Postface. L’île-laboratoire, le retour ?
p. 489-504
Texte intégral
1L’île est sous les projecteurs des problématiques environnementales actuelles. Nul n’ignore la menace de submersion pour certaines d’entre elles, plates ou coralliennes, qui serait provoquée par le « réchauffement global ». Le niveau d’alerte est même placé très haut : « Climat : le cri d’alarme des États insulaires, à l’ONU, l’alliance qui regroupe 42 petites îles a qualifié de “génocide silencieux” les effets du réchauffement » (Le Monde, 23 septembre 2009 : 4).
2Mais avant l’apparition de ce problème et de sa possible solution, via le « développement durable », l’île faisait déjà l’objet de préoccupations scientifiques et pratiques aux intonations très proches. Cela laisse entendre que d’autres facteurs sont en jeu, moins conjoncturels.
Un objet récurrent de l’écologie scientifique
3L’île a attiré l’attention écologique de trois façons : en tant qu’écosystème particulier, comme analyse scientifique de cet écosystème et comme champ pionnier d’application de mesures protectrices de l’environnement. Dans ces trois cas, elle relève de l’« île-laboratoire », une idée qui n’est pas nouvelle non plus (Meistersheim, 1999 ; Pelletier, 1999).
4Au cours des siècles, l’expansion biologique des sociétés européennes, appelée « impérialisme écologique » par Alfred Crosby, a d’abord touché les îles situées au large occidental de l’Europe et de l’Afrique, puis celles des Caraïbes, de l’Insulinde, des Philippines et de l’Australasie (Crosby, 2004 ; Griffiths et Robin, 1997). Son impact est plus frappant que sur le continent, car souvent plus rapide ou plus emblématique. À des lieux et des moments différents, l’extinction du dodo paraît aussi brutale que l’éradication forestière de Madère, la désormais mal nommée (madeira = bois en portugais).
5Se pose alors une double équation dans la pensée européenne et occidentale : l’île est fragile ; la fragilité est insulaire, y compris de façon métaphorique : tout environnement isolé, précaire, est assimilable à la petite île.
6Face au bouleversement souvent radical des écosystèmes insulaires, le colonisateur européen modifie sa politique à partir du xviiie siècle sous la bannière de la physiocratie et des sociétés savantes. Dans les Mascareignes, l’agronomie raisonnée prônée par Pierre Poivre (1719-1786) et Philibert Commerson (1727-1773) essaie de faire bon ménage avec un humanisme anti-esclavagiste incarné par Bernardin de Saint-Pierre (1737-1814), futur intendant du Jardin des plantes de Paris à la suite de Buffon (1792). D’autres exemples se trouvent dans les îles colonisées par les Britanniques (Maurice, Ste-Hélène) ou les Néerlandais (Java) (Grove, 1995 ; Anderson et Grove, 1987 ; Beaufils, 2004).
7Au mitan du xixe siècle, Charles Darwin (1809-1882) et Alfred Wallace (1823-1913) bâtissent leur théorie de l’évolution à partir d’une analyse minutieuse des écosystèmes insulaires (Drouin, 1991 ; Worster 1994). Les Galapagos deviennent emblématiques de l’écologie scientifique, mais les Falklands/Malouines ont également aiguillé les travaux du premier et l’Insulinde ceux du second.
8Darwin constate d’abord qu’à surface égale une île contient moins d’espèces qu’un espace continental, l’introduction anthropique de nouvelles espèces compliquant le phénomène. Il souligne ensuite l’affinité entre les espèces qui habitent les îles et celles qui habitent le continent le plus proche, sans qu’il y ait identité absolue. La faune insulaire livre la clé de l’évolution parce que ses différences multiples obligent à réfléchir sur le processus de différentiation (Dagognet, 1977).
