Chapitre 6. La création du parc amazonien de Guyane : redistribution des pouvoirs, incarnations du « local » et morcellement du territoire
p. 163-185
Texte intégral
1La réforme législative des parcs nationaux français de 2006 a pris acte des nouvelles conceptions du développement durable, permettant la présence des populations locales dans les aires protégées et promouvant leur participation à la gestion du patrimoine naturel1. Toutefois, ces conceptions sous-tendent des projets si variés qu’elles n’impliquent pas toujours une rupture claire avec la tradition centralisée et protectionniste qui a prévalu jusqu’ici. La réforme française des parcs nationaux pose alors la question des limitations de l’occupation humaine des espaces protégés et des modalités de l’association des populations locales aux mesures de gestion.
2Nous étudions ces questions à partir de l’exemple du parc amazonien de Guyane dont la création en février 2007 fait suite à la nouvelle loi sur les parcs nationaux2. Nous retraçons d’abord comment le mouvement international d’intégration des objectifs de conservation et de développement s’est traduit localement par la création du parc. Puis nous analysons dans quelle mesure le nouveau cadre législatif, issu de nombreuses et difficiles consultations avec la « société civile » guyanaise, offre de nouvelles opportunités aux populations locales, en termes de statut, de droits d’usage et de délimitation de territoire. Il s’agit de se demander, à partir de l’analyse du décret de création du parc, dans quelle mesure celui-ci va avoir un impact sur les pratiques environnementales et économiques « traditionnelles » des communautés et, parallèlement, dans quelle mesure ces communautés peuvent être empêchées de faire évoluer leurs modes de vie dès lors qu’elles le souhaitent. Plus spécifiquement, nous analysons les processus par lesquels s’incarne et s’exprime le « local » vis-à-vis du pouvoir central. En d’autres termes, nous tentons de voir comment, et par qui, les intérêts des communautés amérindiennes et bushinenge3 sont représentés et promus, les collectivités territoriales issues du droit commun de la décentralisation (communes, Conseil général, Conseil régional) ayant su investir les espaces de décision créés par le parc.
Les ingrédients d’une réforme provoquée : du Sommet de la Terre au rapport Giran
3L’histoire de la création du parc amazonien de Guyane accompagne les grandes conventions internationales d’environnement et affirme l’enjeu géopolitique d’une présence européenne en
4Amazonie. C’est lors du Sommet de la Terre à Rio en 1992 que le président Mitterrand annonce, comme contribution de la France à la Convention sur la diversité biologique (CDB), la création d’un grand parc national qui aurait comme frontières le Surinam à l’ouest et le Brésil à l’est et au sud (figure 1 : « Le parc amazonien de Guyane », cf. hors-texte).
5Le dossier va connaître diverses péripéties liées à la difficulté d’établir un parc national dans un département d’outre-mer où les directives de la métropole ne remportent pas toujours l’adhésion des élus locaux, quand elles ne sont pas perçues comme l’expression d’une tutelle extérieure insupportable. La création d’un parc national semble en effet s’opposer aux acquis de la décentralisation. Elle révèle également les dissensions internes d’une société guyanaise très hétérogène.
6Deux projets seront élaborés successivement et abandonnés suite à de lourdes controverses jusqu’à ce que, au Sommet du développement durable de Johannesburg en 2002, le président Chirac relance le parc national de Guyane comme un des grands chantiers de son septennat, sans doute galvanisé par la déclaration du président Cardoso du Brésil de créer un des plus grands parcs du monde, le Parque nacional das montanhas do Tumucumaque, soit 38 000 km2 dans les États d’Amapa et du Para, à la lisière du département français (Fleury et Karpe, 2006 ; Grenand et al., 2006). Le projet de parc s’inscrit ainsi dans une perspective de coopération internationale en matière d’aires protégées qui se traduit notamment dans l’évolution d’un instrument spécifique au bassin amazonien. En effet, le Traité de coopération amazonienne signé en 1978 par les pays amazoniens, alors que la question environnementale n’était pas à l’ordre du jour et que la plupart des pays signataires vivaient sous un régime de dictature, a fait peau neuve et est devenu, en 1998, l’Organisation du traité de coopération amazonienne (OTCA). La Guyane ne pouvait être sollicitée pour signer le Traité, n’étant pas un État à part entière, mais une région d’un pays européen. Cependant, la secrétaire exécutive de l’OTCA comme le ministre des Affaires étrangères brésilien ont proposé en 1994 d’accepter la Guyane française en tant qu’observatrice aux côtés des huit pays amazoniens, ses liaisons avec l’Union européenne étant susceptibles d’ouvrir de nouveaux marchés à l’espace sud-américain.
7Dans ce contexte international et national, la loi française de 1960 relative aux parcs nationaux, dont les postulats étaient qu’un parc doit être préservé de toute action humaine et que sa gestion est l’affaire exclusive de l’État central, est réformée de façon importante. Deux raisons principales sont à l’origine de ce changement. D’une part, ces postulats sont remis en cause par les nouvelles conceptions relatives aux objectifs et aux modalités de gestion des aires protégées. Ainsi, avec la notion de développement durable, la conservation de l’environnement est désormais au service des populations et doit se faire avec leur participation. Mieux, les objectifs de conservation ne pourraient être atteints que si les populations locales tirent un avantage de l’existence du parc. D’autre part, l’État français s’est largement décentralisé (le processus est amorcé par les lois de 1982-1983) et a ainsi créé de nouvelles collectivités territoriales. La Guyane dispose désormais d’un Conseil général et d’un Conseil régional qui ont leurs compétences propres. La visite en Guyane de J.-P. Giran, député chargé d’une mission de réflexion pour faire évoluer la politique des parcs nationaux en matière de territorialité, de décentralisation et de coopération internationale, est décisive. La nouvelle loi de 2006 s’appuie largement sur son rapport (Giran, 2003). Elle consacre l’intégralité de son chapitre II au « Parc amazonien en Guyane » et entérine à son propos des règles spécifiques visant à rendre politiquement acceptable la création du parc pour les collectivités territoriales, les populations locales et les ONG.
