique les vermicelles). Cela explique en partie l’importance du nombre des villages de vanniers et de producteurs de produits alimentaires le long de la rivière Ðáy à Hà Tây.
La refonte du système de production des villages de métier à l’époque collectiviste
Le rôle de l’État dans le support de certaines activités
38À partir de 1954, la production individuelle fut interdite. Les villageois ont été contraints d’intégrer impérativement des coopératives agricoles ou artisanales, dans un contexte de renforcement du potentiel industriel du pays. Puis vers 1963, ils ont participé à l’effort de guerre, en produisant à la fois des biens pour la vie quotidienne des populations, pour les Grands marchés de consommateurs des pays socialistes frères et, dans une moindre mesure, pour l’armée, et ont été intégrés au système collectiviste (DiGregorio M. et al., 1999).
39L’artisanat a alors enregistré deux mouvements opposés : une baisse de la production dans certains secteurs, du fait de l’interdiction de produire de façon individuelle, et, de l’autre, une augmentation de la production dans les secteurs les plus encadrés par l’État, via les coopératives artisanales. Celles-ci devaient remplir plusieurs fonctions :
- atteindre l’autosuffisance des provinces en outillage, en machines agricoles et hydrauliques en vue d’augmente la production agricole et produire pour la vie quotidienne des vêtements, du papier, du mobilier, des poteries, des produits agro-alimentaires…) ;
- produire des articles destinés aux pays d’Europe de l’Est, alors que l’Occident, en pleine guerre froide, boycottait ce nouvel État communiste.
40Il était interdit de pratiquer l’artisanat et l’agriculture en même temps, comme les villageois avaient coutume de le faire. En intégrant une coopérative artisanale, les artisans perdaient leur petite parcelle de terre. Certains optèrent alors pour la production artisanale clandestine, avec cependant des difficultés pour s’approvisionner en matières premières, commercialisées uniquement par l’État à travers les coopératives.
41L’État passait commande à certaines coopératives. La coopérative de Quất Động (Cờ Ðỏ ou drapeau rouge), spécialisée dans la broderie et créée en 1961, fabriquait des drapeaux et des étendards pour le ministère de la Défense. À Dýõng Ổ, en 1974, la fabrication de papier pour les pétards devint l’activité principale des artisans (DiGregorio M. et al., 1999).
L’action des coopératives dans la diffusion et la modernisation des techniques artisanales
42Avec la révolution, s’éteint le marché des objets de luxe destinés auparavant au paiement du tribut à la Chine, puis à l’approvisionnement des classes bourgeoises aisées. L’intérêt des marchés d’Europe de l’Est pour les objets d’art a relancé ces activités. Les coopératives ont pu relever certains métiers de leur torpeur post-coloniale. Ce fut le cas de Phù Lãng où la céramique tombait en désuétude ou de Bát Tràng, aujourd’hui un des plus célèbres villages de métier de la région. La céramique demandait de gros investissements pour l’entretien des fours que seule une coopérative pouvait alors assumer.
43La vannerie, la sculpture sur bois et l’incrustation de nacre sur le bois, ont bénéficié d’un large support de l’État et des provinces. Des coopératives dispensaient des cours de formation aux paysans des alentours des villages artisanaux les plus célèbres — Phú Vinh (Itinéraire 8) pour le tressage du rotin, Phù Khê et Thiết Ứng (Itinéraire 1) pour la sculpture sur bois, Quất Động (Itinéraire 6) pour la broderie… pour qu’un volume suffisant de travailleurs puisse assurer les commandes du vaste marché de l’Europe de l’Est. De grands maîtres artisans furent réquisitionnés par l’État pour former une armée de nouveaux artisans. L’État prenait en charge les commandes, la commercialisation des matières premières et des produits. La transmission des savoir-faire s’opérait par l’apprentissage, la formation et la transmission inter générationnelle au sein de la famille.
44Le tressage du rotin, initié à l’origine à Phú Vinh, s’est diffusé dans tous les villages de la commune de Phú Nghĩa et les communes environnantes ont commencé à s’intéresser à ce métier. Les gens venaient apprendre le métier au sein des ateliers de production comme apprentis pendant deux mois. Vers 1970, les habitants des communes de Trýờng Yên, Trung Hòa, Ðông Phýõng Yên, Ninh Sở (Thýờng Tín) ont invité des artisans renommés de Phú Vinh pour qu’ils leur enseignent leur savoir.
45Dans les années 1960, grâce aux cours dispensés par quelques artistes-sculpteurs au sein des coopératives des villages de Thiết Ứng, Phù Khê et Kim Thiều, le nombre d’artisans a rapidement crû. De quelques dizaines dans les années 1960, ces coopératives comptaient à la fin des années 1970 entre 100 et 150 membres. Les revenus des artisans de ces coopératives étaient plusieurs fois supérieurs à ceux des agriculteurs.
46Hạ Thái (Itinéraire 5), le nouveau centre de la laque de Hà Tây, est parvenu à prendre la relève du berceau du métier, Bình Vọng, suite à la mise en place d’une coopérative dans les années 1960. Un professeur des Beaux Arts de Hà Nội, originaire du village, y est revenu pour participer à la fondation d’une coopérative avec son frère. Il a organisé des cours de formation pour plusieurs dizaines de villageois. Les paysans du village voisin de Duyên Trýờng quittèrent ainsi l’agriculture et intégrèrent la coopérative artisanale.
47Cependant, la désorganisation, la mauvaise gestion, le manque de suivi de la qualité, et surtout les faibles salaires versés aux coopérateurs dans la plupart de ces entreprises n’ont pas réussi à valoriser tout ce savoir-faire transmis aux paysans par les maîtres artisans. Dans la coopérative de laque de Hạ Thái, forte de 700 habitants dans les années 1980, il fallait six mois pour produire un article. Parfois on leur retournait la marchandise car elle n’était pas de bonne qualité. Les artisans réputés ne pouvaient pas mettre en valeur leurs talents et leur créativité : les modèles étaient imposés par l’État et il fallait uniquement les dupliquer. Certains villageois entraient dans la coopérative uniquement pour avoir du riz.
48Des coopératives spécialisées dans le tissage ont été mises en place pour approvisionner en tissu les magasins de l’État. Des métiers à tisser plus larges que ceux traditionnellement employés ont été distribués aux tisserands qui parfois travaillaient à domicile. Certaines femmes ont essayé de maintenir le métier de façon clandestine, mais rencontraient de nombreuses difficultés pour s’approvisionner en fils, dont la commercialisation était monopolisée par l’État. À la fin des années 1980, quand le marché des pays des l’Europe de l’Est s’est effondré, les coopératives ont dû fermer et les artisans se sont trouvés sans débouchés.
Les activités sacrifiées par le coopérativisme
49Que ce soit dans le domaine des objets d’art ou de celui d’objets destinés à la vie quotidienne, les coopératives ont causé le déclin d’un certain nombre d’activités. Thổ Hà (céramique de grande qualité), La Khê (soieries de luxe) ou le textile de qualité moyenne, sont des exemples typiques.
50Thổ Hà était spécialisé depuis plusieurs siècles dans la fabrication de céramiques à but culturel, domestique ou religieux ; les urnes funéraires très sophistiquées ont fait la célébrité de ce village (Itinéraire 1bis). Une coopérative fut créée à l’époque collectiviste, puis dissoute au début des années 1990. Elle comptait près de 500 membres et était localisée loin du village. On produisait en fonction des plans du gouvernement et du goût des clients, essentiellement des poteries pour la vie quotidienne. Les coopérateurs, insuffisamment payés en riz, négligeaient la qualité de leur travail. L’État, chargé de la commercialisation et de l’organisation de la production, ne pouvait plus subventionner les pertes. On abandonna le métier. La plupart des artisans talentueux sont décédés, sans transmission de leurs savoir-faire. Une autre activité apparut, la fabrication des bánh đa à base de riz.
51Une famille d’artisans tente depuis 2002 de relancer le métier, principalement pour la fabrication des urnes funéraires de qualité, et a fondé une nouvelle coopérative privée avec l’aide du ministère de la Culture. Les résultats sont encore mitigés.
52La Khê (Itinéraire 4) était spécialisé dans la fabrication de la soie « the », tissus très légers, fleuris et transparents de très grande qualité, utilisés pour payer le tribut à la Chine et pour l’aristocratie hanoienne. Ce village, intégré dans le plus dynamique cluster de production de soie, dont l’activité a pratiquement disparu, supplantait Vạn Phúc en nombre de maîtres artisans à l’époque coloniale. À l’époque collectiviste, au sein de la coopérative agricole, un secteur artisanal avait été édifié. Le tissage de la soie a disparu des ateliers familiaux et les villageois ont changé d’activité à la fermeture de la coopérative. Selon un des derniers grands artisans de La Khê, cette pluri-activité des villageois a tué le métier. Elle a limité les possibilités de développement d’une activité qui nécessitait de gros investissements en machines, améliorations techniques et formation. Le manque de marchés a achevé de détruire un des villages les plus célèbres de ce cluster de la soie.
53Pour relancer le métier de ce village prestigieux à l’activité pluriséculaire, une coopérative artisanale a été fondée en 2005 par le Comité populaire, la coopérative agricole et avec l’aide de Mr Nguyễn Công Toàn, un talentueux artisan de 80 ans, anciennement sous-chef de la coopérative défunte. Elle tente de fabriquer les anciens tissus qui ont fait la splendeur de La Khê. Une dizaine de métiers à tisser à moteur électrique ont été achetés sur lesquels travaillent quelques ouvrières du village payées à la tâche. Mal payées, celles-ci n’ont pas le savoir-faire nécessaire pour réhabiliter le métier.
54La guerre, l’insécurité, la perte des marchés de luxe, mais aussi la déstabilisation sociale créée par des années de conflits et le départ des hommes sur le front ont causé la disparition de certaines activités artisanales, lorsque les coopératives ne prenaient pas la relève.
LE MARCHÉ DANS TOUS SES ÉTATS : AVEC L’ÉTAT OU SANS L’ÉTAT
55Une fois le Mur de Berlin tombé, les marchés de l’est de l’Europe ont disparu et les coopératives ont perdu leurs débouchés préférentiels. Après des décennies de contrôle par l’État, les artisans se sont retrouvés devant une dure alternative, soit de continuer en cherchant de nouveaux marchés par eux-mêmes, dans le contexte de l’Ouverture économique, le Đổi Mới, soit de sombrer. Selon les activités et l’histoire personnelle des artisans et de leurs réseaux sociaux, notamment leurs relations avec les commerçants de Hà Nội – une ancienne tradition liée au quartier des 36 rues – des villages ont réussi à s’adapter au nouveau contexte du Đổi Mới. Certains artisans sont à la tête d’entreprises florissantes d’envergure internationale, d’autres se sont recyclés dans d’autres activités productives ou commerciales, tandis que les autres ont quitté le village ou sont retournés à l’agriculture.
