Gérer démocratiquement la biodiversité grâce aux ONG ?
p. 179-204
Texte intégral
1Le discours d’origine politique, médiatique voire scientifique tend à mettre en avant le rôle supposé des ONG dans la « gouvernance mondiale » de la conservation de la biodiversité. Au plan local ou national, au Sud comme au Nord, ces ONG sont souvent investies d’une véritable délégation de pouvoir, notamment dans la gestion locale des aires protégées, au travers de programmes participatifs de conservation. Au plan global, elles sont censées remplir des fonctions multiples dans les régimes environnementaux définis par les conventions internationales. L’engouement contemporain pour les ONG doit nous inciter à davantage de vigilance critique sur le rôle qu’elles tiennent effectivement dans la régulation globale, sans pour autant jeter une suspicion de principe sur ces organisations et leurs activités.
2Au-delà d’interrogations élémentaires sur leur efficacité et leur intégrité, ces ONG pourraient-elles contribuer à une démocratisation de la gestion de la biodiversité ? Pour beaucoup de leurs dirigeants, la réponse va de soi : étant l’incarnation d’une « société civile mondiale » en formation, notion qui fait l’objet d’un ample débat théorique (Walzer, 1995 ; Pouligny ; 2001 ; Price, 2003 ; Laxer et Halperin, 2003), les ONG contribueraient à l’émergence d’un espace public planétaire. Cette posture vertueuse leur permet d’évacuer le questionnement classique sur leur représentativité face aux gouvernements issus du suffrage populaire, mais aussi leur rapport au grand public et aux intérêts socialement construits (chasseurs, industriels, agriculteurs, etc.).
3Il nous semble pour notre part que le renouvellement annoncé des catégories de l’entendement démocratique à travers la notion de gouvernance « globale » ou « multi-niveaux » est largement un trompe-l’œil. Dans un système-monde où les idées elles-mêmes subissent la loi du marché, la gouvernance globale ou multi-niveaux apparaît comme le paravent de procédures de captation et de cooptation où les acteurs de la décision, ONG comprises, échappent largement à tout contrôle démocratique. Pourtant, l’émergence de mouvements protestataires au Nord comme au Sud, de plus en plus matures politiquement, qui remettent en cause l’utopie du développement technicien planétaire et les règles d’un marché aveugle apparaît prometteuse. En effet, pas plus l’euphémisation de la contradiction entre développement et conservation de la biodiversité, transparaissant dans des slogans comme le « développement durable » ou « l’utilisation soutenable », que les raffinements des techniques participatives ne peuvent fonder un espoir de changement. Celui-ci nécessite une re-politisation du débat et la production par le mouvement social d’une conscience écologique socialement enracinée.
4Avant d’examiner quelques expériences allant dans ce sens, il convient de revenir sur le clivage essentiel entre deux logiques traversant la galaxie ONG : logique d’entreprise ou logique de contestation. Ensuite, nous examinerons l’incompatibilité entre une approche en termes de gouvernance et les procédures de la responsabilité démocratique, avant d’en venir aux mouvements de résistance au Nord et au Sud.
Logique entrepreneuriale et logique protestataire
5L’ambiguïté de cette catégorie englobante des ONG est traitée de façon approfondie ailleurs dans le présent ouvrage, mais quand on veut aborder la question de la démocratie, il est nécessaire de préciser de quel type d’ONG on parle. Relevant de la catégorie sociologique plus large des groupes d’intérêt, l’ONG défend cependant un intérêt qui n’est pas prioritairement matériel ou financier, mais est constitué par l’adhésion à des valeurs – ce à quoi on attache de l’importance – et représentations communes, autrement dit une idéologie sans la connotation péjorative. Il s’agit d’un intérêt moral ou symbolique en ce sens qu’il est de l’ordre des idées et non pas d’ordre matériel, comme c’est le cas pour l’entreprise économique ou le syndicat ouvrier. Toutefois, des entreprises (coopératives de production par exemple) ou des syndicats (de paysans du tiers monde) peuvent usurper le label ONG, en raison de l’aura positive qui l’entoure encore, pour mieux faire avancer leurs intérêts. Se prévaloir d’un intérêt moral (la défense d’une cause, celle de l’éléphant, de la forêt tropicale, des zones humides, etc.) présente des avantages indéniables du point de vue de la légitimation. Ce type d’intérêt est plus difficilement mis en question ou invalidé que l’intérêt matériel particulier.