8Les changements essentiels apportés par la loi, en ce qui concerne l’architecture normative d’un parc national, peuvent être brossés à grands traits. Un parc national est doté d’un régime juridique dual procédant de logiques bien distinctes. D’une part, la zone centrale de protection absolue devient le « cœur » du parc. Celui-ci est un territoire de protection maximale, dont le régime juridique est d’abord établi par la loi (fixée par le Parlement) et précisé par le décret de création (du ressort du pouvoir exécutif central), puis par la charte, résultat de la négociation entre l’État, les collectivités territoriales, les autorités coutumières et les personnalités scientifiques, institutionnelles et associatives. D’autre part, le régime juridique applicable dans la zone périphérique n’est plus comme auparavant fixé de manière unilatérale par l’État central. La « zone de libre adhésion » (ZLA) est une zone de « développement durable » à laquelle les communes décident d’adhérer en adoptant la charte. Elle est délimitée par des critères scientifiques (continuité géographique ou solidarité écologique avec le cœur de parc) et politiques (volonté des communes concernées pour tout ou partie de leur territoire d’adhérer, ou non, à la charte du parc).
9C’est le décret de création du parc qui dessine tant le tracé des cœurs que ceux de la ZLA potentielle. La charte est actuellement en cours de négociation en Guyane et doit être adoptée au plus tard cinq ans après la création du parc, en 2012. Elle contiendra deux séries de normes : celles précisant ce qui est inscrit dans la loi et dans le décret de création, pour ce qui est des cœurs ; celles établissant un projet local de territoire, pour ce qui est de la ZLA. Ainsi, la définition des attributions des compétences et les espaces laissés aux décisions négociées font l’objet d’un montage complexe (encadré 1).
Encadré 1. L’institution du parc amazonien de Guyane : un montage complexe
Le projet de charte est élaboré par l’établissement public (EP) du parc. L’établissement public du parc est composé du directeur du parc, d’un conseil d’administration (CA) – dans lequel, en Guyane, le « local », incarné par les collectivités territoriales (12 membres) et les autorités coutumières (5 membres), est majoritaire face aux représentants de l’État (10 membres) –, d’un comité économique et social (dénommé pour la Guyane « comité de vie locale »), et d’un conseil scientifique.
La ZLA est régie par le droit commun – c’est-à-dire comme si le parc n’existait pas – auquel la charte tentera d’apporter une certaine cohérence au regard du projet de développement durable tel qu’il sera défini. Le droit commun (droit de l’urbanisme, par exemple) pourra donc être modifié à cette fin, en suivant les procédures classiques.
Le cœur du parc (trois cœurs pour la Guyane) est régi par des normes propres, qui résultent d’un échafaudage sur cinq étages des centres de décision, traitant du plus général au plus précis :
1. Les arrêtés du directeur du parc appliquent les principes posés par la charte ou y dérogent dans certaines conditions.
2. Ces arrêtés nécessitent le plus souvent des règlements élaborés par le CA qui explicitent les règles résultant de la charte.
3. La charte précise les règles en vigueur dans le parc.
4. Ces règles sont posées par le décret de création du parc.
5. Le décret doit respecter les normes générales inscrites dans la loi de 2006.
C’est une véritable chaîne de compétences qui se déroule, et qui laisse plus ou moins de marge de manœuvre aux autorités chargées d’élaborer ou d’appliquer les nouvelles prescriptions qui se forment en cascade, cette marge de manœuvre pouvant être redéfinie au fur et à mesure des nouveaux textes et de l’évolution de leur interprétation (Filoche, 2007 b).
10Ainsi défini par la rencontre d’une vision mondialisée de la conservation et d’un fonctionnement administratif propre à la France, le parc amazonien de Guyane doit maintenant vivre. Sa réussite dépendra de la façon dont les intérêts hétérogènes des populations locales, peu concernées jusqu’alors, y trouveront un écho favorable. Quelles garanties et contraintes le cadre juridique du parc offre-t-il à ces populations ?
Le statut incertain des populations du parc
11La participation des « populations locales » est devenue un préalable affiché pour la réussite de la conservation. Comment définir ces populations, du fait de leur hétérogénéité et du fait que la notion de local n’est pas restreinte aux limites du parc ? Peut-il en outre exister un statut unique pour les populations locales ? Dans le cas de la Guyane, si les Amérindiens et les Bushinenge semblent les premiers concernés, ils ne sont pas les seuls à incarner les populations locales et à avoir, à ce titre, un rôle particulier dans le processus participatif.
12Les relations de la France avec ses populations autochtones sont à l’origine de nombreuses dénonciations sur la scène internationale, que cela soit sur les questions des droits de l’Homme ou de la conservation de la biodiversité4. Comment la France peut-elle reconnaître la présence de populations amérindiennes et bushinenge sans pour autant reconnaître leur statut de peuples autochtones (dans le cas amérindien), de populations traditionnelles ou de communautés ethniquement différenciées (dans les cas amérindien et bushinenge) ? La création du parc amazonien de Guyane apporte-t-elle de nouveaux droits identitaires ou territoriaux à ces populations ?