Les prémices du Ðổi Mới ou comment certains villages étaient prêts pour s’ouvrir au marché
La faillite du système et le laisser faire de certains leaders locaux
56Certains villages de métier parmi les plus actifs de la province de Bắc Ninh avaient développé, bien avant le Đổi Mới, l’initiative privée, ceci grâce à l’assentiment des autorités locales, conscientes de la faillite du système. Délaissant les coopératives peu fonctionnelles, un certain nombre d’artisans récalcitrants continuèrent leur activité de façon clandestine. Certains villages comme Đại Bái et Dýõng Ổ étaient très proches du Parti car ils avaient participé à l’effort de guerre, produisant du matériel militaire, pour ce qui était du premier (casque, ceinturons, munitions), et du papier, pour ce qui était du second, qui servait à la rédaction des pamphlets révolutionnaires. Ils eurent ainsi très tôt le feu vert pour produire individuellement.
57À Dýõng Ổ (Itinéraire 1), le groupe de production de fabricants de papier pour les piles de l’armée était le seul capable de commercialiser les articles produits par les foyers artisanaux. Avant que le marché se libéralise dans les années 1980, la commercialisation des produits artisanaux ne put s’opérer que grâce à l’intervention informelle de certains leaders politiques qui ont fermé les yeux sur les activités privées des producteurs. Avec la croissance de la production, Dýõng Ổ devint le centre d’un réseau de production en chaîne qui intégrait plusieurs villages et, dans une moindre mesure, l’armée. Cependant, l’approvisionnement en matières premières posait problème. Si l’acquisition d’écorce dó pouvait s’effectuer grâce aux réseaux commerciaux avec les peuples des Hautes Terres, celle du papier à recycler était plus difficile. Un système de troc s’opéra entre les villageois et certaines administrations : du riz contre du papier usagé. Cette période a permis aux artisans de Dýõng Ổ de tisser des réseaux de relations avec des responsables de petites entreprises d’État productrices de papier. Ils purent ainsi accéder aux ateliers mécanisés et se familiariser avec d’autres modes de fabrication qu’ils n’avaient encore jamais vus (DiGregorio M. et al., 1999).
Le dynamisme des villages de commerçants : entre illégalité, sang froid et esprit d’entreprise
58À Đồng Kỵ (Itinéraire 1), quatre anciens marchands de buffles se lancèrent illégalement à leurs risques et périls (certains furent emprisonnés) dans le commerce des meubles antiques, activité au marché interdit en ces temps de guerre. Ils furent à l’origine d’un nouveau métier qui a élevé ce village au rang des clusters les plus dynamiques du delta. À Ða Hội, village de la sidérurgie, de nombreux artisans ont continué à produire dans la clandestinité, ne voulant pas intégrer la coopérative. Les femmes se chargeaient de l’approvisionnement en matières premières et de la vente des outils fabriqués dans les ateliers. M. DiGregorio raconte avec brio dans sa thèse les péripéties de ces femmes, véritables amazones de la vente clandestine, pour passer le pont qui leur permettait d’atteindre la capitale. Elles devaient amadouer la police, certaines étaient emprisonnées et tentaient de s’enfuir ! ! ! Cet auteur montre comment ces artisans et commerçants, malgré la mise en place du système collectiviste, ont maintenu leurs anciens réseaux commerciaux et sociaux :
« Comme ils l’avaient fait sous l’ancien régime, les commerçants et artisans de ces villages éludaient les autorités en usant d’un arsenal de moyens : ignorance feinte de la loi, collusion non coordonnée et érection d’un mur du secret concernant les activités des autres villageois, sollicitation du soutien direct des autorités villageoises compatissantes, déploiement stratégique des femmes comme commerçantes et isolement au cœur des murs intérieurs du village. Ce n’est pas par hasard que la contrebande et les produits de contrefaçon qui circulaient dans l’économie parallèle socialiste avaient pour origine les ateliers de Đa Hội ».
Les années 1980-1990 : les dures leçons de la libre entreprise
59Avec la désintégration du bloc de l’Europe de l’Est, les coopératives sont tombées en faillite. Les artisans durent chercher de nouveaux marchés.
Diversification et recherche de nouveaux produits après l’intermède collectiviste
60À Phù Lãng, à la fermeture de la coopérative de céramiques, les artisans, essentiellement concentrés à Thủ Công, ont recommencé à produire de façon individuelle tout en faisant cuire leurs poteries dans le four de la coopérative. Ils ont rencontré de nombreuses difficultés pour s’adapter au marché et répondre aux commandes. L’État avait imposé l’activité artisanale à Thủ Công, situé en zone non inondable, et l’activité agricole dans les autres villages de la commune. Les artisans ont essayé de s’adapter pour changer de type de production. À l’origine, Phù Lãng était une commune productrice de céramiques utilitaires, surtout destinées au marché local : grandes jarres ocre-jaune que l’on utilisait pour l’alcool, ainsi que de tuiles. Le marché était étroit et peu adapté à la modernisation des modes de vie. Il n’y avait pas de marché pour ces objets dans le sud du pays. Comme on utilisait les fours à bois, les produits n’étaient pas uniformes.
61Depuis les années 1980, un certain nombre d’artisans s’est mis à fabriquer des urnes funéraires, sur le modèle de Thổ Hà, village alors en pleine décadence. Les urnes de Thổ Hà coûtaient plus cher que celle de Phù Lãng, et les dessins étaient plus sophistiqués. D’une technique plus simple que les tours de potiers, les urnes ne nécessitaient que des moules. Puis, à partir des années 2000, des jeunes artisans ont pris la relève de leurs parents et ont abandonné la fabrication des urnes funéraires et des jarres. Ils se sont mis à la poterie décorative dans la foulée de Vũ Hữu Nhung, un jeune artisan formé aux Beaux-Arts de Hà Nội.
62À Đồng Kỵ, en 1965, on ne comptait que huit familles expertes dans les « meubles d’art ». Il faudra attendre la fin des années 1980, avec le Đổi Mới, la libéralisation du commerce du bois et l’émergence d’une classe moyenne pour que ce nouveau métier, né en pleine guerre, prenne réellement son essor. Grâce à son dynamisme, ce village de commerçants de buffles et de petits artisans a réussi en deux décennies à rayonner dans tout le pays et à contrôler une grande partie du marché du bois et de l’export de meubles de qualité vers les pays asiatiques, notamment la Chine en utilisant ses réseaux commerciaux anciens et nouveaux. Déjà à l’aube du Đổi Mới, ces villageois téméraires avaient réussi à faire prospérer ce métier, malgré les entraves du système collectiviste : de 1970 à 1985, le nombre d’artisans est passé de 100 à 1 000.
La modernisation et le choix de l’industrialisation : entre innovation et esprit d’entreprise
63Une première étape de mécanisation de la production s’était déjà effectuée dans le cadre des coopératives. Quand la plupart d’entre elles ont fermé au début des années 1990, les coopérateurs ont racheté les machines et continué la production à domicile. Avec le Đổi Mới, les artisans, conscients de la nécessaire croissance de la production et de la modernisation de leurs entreprises pour intégrer de nouveaux marchés, ont cherché à acheter des machines par tous les moyens. Les réseaux de commerçants du textile branchés sur Hồ Chí Minh Ville ont permis à des villages comme La Phù de rapidement moderniser leurs fabriques de tricots. Les ateliers de Vạn Phúc se sont équipés en métiers à tisser électriques très perfectionnés ; en bref, les villages du textile, de la papeterie, de la métallurgie qui ont réussi à passer à l’étape semi-industrielle sont entrés dans l’économie de marché : ils doivent affronter le dur combat de la concurrence avec les grandes entreprises vietnamiennes ou chinoises. Deux cas exemplaires : Dýõng Ổ et Đa Hội dans la province de Bắc Ninh.
64À Dýõng Ổ, entre 1974 et 1994, les artisans produisaient surtout du papier pour la fabrication des pétards à partir de papier recyclé et du papier de « riz », le giấy dó. Depuis 1994, date à laquelle le gouvernement vietnamien a interdit la production des pétards, on assiste à un rapide changement des modes de production et des techniques : en dix ans, les producteurs sont passés de la production manuelle de giấy dó à la production mécanique de papier toilette, de papier kraft ou de carton, sur des chaînes de moyenne envergure. Les plus gros entrepreneurs se sont spécialisés dans le papier machine et celui destiné à la fabrication des cahiers de qualité et dépendent du marché international pour s’approvisionner en matière première. Dýõng Ổ est très industrialisé, dans le sens où les firmes sont intégrées verticalement, et ont réussi à faire le pas technologique pour s’adapter à la production moderne. L’industrialisation s’est opérée grâce à un transfert de technologie et une division du travail déjà existante dans ce village ouvert sur l’extérieur. Déjà en 1988, un artisan visionnaire avait initié la mécanisation de la fabrication de papier. Sa famille est actuellement dominante dans le village et possède deux des trois plus grandes entreprises sises dans la zone industrielle.
65La nécessité d’améliorer la qualité et d’effectuer des économies d’échelle sont les deux points les plus importants qui expliquent le rapide développement de l’envergure de ce village. Avec le changement d’envergure des entreprises et l’extraordinaire croissance de la production, le village fait appel à une main-d’œuvre originaire de l’extérieur du village, dont certains sont des techniciens formés par les usines de Bãi Bằng.
66La success story de Đa Hội qui, en l’espace d’une quinzaine d’années, est passé de village produisant outils agricoles, couteaux et outillages divers en métaux à l’un des principaux producteurs de lingots et de barres en acier et fer pour la construction (12 % de la production nationale) a été décrite avec précision par M. DiGregorio. Les artisans ont réussi à s’intégrer au marché grâce à leur capacité d’adaptation, à leur organisation et leur ingéniosité. D’une part, ils ont commencé à mécaniser en partie leur production, grâce à des machines qu’ils ont transformées et adaptées à leurs articles et, d’autre part, se sont appuyé sur une extrême fragmentation du processus de production. Chaque atelier est spécialisé dans un seul maillon de la chaîne.