6Cela ne doit pas nous empêcher d’analyser l’ONG comme une entreprise d’un type particulier, à côté des entreprises économiques et des entreprises politiques (Bailey, 1971), au sens où toutes ont en commun cette logique de rationalisation des activités humaines, dont Max Weber a montré qu’elle caractérise à la fois l’État et le capitalisme modernes. De fait, l’ONG met au service de la défense d’une cause une logique organisationnelle proche de celle de la firme industrielle. L’exemple de Conservation International (CI), comparée à une « start-up de la biodiversité »1 (de Mombynes et Mermet, 2003), souligne l’importance de cette dimension entrepreneuriale dans l’analyse de l’intervention des ONG environnementales. Les stratégies mises en œuvre s’apparentent à celles des firmes pour conquérir des marchés (promotion des Hot spots où la biodiversité est particulièrement menacée pour CI), elles impliquent souvent, pour surmonter les obstacles, des jeux complexes d’acteurs et des alliances locales échappant au registre de la bonne volonté et du volontariat bénévole censé caractériser le monde des ONG.
7La concurrence est particulièrement vive entre organisations pour le contrôle des aires protégées à gérer et des zones d’interventions de leurs projets, pour le recrutement de personnel compétent (pour lequel elles peuvent se trouver également en concurrence avec les États et les organisations internationales gouvernementales, OIG) et dans le domaine du financement. De fait, la collecte de fonds devient une fonction de plus en plus vitale à mesure que l’organisation grossit. Il serait toutefois absurde de réduire des organisations comme Greenpeace, Conservation International ou le World Wildlife Fund (WWF) à cette seule dimension. De nombreux travaux ont également souligné la propension des élites intermédiaires du Sud, issues des classes moyennes instruites, à créer des ONG locales – surtout dans le secteur du développement rural et de l’action sociale – en réponse à la fois aux effets des politiques d’ajustement structurel et aux sollicitations des bailleurs de fonds bilatéraux et multilatéraux. Souvent sans grande base sociale et assimilables plutôt à des bureaux d’études, ces petites ONG du Sud deviennent pour leurs dirigeants des entreprises au sens économique du terme.
8L’ONGE produit son propre discours, ses propres concepts pour promouvoir sa « marque ». Comme dans les partis politiques ou les syndicats, l’objectif de second rang qu’est la défense de l’organisation tend à prendre une place prépondérante, sans remettre en cause l’adhésion aux valeurs (la cause) qui forment le ciment de l’organisation. Croissance organisationnelle mécanique, expansion multinationale pour plus d’efficacité et professionnalisation pour contenter les donneurs sont des logiques indissociables, comme l’a montré Johanna Simeant (2003) à propos des organisations humanitaires transnationales. Il n’est pas très surprenant de les retrouver au sein des grandes ONGE internationales dont de Mombynes et Mermet constatent qu’elles forment une sorte d’oligopole dont les participants peuvent s’associer ou rivaliser tout en excluant les compétiteurs plus petits.
9Si le citoyen obtient des grandes ONGE, en échange de sa contribution financière, un service moral (intervention médiatisée sur la scène publique dans le domaine environnemental), et si donc ces ONG sont assimilables à bien des égards à des entreprises de services, comme le suggèrent les auteurs précités, la question de la démocratie se pose alors de façon radicalement différente. Il n’est nul besoin à CI ou au WWF d’être représentatives si elles sont efficaces. Cela ne signifie pas qu’elles soient irresponsables comme l’affirment certains bureaucrates ou représentants de l’État ; mais, de même que les grandes entreprises sont comptables vis-à-vis de leurs seuls actionnaires, les ONG rendent des comptes à ceux qui les financent et accessoirement à leurs adhérents. Si on est encore dans la sphère publique avec ces entreprises de services moraux, il ne s’agit plus vraiment d’action publique sous contrainte démocratique, mais de transactions entre organisations ; par exemple les négociations directes entre le WWF et l’OMC ou Greenpeace et la Commission européenne.