Pas de reconnaissance de l’autochtonie ni de la spécificité ethnique
13La population de ce parc, répartie entre les trois cœurs et les zones potentielles de libre adhésion, est constituée d’environ 7 000 personnes réparties en cinq communes : Camopi, Maripasoula, Papaïchton, Saint-Elie et Saül sur 34 000 km2 (fig. 1, cf. hors texte). Cela représente moins de 5 % de la population de ce département sur plus d’un tiers de son territoire. Sont concernées, outre quelques Créoles vivant surtout à Saül, trois ethnies amérindiennes (Wayãpi, Teko ou Emerillon, Wayana) ainsi que des communautés de Bushinenge (dénommés Boni ou Aluku). Ces populations pratiquent des activités d’autosubsistance reposant sur l’agriculture d’abattis brûlis, technique bien adaptée au milieu, même si des pressions foncières et démographiques peuvent mettre à mal sa viabilité (Renoux et al., 2003). Les populations bushinenge peuvent également parfois pratiquer l’orpaillage, à l’instar des très nombreux immigrés clandestins (surtout brésiliens) dont la présence et les activités illégales posent des problèmes importants de santé publique, de sécurité et de dégradation de l’environnement (Collectif, 2005). Ces populations amérindiennes et bushinenge subissent douloureusement les changements que la société moderne leur impose. Elles peuvent voir le parc de façon ambivalente, soit comme une protection, soit comme une menace.
14En Guyane, la France a toujours refusé de reconnaître, politiquement et juridiquement, que des individus puissent être à la fois français et membres d’une autre collectivité constituant un cadre de sociabilité et de contrainte (Grenand et Grenand, 2005), alors qu’elle a pu le faire à Mayotte ou en Nouvelle-Calédonie. A fortiori, la notion d’autochtonie, avec tout ce qu’elle implique, est rejetée. Dès lors, de manière significative, lorsqu’il s’applique aux Amérindiens et aux Bushinenge guyanais, le droit français, depuis le décret de 1987 leur reconnaissant des droits d’usage collectifs sur des zones particulières5, utilise une périphrase les qualifiant de « communautés d’habitants tirant traditionnellement leurs moyens de subsistance de la forêt ». Toutefois, depuis peu, l’article 33 de la loi française d’orientation sur l’outre-mer (2000) reprend les termes de l’article 8j de la Convention sur la diversité biologique qui consacre les liens entre biodiversité et diversité culturelle : « l’État et les collectivités locales encouragent le respect, la protection et le maintien des connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales fondées sur leurs modes de vie traditionnels et qui contribuent à la conservation du milieu naturel et l’usage durable de la diversité biologique. » Pourtant, au regard du droit français, cela est ambigu, voire anticonstitutionnel. En effet, la catégorie de « communautés autochtones » permet, d’après le droit international, de reconnaître des droits territoriaux fondés sur l’antériorité de l’occupation et un statut ethnique. Tous les États du bassin amazonien reconnaissent ainsi explicitement la personnalité juridique des communautés autochtones et locales. Toutefois, aucune suite n’ayant été pour l’instant donnée à cet article 33, il n’existe aucune véritable conséquence juridique, en termes de droits identitaires ou territoriaux, dérivant de cette inscription dans le droit français de cette catégorie controversée. Même si l’on peut dire que le droit applicable en Guyane leur attribue une « existence juridique propre » (Karpe, 2007) et configure une sorte de personnalité juridique sui generis, il est difficile de savoir précisément et concrètement comment se manifesteront leurs compétences en matière de gestion territoriale et de mise en œuvre de projets de développement.
15Ainsi, en Guyane – cela ne change pas avec l’instauration du parc –, les populations locales ne sont définies que par les notions de modes de vie et de droits d’usage qui en découlent. S’il est reconnu que les populations situées sur le territoire des communes de Camopi, Maripasoula et Papaïchton ont des savoirs et des pratiques respectueuses de la forêt et de son écologie, elles n’en doivent pas moins être identifiées par la charte du parc, après avis des autorités coutumières siégeant au conseil d’administration (Untermaier, 2008). C’est donc la charte qui déterminera leur existence officielle et leur prise en compte, spécifique ou non par rapport aux résidents créoles, par les autorités du parc.
16Le cas du Brésil voisin est très différent. Les Amérindiens et les Quilombolas (descendants d’esclaves fugitifs à la trajectoire proche des Noirs Marrons en Guyane) ont été reconnus par la Constitution de 1988 – sur la base de leur antériorité historique sur le territoire pour les premiers, sur une base ethnique pour les seconds – comme groupes sociaux détenteurs de droits, indépendamment de toute considération environnementale. Une certaine autonomie leur est même reconnue. C’est plus tard, pour les besoins des politiques de développement durable, que divers décrets définissant la catégorie juridique de « peuples et communautés traditionnels » en ont élargi l’emploi. Cette catégorie a permis de conforter des systèmes de gestion communautaire et d’avaliser des revendications territoriales de groupes très hétérogènes sans référence à l’antériorité de leur occupation territoriale ou à leur origine ethnique, mais en les distinguant en fonction d’une histoire sociale commune et d’un mode durable d’appropriation et de gestion des ressources. C’est le cas principalement des collecteurs de caoutchouc, de noix du Brésil, des fruits du palmier babaçu, mais aussi des communautés de pêcheurs et de riverains des fleuves (voir également Albert et al., cet ouvrage)...
Une spécificité officialisée malgré tout
17Depuis la loi de 2006, la France est bien sortie de la conception des parcs vides d’hommes. Ainsi, pour tous les parcs nationaux, certaines catégories de personnes peuvent ne pas être assujetties aux mesures de protection totale de l’environnement qui s’appliquent dans le cœur. Il s’agit des « résidents permanents dans le cœur du parc », des « personnes physiques ou morales exerçant une activité agricole, pastorale ou forestière de façon permanente ou saisonnière dans le cœur », et des « personnes physiques exerçant une activité professionnelle à la date de création du parc national dûment autorisée par l’établissement du parc ». Ces personnes peuvent donc se voir reconnaître le droit de faire plus de choses avec moins de contraintes, cela afin de leur assurer des conditions normales d’existence et de jouissance de leurs droits, dans une mesure « compatible avec les objectifs de protection du cœur du parc national ».