9Darwin est surtout resté sur le terrain théorique, avec quelques incursions tourmentées ou prudentes sur le terrain philosophique en relation avec ses interrogations sur la religion. Il se désintéresse du problème de l’extinction des espèces et de la déforestation. Wallace, au contraire, évoque nettement les problèmes environnementaux. Les îles attirent l’attention des naturalistes par leur caractère biogéographique, l’endémisme en particulier (gigantisme, nanisme, aptérisme...), l’existence des espèces reliques et relictes.
10Mais le tournant darwinien a des conséquences paradoxales. S’il alerte l’attention sur la fragilité écologique des îles, celle-ci semble moins sensible sur les vastes étendues continentales. Le darwinisme bouleverse plus les systèmes de croyance habituels (création, foi, religion) et la place de l’homme dans la nature qu’il n’entraîne une modification dans l’aménagement du territoire. Les famines du xixe siècle sont ainsi vues comme des catastrophes naturelles.
La théorie de la biogéographie insulaire, ses limites et ses critiques
11Avec le tournant darwinien, l’île devient peu à peu métaphore, de moins en moins île. Le paradigme de l’« île écologique », en tant qu’étendue isolée assez longtemps pour permettre l’apparition de nouvelles espèces, s’impose dans les sciences naturelles. Il concerne donc le marais, le lac, la montagne, un bosquet, un jardin...
12Jean Brunhes (1869-1930) insiste sur l’étude de ce qu’il appelle les « petits mondes géographiques » dont la conception tourne autour de la figure de l’île (Brunhes, 1906). Dans son ouvrage sur la théorie de « l’écologie invasive » des arbres et des plantes, l’écologue britannique Charles Elton (1900-1991) consacre un chapitre entier au « destin des îles éloignées » (Elton, 1958). A sa suite, les écologues Robert MacArthur et Edward O. Wilson élaborent dès 1963 la « théorie de la biogéographie insulaire » ou « théorie de l’équilibre dynamique » (Macarthur et Wilson, 1967).
13Il s’agit d’un modèle mathématique, représenté par des graphiques. Le nombre des espèces présentes sur une île résulte d’un équilibre entre immigration et extinction. Les taux de ces deux processus sont fonction du nombre d’espèces déjà installées sur l’île, donc de la « durée d’isolement ». Ils varient selon la taille de l’île et son degré d’isolement.
14Le taux d’immigration a tendance à décroître en rapport avec le nombre d’espèces déjà installées, car l’espace disponible devient plus réduit. Il est plus faible dans les îles lointaines que dans les îles proches d’une source de colonisation. Inversement, le taux d’extinction tend à croître avec le nombre d’espèces présentes sur l’île car les risques deviennent plus grands, entre autres à cause des tailles de populations plus petites par suite de la compétition entre espèces. Pour la même raison, l’extinction est plus probable dans les petites îles que dans les grandes, qui peuvent héberger des populations à grands effectifs.
15La recherche d’une équation formelle sous forme de graphisme n’est intervenue que dans un second temps, d’après les auteurs qui prennent soin de ne pas en faire dépendre la validité de leur théorie. L’application graphique, esthétique et pédagogique, a néanmoins favorisé la diffusion de leur modèle. Pour MacArthur et Wilson, c’est un type de généralisation dont la biogéographie ou l’écologie ont besoin pour passer du stade descriptif classique au stade prédictif d’une science qui serait véritable car déterministe.
16La théorie de MacArthur et Wilson soulève plusieurs problèmes et a suscité de nombreux débats. Sont discutés aussi bien la méthode que les résultats, les présupposés, les postulats et les conséquences.
17L’exemple le plus spectaculaire sur lequel s’appuie la théorie est celui de l’île volcanique de Krakatoa. Les scientifiques ont pu y observer la reconstitution de la vie animale et végétale entièrement détruite par l’éruption de 1883. Mais leur constat ne repose que sur des données limitées.
18Le naturaliste Jacques Blondel évoque en outre les risques dus à « l’effet de fondation » (Blondel, in Vigne, 1997 : 56-57). Le petit groupe fondateur récemment arrivé sur une île ne détient en effet qu’une fraction seulement de l’information génétique totale de la population mère dont il est issu, car, du seul fait de ses faibles effectifs, de nombreuses combinaisons génétiques sont absentes.