10La rationalisation entrepreneuriale induit la professionnalisation des personnels, gage de crédibilité dans leurs rapports avec les États. Dès lors, il n’est pas surprenant que les cadres de ces ONG partagent une certaine culture « technocratique » avec les bureaucraties d’État ou les OIG, une façon commune d’appréhender les problèmes, forgée par des années de confrontation dans des réunions de travail et conférences internationales. Plusieurs travaux récents ont montré que l’itinéraire professionnel des cadres de ces organisations inclut de plus en plus un passage au sein d’une OIG, voire dans les services spécialisés d’un État, au sein d’une carrière dans le secteur non gouvernemental (Dumoulin, 2003).
11C’est pourquoi il devient essentiel de distinguer, parmi les organisations environnementales transnationales, d’une part, les entreprises de services moraux, remplissant un rôle quasiment de gestion parapublique, d’autre part, les réseaux transnationaux de militants, transnational advocacy networks (Keck et Sikkink, 1998), et autres mouvements protestataires, dont la vocation est de s’opposer aux décisions du pouvoir politique, voire de contester l’ordre existant. Sidney Tarrow (2000) distingue ces réseaux transnationaux thématiques des mouvements sociaux transnationaux orientés vers la contestation du pouvoir dans un pays ou vis-à-vis d’une OIG ou encore d’une firme transnationale, une distinction assez arbitraire, comme le note David Dumoulin. Quoi qu’il en soit, une bonne partie du mouvement associatif écologiste dans les pays du Nord (par exemple le mouvement anti-nucléaire) s’inscrivait historiquement dans ce pôle radical. Bien entendu, la distinction doit rester analytique : certaines organisations comme Friends of the Earth International et Greenpeace, qui participent du premier groupe par leurs modes de financement et d’organisation, appartiennent au second par leur positionnement politique.
La gouvernance environnementale, un ersatz de démocratie
12L’un des mérites habituellement reconnus aux ONG environnementales serait de contribuer à l’émergence d’une gouvernance démocratique de l’environnement à l’échelle mondiale. Dans la théorie des relations internationales comme dans l’analyse des politiques publiques, la gouvernance renvoie à une crise de l’État comme acteur. Dans le premier champ, le courant du libéralisme transnationaliste souligne que la régulation d’un système international constitué d’interdépendances complexes, quand elle existe, ne passe pas exclusivement par les États mais implique un grand nombre d’acteurs non étatiques (Rosenau et Czempiel, 1992). De leur côté, les théories actuelles des politiques publiques constatent l’éclatement de la décision et la fin des autorités imposant verticalement leur point de vue, au profit d’un processus de négociation de l’action publique et de consultation des parties intéressées (stakeholders). Du constat d’une modification des modes de régulation à un discours normatif qui fait de l’évitement de l’État la condition du succès et de l’efficacité, le pas est souvent vite franchi. Ce n’est pas un hasard si la diffusion du concept de gouvernance doit beaucoup aux institutions de Bretton Woods, imitées ensuite par les agences onusiennes et les organismes d’aide bilatérale. Quand la Banque mondiale se rend aux arguments des ONG environnementales quant aux risques posés par l’oléoduc Tchad-Cameroun, en exigeant un plan de gestion de l’environnement et des mesures d’accompagnement pour les populations concernées, c’est pour mieux imposer des conditionnalités financières strictes à l’État tchadien (Tulipe, 2004). Avec le versement des premières redevances, le gouvernement de Idriss Déby commence d’ailleurs à se rebiffer contre cette amputation de sa souveraineté. Le discours sur la « bonne » gouvernance est avant tout un dispositif sémantique de légitimation des multiples formes de l’ingérence dans les pays du Sud ; de ce point de vue, « l’impérialisme vert » est souvent aussi mal perçu que l’ajustement structurel dans le domaine économique. L’argument a d’ailleurs servi aux gouvernements malaisien et indonésien pour résister aux campagnes transnationales contre la surexploitation forestière.