18Les communautés amérindiennes et bushinenge de Guyane disposeraient-elles d’avantages différents ? D’après la loi, « compte tenu notamment des particularités de la Guyane », le décret et la charte peuvent prévoir des dispositions plus favorables en faveur de trois catégories de personnes redéfinies pour le cas guyanais. Les « communautés d’habitants qui tirent traditionnellement leurs moyens de subsistance de la forêt, pour lesquelles des droits d’usage collectifs sont reconnus pour la pratique de la chasse, de la pêche et de toute activité nécessaire à leur subsistance » ne sont pas placées dans une situation fondamentalement différente de celle des résidents permanents (un Créole ayant par exemple son domicile dans le cœur de parc) ou que les personnes physiques ou morales exerçant une activité économique (éventuellement une entreprise forestière). Le fait de déroger, dans le cœur, aux règles générales de protection de l’environnement reste une possibilité et non pas une obligation qui serait posée par la loi et que le décret de classement et la charte devraient respecter.
19Rien n’est donc encore acquis au niveau de la loi : la spécificité des communautés locales n’est pas complètement entérinée. C’est au décret de création du parc, puis à la charte, de transformer cette possibilité de dérogation en obligation, c’est-à-dire de leur garantir explicitement des droits d’usage dans le cœur du parc. Toutefois, on peut déduire de la mission de l’établissement public du parc amazonien de Guyane de « contribuer au développement [de ces communautés], en tenant compte de leur mode de vie traditionnel » qu’un traitement préférentiel pourrait être appliqué à ces communautés d’habitants. Dans quelle mesure le décret de création du parc permet-il un tel traitement ?
Maintien des activités et perspectives de développement des communautés locales
20Sans référence à une quelconque autochtonie ou à une spécificité ethnique, le parc consacre le statut particulier des populations locales, qu’elles soient amérindiennes, bushinenge, voire créoles. Il est cependant difficile de déterminer s’il consolide des droits déjà acquis, et s’il permet la pérennité des pratiques en rapport avec l’environnement et l’amorce de nouvelles possibilités de développement.
Une expansion géographique et matérielle des droits d’usage des communautés locales ?
21Depuis longtemps, la France reconnaît la présence des communautés amérindiennes ou bushinenge tout en s’abstenant de mener une réforme d’envergure, tant en termes d’octroi de droits sur les terres que de définition d’une véritable personnalité juridique de ces communautés. La forêt dans laquelle vivent celles-ci fait partie du domaine privé de l’État. C’est donc l’État central, et non le Conseil général de Guyane malgré ses demandes répétées de rétrocession de terres aux collectivités locales, qui décrète les deux types de liens unissant ces communautés à leurs terres : la constatation des droits d’usage de la communauté et la concession des terrains domaniaux au profit de cette communauté.
22Le décret de 1987, évoqué plus haut, fixe la procédure de constat des « droits d’usage collectifs », sur les terrains domaniaux de la Guyane, « pour la pratique de la chasse, de la pêche et, d’une manière générale, pour l’exercice de toute activité nécessaire à la subsistance » des communautés d’habitants tirant traditionnellement leurs moyens de subsistance de la forêt. Les zones de droits d’usage collectifs (ZDUC) sont accordées par un arrêté préfectoral, qui détermine leur localisation et leur superficie, ainsi que la communauté bénéficiaire. La superficie totale de ces ZDUC concernées par le parc est de 5 628 km2 sur une zone correspondant à cinq kilomètres de chaque côté des fleuves et leurs affluents principaux (fig. 1, cf. hors-texte).
23Le même décret prévoit par ailleurs que les communautés amérindiennes, constituées en associations ou en sociétés, peuvent demander à bénéficier d’une concession de 10 ans, à titre gratuit, de terrains domaniaux situés dans une zone déterminée, en vue de la culture ou de l’élevage ou tout simplement pour pourvoir à l’habitat de leurs membres6. Comme ce décret visait à favoriser avant tout la sédentarisation, les activités de chasse et de pêche ne sont théoriquement pas autorisées dans ces concessions. C’est le préfet qui prononce le retrait définitif ou partiel de la concession, lorsque les membres de l’association ou de la société ont cessé définitivement (mais quelle échelle temporelle choisir ?) de résider dans une zone donnée, ou si la communauté se trouve dans l’impossibilité de remplir les obligations mises à sa charge par l’acte de concession (non mise en valeur des terrains par exemple).
24Dans les deux cas (ZDUC et concession), la situation juridique des Amérindiens et des Bushinenge de Guyane française vis-à-vis de leur terre est d’une grande précarité, le représentant de l’État présidant à la naissance et à l’extinction de leurs droits. Aucune condition objective, comme la preuve d’une occupation ancienne, ni même le respect de toutes les conditions imposées par l’État, ne vient assurer aux communautés locales leur permanence territoriale, contrairement à d’autres États du bassin amazonien (Filoche, 2007 a).
25Le parc offre-t-il davantage de garanties concernant les droits d’accès aux ressources et la continuité sur les terres ? De manière générale, le cœur du parc est un espace très réglementé. L’article 10 du décret de création précise que les activités agricoles, pastorales ou forestières dans le cœur sont soumises à autorisation du directeur de l’établissement public. La chasse et la pêche y sont en outre strictement prohibées. Les communautés d’habitants, mais aussi les résidents permanents dans une mesure différente, ne sont pas concernés par ces dispositions.
26Le parc permettrait ainsi une expansion tant géographique que matérielle des activités des communautés d’habitants. Dorénavant, les communautés d’habitants ont des droits sur l’ensemble du cœur de parc et non plus seulement sur des zones strictement définies par un arrêté préfectoral ou par un acte de concession. De plus, elles ne sont pas soumises à la réglementation du parc en matière de travaux, pour la création et l’entretien de nouveaux villages à leur usage ; et elles peuvent librement chasser, pêcher et pratiquer « l’agriculture itinérante sur brûlis traditionnelle ». En outre, les communautés d’habitants peuvent librement prélever ou détruire des végétaux non cultivés, afin de construire leurs habitations traditionnelles, d’ouvrir des layons ou des clairières et faire du feu (art. 22)7. Ces communautés peuvent même vendre ou acheter le surplus de produits de la chasse et de la pêche exclusivement à d’autres membres des communautés d’habitants ou aux résidents du parc, et réciproquement. Ainsi, à cet égard, ce qui est rendu possible est un circuit commercial restreint à l’intérieur du cœur du parc : aucune vente de viande ou de poisson ne peut être faite à l’extérieur ou à des personnes venant de l’extérieur du parc8. Par ailleurs, on peut déduire du décret de création que les droits d’usage reconnus aux communautés dans le cœur du parc sont plus larges que ceux reconnus dans les anciennes ZDUC. Les activités tolérées ne se limitent en effet pas simplement aux activités de « subsistance », mais s’étendent expressément à l’artisanat.