19Plusieurs chercheurs ont montré que la situation de départ était sinon complexe du moins difficile à reconstituer, et que de nombreux facteurs d’évolution difficiles à mathématiser entrent en ligne de compte. Bien qu’étant séparées par un simple détroit d’une trentaine de kilomètres, les îles de Bali et Lombok ont des écosystèmes très similaires, mais avec des espèces parfois très différentes phylogénétiquement (Sterelny et Griffith, 1999 : 264). Un écosystème peut résister aux invasions, non à cause de caractéristiques génériques (surface, nombre d’espèces, niveaux trophiques...), mais à cause de certaines espèces particulières.
20Le modèle de la biogéographie insulaire est peut-être séduisant a priori, mais il souffre de tellement d’exceptions que la réalité observée vient dénoncer la théorie elle-même, laquelle devient obsolète. Après un moment d’engouement, la théorie de MacArthur et Wilson a donc été davantage critiquée, y compris par ceux qui y avaient adhéré au début, comme Jacques Blondel en France ou Daniel Simberloff aux États-Unis (Blondel, 1986 ; Vigne, 1997 ; Lévêque, 2001 ; Whittaker, 2000). On peut ainsi relever six limites majeures.
21Premièrement, à surface égale, les îles sont loin d’être comparables les unes aux autres car interviennent de nombreux autres facteurs (gradient d’altitude, diversité des habitats, niveaux de productivité...), lesquels conditionnent le nombre d’espèces. Deuxièmement, le modèle est fondé sur le nombre d’espèces, sans tenir compte des différences de densité qui peuvent conditionner l’impact de l’immigration. Troisièmement, il place toutes les espèces sur un même pied alors que leur comportement écologique est différent. Quatrièmement, la structure de la communauté n’est pas sans effet sur les dynamiques adaptatives des espèces. Cinquièmement, le modèle ne prend pas en compte l’ordre d’arrivée des espèces qui influence profondément la dynamique future de l’écosystème insulaire. Sixièmement, il ignore les possibilités d’adaptation qui tendent précisément à s’opposer au renouvellement des espèces.
22Pour Marc Dufrêne (2003), « ce dernier point, qui souligne la contradiction entre la dynamique supposée par la théorie de l’équilibre dynamique et la réaction des biocénoses traduite par les manifestations du syndrome d’insularité, est l’un des points faibles de la théorie ».
23Une autre critique, plus vigoureuse, s’est levée contre la démarche générale d’Edward O. Wilson qui est chef de file de la sociobiologie. Or cette sociobiologie considérant que les gènes déterminent largement, sinon totalement, le comportement des individus et des sociétés soulève un certain nombre de problèmes. Elle reste influente aux États-Unis, moins en France où elle a rencontré la polémique il y a une vingtaine d’années (Chemillier-Gendreau, 2001).
L’île, paradigme écologique du xxie siècle ?
24L’île apparaît donc comme le laboratoire réflexif exemplaire de la science écologique et, partant, des disciplines ou des théories qui étudient peu ou prou les écosystèmes. Les raisons en sont multiples, et pour certaines d’entre elles, déjà bien connues car symétriques d’un autre tropisme qui lui est proche, celui de l’utopie.
25L’île offre en effet des éléments favorables dans les deux cas. Son espace est circonscrit, souvent de petite taille, plus facile à délimiter et à analyser méthodologiquement, plus facile à accueillir des projets nouveaux. Son territoire est circonscrit, contrôlé par un pouvoir politique et économique susceptible de mener ou de protéger l’analyse scientifique, ainsi que ses débouchés pratiques. Ce territoire ainsi que son analyse scientifique sont surdéterminés, parfois de très près, par une puissance tutélaire extérieure, continentale. La problématique du colonialisme et du post-colonialisme est ainsi particulièrement prégnante dans les îles.