13De fait, le concept de gouvernance s’oppose à celui de « gouvernement » (administration, gestion, etc.), en postulant une coordination public/privé, une horizontalité des rapports et une interaction complexe entre une multitude d’acteurs (Smouts, 1998). On peut y voir « l’ensemble des processus par lesquels des règles collectives sont élaborées, décidées, légitimées, mises en œuvre et contrôlées » (Lamy et Laïdi, 2002). Dans une vision très nord-américaine de la démocratie, les ONG se présentent à la fois comme parties prenantes à une décision négociée, mais aussi comme seul contre-pouvoir face à l’État et au marché, comme une sorte de « troisième voie » (Florini, 1999). La gouvernance mondiale en est-elle pour autant plus « participative » et « démocratique » ? On peut en douter. Raisonner en termes de gouvernance (a fortiori démocratique) tend en réalité à occulter les inégalités structurelles de pouvoir entre acteurs et à postuler qu’un intérêt commun à mettre en œuvre un régime international puisse l’emporter sur les différences de statut et de ressources, par exemple entre États et ONG, mais aussi entre ces dernières et les firmes transnationales. Ce ne sont pas les « initiatives de type II » mises en avant au sommet de Johannesburg2, lesquelles traduisent avant tout le refus des États de financer davantage la conservation, qui vont bouleverser ces rapports de force. L’évolution ainsi engagée conforte au contraire le processus de cooptation des grandes ONG de services dans le système de domination, tandis que les firmes transnationales vont acquérir à bon compte une image éco-responsable.
14En outre, dans une conception de la démocratie qui met l’accent sur la représentation, le statut d’avant-garde autoproclamée des ONG fait problème. Suffit-il de se réclamer de la « majorité silencieuse » et d’une « démarche citoyenne » pour s’affranchir de toute obligation de rendre des comptes ? Greenpeace se prévaut du nombre de ses adhérents pour se déclarer en phase avec l’opinion publique dûment sensibilisée. Au nom de l’efficacité, elle est cependant organisée de façon hiérarchisée, comme une armée. Comme le montre Denis Chartier (2002), les stratégies et les campagnes sont définies d’en haut par un petit état-major de permanents, la base étant amenée à adhérer aux actions et à ratifier les prises de position de l’organisation. Comment une organisation non démocratique pourrait-elle contribuer à démocratiser la gouvernance globale ? Certes, nombre d’environnementalistes en sont conscients et ont tenté de donner dans les forums internationaux « une voix aux sans-voix », en parrainant des ONG du Sud, en particulier celles des peuples autochtones.
15Cela étant, les caractéristiques structurelles du système international sont davantage en cause que la bonne volonté des dirigeants d’ONG. Dans une politique globalisée, où les décideurs individuels ne sont pas aisément identifiables puisque la décision est éclatée au sein de réseaux d’organisations, voire diluée dans les processus de marché, où lesdites décisions sont prises à des échelons différents de ceux où elles s’appliquent, en particulier pour les conventions environnementales internationales, il est difficile aux populations de peser effectivement. Or la réalité est têtue : entre le citoyen et la gouvernance globale demeure l’échelon essentiel de l’État, à la fois l’évidence de son absence en tant qu’autorité unique au plan mondial et à la fois sa prégnance en tant qu’acteur central des relations internationales. Loin d’être d’abord une expression de la seule « société civile », la gouvernance s’enracine dans l’intergouvernemental. Il n’y a pas de régime international environnemental qui ne repose sur un traité interétatique, ce qui se constate encore mieux, a contrario, quand ce traité fait défaut comme dans le cas de la forêt tropicale. Or, ce sont bien des États (la Malaisie, l’Inde et le Brésil notamment) qui ont bloqué en 1991, au nom de leur droit au développement économique et à la souveraineté sur leurs ressources, les efforts des ONG pour faire adopter une convention internationale sur les forêts.
16En tant qu’abstraction totalisante, la biodiversité ne remplit qu’imparfaitement les critères du bien public mondial (Compagnon, 2002). En effet, les biotopes sont situés dans des espaces de dimension variable, mais toujours inscrits dans des territoires étatiques, dont l’effacement a été un peu trop rapidement annoncé. C’est pourquoi la question de la souveraineté des États sur les ressources traverse tous les débats internationaux autour de la conservation de la biodiversité. Ce fut un temps un facteur de blocage dans les travaux préparatoires à la Convention sur la diversité biologique (CDB) et un enjeu essentiel dans les négociations du protocole de Carthagène. Derrière l’affrontement sur le classement des espèces menacées, dans les différentes annexes de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES), se profile l’intérêt des États à exploiter leurs ressources faunistiques ou forestières. On pourrait en dire autant, dans une moindre mesure, de la Convention de Ramsar sur les zones humides d’importance internationale.