27Pour les résidents permanents, principalement des Créoles, chasse et pêche doivent se faire uniquement à titre occasionnel dans le cœur. Mais rien ne permet d’affirmer qu’il existe une prééminence des droits d’usage collectifs des communautés sur les droits d’usage des résidents. C’est sans doute la charte qui déterminera comment régler concrètement les éventuels conflits de droit entre communautés et résidents permanents autour des ressources.
28Certaines questions cruciales restent actuellement sans réponse. Les droits d’usage collectifs, entérinés dans le cœur, n’ont pas de titulaire défini, contrairement au cas des ZDUC qui sont attribuées à des communautés désignées. On peut donc se demander comment les différentes communautés arbitreront leurs conflits éventuels. En outre, certaines anciennes ZDUC se trouveront fragmentées entre le cœur et la zone de libre adhésion, ce qui peut faire naître une certaine confusion, d’autant plus que des limitations à ce qui est autorisé dans les ZDUC situées en ZLA seront peut-être apportées par la charte.
Des perspectives de développement peu explicites
29La création du parc doit assurer aux populations les conditions d’un développement économique respectueux de la conservation de la biodiversité. Les contraintes s’appliquant dans le cœur permettent-elles ce développement ?
30En vertu de la loi de 2006, la prohibition des activités industrielles et minières dans le cœur d’un parc semble désormais sans appel et sans nuance. En Guyane, cette prohibition est pourtant loin d’apaiser les esprits, car elle devra s’accompagner de très forts moyens d’intervention pour être respectée et pour faire sortir les quelque 10 000 orpailleurs clandestins du parc.
31Le décret de création du parc guyanais prévoit que, de manière générale, les activités commerciales et artisanales sont interdites dans le cœur, exception faite, nous l’avons vu, pour les communautés d’habitants qui, au contraire des résidents permanents, peuvent librement exercer une activité artisanale et, dans ce cadre, prélever des roches, minéraux, végétaux non cultivés et animaux non domestiques. Toutefois, une certaine ambiguïté subsiste à propos du caractère commercial de cette activité. Ainsi, contrairement à la volonté des autorités du parc exprimée auprès des rédacteurs du décret, aucun élément n’empêche les communautés de vendre leur artisanat à des personnes extérieures au parc.
32Le statut et la superficie de la ZLA sont encore en négociation en 2008. D’après l’avant-projet de parc, certaines activités de subsistance comme la cueillette, la culture sur abattis et l’artisanat pourraient faire l’objet de filières dans un cadre économique à déterminer. La charte devrait encourager la structuration de filières en incitant les artisans à se fédérer, à prévoir la création de labels garantissant la qualité et l’origine des produits, et à veiller à la réalisation d’études d’impact sur l’exploitation des ressources utilisées (Mission pour la création du parc de la Guyane, 2006). Il conviendra dans ce cas de s’assurer, après étude scientifique de l’écologie des espèces, de la pérennité de la ressource (quantité, distribution géographique des peuplements) et de son exploitation durable (capacité de régénération, techniques de cueillette) en cas d’augmentation de la vente (à inclure dans les cahiers des charges de développement des filières) (Davy, 2006).
33Comment ces seuils seront-ils élaborés, et comment les communautés d’habitants pourront-elles participer à leur détermination ? D’après l’article 4 du décret de création, les mesures destinées à assurer, dans le cœur, la protection d’espèces animales ou végétales sont prises par le directeur de l’établissement public après avis du conseil scientifique, et après avis du comité de vie locale lorsque la conservation de ces espèces s’avère nécessaire à la subsistance des communautés d’habitants ou au maintien de leurs modes de vie traditionnels. Dès lors, par exemple, dans quelle mesure les Wayãpi pourront-ils être empêchés de chasser le pécari à collier, lequel est investi d’une symbolique particulière (Grenand, 1996) ? Ou alors, dans l’autre sens, pourront-ils obliger les autorités du parc à prendre des mesures de préservation de ce mammifère ? On peut prévoir des réunions mouvementées.
34Étonnamment, les Teko de Camopi se sentent pour l’instant peu concernés par la gestion des ressources naturelles. Pour eux, la principale source de revenus attendue devra être le tourisme. Celui-ci est autorisé dans tout le cœur du parc, comme l’est la construction d’infrastructures touristiques légères. D’ailleurs, tant l’ancien maire, qui pense depuis longtemps à construire des habitations traditionnelles (carbets) touristiques, que le nouveau maire, représentant des autorités coutumières, piroguier professionnel, attendent beaucoup du parc. Toutefois, de nombreuses questions se posent. Jusqu’à aujourd’hui, l’arrêté préfectoral de 1970, révisé en 1977, réglemente l’accès aux cours supérieurs des fleuves dans le Grand Sud, « pays indien », qui dépend de la délivrance d’une autorisation du préfet. La charte devra établir si cette autorisation est toujours obligatoire, si elle dépend des autorités du parc et si les communautés d’habitants sont fondées à empêcher les touristes de venir dans leur village, voire sur leurs parcours de chasse. De même, elle devra définir si les communautés sont prioritaires pour réaliser des infrastructures touristiques, et réguler les associations éventuelles entre les agences de tourisme de Cayenne et les communautés.