67Comptant parmi les villages les plus industrialisés et les plus pollués de la province de Bắc Ninh (il ne fait pas partie des itinéraires de cet ouvrage !!!), Ða Hội doit avant tout son succès à l’esprit d’entreprise, les risques financiers et la capacité d’innovation que de nombreux villageois organisés en réseaux très soudés ont su développer. Ða Hội est à la tête d’un cluster qui étend ses ramifications à une dizaine de villages des alentours, et dont des têtes de pont ont été installées jusque dans la banlieue de Hồ Chí Minh Ville.
La disparition des métiers les moins rentables dans la sphère d’expansion de Hà Nội
68Certains petits métiers se maintiennent grâce au savoir-faire des personnes âgées, mais ne sont pas transmis aux générations suivantes. Ils se suffisent d’une main-d’œuvre peu formée ou très mal rémunérée, comme pour le battage de l’or ou de l’étain (Kiêu Kỵ, Itinéraire 2). Ce sont parfois des activités saisonnières fortement liées aux cultes religieux et culturels, revivifiés depuis le déclin du collectivisme.
69La fabrication des jouets en pâte de riz « tò he » ou en métal recyclé (voir encadré p. 30), malgré une chute drastique du nombre des artisans, se maintient grâce à certaines fêtes saisonnières, encore traditionnellement importantes pour la population, comme le festival de la mi-automne, la fête des enfants, mais jusqu’à quand ?
70La fabrication des objets votifs, principalement les lingots, occupent quelques heures par jour les personnes âgées dans de nombreux villages, autrefois spécialisés dans cette activité. Elles n’obtiennent de cette occupation pas plus de 10 000 VNĐ par jour qui agrémentent le quotidien des familles les plus démunies.
71La fabrication d’objets d’art très consommatrice de temps par de grands maîtres artisans est tombée en désuétude. Une jarre en bronze incisée de fils d’argent ou d’or peut demander plus de six mois de travail à un artisan de Đại Bái pour un prix de vente de 3 millions de VNĐ !
72L’urbanisation croissante, la construction tous azimuts des zones industrielles à capitaux étrangers ou urbains et la spéculation foncière induite sont très préoccupantes pour les activités les plus « fragiles ». En effet, certaines activités se maintiennent en l’absence d’autres opportunités de revenus pour les femmes, notamment. La fabrication des chapeaux coniques, les nón, au village de Chuông (Itinéraire 7) occupe essentiellement les femmes, les personnes âgées et les enfants. Les revenus sont minimes (à peine un dollar par jour) mais un large marché de consommateurs persiste pour cet emblème élégant de la mise des Vietnamiennes. C’est une activité qui s’intègre facilement dans l’univers familial et surtout, dans le cas de Chuông, un marché local leur permet de s’approvisionner en matériaux et d’écouler leurs marchandises. Qu’une activité plus lucrative, dans le commerce ou l’industrie, s’offre à proximité, et l’on peut supposer qu’une part non négligeable des jeunes filles abandonneront cette activité artisanale ancestrale. Les futures industries dans la zone de production de la vannerie (district de Chýõng Mỹ à Hà Tây) risquent dans un proche avenir de concurrencer les activités artisanales et d’embaucher une partie des forces vives villageoises en leur proposant des salaires plus élevés. La carte de la localisation des activités artisanales des provinces de Hà Tây et de Bắc Ninh montre bien que la vannerie, activité essentiellement féminine, se maintient au-delà d’un rayon de plus de 20 km du centre de la capitale. Mis à part à Vạn Phúc et les villages du textile qui se sont mécanisés (La Phù, Ỷ La, La Dýõng), le textile a presque disparu à Hà Tây. Pourtant, le tissage connut un processus de concentration du travail qui s’opéra dans les branches les plus dynamiques et rentables. Dans le tissage, des artisans pouvaient embaucher des ouvriers qualifiés en plus de la main-d’œuvre familiale. Un rapport envoyé à la Cour de Huế en 1886 établissait que dans le village de La Khê il y avait 100 foyers s’adonnant au tissage. Chacune de ces entreprises employait jusqu’à 10 tisserands (Nguyễn Thừa Hỷ, 2002). Le village de La Khê, ancien village du cluster de la soie (Itinéraire 4), est devenu un village de commerçants et de rentiers. Toutes les terres agricoles ont été expropriées et les villageois vivent de leur rente foncière que certains ont valorisée en construisant des dortoirs pour les ouvriers.
73Plus grave est la disparition de l’agriculture dans les zones péri-urbaines car, même si elle ne permet pas de nourrir la famille du fait de la taille limitée des champs, on peut l’associer à un artisanat très manuel et ne nécessitant pas beaucoup de capitaux et de savoir-faire comme la vannerie. La liste des villages de métier absorbés par la ville de Hà Nội et dont l’activité a disparu est longue : les villages de papetiers très célèbres du pourtour du lac de l’Ouest (voir encadré p. 28), les fabricants de lingots votifs des villages de Giáp Tứ et Giáp Nhị dans le sud de la ville (Thanh Tri), les dentelliers de la banlieue de Hà Ðông Il reste deux ou trois fondeurs de cuivre dans le très célèbre village de Ngũ Xã, actuellement quartier très prisé des expatriés au bord du lac Trúc Bạch.
74Cependant, l’urbanisation n’est pas systématiquement annonciatrice de la mort des activités artisanales. Les villages les plus célèbres, tel Bát Tràng ou Vạn Phúc ne sont-ils pas localisés dans la banlieue de la capitale ? Tout dépend de l’envergure de la production, de la mécanisation et de la cohésion des réseaux commerciaux qui sous-tendent ces activités. La discrimination sélective de l’urbanisation s’établit selon des critères économiques, sociaux et politiques complexes qui nécessitent une étude particulière.
Quelques traits sur les villages papetiers du Nord-Vietnam
Au xixe siècle, à leur arrivée au nord du Vietnam, les Français s’intéressent aux techniques locales de la fabrication du papier. Fondamentalement, et bien que très artisanaux, les gestes techniques de la production papetière différaient peu de ce qui se faisait ailleurs. L’accent était mis sur les matières brutes utilisées, toutes végétales, contrastant de beaucoup avec les pratiques occidentales où, pour les meilleures qualités tout du moins, les papiers à base de chiffon dominaient le marché.
Au Vietnam, ce papier traditionnel (giấy dó) restait l’apanage de villages spécialisés dans une variété définie, papier d’emballage ou votifs pour les uns, papier d’imprimerie ou papier à filigrane destinés aux brevets impériaux pour d’autres ; au sein du village cette spécialité restait souvent l’artisanat unique. Nul ne sait exactement le nombre de villages qui vivaient jadis de cette activité, de façon partielle ou totalement. Certains d’entre eux étaient implantés à proximité des lieux de production de la matière première, notamment dans la région de Phú Thọ, aux abords des collines où pousse le mûrier à papier, dit cây giýõng (Broussonetia paperifera L.) et le dó (Wikstroemia balansae Gilg.) – seul le second était cultivé. En leur temps, Crevost Ch. (1917), Claverie F. (1903) et (1904) et, plus tard, Hunter D. (1947) ont décrit les conditions d’achat des écorces, les qualités et quantités produites ainsi que la technique papetière du village de Phi Ðình (dans le district de Hạ Hòa, non loin de Thanh Ba). Cependant, c’est aux abords de Hà Nội, donc des acheteurs potentiels, que se trouvaient le plus grand nombre de villages papetiers. Les écorces y étaient amenées par porteurs ou en charrettes de Phú Thọ et d’aussi loin que Quảng Ninh, Hòa Bình, Bắc Cạn et Thái Nguyên.
Cette logique économique de proximité qui semble présider à la spécialisation de ces centres papetiers ne résiste cependant pas à l’analyse : ce sont des critères historiques liés à l’implantation première d’une pratique importée qui, jadis, justifiaient une production dont les secrets de fabrication, bien gardés comme il se doit, se transmettaient de génération en génération. Aujourd’hui encore, alors que certains gestes se perdent parfois au point qu’un unique dépositaire de cette mémoire de gestes sait encore produire une qualité précise, ce dernier considérera qu’à défaut d’être transmise à un membre de la famille, seul habilité à la recevoir, la technique sera perdue à tout jamais.
Nous savons beaucoup de choses sur ces villages des environs de Hà Nội. La route qui mène au village des pamplemousses (Býởi), maintenant rue Thuỵ Khuê, longeant le lac de l’Ouest sur sa partie méridionale, porta le nom de route du village du papier jusqu’en 1951. Il s’agissait alors d’un lieu de prédilection pour les excursions dominicales des Français. En conséquence, nous disposons, outre des descriptions techniques, d’un fonds iconographique exceptionnel, qu’il s’agisse des dessins d’Henri Oger, de Gustave Dumoutier, des photographies issues de l’ancien fonds de l’EFEO, ou même de fonds privés, comme celles des frères Imbert conservées à l’Ecpad4 (Ivry-sur-Seine, France). Fort de ce support documentaire, il est aisé de recréer le processus technique et le cadre social de la production en interrogeant les anciens du village de Yên Thái.
La production papetière y est fort ancienne et depuis sept siècles Yên Thái est réputé pour son papier comme Bát Tràng peut l’être pour sa céramique et Ngũ Xã pour sa fonderie de bronze. En 1921, 126 familles vivant de cette activité étaient répertoriées dans cette commune et les deux villages adjacents de Hồ Khẩu et Đông Xã vivaient de la production papetière. La spécialisation se réalisait de la façon suivante, au village de Yên Thái la production de papier pour l’écriture et l’imprimerie, aux villages de Hồ Khẩu et Đông Xã celle d’un produit de meilleure qualité et de plus grand format pouvant servir à la confection des images populaires. Plus au sud, près de pont de Papier (Cầu Giấy), les ateliers se faisaient plus rares, dont celui de la famille Lại, l’élite de la profession, qui ne produisait que le papier de qualité supérieure destinée aux brevets officiels. Du lac de l’Ouest à la rivière Tô Lịch, les villages spécialisés se succédaient.