26L’île cristallise les appétits, fantasmes et passions des « contrôleurs continentaux », surtout si elles sont tropicales et riches. Ce processus renvoie à des images plus profondes relevant des mythes du paradis, du paradis perdu, de la Chute, mais aussi de l’utopie (More, Campanella, etc.) ainsi que de la contre-utopie et de la dystopie (Reig, 1997 ; Granier, 2007).
27Sur le plan scientifique, l’île incarne l’idée – le mythe, en réalité– d’un espace vierge, non foulé par l’homme, intact, susceptible de révéler le monde primordial et de livrer la clé d’une compréhension globale, non sans rapport avec le thème biblique de la genèse, comme on peut le retrouver chez le concepteur de la botanique moderne, Linné. Celui-ci écrit en effet qu’« au commencement [la terre] n’était qu’une petite île sur laquelle, comme en un condensé, étaient placées toutes ces choses que le créateur excellent avait destinées à l’usage de l’homme » (Linné 1744, rééd. 1972). Ce propos semble la prémisse à peine dissemblable du discours écologiste actuel sur Gaïa et la finitude de la planète terre, comparée à une petite île, finitude problématique et angoissante.
28L’île, on le sait, est un microcosme en tout temps et en tout lieu de l’humanité... surtout continentale. Par sa petite taille supposée, elle devient le résumé sinon la quintessence de ce qui est, qui peut ou qui doit être. Le développement durable entre dans cette problématique, non sans difficultés.
29La question des échelles, chère aux géographes, est ainsi singulièrement malmenée par les biologistes ou les écologues. Pour l’écologue Robert Whittaker, « même les têtes de chardon peuvent être considérées comme des îles en certains cas » (Whittaker, 1999 : 7-8). Avec une telle définition et une telle conception de l’île, tout espace est insulaire, ou, inversement, toute île n’est jamais qu’un continent, ce qui limite considérablement les raisonnements.
30A contrario, la définition insulaire d’un autre écologue comme M. L. Rosenzweig n’est pas plus satisfaisante, pour qui « une île est une région auto-contenue [self-contained region] dont les espèces proviennent entièrement de l’extérieur de la région par immigration » (Rosenzweig, 1995 :210). Une telle conception revient à nier l’histoire tant géologique ou biogéographique qu’humaine d’une île, si tant est que l’on arrive à trouver une île où il n’y aurait que des espèces immigrées (mais à partir de quelle date et sur quel critère ?).
31Passer du particulier (l’île) au général (le continent, sinon le monde entier) est risqué. Plusieurs géographes ont ainsi critiqué précocement la démarche de Jean Brunhes (Robic, 2001). En écologie, Yrjö Halla remarque que « la métaphore insulaire est encore utilisée dans un contexte de protection et sous la forme de la courbe espèces-aires à protéger, à partir de la présupposition infondée selon laquelle les environnements influencés par l’homme sont essentiellement différents des soi-disant environnements “naturels” » (Halla, 2001).
32Accentuer le caractère limité d’un espace peut minimiser la dynamique globale dans laquelle celui-ci s’insère sur le plan aussi bien écologique qu’économique ou politique. La transformation des Canaries, des Antilles ou de la plupart des îles de l’Insulinde n’aurait pas eu lieu sans l’essor du capitalisme mercantile des États européens. Il faut donc revenir à la genèse de ce capitalisme pour comprendre l’évolution des îles elles-mêmes, en rappelant aussi que cette évolution a contribué, à travers les biens fournis par l’exploitation insulaire, au décollage industriel en métropole.