Partage des compétences décisionnelles et reconfigurations des alliances
35Les travaux préparatoires à la création du parc ont été révélateurs des tensions traversant une société guyanaise composée d’acteurs aux attentes souvent conflictuelles. Le processus participatif s’avère ainsi particulièrement délicat.
36La posture des élus locaux guyanais à l’égard du parc a été pour le moins équivoque. Ces élus se sont comportés de manière généralement ambiguë à la fois vis-à-vis du pouvoir métropolitain et vis-à-vis des communautés de l’intérieur, ce qui n’a pas exclu des alliances pragmatiques et ponctuelles. Lors des consultations préalables à la création du parc, le refus de la confiscation par la métropole du territoire guyanais au profit des Amérindiens (et au détriment des Créoles) a été clamé, souvent avec force, voire avec violence : le parc doit être celui de tous les Guyanais et ses richesses ne doivent pas profiter, selon l’expression consacrée, aux seules « populations micro-locales » résidentes. En même temps, ces élus s’opposent à ce que la Guyane tisse des relations plus soutenues avec les pays voisins, en particulier avec son grand voisin brésilien jugé trop conquérant, et avec l’ensemble amazonien représenté par l’OTCA9. En outre, de nombreux élus, ainsi que des représentants du secteur privé, craignent que le parc ne bloque le développement de la Guyane, surtout l’exploitation de l’or, source importante de revenus locaux. Ils ont cependant conscience que l’existence du parc peut permettre de mieux structurer et occuper le territoire, de développer des infrastructures, de générer des profits grâce à l’écotourisme (voire l’ethnotourisme pourtant dénoncé) et de contrer l’orpaillage illégal.
37Comment les doléances et les inquiétudes des collectivités territoriales et des communautés locales ont-elles été entendues et éventuellement conciliées ? D’après la loi de 2006, l’administration du parc est assurée par un conseil d’administration où la représentation des acteurs locaux est renforcée : les élus locaux et les membres choisis pour leur compétence locale (propriétaires, habitants et exploitants, professionnels et usagers, associations de protection de l’environnement) détiennent au moins la moitié des sièges, l’autre moitié étant répartie entre les représentants de l’État et les personnalités qualifiées en raison de leur compétence nationale (scientifique ou institutionnelle par exemple). La désignation des membres du conseil d’administration et leur nombre sont fixés au cas par cas lors de l’institution du parc. La loi prévoit néanmoins des membres de droit : maires des communes dont le territoire est compris à plus de 10 % dans le cœur du parc (cette disposition existait déjà dans la loi de 1960), présidents des conseils régionaux et généraux, président du conseil scientifique du parc.
38Pour le parc de Guyane, la situation est différente, en ce que la parité entre l’État et les collectivités locales n’a pas été adoptée. La loi prévoit que les maires des cinq communes concernées sont membres de droit du conseil d’administration. D’après le décret de création du parc, ce conseil est composé de 44 membres : 10 représentants de l’État, 12 représentants des collectivités locales, 5 représentants des communautés amérindiennes et bushinenge (encadré 2), et 16 personnalités, plus un représentant du personnel. Cette diversité permettra l’expression des convergences et des divergences d’intérêts entre les fonctionnaires d’État, les personnalités nationales et locales, les représentants des collectivités territoriales, et les représentants des communautés amérindiennes et bushinenge. Ainsi, le « local » est majoritaire par rapport à l’État, dans la mesure où l’on intègre dans cette catégorie les collectivités territoriales issues de la décentralisation et les communautés d’habitants. Mais ce local est loin d’être homogène, et les alliances avec l’État et le milieu associatif sont mouvantes. Par exemple, certaines collectivités territoriales peuvent s’opposer à l’État central sans être pour autant sensibles au sort des populations du parc ; et il est probable que les représentants de l’État soient, sur certaines questions, plus favorables aux intérêts des communautés que ne le seront les représentants des collectivités territoriales. Par ailleurs, l’État peut s’attacher la loyauté des maires en leur offrant diverses perspectives de développement (routes, infrastructures), tandis que raisons institutionnelles et préférences personnelles des membres du conseil d’administration ne coïncident pas toujours.
Encadré 2. Une participation réduite des communautés locales
Le conseil d’administration compte seulement 5 représentants des autorités coutumières sur 44 membres. Ces représentants sont prévus par l’art. 28 du décret. Ils sont désignés par le « grand man » concerné ou, à défaut (et donc lorsque l’on est en présence de plusieurs ethnies), par l’assemblée des « capitaines » et chefs de famille du territoire, réunie par le maire de la commune concernée. Ils ont été officialisés par l’arrêté (de la ministre de l’Écologie et du développement durable) de nomination du 1er mars 2007 : un représentant de l’autorité coutumière du centre bourg et des hameaux de Papaïchton (Aluku) ; pour Maripasoula, un représentant de l’autorité coutumière du centre bourg (où vivent majoritairement des Aluku) et un représentant de l’autorité coutumière des hameaux du haut Maroni (Wayana et Teko), ce qui veut dire un représentant pour deux ethnies ; pour Camopi, un représentant de l’autorité coutumière des hameaux du moyen Oyapock, des hameaux situés sur les rives de la rivière Camopi et du centre bourg (Wayãpi et Teko) ; et un représentant de l’autorité coutumière des hameaux du haut Oyapock (Wayãpi).
39La place réservée aux communautés dans les instances de décision est réelle, mais leur pouvoir effectif est incertain, notamment au sein du conseil. De même, lors de la procédure d’adoption du décret de création du parc, au sein du comité de pilotage et lors de l’enquête publique, les communautés amérindiennes et bushinenge ont été consultées directement et via les représentants des autorités coutumières, sans pour autant que leur avis ne lie l’État français. Par ailleurs, des représentants de ces communautés siègeront bien au comité de vie locale. Aussi bien du point de vue juridique que pratique, ces consultations doivent être menées, mais ces avis restent purement consultatifs.