Très rapidement, dans les années 1920, le processus d’industrialisation se mit en marche. Le papier journal notamment, produit industriel par excellence, commença d’inonder le marché de la nouvelle colonie et précipita le déclin de la production locale. Les Français en vinrent à estimer nécessaire l’implantation de véritables usines sur le territoire, de ces unités susceptibles de traiter les bois locaux pour la production de fibres cellulosiques. À l’époque, l’Indochine vivait une véritable crise du papier qui entraînait des pertes financières considérables car le papier d’impression devait être importé de métropole. Pawlowsky résumait l’imbroglio de la manière suivante : « Nous importons nos celluloses des régions glacées du Nord où la végétation est la plus lente, comme si les contrées plus chaudes se refusaient à nous alimenter ». Or les essences d’arbres possédant les qualités requises étaient comptées. Elles le restent dans une large mesure dans un pays largement déboisé. Si le papier produit à l’usine de Bãi Bằng, fondée il y a trente ans avec l’aide suédoise, tire sa cellulose des eucalyptus qui hérissent les collines de la moyenne région, ceci se fait au détriment des sols progressivement acidifiés et rendus stériles par cette variété d’arbres trop hâtivement implantée pour ses qualités de pousse rapide.
Ceci souligne que les choix antérieurs, ceux des papetiers vietnamiens ou chinois, étaient largement fondés ; toutefois ils n’étaient adaptés qu’à une économie où le papier restait d’un emploi rare, celle d’un pays très peu alphabétisé.
Actuellement, la production papetière reste insuffisante au Vietnam, elle couvre tout au plus un tiers des besoins nationaux et, faute de matières premières, le pays reste dépendant de la pulpe importée. L’offre n’est pas assez diversifiée et l’arrivée des papiers étrangers, dont l’accès a été facilité par l’entrée du Vietnam dans l’OMC, fait peser un risque important sur une activité en crise. Hormis quelques rares usines dignes de ce nom, les unités de production ne sont que des ateliers villageois à la technologie dépassée, produisant un papier de basse qualité. Leur taille trop réduite les oblige à acheter la matière première en petite quantité, donc à des coûts supérieurs. Aussi ferment-ils leurs portes les uns après les autres car ils ne disposent pas des moyens financiers leur permettant de mettre en œuvre le traitement des eaux usées que leur impose désormais la loi.
Le segment particulier des papiers de haute qualité, reprenant les principes des papiers traditionnels que nous évoquions, susceptible de générer une meilleure valeur ajoutée, n’est pas assez mis en valeur. Cette activité artisanale, totalement manuelle, a été abandonnée à Yên Thái au début des années 1980. Très gourmande en eau comme en bois de chauffage pour les fours, elle fut victime de la concurrence des papeteries industrielles. Pour retrouver les gestes d’antan, nous nous sommes rendus dans la province de Bắc Ninh, plus précisément dans le village de Dýõng Ổ, commune de Phong Khê, district de Yên Phong, une zone où la production papetière est encore une activité majeure puisque près de 3 000 personnes en vivent. De nos jours, si la production de papier dó subsiste, elle est devenue marginale, largement supplantée par celle du papier de récupération et celle de papiers votifs. Le savoir-faire reste intact, mêlé à quelques améliorations techniques et les gestes d’autrefois, comme le lever de la feuille de papier à la forme ou l’écorçage des lanières semblent immuables, parfaitement identiques aux gestes figés sur les clichés sépia.
Le Failler P., EFEO (École française d’Extrême-Orient), Hà Nội, mars 2008
Hồng
C’est un village de la banlieue sud de Hà Nội spécialisé dans la fabrication des jouets en métal : son activité est-elle en voie de disparition ? Dans ce village, autrefois lové le long des berges de la rivière Tô Lịch, dans le sud de la capitale, une cinquantaine de familles s’adonnaient à la fabrication des jouets en métal recyclé (des lapins batteurs de tambours, des papillons à ressort et des bateaux que l’on pouvait faire naviguer sur l’eau grâce à beaucoup de doigté et d’huile à moteur !). Les artisans de ce village passaient leur temps à découper des tôles, marteler, souder et peindre des objets qui faisaient la joie des enfants à l’approche des fêtes de la mi-automne et du Tết. La rue Hàng Mã, avant qu’elle ne soit envahie par des marchandises chinoises, vendait les produits de ce village.
En 2001, il ne restait plus que trois ou quatre femmes, dernières héritières de ce savoir-faire original, qui pratiquaient encore cette activité. Ce village, maintenant complètement intégré dans le tissu urbain, ne se pâme plus le long de la célèbre rivière Tô Lịch, dont Nguyễn Trãi, le célèbre poète et stratège vietnamien (Itinéraire 6) vantait la beauté et la richesse culturelle, mais le long de ce qui est devenu le plus grand égout de Hà Nội.
On ne trouve ces jouets qu’au musée d’Ethnographie ou chez quelques commerçants de la rue Hàng Thiếc, la rue de l’Étain, qui ont mesuré l’attrait touristique de ces jouets multicolores, exotiques, légers et faciles à mettre dans une valise.
(Boulden R., 2007)
Xuân La
Ce village (Phú Xuyên, Hà Tây) est spécialisé dans la fabrication des figurines en pâte de riz (tò he). Depuis au moins trois siècles, on y produit ces jouets éphémères et colorés qui font la joie des enfants lors des fêtes et des sorties dans les parcs publics ou les marchés. Malgré la très faible rentabilité de cette activité et la concurrence inégalable des jeux vidéo importés de Chine, celle-ci se maintient. Ces jouets ont la particularité de pouvoir se consommer même après usage ! On compte encore au moins 300 artisans qui s’adonnent à cet art transmis de génération en génération. Les artisans de ce village, infatigables démarcheurs, sillonnent la région pour vendre et produire devant les enfants ces petits jouets miraculeux et éphémères. Certains seraient même partis exercer leur art dans les pays voisins (Chine, Laos, Cambodge et Thaïlande).
(Vietnam Cultural Window, 2002)
L’histoire dans tous ses états : un « turn-over » rapide des activités artisanales
75De ce rapide survol de plusieurs siècles de l’histoire de l’artisanat dans le delta du fleuve Rouge un sentiment d’éternelle répétition semble se dégager : l’histoire de l’artisanat est faite de récits racontant la naissance, la diffusion, la spécialisation, l’amélioration des techniques, puis la mort, et la résurrection d’activités. Elles se déplacent – les artisans migrent beaucoup et vont développer leurs techniques là où le marché leur est favorable, l’histoire de l’artisanat dans le sud du Vietnam fait remonter de nombreuses filières artisanales dans le delta du fleuve Rouge – et les artisans, malgré les vicissitudes de l’histoire économique de ce pays et des relations politiques difficiles avec leurs colonisateurs ou tutelles, sont toujours là. Des individus, qu’ils soient mythiques ou non, ont été à l’origine de la naissance de nombreux métiers. Chaque époque a été favorable ou préjudiciable à un certain type d’activité, ceci en fonction du dynamisme ou non de la capitale, de la nature du règne des princes qui régentaient le pays ou du changement d’influence des axes de communication et des marchés.
- Le contexte économique sous-régional, mais aussi international, a eu impact évident sur ces métiers : depuis le Đổi Mới, la concurrence de certains produits étrangers s’affirme (déjà à l’époque coloniale, le textile grossier avait souffert de la concurrence des cotonnades fines de fabrication européenne), la concurrence de la Chine est dramatique pour la production de la soie, les contenants en métal et en bambou…
- Le changement de mode – on ne porte plus de manteaux en feuilles de latanier, ni de chapeaux à plume de héron ! – et le développement de l’industrie ont sonné le glas de nombreuses activités.
- On assiste à la réémergence des activités liées aux cultes religieux (fabrication d’objets votifs en papier, sculptures sur bois et laque, articles en bronze et en cuivre pour les autels des ancêtres…) qui avaient été abolies pendant la période collectiviste, la religion était alors décriée !
- Des mesures politiques ou douanières ont pu tuer certains métiers, tout en dynamisant la reconversion d’autres. L’interdiction de la fabrication des pétards en 1994 a poussé à l’industrialisation les papetiers de Dýõng Ổ, alors qu’elle a fait disparaître de la carte de l’artisanat des villages de Hà Tây qui n’ont pas pu se reconvertir. La fabrication des pétards, alors implantée dans le district de Thanh Oai dans les années 1980 par les coopératives, avait supplanté la vannerie alors vacillante.
76Système pré-capitaliste de production industrielle, l’artisanat, tel qu’il est organisé en clusters au Vietnam, n’a pas encore été balayé par le capitalisme, contrairement à la région Est et Sud-Est Asiatique où le libéralisme et la grande industrie (grande consommatrice d’une main-d’œuvre pas chère) ont sonné son glas. À l’ombre de la Chine, dont les entreprises sont difficiles à concurrencer, le Vietnam parvient à trouver sa voie et continue à produire des artisans. Mais jusqu’à quand ?
77Ce rapide « turn-over » des activités artisanales montre à la fois la rapide réactivité des villageois (certains villages ont réussi à mécaniser leur production et à en augmenter l’envergure et embauchent une main-d’œuvre nombreuse), mais aussi la fragilité de certaines activités, très sensibles à la conjoncture économique et sociale et à l’enclavement géographique.
78Une étude diachronique à partir de la cartographie des villages de métier dans les provinces de Hà Tây et de Bắc Ninh, et, notamment, du recensement effectué par Pierre Gourou dans les années 1930 (voir carte p. 32), que nous avons confrontée aux recensements divers des années 2000, permet de déceler plusieurs tendances :
Hà Tây : la province aux mille métiers
79Depuis l’époque coloniale, les activités artisanales ont beaucoup changé de configuration et de localisation dans cette province : la moitié des villages de métier ont perdu leur activité, un quart continue à l’exercer, tandis que les autres ont changé de métier.
80Déjà à l’époque coloniale, la moitié des villages étaient pour une grande part regroupés en clusters artisanaux :
- une forte concentration de villages du textile dans le Nord (district de Hoài Đức) ;
- des villages spécialisés dans les chapeaux coniques, les manteaux de pluie et dans une mesure la vannerie dans le Centre Sud (Thanh Oai) ;
- de nombreux villages de charpentiers itinérants, les thợ mộc, dans le Sud ;
- les brodeurs au Sud-Est dans le district de ;
- quelques villages de laqueurs et d’instructeurs de nacre sur bois dans le Phú Xuyên.
81Les activités agro-alimentaires sont dispersées un peu partout dans la province et sont très diversifiées (décortiqueurs de riz ou hàng sáo, producteurs d’alcool, fabricants de nouilles de toutes sortes ou de pâtés de soja ou de riz). Les autres villages étaient dispersés dans l’espace selon des logiques de diffusion qu’il n’est possible d’expliquer qu’au cas par cas, à travers les mythes de fondation (voir carte p. 32). Les phénomènes de diffusion des activités, les heurs et malheurs de chaque village, le rôle des ancêtres de métier ont créé une géographie des villages artisanaux très complexe.