33Considérer la société insulaire comme un acteur unique et atomisé, livré seul à son milieu, sans connexions avec le reste du monde et sans contradictions internes, est réducteur. Cette vision tronquée n’est pas nouvelle. On la trouve dans la littérature occidentale dès le xviiie siècle. Elle culmine avec ce qu’on peut appeler le « syndrome de Robinson Crusoé » où, pour survivre, l’individu doit tout faire, tout choisir, tout gérer, tout seul en un lieu donné, où il doit dédaigner l’indigène, ou composer avec lui, pour reconstituer sur place et à l’identique un monde européen, malgré les difficultés ou la stupidité d’un tel projet. Elle recoupe l’idéologie libérale de l’homo economicus souverain et atomisé, constituant autant d’îles personnelles dans l’archipel du marché tout puissant guidé par la « main invisible ».
34On la retrouve sans peine dans les émissions de ladite « téléréalité », comme Koh-Lanta en France ou Survivor dans le monde anglophone, qui sont obsédées par une posture social-darwiniste entre « gagnants » et « perdants », quasi naturalisée par la fusion des individus dans un « groupe » opposant une espèce à une autre, de surcroît colorié à la limite subliminale du racisme (les Bleus contre les Rouges, par exemple). Elle y est exacerbée par la préférence pour les îles tropicales, comme si une île sous la banquise ou une clairière au fin fond d’une forêt étaient beaucoup moins glamour.
35L’approche réductionniste et limitante se prête aux mésinterprétations du malthusianisme, du déterminisme et du catastrophisme. L’un des concepts qui pose en fait problème dans la théorie de MacArthur et Wilson, quoique peu traité, est celui de « population » pris dans le sens écologique du terme, avec son glissement possible par une transposition abusive aux sciences sociales (Delord 2008).
36La « démographisation » de la question sociale est lourde de nombreuses dérives, comme on le sait depuis Malthus. On peut même dire que l’île constitue le prototype même du raisonnement malthusien centré sur l’espace fini dans tous les sens de ce terme, condamné à l’asphyxie par manque de ressources propres ou mauvaise gestion de celles-ci, et sur la négation de tout échange économique ou de la possibilité d’améliorer le rendement des ressources en question.
37La théorie de Malthus a d’ailleurs beaucoup frappé Darwin (dès 1837) et Wallace (dès 1845), avec des inférences différentes. Elle constitue, de façon explicite ou implicite, le fil conducteur aussi bien de la biogéographie insulaire selon MacArthur et Wilson que de la sociobiologie. Post-modernité ou non, il faut bien constater que l’approche de Malthus élaborée au début du xixe siècle constitue encore, aux débuts du xxie siècle, un enjeu idéologique et politique fondamental auquel ne peuvent se soustraire ni la géographie, ni le développement durable.
38La réalité même des démographies insulaires montre, de Singapour à Haïti ou de Hong Kong à Mayotte, que les densités ne sont pas proportionnelles à la richesse ou à la pauvreté. Le raisonnement porte à l’échelle du monde comme à celle des archipels. La surpopulation de la région de la mer Intérieure (Japon) à la fin du xixe siècle n’a pas contribué de façon similaire selon les îles à la première vague d’émigration. À densité démographique égale, les îles de pêcheurs, souvent très peuplées, ont parfois mieux résisté que les îles agricoles (Pelletier, 1992).
L’île, eschatologie écologique du xxie siècle ?
39Ces problématiques de surpopulation, de manque de ressources et de ruine, Jared Diamond les a abordées dans un ouvrage récent qui rencontre le succès (Diamond, 2006). Sa réflexion sur « l’effondrement des sociétés » se fonde largement sur les exemples de désastres passés dans des milieux insulaires (Pâques, Pitcairn, Henderson, Tikopia, Islande, Groenland, Haïti, Madagascar, Japon...), mais pas seulement (Montana, Anasazis, Rwanda, Chine, Australie...). Cette palette de cas pose d’ailleurs un problème dans son passage d’une échelle à l’autre, et d’un type d’espace à l’autre, sans que cette question soit abordée. Les exemples continentaux sont ainsi bien moins traités que les exemples insulaires, survalorisés. Ce n’est pas un hasard. En tant que biologiste, Jared Diamond a travaillé sur la biogéographie insulaire avant son best-seller. Il a notamment théorisé les « règles de l’assemblage insulaire » (Diamond, 1974, 1975). A cette époque, il se réclame également de la sociobiologie, mais son rapport avec celle-ci n’est guère explicite de nos jours.