40Malgré ces limites, la prise en compte officielle des autorités amérindiennes et bushinenge est à souligner. Depuis longtemps coexistent en effet les autorités de droit commun (maire de la commune) et les autorités coutumières tolérées par l’administration. Bien que les « capitaines » et les « grands mans » soient nommés, avec gratification, par arrêté, autrefois de la Préfecture, aujourd’hui du Conseil général, leurs prérogatives ne sont pas fixées explicitement. Dans les faits, elles concernent le contrôle des abattis, la fixation des dates de fêtes traditionnelles et surtout une certaine fonction de police, pourtant souvent remise en cause. Ainsi, les litiges sont soumis à l’arbitrage des chefs coutumiers. Quand il s’agit de prendre une décision, le maire de la commune doit en principe consulter le chef coutumier. En ce sens, si la France a toujours refusé d’introduire dans son droit la notion de droit collectif et de reconnaître par là officiellement des groupements humains interposés entre le citoyen et l’État, on s’aperçoit que des droits coutumiers des communautés locales guyanaises sont implicitement reconnus (Collectif, 1999).
41La figure de l’autorité coutumière est consolidée par le parc. Cependant, la formalisation du parc et des organes de gestion pourrait impliquer une perte d’autorité, car les autorités coutumières sont quelque peu noyées dans le conseil d’administration. De plus, il reste à voir comment s’articuleront les compétences et les légitimités des maires (qui peuvent eux-mêmes être amérindiens ou bushinenge) et des représentants des autorités coutumières. Par ailleurs, le décret de création du parc ne prévoit pas de reconnaissance juridique d’un droit coutumier. Aussi, le parc pourrait mettre à mal cette tolérance qui prévalait avant son installation. Or, dans tous les États amazoniens, l’intégration explicite du droit coutumier dans les plans de gestion des aires protégées constitue une pièce maîtresse des politiques de conservation (Filoche, 2007 a).
42Pour illustrer la complexité résultant de la difficulté d’articuler les compétences de tous les acteurs, et les tensions entre métropole et département, entre Créoles élus locaux et communautés locales du parc, on peut mentionner le cas particulier de l’accès aux ressources génétiques, évoqué spécifiquement dans la loi de 2006 pour le parc amazonien de Guyane, les autres parcs nationaux ne traitant pas de cette question.
43Si la France a bien ratifié la Convention sur la diversité biologique, elle n’a pas transcrit dans sa législation l’article 15 qui concerne l’accès aux ressources génétiques et le partage des avantages tirés de leur exploitation. Au Brésil et en Bolivie, les interprétations des articles 15 et 8j de la CDB obligent les États à s’assurer que les activités de bioprospection font l’objet d’un contrat de partage des avantages avec des communautés autochtones et locales qui auront donné leur consentement préalable et informé. Cela dès lors que la bioprospection concerne une ressource génétique incluse dans une ressource biologique dont les communautés, ayant contribué d’une façon ou d’une autre à sa perpétuation, auraient indiqué l’usage potentiel ou la localisation – voire dès que cette ressource se situe sur les terres qu’elles occupent (Aubertin et al., 2007).
44Aujourd’hui, ces dispositions ne sont pas appliquées en France. Plusieurs cas de biopiraterie mettant en cause les activités d’instituts de recherche publics français ont été dénoncés par les autorités guyanaises, comme exemples de pillage par la métropole du patrimoine guyanais.
45La procédure d’accès aux ressources génétiques et aux savoirs associés n’existe pas encore, pour la Guyane comme pour la métropole. Cependant, la loi de 2006 comporte une proposition pour le moins étonnante de reprise en main par les élus locaux des attributions que la CDB confère aux États : le régime d’accès, d’utilisation des ressources et de partage des avantages ne sera pas défini par une loi de l’État français, ni par un règlement émanant des autorités du parc, mais résultera d’une proposition du congrès des élus départementaux et régionaux guyanais qui sera inscrite dans la charte. En vertu de l’art. L. 331-15-6, c’est le seul président du Conseil régional, sur avis conforme du président du Conseil général, qui délivrera les autorisations d’accès aux ressources génétiques des espèces prélevées dans le parc national, « sans préjudice de l’application des dispositions du code de la propriété intellectuelle ». Si les orientations qui seront inscrites dans la charte doivent expressément respecter les principes de la CDB, « en particulier ceux affirmés dans l’article 8j et l’article 15 », on peut se demander dans quelle mesure ce régime prendra en compte les communautés et permettra l’expression de leur consentement préalable, d’autant plus que ni la loi, ni le décret ne font état des savoirs traditionnels10.
Conclusion : un dess(e)in ambigu
46Le territoire dessiné par le parc rend compte de tous ces tiraillements (fig. 1, cf. hors texte). Contrairement aux travaux du comité de pilotage, qui avait souhaité un cœur unique, le parc se trouve fragmenté en trois cœurs. Cette fragmentation est présentée comme le résultat des procédures tardives de « démocratie participative » lors de l’enquête publique, procédures et résultat controversés par les scientifiques et les ONG. D’un point de vue écologique, cette fragmentation ne tient pas compte de l’une des rares lois générales de l’écologie qui relie de façon exponentielle le nombre d’espèces à la surface qui les abritent (Rosenweig, 2007). Par ailleurs, rien ne permet de prévoir, car cela dépendra de la négociation de la charte, que les zones de libre adhésion seront connectées de façon à permettre l’établissement de corridors entre les trois cœurs11.