82À l’époque coloniale, le textile était prépondérant dans cette province : 20 000 ouvriers sur un total de 54 000 recensés dans le delta, 4 500 dentellières, plus de 6 000 tisseurs de cotonnades de toutes sortes et plus de 4 000 producteurs ou filateurs de soie. Les villages cotonniers confectionnaient des habits, des serviettes éponges ou des ceintures. Chaque artisan était spécialisé dans un type de produits, mais un même village pouvait regrouper des producteurs de cotonnades, de soieries grossières, de dentelles ou de filets de pêche… C’était une activité essentiellement féminine.
83En 1930, on comptait dans la province de Hà Tây (formée alors de Hà Ðông et de Sõn Tây), 37 villages spécialisés dans les cotonnades et leurs dérivés et 25 filateurs de soie ou producteurs de soieries. La moitié de ces villages était regroupée dans le district de Hoài Ðức et ses alentours (34 villages). Près de Hà Ðông se trouvait le cluster de la soie composé de sept villages en La (La Phù, La Khê, La Nội, La Dýõng, La Cả, Ðông La, Ỷ La) et 3 en Mỗ (Itinéraire 4). Les autres villages étaient localisés au nord et au sud de ce grand centre du textile. Les brodeurs étaient, et sont toujours, regroupés autour de Quất Động, le village mère, dans le district de Thýờng Tín. Cette activité se porte plutôt bien. Elle a été portée et dynamisée par les coopératives à l’époque collectiviste, et malgré de graves soubresauts au début du Đổi Mới, faute de marchés ciblés, il reste plus d’une cinquantaine de villages de brodeurs dans la province de Hà Tây (Itinéraire 6).
84Que reste-t-il des villages de filateurs et de tisserands de l’époque coloniale ? Dans le district de Hoài Ðức et ses alentours, il n’en reste plus que 11 – principalement spécialisés dans les cotonnades de qualité moyenne destinées au marché local, et deux villages de producteurs de soie – tandis que les autres ont complètement arrêté l’artisanat ou se sont recyclés dans une autre activité, l’agro-alimentaire pour la plupart autour de Cát Quế, Minh Khai et Dýõng Liễu (Itinéraire 9). Les nouvelles activités textiles qui parviennent à se diffuser dans les villages limitrophes se sont mécanisées et certains villages, comme La Phù (Itinéraire 4), embauchent une main-d’œuvre nombreuse.
85Une autre activité autrefois très présente dans cette province : le travail du bois. Une soixantaine de villages en avaient fait leur spécialité. Les charpentiers itinérants, les thợ mộc, se regroupaient dans une trentaine de villages, pour la plupart situés dans le sud de la province (Ứng Hòa) dans une zone inondable pendant la mousson. Pierre Gourou en dénombrait 9 000 dans la province de Hà Ðông, sur les 23 000 recensés dans le delta. Dans l’impossibilité de cultiver les terres en cette période, ces artisans partaient dans le delta – certains allaient jusqu’à Saigon – la moitié de l’année, pour construire les maisons et les édifices religieux. Les autres artisans du bois – laqueurs, scieurs de long, graveurs et sculpteurs, fabricants de machines outils – étaient dispersés dans la province.
86Actuellement, le travail du bois occupe une main-d’œuvre nombreuse mais les métiers ont évolué : de nouvelles activités sont apparues (principalement la fabrication de meubles de qualité autour de Vạn Ðiểm ou de Chuyên Mỹ au sud) tandis que d’autres n’existent plus. Les thợ mộc ont disparu du paysage : les grands travaux hydrauliques de l’époque collectiviste permettent une double, voire une triple récolte de riz et la construction des maisons « en bandes » en béton qui ont remplacé la maison traditionnelle à lourdes charpentes en bois ont fait perdre les raisons d’être de ce métier organisé en corporations. Certains villages de thợ mộc ont pu se recycler dans la vannerie, activité demandant peu d’investissements, ou ont complètement abandonné l’artisanat. Seuls quatre villages de thợ mộc sont parvenus à maintenir une activité du bois dans d’autres districts de cette province, mais aucun dans le district de Ứng Hòa, plus pauvre et éloigné des centres urbains. Au nord de la province, dans le district de Thạch Thất, un gros cluster de meubles de qualité moyenne s’est développé autour de Hữu Bằng et de Chàng Sõn, autrefois peuplés d’artisans itinérants et de tisserandes. Le dynamisme de ce cluster qui produit des meubles uniquement pour le marché domestique atteint presque celui de Đồng Kỵ à Bắc Ninh. Tandis que Nhị Khê, spécialisé dans le tournage du bois (Itinéraire 5), a transmis son métier à deux anciens villages de thợ mộc.
87Le village de Bình Vọng, berceau de la laque dans la province de Hà Tây, a perdu son activité pourtant florissante à l’époque coloniale : les artisans se sont éteints un à un et la relève ne s’est pas faite. Après la guerre, on ne trouve plus de trace du métier, ainsi que du temple dédié au culte du fondateur. Il ne reste qu’un artisan de 90 ans qui ne produit plus. Ce village situé à proximité de la nationale A1 et de la gare de Thýờng Tín s’est reconverti dans le commerce et personne n’a cherché à rétablir ce métier, le commerce apportant de meilleurs revenus. C’est le village de Hạ Thái, aux activités artisanales (vannerie, objets votifs) et commerciales diversifiées et localisé à quelques kilomètres au nord, qui a pris la relève dans la seconde partie du xxe siècle. La plupart des grands artisans de ce village avaient été formés à Bình Vọng.
88Enfin, la vannerie qui occupe de nos jours plus de 40 % des villages de Hà Tây, était déjà dans les années 1930 très développée et répartie dans une cinquantaine de villages de la province. Pierre Gourou a dénombré 19 types d’ustensiles et d’objets fabriqués en cette matière : de la baguette utilisée pour saisir les aliments, aux coiffes, en passant par les engins de pêche et aux paniers de toutes sortes. En plus, la fabrication des objets en feuilles de latanier (chapeaux et manteaux de feuilles) occupait les artisans de plus d’une vingtaine de villages. Des villages spécialisés dans un type d’article étaient dispersés dans cette province, chacun approvisionnant la population locale.
89La vannerie, très mouvante et fluctuante domine mais a changé de configuration spatiale et de type de productions. Même s’il existe encore dans ces villages quelques personnes âgées qui tressent toujours des nasses, des grands paniers pour porter le riz, des écopes… le gros de la production est destiné à l’exportation. Les objets décoratifs et de table (plateaux, paniers, vases, tableaux, lampes) sont vendus sur le marché asiatique développé ou en Occident.
90Dans la zone localisée au nord de la province de Hà Tây (dont un certain nombre de villages dépendent maintenant de la juridiction de Hà Nội), on dénombrait 17 villages spécialisés dans la fabrication de divers types d’articles (nón, manteaux en feuilles de latanier, grands paniers (bồ) …). On ne pratique presque plus cet artisanat, excepté dans le cluster de Ninh Sở composé de sept villages regroupant près de 4 000 artisans, au bord du fleuve Rouge. Auparavant, on y fabriquait des jarres en bambou tressé très serré pour stocker du riz non décortiqué. De nos jours, les artisans tressent des objets en bambou et en rotin pour l’exportation. Une coopérative mise en place à l’époque collectiviste a permis de diffuser le métier vers d’autres villages et d’ouvrir le marché vers l’étranger.
91Un des plus gros clusters de vanniers s’est établi autour d’un seul village, Phú Vinh, situé dans le district de Chýõng Mỹ, à l’ouest de la province, et très réputé pour son savoir-faire ancestral dans le rotin. Une coopérative ouverte sur le marché de l’Europe de l’Est est à l’origine de la transmission du métier à une dizaine de villages des alentours (Itinéraire 8). Le cluster de chapeaux coniques de Chuông, organisé autour du marché du même nom, malgré la très faible rentabilité de cette activité très consommatrice de main-d’œuvre, a réussi à traverser les vicissitudes de l’histoire et conserver le métier de plus de quinze villages (Itinéraire 7). Seuls quatre villages ont perdu leur activité. Il est intégré dans une zone spécialisée dans la transformation du bambou, de l’osier qui est parvenue à diversifier et étendre ses activités (éventails, cages, bâtons d’encens...). Un village spécialisé dans le tressage de l’osier, Lýu Thýợng, au sud de la province (Itinéraire 7), à l’activité modeste dans les années 1930, est devenu lui aussi le centre d’un petit cluster dynamique ouvert sur le marché de l’exportation et a diffusé son savoir-faire vers une dizaine de villages. Il est rattaché au cluster de fabricants de chapeaux coniques, les nón, par des relations de sous-traitance.
92Les petits villages très spécialisés dans un seul article et dispersés n’ont pas résisté à l’ouverture économique, sauf lorsque, portés par des coopératives, ils ont réussi à diffuser leur métier, à élargir l’envergure de leur production pour les marchés étrangers. Les anciens clusters parviennent à se maintenir, mais jusqu’à quand pour ceux qui ne parviennent pas à s’ouvrir à l’international ?
Bắc Ninh : le berceau de la civilisation vietnamienne, de l’implantation du Bouddhisme et du commerce
93Sur les 77 villages de métier recensés en 2003 dans la province de Bắc Ninh, la moitié aurait développé une activité à l’époque féodale. Berceau de la civilisation vietnamienne, le Kinh Bắc, dont Bắc Ninh fait partie, concentre un riche patrimoine religieux et culturel – le Bouddhisme s’est diffusé à partir de cette zone – et de nombreuses places de marchés, car situé au carrefour des routes commerciales entre le delta et la montagne et sur la route de la Chine. Des villages ont depuis plusieurs siècles développé des activités artisanals :
- les villages de la sculpture sur bois de Phù Khê et Hýõng Mạc ;
- Đại Bái, haut lieu du martelage du bronze et du cuivre ;
- les villages de potiers de Phù Lãng ;
- Đa Hội spécialisé autrefois dans les parties métalliques des outils aratoires et qui est devenu un grand centre sidérurgique.
94À l’époque coloniale, les villages de métier se concentraient le long de la rivière Ðýớng et à l’ouest dans la zone proche de Hà Nội. On en comptait un peu plus d’une soixantaine dans ce qui correspond à l’actuel territoire de Bắc Ninh (il a perdu de nombreuses communes au profit de Hà Nội). Cependant, plus de la moitié de ces villages ont arrêté leur activité, seuls 16 ont maintenu la leur, tandis que 12 se sont reconvertis dans d’autres productions.