40On peut se demander s’il a gardé quelque chose de ces deux postures. Malgré quelques contre-exemples comme celui de Tikopia, l’impression générale qui se dégage en effet de son livre Effondrement..., c’est que plus l’île est petite, plus elle est fragile, que plus une société vit sur une petite île, plus elle est menacée par la dégradation écologique.
41Jared Diamond se montre toutefois plus nuancé, et moins déterministe, que dans certains de ses ouvrages antérieurs comme De l’inégalité parmi les sociétés (2000), traduction incroyable et hautement significative du titre anglais de Guns, germs, and steel (1997) (Diamond, 2000). Il dégage ainsi cinq facteurs provoquant l’effondrement d’une société : des dommages environnementaux ; un changement climatique ; des rapports de dépendance avec des partenaires commerciaux ; les réponses apportées par une société selon ses valeurs propres. Le déterminisme géographique, ou écologique, et la question génétique sont ainsi relativisés.
42Dans Effondrement, Jared Diamond n’expose pas et n’utilise pas la théorie de l’équilibre dynamique de MacArthur et Wilson. Ses arguments reposant sur l’isolement et l’éloignement insulaire sont édulcorés. Il insiste davantage sur le troisième facteur, l’échange avec une métropole et (ou) d’autres sociétés. Son analyse de l’île d’Hispanolia, coupée en deux avec des destins si différents entre Haïti et la République dominicaine, échappe au déterminisme géographique ou écologique.
43Comme l’a fait Richard Smith, on peut toutefois estimer que Jared Diamond ne va pas jusqu’au bout de sa logique. Bien qu’il affirme à un moment que « le destin d’une société est dans ses propres mains et dépend substantiellement de ses propres choix » (Smith, 2005 : 341), Diamond donne lui-même suffisamment d’exemples prouvant que le destin en question est surtout dans les mains d’un petit groupe de dirigeants, et que celui-ci n’est même pas entièrement libre de choisir car il est pris dans une logique de compétition pouvant l’amener à sa propre perte. Si ce dernier constat est particulièrement valable dans les petites îles (Pâques...) ou dans certains autres cas, le destin des uns comme des autres n’enlève pas le triomphe d’un vainqueur, ou d’un groupe de vainqueurs, qui impose à son tour sa logique au monde. L’île ne disparaît pas, contrairement à l’Atlantide ou à Mu, autres mythes prégnant dans le discours environnemental catastrophiste. Elle se recompose. L’île effondrée de Pâques aboutit ainsi dans l’escarcelle des colonisateurs européens puis du Chili.
44L’exemplarité chez Jared Diamond revêt une certaine ambiguïté. La juxtaposition d’effondrements locaux, la multiplication d’îles en difficulté, d’espaces insulaires réels ou métaphoriques (le Rwanda dans son exemple), déboucheraient sur l’effondrement global, à moins que le monde lui-même ne soit qu’une île. Donc, soit l’île est annonciatrice d’un destin local et d’une solution locale, sur le mode du « voici ce qui est arrivé, voilà ce qu’il faut éviter et ce qu’il faut faire ». Soit elle est la métaphore incarnée du monde.
45On peut remarquer au passage que la méthode d’additionner les îles pour faire un ensemble, méthode que l’on retrouve dans les utilisateurs stricts de l’équilibre dynamique de la biogéographie insulaire, ressemble beaucoup à la conception de « l’empreinte écologique ». Celle-ci raisonne en effet sur le module à la fois statistique et conceptuel de l’État-nation comme autant d’îles, module parfois rétro-appliqué à une commune, et ignore les échanges existant entre les économies dites nationales ou les communes, sur le syndrome de l’île auto-suffisante (Wackernagel et Rees, 1999).