47D’un point de vue socio-économique, le tracé ignore la volonté, exprimée sans doute trop tardivement, des Wayana de disposer d’une protection contre les méfaits de l’orpaillage par le classement de leurs villages en zone de cœur. Ceux-ci se trouveront donc dans la ZLA, si les communes de Maripasoula et de Papaïchton adhèrent à la charte. Ce découpage est d’autant plus inquiétant qu’il peut être interprété comme une volonté de permettre un accès facilité aux sites d’orpaillage. Si l’orpaillage est bien sûr interdit dans le cœur, il est en droit d’être autorisé dans la ZLA, voire même en amont des rivières traversant les cœurs, en fonction de ce qu’édictera la charte. Le concept d’orpaillage propre et durable est loin de rassurer (Collectif, 2005). Enfin, le choix de ne pas classer en zone de cœur la plus grande partie des zones frontalières avec le Surinam et le parc national du Brésil (donc avec un espace protégé du côté brésilien) ouvre la possibilité de transactions non contrôlées.
48Le parc amazonien de Guyane a permis aux élus guyanais d’affirmer leur pouvoir de contrôle sur un parc national et sur les communautés locales. S’il n’y a pas de doute que ce sont les collectivités territoriales qui contrôleront le processus d’écriture de la charte – étant donné qu’elles sont majoritaires dans les instances décisionnelles et que leur adhésion à ce texte est la condition du bon fonctionnement et de la pérennité du parc –, elles devront cependant respecter le décret et la loi (supérieurs dans la hiérarchie des normes), même si on peut supposer qu’elles ne manqueront pas de profiter des marges de manœuvre offertes par ces textes. Il est trop tôt pour tirer des conclusions, mais on peut cependant regretter que la création du parc n’ait pas été l’occasion de reconnaître un statut légal aux communautés locales
49et des droits non équivoques sur leurs terres et leurs ressources. Faire reposer toute la mise en œuvre du fonctionnement du parc sur une charte négociée à venir, dans un contexte où l’on sait que ces populations auront quelquefois du mal à faire entendre leur voix face à l’État, face aux collectivités territoriales, face aux intérêts économiques voire écologiques, est un pari risqué, aussi bien en ce qui concerne les avantages que ces populations devraient retirer de la création du parc que des objectifs de conservation soumis aux impératifs économiques de l’orpaillage.
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Ce chapitre s’inscrit dans le cadre de l’ATI « Aires protégées » de l’IRD et dans le cadre du programme de recherche EEPA (Evaluating Effectiveness of Participatory Approaches in Protected Areas – IUED/UICN/MAB/IRD). Nous remercions vivement Françoise Grenand pour ses commentaires et la relecture attentive de ce texte.
2 Loi n° 2006-436 du 14 avril 2006 relative aux parcs nationaux, aux parcs naturels marins et aux parcs naturels régionaux. Décret n° 2007-266 du 27 février 2007 créant le parc national dénommé « Parc amazonien de Guyane ».
3 Descendants des esclaves noirs fugitifs du xviiie siècle, aussi appelés Noirs Marrons.
4 L’État français n’a en effet pas adopté la Convention n° 169 de l’Organisation internationale du travail (OIT) et a émis une réserve de principe sur l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, entre autres. La Convention n° 169 concernant les peuples indigènes et tribaux dans les pays indépendants, adoptée en 1989, entrée en vigueur en 1991, a été ratifiée par quinze États. Ce texte préconise le maintien et le développement des peuples autochtones en tant que collectivités distinctes dans le cadre des États où ils vivent aujourd’hui.
5 Décret n° 87-267 du 14 avril 1987 portant « modification du Code du domaine de l’État et relatif aux concessions domaniales et autres actes passés par l’État en Guyane en vue de l’exploitation ou de la cession des immeubles domaniaux », J.O. du 16 avril 1987, p. 4316.
6 Dans le régime de droit commun (art. R. 170-38 du Code du domaine de l’État) les concessions ne sont accordées « qu’à une personne physique majeure admise à séjourner régulièrement et à titre permanent en Guyane, la concession est accordée à titre personnel ». Il s’agit donc là d’une exception remarquable en faveur des communautés.
7 En revanche, la cueillette à but alimentaire, même à des fins de subsistance, n’est pas évoquée, ce qui est un oubli étonnant.
8 Cette interdiction renvoie à une définition restrictive de ce que peut être la « subsistance ». Ainsi, théoriquement, les communautés ne pourront pas vendre des repas aux touristes, dès lors que les ingrédients de base seront prélevés dans les cœurs du parc.
9 C’est d’ailleurs une position partagée par l’État central, qui associe systématiquement le préfet aux initiatives de diplomatie extérieure du président du Conseil régional.
10 Initialement pourtant, grâce à un amendement introduit lors des débats parlementaires, les communautés locales s’étaient vues reconnaître un pouvoir propre de décision et de contrôle de la bioprospection par l’intermédiaire de leurs autorités politiques traditionnelles (Karpe, 2007). Cet amendement n’a pas tenu : il a notamment été argué qu’il valait mieux que les ressources génétiques soient appropriées par l’ensemble de la collectivité guyanaise, et non pas simplement par quelques communautés éparses et peu nombreuses.
11 Voir dans cet ouvrage les textes de Carrière et al. et de Bonnin consacrés aux corridors et réseaux écologiques.
Auteurs
catherine.aubertin@ird.fr
Catherine Aubertin économiste, directrice de recherche à l’IRD, responsable du pôle Politiques de l’environnement d’Orléans (UR 199). Ses recherches portent sur la mobilisation des concepts et théories économiques dans le cadre du développement durable. Elle a publié de nombreux articles et ouvrages, parmi lesquels : Les enjeux de la biodiversité (avec F.-D. Vivien, Economica, 1998), et comme éditrice : Représenter la nature ? ONG et biodiversité (IRD Éditions, 2005), Les marchés de la biodiversité (avec F. Pinton et V. Boisvert, IRD Éditions, 2007).
geoffroy.filoche@ird.fr
Geoffroy Filoche juriste, est chargé de recherche à l’IRD (UR 199). Dans une démarche d’anthropologie juridique, il analyse les enjeux, modalités et limites de la participation des communautés autochtones à l’élaboration de normes locales de gestion des ressources naturelles. Il a notamment publié Ethnodéveloppement, développement durable et droit en Amazonie, Bruylant, 2007.
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