95L’activité textile a la plus souffert du collectivisme : sur les 12 villages du textile de la province, il n’en reste plus que trois (où travaillent essentiellement des femmes). L’activité de la soie a complètement disparu. Seul un village localisé de l’autre côté de la limite provinciale à Hà Nội, Chi Ðông, élève des vers à soie de façon saisonnière. Les cocons sont dévidés et traités dans un autre village (Bunney Tessa). Pierre Gourou recensait pourtant, en 1930, 1 650 tisserands pour cette province dont 600 spécialisées dans la soie. Les cotonnades étaient fabriquées essentiellement par des femmes, sur des métiers rudimentaires de faible largeur.
96Les villages de vanniers de l’époque coloniale ont tous disparu, sauf un. La petite dizaine de villages qui pratiquent aujourd’hui cette activité l’ont mise en route plus récemment. Quant à la fabrication des produits alimentaires (nouilles, pâtés variés, alcool de riz, farines de riz ou d’amidon de manioc), il ne reste que deux survivants de cette époque. À l’instar de la vannerie, les villages agro-alimentaires actuels sont des initiatives récentes.
97Les activités de transformation des produits alimentaires ont beaucoup évolué. Si elles restent encore très présentes, notamment pour la fabrication de différents types de nouilles ou vermicelles, la distillation d’alcool de riz et le décorticage de riz (le hàng sáo) ne sont plus pratiqués que par une poignée de villageois. Cette dernière activité ne procurait que des gains infimes. Malgré leurs faibles niveaux de vie et la prédominance du riz dans leur alimentation, les villageois du delta du fleuve Rouge ont fait jouer leur imagination culinaire : de nombreux villages ont su depuis des dizaines d’années fabriquer une grande variété de pâtés, de nouilles et de friandises à base de riz, agrémentant leur quotidien. Le đậu phụ, ou tofu, fait à partir du soja, continue de remplacer les protéines animales dans les familles les plus démunies. Il ne reste plus qu’un seul village spécialisé dans sa fabrication. On comptait huit villages spécialisés dans la fabrication d’alcool à l’époque coloniale. Il n’en reste plus que deux dans cette province, dont un tente d’améliorer la qualité de son produit et d’obtenir un label pour une meilleure visibilité.
98La vannerie, enfin, qui occupe près de 40 % des villages de métier dans la province de Hà Tây, est peu présente à Bắc Ninh. Là, l’industrialisation croissante, la mécanisation de nombreuses activités, ont eu raison de cette activité, grande consommatrice de main-d’œuvre et peu rémunératrice. Elle a souffert aussi de la concurrence des conteneurs en plastique, en grande partie importés de Chine. Ces villages ont tous perdu leur activité. Il ne reste aujourd’hui plus que cinq villages de vanniers ou de producteurs de meubles en bambou situés dans les communes de l’est de la province. Ils ont développé leur activité plus récemment.
LES VILLAGES DE MÉTIER AUJOURD’HUI : DE NOUVELLES FORMES DE PRODUCTION
99Entre 1995 et 2002, le nombre de villages de métier serait passé de 500 à 1 000 dans le delta du fleuve Rouge, ce qui représente 40 % des villages artisanaux du Vietnam. La moitié serait localisée dans un rayon de cinquante kilomètres autour de Hà Nội. Le rapide développement des activités artisanales et surtout industrielles a généré une rapide croissance de la production, un élargissement de la surface de production et l’embauche de nombreux villageois sous-employés par les activités agricoles et travaillant en sous-traitance. Selon un rapport de la Banque mondiale de 1999, les villages de métier participaient alors à 41 % au PIB du secteur industriel et occupaient 64 % de la main-d’œuvre du secteur industriel non étatique. Le taux de croissance de la production artisanale et industrielle rurale atteint 9 % par an depuis la fin des années 1990 et le montant des exportations dépasse 600 millions de $US en 2003.
100Certains clusters de villages pilotés par des villages de métier très dynamiques attirent dans un large rayon une main-d’œuvre nombreuse. Leur paysage a beaucoup changé, les familles ont des revenus en moyenne quatre fois supérieurs à ceux des villages agricoles. Les salaires s’échelonnent entre 500 000 VNĐ et 2,5 millions VNĐ par mois, selon les tâches et les types de produits. Le niveau de vie des artisans s’est nettement amélioré et nombreux sont ceux qui ont investi dans la modernisation de leur habitat. Les villages se densifient et permettent à une population plus nombreuse d’y résider évitant ainsi la migration vers les villes ou les autres régions productives du Vietnam. Mais comment créer un nouvel espace artisano-industriel dans ces villages densément peuplés, nichés dans ce delta soumis aux inondations, sans porter atteinte à l’environnement, au patrimoine et à la culture multimillénaire de cette société profondément villageoise ?
Des entreprises familiales regroupées au sein de clusters de villages de métier
101Les trois quarts des entreprises restent familiales et de petite envergure. Encore très manuel pour la plupart, l’artisanat se pratique dans des ateliers nichés au cœur des villages. Ces activités sont inscrites dans la vie et l’emploi du temps familial, les enfants et les personnes âgées participent secondairement à ces travaux. Dans la plupart des villages, ces métiers occupent plus de 50 % de la population active. Seuls les artisans les plus fortunés accèdent à des terrains à l’extérieur du village où des petites et moyennes entreprises s’installent et ont élargi et modernisé leur processus de production.
Le regroupement de la plupart des villages en cluster
102La carte des activités artisanales dans les environs de Hà Nội (page 33) montre un regroupement de villages de même activité, certains en comptant plusieurs dizaines, notamment dans la vannerie ou la broderie. Déjà, à l’époque coloniale, Pierre Gourou avait décrit ce phénomène, dit de regroupement en « clusters ». Celui-ci s’est confirmé avec le temps, et rares sont les villages qui n’appartiennent pas à ces agrégats. Seuls les villages de potiers qui ont survécu aux changements économiques et politiques du siècle précédent parviennent à effectuer l’entier processus de production au sein de leur village, tels Bát Tràng et Phù Lãng. Ces villages ont aussi la particularité d’être localisés le long des fleuves, axes de transport privilégiés pour l’approvisionnement en matière première et pour la vente de ces produits pondéreux et encombrants. Ils sont toutefois en contact avec des villages pourvoyeurs de main-d’œuvre ou de services.
103Un cluster est un regroupement géographique de villages spécialisés dans la même branche d’activité, dont les entreprises sont interconnectées, et au sein duquel existe une grande division du travail. Le développement de ce système de production territorialisé répond au besoin d’élargissement spatial de la production suite à l’ouverture des marchés. Il permet l’élargissement de la sphère d’embauche des ruraux dans les villages voisins, la création de nouveaux sites de production, la division du travail entre villages pratiquant des activités complémentaires ou en suscitant le développement d’activités de services commerciaux à l’amont ou à l’aval. Selon les activités, il existe tout un système de sous-traitance liant les villages plus dynamiques à leurs voisins plus récemment insérés dans les clusters, et entre les sociétés privées et les entreprises familiales. Les relations entre villages d’un même cluster et entre artisans se fondent en grande partie sur des relations familiales, amicales, politiques ou professionnelles dont les origines peuvent être fort anciennes.
104La spécificité des clusters de villages de métier au Vietnam par rapport à leurs équivalents occidentaux tient en grande partie au contexte économique, démographique et politique de ce pays. À l’instar de la Chine, le Vietnam est marqué encore par la prégnance du système d’économie administrée, en transition inachevée. C’est un pays aux très fortes densités rurales où existe une main-d’œuvre nombreuse, jeune, en partie qualifiée (dans les villages de métier anciens, le savoir-faire se transmet de génération en génération au sein de la famille). Ce système de production permet de valoriser l’ingéniosité des producteurs qui se manifeste par une utilisation très répandue du matériel de récupération, la reproduction de pièces de rechange trop chères ou difficiles à trouver sur le marché local, la prolongation de la durée de vie des machines au-delà de ce qu’on peut espérer dans les pays développés.
105Enfin, les formes particulières d’organisation sociale et politique structurées sur les dynamiques familiales donnent une plus grande part au commerce, à l’organisation en filières, au fonctionnement en réseau etc. Elles favorisent l’intégration et la coopération entre les ateliers et les entreprises de tailles diverses qui effectuent une part du processus. Un cluster de villages de métier est un système productif localisé qui regroupe des industries rurales traditionnelles, au développement endogène. La concentration géographique de petites entreprises peut être associée avec le développement des réseaux marchands : elle valorise la proximité et favorise une meilleure utilisation des infrastructures et des réseaux de fournisseurs. Elle permet une meilleure diffusion des savoir-faire au sein d’une société profondément villageoise où plusieurs générations vivent sous le même toit. Un cluster des villages de métier comprend un nombre variable de localités et d’entreprises déclarées ou familiales. Le fonctionnement de ces clusters dépend de la nature des activités qui y sont pratiquées.
106Ces clusters s’organisent à trois niveaux :
107• au niveau villageois
108Le travail est divisé entre des entreprises complémentaires. Chacune effectue soit une étape du processus de production – une bouilloire en aluminium est fabriquée par plusieurs ateliers, spécialisés dans une partie de l’objet : le fond de la bouilloire, le bec, la poignée – ou un type de produits – bouilloires, plateaux, bassines, objets d’art, dans le cas du village de marteleurs (Itinéraire 3, Đại Bái) – ou nouilles de riz fraîches, nouilles de riz séchées, alcool de riz, amidon de manioc, dans le cas des villages de transformation de produits agricoles. Par ailleurs, sous l’effet de la mécanisation et de la diversification de la production, une plus grande division du travail s’opère entre foyers et allonge la chaîne de production. La matière première de récupération (papier ou métaux) est échangée au sein d’une longue chaîne de collecteurs, puis est transformée par des artisans qui ont investi dans des machines – les fondeurs vendent le métal recyclé sous forme de plaques prêtes à l’emploi aux artisans qui vont les découper pour fabriquer marmites, plateaux ou gongs.