46Prendre l’effondrement de petits espaces situés dans le temps et l’appliquer à de vastes sociétés continentales contemporaines -pour ne pas dire à la société mondiale, globale- soulèvent des objections. Plus largement, les petits espaces insulaires constituent les objets privilégiés et idéaux de la théorie catastrophiste dont on peut penser qu’elle représente l’un des nouveaux avatars de la pensée dominante.
47L’incertitude ou la simple prudence scientifiques sont souvent balayées. L’évaluation des modifications du niveau de la mer au cours du xxe siècle oscille pourtant entre centimètres et millimètres selon les chercheurs (de 10 à 20 cm selon le Giec). Les prévisions (prédictions ?) sur sa future élévation varient selon plusieurs centimètres (de 9 à 88 cm selon le Giec à la fin du xxie siècle).
48Certains affirment que quelques centimètres seulement suffiront à la catastrophe. D’autres répondent que les tempêtes et les tsunamis sont bien plus dangereux. Les premiers rétorquent que la violence des tempêtes est précisément liée au « réchauffement global », lui-même corrélé à la montée des eaux. Quelques-uns rappellent que le niveau de la mer varie nettement selon les endroits, et que s’il augmente actuellement dans certaines régions (océan Pacifique occidental, océan Austral), il diminue dans d’autres (Pacifique central et oriental), et notamment dans les régions nordiques à cause du rebond glaciaire (Cazenave, 2006).
49La plupart des plages du monde subissent actuellement une érosion plus forte qu’avant, car privées d’un apport habituel de sédiments désormais stockés en amont par des barrages de plus en plus nombreux (Paskoff, 1998). Les littoraux de certaines îles coralliennes semblent gagnés par la montée de la mer, mais les causes de ce phénomène peuvent être multiples et complexes. La destruction de la barrière corallienne ou la construction de certains aménagements ont des effets négatifs à plus ou moins long terme. À Tuvalu, le corail a été exploité pour construire des pistes d’atterrissage, des digues et une dizaine d’autres projets au cours de la Deuxième Guerre mondiale. La ponction de roches, cette fois par une population en croissance constante s’y est ajoutée (2 000 habitants en 1980, 4 500 en 2004). Les experts et les observateurs sont en désaccord pour y évaluer l’évolution du niveau de l’océan, et sur les causes (Allen, 2004).
50Pour masquer une négligence locale, il est alors tentant d’en appeler à une responsabilité globale comme le « réchauffement climatique » ou « El Nino ». Saufatu Sapo, Premier ministre de Tuvalu, déclare ainsi en 2003 que le réchauffement de la planète constitue une menace qui s’apparente à une « forme de terrorisme lente et insidieuse ». Les médias évoquent désormais les « réfugiés climatiques » et les « naufragés de l’archipel de Tuvalu » (Le Monde, 10 juin 2008 : 3). Certes, les habitants de Tuvalu émigrent de plus en plus, vers la Nouvelle-Zélande par exemple, mais la croissance démographique et le manque de terres en sont probablement aussi responsables que l’ampleur des hautes marées. Aux Maldives, dont le président Abdul Maumoon Gauyoom est à l’initiative de cette Aosis (Alliance of Small Islands States) évoquée dans l’introduction, les tempêtes et les tsunamis ont provoqué de nombreux dégâts, mais une élévation significative du niveau marin n’est pas avérée. Cela n’empêche pas tel reportage de titrer « Une peur bleue, l’archipel des Maldives menacé par la montée des eaux » malgré les preuves du doute qu’il fournit lui-même (Cachon, 2002) !
51Sous l’angle du catastrophisme, l’île serait donc à la fois un modèle et une victime. D’île-laboratoire utopique et bienveillante, elle deviendrait – ou redeviendrait – la sentinelle alarmiste du xxie siècle pour le développement durable. L’engloutissement des Seychelles, des Maldives ou de Tuvalu ne ferait que préfigurer une nouvelle eschatologie.
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Auteur
philippe.pelletier@univ-lyon2.fr
Professeur des universités, université Lyon-2
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