109• entre villages
110Il existe plusieurs types de relations inter-villageoises au sein des clusters. Chaque village est spécialisé dans un type de produit mais dépend des autres pour son approvisionnement en matières premières, en savoir-faire, en espace de production ou en main-d’uvre – à Ða Hội, le village de la sidérurgie, les artisans du village mère se chargent de la fonte de la ferraille, de la vente des lingots et de leur transformation en barres ou tiges de fer, tandis que ceux des villages des alentours leur offrent leurs services (transport manuel, commerce de produits chimiques, assistance technique…), l’approvisionnent en main-d’œuvre, leur louent des parcelles pour qu’ils étendent leur espace de production ou fabriquent des grilles de fer avec des tiges qu’ils leur ont achetées. Il existe un système de sous-traitance au sein d’une hiérarchie de villages. Les villages les plus dynamiques qui regroupent de nombreuses sociétés privées sont liés aux entreprises familiales de leurs voisins par des relations contractuelles. Ils sont à l’origine de l’activité qu’ils ont diffusée dans leur voisinage, soit à l’époque collectiviste par le biais des coopératives, soit depuis le Đổi Mới par apprentissage. De grandes entreprises formelles signent des commandes avec des clients étrangers et sous-traitent leurs commandes à des chefs de production résidant dans différents villages du cluster spécialisés dans un type de produits. Ceux-ci redistribuent ensuite le travail à une multitude de foyers qui n’effectuent que la partie manuelle du processus de production. Le montage, le contrôle de la qualité des articles et les finitions sont effectués dans les ateliers de l’entreprise donneuse d’ordre.
111• entre les entreprises villageoise et les entreprises « formelles » des zones industrielles
112Des grandes entreprises installées dans les zones industrielles urbaines sous-traitent aux ateliers spécialisés des villages de métier la fabrication de pièces détachées. On rencontre ce type de relations dans la métallurgie.
113Par ailleurs, ce système est adapté au contexte économique de transition. Selon DiGregorio (2001), contrairement aux grandes entreprises du secteur formel étatique ou privé, l’organisation des entreprises en cluster est beaucoup plus flexible et répond plus rapidement au marché, notamment du fait de leur emprise bureaucratique moins lourde et de leur appartenance au secteur informel pour la plupart. Cette forme d’organisation permet de mobiliser tous les membres de la famille, de valoriser le temps de travail et l’espace résidentiel au profit de la production et gagne en souplesse pour l’utilisation de la main-d’œuvre au gré des commandes (travail de nuit, heures supplémentaires…). L’emploi est flexible et s’adapte au marché ou aux conditions de production (les coupures d’électricités sont régulières, les problèmes d’approvisionnement en matière première freinent la production, …).
114Ces entreprises organisées au sein d’une chaîne de production peuvent s’insérer dans les « niches » économiques délaissées par les grandes entreprises du secteur formel qui doivent répondre à des normes de gestion, de qualité et à une emprise règlementaire beaucoup plus contraignante. Elles font appel à la main-d’œuvre familiale, sous-rémunérée, pour les ouvrages les moins qualifiés et peuvent s’adapter plus facilement aux commandes et aux variations du marché. Cette organisation du travail artisanal plus flexible s’intègre dans une économie agricole où le travail des rizières exige de moins en moins de travail, mais demeure. En période de récolte du riz, les ouvriers désertent les ateliers, même si les commandes exigeraient leur présence.
L’origine des clusters : une très grande division du travail et une spécialisation des villages
115Pierre Gourou observe une tendance à la spécialisation des villages dans une activité, à la division du travail entre les villages et à leur intégration en groupes de production organisés autour de la production d’un même type d’article. Ce processus aurait débuté au xviie siècle, à l’époque où l’artisanat connut un rapide développement, dynamisé par la croissance de Hà Nội. Il fallut rationaliser le processus de production qui se fonde sur :
- l’esprit de monopole organisé grâce à des règles sociales et des rituels. Un village qui a développé une industrie veut rester maître des procédés de fabrication que les villageois doivent garder secrets.
- la pauvreté des artisans qui cherchent à réaliser rapidement un bénéfice et qui n’avaient pas les moyens d’acheter beaucoup de matière première et d’immobiliser du capital. Un village ne suit pas d’un bout à l’autre la fabrication d’un article et vend son produit semi-ouvré à un autre village qui l’achèvera.
116Cette division du travail est particulièrement marquée dans l’industrie de la soie, dont les étapes du processus de production sont nombreuses et étaient entreprises par différents villages organisés en réseau de production : culture des mûriers et élevage des vers à soie, dévidage des cocons de vers à soie, filage de la soie, tissage et teinture. De nombreux villages de tisserands ne pouvaient pas élever de vers à soie, car leurs terres ne se prêtaient pas à la culture du mûrier. Par ailleurs, il existait une grande variété de soieries : l’organza, le brocart, le taffetas, le velours, les soies grèges… et chaque village de tisserand avait sa spécialité (Itinéraire 4). Ce fut les prémices du cluster de villages de métier. Par ailleurs, certaines activités allaient de pair : les artisans de laque de Bình Vọng travaillaient souvent avec d’autres villages d’artisans du bois ou de vanniers.
117L’utilisation fractionnée de la matière première pour la fabrication d’articles différents (tel le bambou ou les feuilles de latanier) explique aussi l’extrême interdépendance des villages. Un village n’utilise pour la fabrication qui lui est propre qu’une partie d’une matière première et vend la partie qu’il n’utilise pas à d’autres villages qui en ont besoin pour composer d’autres catégories d’objets. Les potiers de Bát Tràng se servent, pour préparer l’émail de leurs poteries, de cendres qu’ils achètent aux potiers de Ðinh Xá qui fabriquent des poteries non vernissées.
Un espace villageois soumis à un « stress » productif à dimension variable
118En 1999, dans 28 % des localités du delta, la densité résidentielle dépasse 15 000 habitants au km2, chiffre semblable à celui du centre-ville de la capitale. Dans la plupart des villages de métier, l’activité artisanale s’effectue à domicile dans les résidences du cœur villageois. L’espace y est réduit et ne peut accueillir des activités demandant beaucoup de place, notamment des machines, ce qui pose un problème pour moderniser l’activité.
119Dans les années 1990, dans les villages ayant amorcé un début de mécanisation de leur processus de production, ou élargi leur envergure de production grâce à l’accès aux marchés internationaux, les artisans les plus dynamiques, avec l’aide des collectivités locales, ont créé des nouveaux espaces de production là où il y avait de la place (le long des digues ou des routes, à l’emplacement des anciennes coopératives ou des bâtiments administratifs, ou à l’emplacement d’anciens étangs qui ont été comblés). Les Comités populaires des provinces, à la demande des artisans, ont pris des mesures pour changer le statut des terres agricoles en terre destinées à la production industrielle et ont créé des mini-zones artisanales informelles. Avec leurs homologues de la commune, ils ont mis en place tout un arsenal juridique pour faciliter l’accès des terres aux artisans, dans un pays où les rizières sont sacrées et où l’on ne change pas facilement le statut des terres agricoles. Puis dans les années 2000, les Comités populaires des provinces ont édicté des politiques pour créer des sites industriels dans les communes les plus dynamiques.
120Un espace de production à trois vitesses s’est mis en place :
- dans les sites industriels, des entreprises en voie de modernisation ont atteint au niveau de production de même niveau que celui des grandes entreprises formelles du secteur étatique ou privées à capitaux mixtes. Elles ont des coûts de production inférieurs et se sont insérées dans les niches productives de produits de qualité secondaire. Elles sont de plus en plus consommatrices d’espace et d’énergie.
- au marges de l’espace résidentiel, le long des digues, à l’emplacement des anciens locaux des coopératives ou d’étangs qui ont été partiellement comblés, des entreprises ayant amorcé un début de mécanisation se sont installées.
- dans l’espace résidentiel villageois, seules les activités manuelles ou utilisant des machines de petite taille se maintiennent. Les entreprises familiales, à faible capacité d’investissement, utilisent en grande partie la main-d’œuvre familiale ou rémunérée au forfait et font en grande partie de la sous-traitance. Malgré le bruit assourdissant de certains ateliers (métallurgie, papeterie et textile), ces activités sont tolérées.
121Cependant, la mise en place d’une telle politique pose de graves problèmes, notamment du fait de l’expropriation des paysans de leurs terres, la spéculation foncière de la part des artisans les plus aisés, la construction de résidences à l’intérieur de ces sites industriels et la non mise en place des systèmes d’épuration des eaux industrielles. Le coût élevé des parcelles limite l’accès des plus petits artisans. Les différentes tentatives pour délocaliser la production de l’habitat sont vouées à l’échec, tant que l’on ne prendra pas en compte la sociologie particulière de ces villages de métier. Les artisans vivent avec leur activité. Ils sont en quelque sorte « mariés » avec elle. Leur emploi du temps quotidien est rythmé par elle. Il leur arrive de travailler la nuit pour assurer de grosses commandes. Pour mieux contrôler leurs ouvriers et protéger leurs biens, ils préfèrent vivre et produire au même endroit. Toute la famille participe à la production : petits et grands en fonction de leurs capacités et de leur temps. C’est aussi un moyen pour transmettre un savoir-faire familial de génération en génération.
122Avec la croissance très rapide de l’envergure de la production, les ateliers villageois sont saturés de matières premières, de machines, d’employés. Les résidences de Dýõng Ổ sont envahies par le papier recyclé, celles de Đồng Kỵ par le bois et les machines. Dans celles de Đại Bái, des bassines de produits chimiques dangereux côtoient les ustensiles de la vie quotidienne. La pollution porte durement atteinte à la santé publique et notamment aux enfants qui sillonnent, à leurs risques et périls, dans un espace multifonctionnel et étroit. Dans les villages de la métallurgie, les risques sanitaires sont très élevés : maladies pulmonaires, stérilité des femmes, malformation des nouveau-nés (Institute of Environmental Science and Technology, 2002). Le manque de conscience de ces risques est largement partagé par la plupart des artisans, obnubilés qu’ils sont de développer leur activité à tout prix.
123L’espace public est lui aussi envahi par les matières première et le meilleur lieu de stockage est, pour certains, la rue adjacente. Les collectivités locales ferment les yeux et n’ont de toute façon peu de moyens légaux pour empêcher les artisans d’en faire à leur guise. L’interaction entre lignages et collectivités locales est telle que rompre la solidarité villageoise mettrait à mal l’équilibre social.
124Dans les villages de vanniers et de producteurs de produits alimentaires (vermicelles, levures…), les artisans sont confrontés à un manque de place pour faire sécher leurs produits. En saison des pluies, leur activité est sérieusement ralentie. Ces activités étant faiblement rentables, elles ne peuvent s’effectuer que dans les villages disposant d’aires de séchage comme les villages localisés le long des digues (Dýõng Liễu et Minh Khai, Itinéraire 9). Elles sont circonscrites dans les parties du village où existent des terrains vagues ou chez les familles disposant de grandes cours. Cependant, le séchage des produits alimentaires le long de ces routes-digues très poussiéreuses pose des problèmes d’hygiène.
125La rapide croissance des entreprises dans les sites industriels a cependant atteint ses limites en raison de la concurrence avec la Chine et entre les entreprises mécanisées de la zone, de l’élévation rapide du prix des matières premières (il est de plus en plus difficile d’importer du bois ou d’acheter des métaux recyclés) et du coût élevé des emprunts.
126Edifier un site industriel dans un village où les artisans n’ont pas beaucoup de moyens pose problème. À Đại Bái, les artisans qui ont fait l’acquisition d’une parcelle dans le site industriel prennent beaucoup de temps pour s’y installer. En 2008, quatre ans après son achèvement, seule une vingtaine parmi les 168 entreprises enregistrées y avait relocalisé leur atelier. Le manque de fonds, l’obligation de suivre les normes de construction imposées par le Comité de gestion, la nécessité d’hypothéquer leur résidence pour avoir des crédits et la longueur des démarches administratives à effectuer pour emprunter de l’argent freinent le processus de mise en place. Changer d’envergure de production et mécaniser son entreprise pour amortir les coûts de production plus élevés dans le site industriel ne peut se faire que dans un contexte économique favorable où les artisans contrôlent l’amont et l’aval de la chaîne de production. Enfin, s’éloigner des autres artisans faisant partie de la chaîne de production déstabilise l’organisation du travail. De nombreux artisans attendent qu’un nombre suffisant de leurs collègues aient déménagé pour les suivre. Dans le site industriel, l’emplacement des parcelles est tiré au sort et ne prend pas en compte l’organisation spatiale de ce territoire de production spécifique qu’est le cluster (Itinéraire 3, « à la conquète de la sainte bouilloire » à Đại Bái).
Les défis à relever pour mieux aménager l’espace rural du delta du fleuve Rouge
127Parmi les nombreux défis auxquels les villages de métier sont confrontés, notamment l’entrée du Vietnam dans l’OMC, qui implique tout un arsenal de mesures économiques pour mettre en conformité les entreprises et risque d’avoir des implications graves sur les ateliers artisanaux pour les trois quarts informels, nous n’en aborderons que deux, parmi les plus visibles dans le cadre de cet ouvrage : les problèmes environnementaux et l’amélioration de la qualité des produits.
Un défi environnemental difficile à relever
128Le rapide développement des activités artisanales, et surtout industrielles, a généré de graves problèmes environnementaux et de santé humaine. L’espace original des villages de métier créé tout au long des siècles par la pratique de l’artisanat et la société villageoise est soumis à de fortes pressions, depuis que les méthodes de production ont changé de dimension. Dans cette région deltaïque à très fort peuplement, le territoire agricole est maillé par un dense réseau hydraulique, imbriqué dans l’espace de production artisanal. Alors que les infrastructures hydrauliques ont été conçues et modernisées au niveau communal, dans le but d’assurer la production agricole et de protéger la population contre les inondations, le réseau hydraulique a été détourné de son usage premier. Certains cours d’eau et points d’eau à vocation d’irrigation et de drainage, ou de pisciculture, sont devenus de véritables « dépotoirs » pour les entreprises artisanales et industrielles qui s’installent de préférence à leur proximité. Comme il n’y a pas de réseau permettant de drainer séparément les eaux agricoles et les eaux usées industrielles, les polluants émis par les villages de métier sont diffusés et déposés dans les cours d’eau et ensuite sur les terres agricoles.
129La pollution des eaux dans certains villages de métier (producteurs de papier, de métaux, de textiles…) a atteint des niveaux très élevés en métaux lourds, en acides et en coliformes…, (DiGregorio M. et al., 1999) hypothéquant les rendements rizicoles, et par là même la santé publique des habitants, tout en se diffusant dans les terroirs voisins. La fumée des fours à charbon des céramistes introduit dans l’air des poussières nocives pour la santé des villageois.
130Les petites entreprises rurales sont moins directement polluantes que les grandes usines, car elles utilisent les matières premières recyclées qui demandent moins de produits chimiques pour être traitées, et consomment moins d’énergie. Toutefois, du fait qu’elles sont nombreuses, dispersées dans l’espace et localisées dans les centres villageois, elles causent de graves dommages pour la santé humaine et l’environnement.
131La multiplication d’entreprises artisanales familiales, individuelles sans capitaux pour investir dans le traitement des eaux, le manque de place pour élargir la production et la rendre plus appropriée pour la santé humaine, le manque d’instances coopératives et communautaires qui permettraient de traiter de manière collective les déchets, sont autant d’éléments qui mettent en péril ces activités. Certaines entreprises très consommatrices d’eau (métallurgie et papeterie) ont entrepris de foncer des puits artésiens, ce qui à terme risque de créer des phénomènes de subsidence, dans un delta déjà soumis aux inondations. Toutefois, les grandes entreprises de la papeterie ont dû installer des systèmes très coûteux de recyclage des eaux en circuit fermé, car les puits artésiens ne leur suffisent pas. Ils rejettent ainsi très peu d’eaux usées dans les canaux et polluent beaucoup moins les eaux d’irrigation que les petites entreprises. La construction de cheminées de haute taille pour disperser dans l’air les fumées nocives pour la santé humaine n’est pas à la portée des petits artisans.
132En l’absence de réel plan d’aménagement du territoire productif de la part des Comités populaires locaux, les stratégies individuelles et dispersées des artisans les plus fortunés, la densification de l’espace bâti et son extension sur des zones inondables risquent à court terme de créer des problèmes d’encombrement (la voirie n’est pas adaptée), d’aggraver les risques d’inondation en période de mousson, de créer des problèmes sociaux entre villages et entre artisans et paysans expropriés, au risque de fragiliser la cohésion productive au sein du cluster.
133Les Comités populaires des communes ont très peu de pouvoir financier ou politique pour gérer ces espaces en voie d’industrialisation. Les règlements en matière de gestion des espaces industriels ne sont pas appliqués, et les lois traditionnelles de protection de l’environnement sont dépassées face à l’invasion des espaces publics par les déchets de toutes sortes et les matières premières.
La labellisation des produits artisanaux
134L’intensité de la concurrence entre villages spécialisés dans le même secteur s’est aggravée avec la croissance du nombre de villages de métier et l’augmentation du volume de leur production. Pour baisser leurs coûts, de nombreux artisans utilisent des matières premières de faible qualité ou compressent les salaires, ceci au détriment de la qualité finale des produits. Le cas de Vạn Phúc (Itinéraire 4) est symptomatique de cette tendance. Alors que les artisans de ce cluster de la soie, si réputé à l’époque féodale, avait atteint des niveaux de technicité très élevés – une part des articles servait au paiement du tribut à la Chine ou à l’aristocratie hanoienne, ce qui obligeait les artisans à suivre des normes de qualité – de nos jours les fils de soie synthétique envahissent les ateliers. Aucun label ne peut protéger les quelques rares maîtres artisans qui fabriquent des tissus en soie pure. Le nivellement par le bas risque de porter fortement atteinte au nom de ce village. Le même problème se pose à Hạ Thái (Itinéraire 5), spécialisé dans la laque. Les résines synthétiques ont remplacé le sõn ta, originaire de Phú Thọ.
135Par ailleurs, les droits de propriété intellectuels ne sont pas respectés. Certains villages dynamiques ont su développer une activité à l’origine initiée par leur voisin qui, n’ayant pas pu s’adapter au nouveau contexte de production et de commercialisation, s’est vu « rafler » ses parts de marché. À Đồng Kỵ, certains de ses artisans, fiers de leur audace et de leur esprit d’entreprise, affirment même qu’ils « ont volé le métier » des menuisiers, des sculpteurs et des incrusteurs de nacre des communes voisines. Dans le domaine de la céramique, le célèbre village de Bát Tràng, très bien intégré dans les réseaux de commercialisation, est à la recherche de nouveaux types de poterie à vendre. Un certain nombre d’artisans-commerçants de ce village vendent des poteries artistiques de type « Phù Lãng », village qui rencontre de gros problèmes pour commercialiser sa production. Ils achètent la glaise à Phù Lãng, embauchent des artisans de ce même village et leur font produire des céramiques selon le même modèle. Ils disent que ce sont des objets « made in Bát Tràng » qu’ils arrivent à vendre trois à quatre fois plus chers que dans le village d’origine.
136Pour motiver les artisans les plus audacieux et créateurs à innover, il importerait de protéger leur savoir-faire et la qualité de leurs produits. L’idée de labelliser certains produits artisanaux commence à faire son chemin et intéresse les départements du commerce des Comités populaires de provinces. Cependant, ce projet rencontre de nombreux obstacles inhérents à la faible qualification de la plupart des artisans, pour la plupart ayant une petite envergure de production, au choix de préférer la quantité à la qualité, plus rentable à court terme.
137Pour enregistrer un label, il faut suivre un cahier des charges, à savoir des critères de qualité et des processus techniques à respecter. Il faut que les artisans qui maîtrisent les techniques puissent contrôler dans le cadre d’associations de producteurs le travail de leurs collègues. Cependant, il n’existe pas encore de telles associations. Les quelques associations de producteurs de laque, de papier ou de meubles regroupent des artisans souvent en concurrence. Les origines très variables des matières premières et la fragmentation du processus de production en une multitude d’ateliers, rendent de même difficile toute évaluation de la qualité du produit fini et le suivi du cahier des charges associé à l’application d’un label. Selon certains artisans talentueux, il faut d’abord améliorer la qualité du travail et ensuite imposer des labels. C’est un projet à long terme, car il faut en faire prendre conscience aux artisans.
Notes de bas de page
1 Les villages dont les noms sont en gras correspondent aux lieux à visiter dans les itinéraires de cet ouvrage.
2 Mot d’origine anglo-saxonne, désignant un regroupement géographique de villages spécialisés dans la même branche d’activité, dont les entreprises sont interconnectées, et au sein duquel existe une grande division du travail. voir p. 31 pour un développement sur les clusters.
3 Les légendes détaillées de fondation de quelques-uns de ces métiers sont transcrites dans les itinéraires qui suivent.
4 L’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la défense, Ivry-sur-Seine, France. http://www.ecpad.fr/
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