17De surcroît, l’autonomie de la sphère ONG est problématique, que l’on raisonne dans un cadre national ou au plan international. Le simulacre de la gouvernance se ramène largement à une cooptation des grandes ONG transnationales par les États et les OIG. Elles prennent part de plus en plus aux négociations internationales parfois au sein même des délégations des États où elles peuvent valoriser leur expertise environnementale. Toutefois, elles y font souvent figure de caution scientifique et politique des postures de puissance des États, quand elles ne sont pas de simples pions dans les stratégies de ces États. Cela fut largement le cas pour les ONG d’Afrique australe défendant la chasse commerciale à l’éléphant, instrumentalisée par le Zimbabwe dans les débats de la CITES. En tout état de cause, pour la majorité des ONG, notamment celles du Sud, leur participation colorée aux forums qui accompagnent les conférences onusiennes, depuis Stockholm en 1972 à Johannesburg en 2002, conduit à exagérer la portée de leur influence réelle sur les négociations. Nous en voulons pour preuve le contraste entre l’esprit offensif qui prévalait avant le Sommet mondial sur le développement durable de 2002 et l’indigence de la déclaration finale adoptée à Johannesburg.
18La connivence avec les OIG conduit parfois les grandes ONG à servir de « béquilles » à des organismes internationaux trop bureaucratisés ou insuffisamment dotés en ressources comme le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE). Ainsi l’UICN, l’Union mondiale pour la nature, et le WWF jouent un rôle de premier plan dans le fonctionnement de la CITES, en collaborant aux comités spécialisés ou en fournissant au Secrétariat des services précieux par l’intermédiaire de leur filiale commune Traffic. Toutefois, le rôle des ONG dans la gouvernance de la CDB paraît plus modeste, surtout au regard de la place prise par les peuples autochtones. Le Secrétariat de la CDB s’appuie toutefois sur les ONG pour contourner le manque de coopération des États, dans le suivi de l’état de la biodiversité dans chaque pays et dans l’adoption des plans nationaux de conservation. Dans la plupart des régimes environnementaux internationaux, les ONG sont courtisées pour légitimer les décisions de la diplomatie officielle. Elles jouent d’ailleurs volontiers ce rôle de caisse de résonance, quitte à adopter une posture apparemment critique, car elles ont à y gagner une précieuse reconnaissance institutionnelle. La logique de compétition entre ONG joue également à ce niveau. Les OIG, quant à elles, ont tout intérêt à mesurer l’efficience des conventions en termes de participation des ONG aux réunions, plutôt qu’en termes d’indicateurs physiques de dégradation environnementale. « Keep going ! » pourrait être le leitmotiv de ces réseaux d’acteurs qui donnent le change.
19Que, dans certains secteurs, les ONG soient assez fortement intégrées au processus de décision des États, ce que recoupe l’idée de réseaux d’action publique (policy networks), lesquels ont souvent pris une dimension internationale, ne supprime pas l’asymétrie de pouvoir. D’ailleurs, ces réseaux constituent un prolongement de l’action de l’État et participent d’une dilution générale des responsabilités, mais aussi du contournement des oppositions aux politiques publiques, dans un domaine où la part du discours ne cesse d’augmenter. La fameuse « concertation » est devenue le maître mot des opérations d’aménagement pour mieux mystifier les populations. D’où les innombrables « plans d’action » sur le climat, les zones humides, les énergies renouvelables, qui comportent plus de déclarations d’intention que de mesures concrètes. Il faut d’ailleurs distinguer analytiquement ce type de réseau des réseaux transnationaux de militants qui lient les ONG entre elles pour l’action ou l’information commune (par exemple en France, Inf’OGM ou le Réseau Action Climat, eux-mêmes reliés aux réseaux planétaires). Les rapports qu’entretiennent ces deux types de réseaux ne sont pas exempts de conflits et d’arrière-pensées. La Commission de l’UE a encouragé la fondation en 1974 du Bureau européen de l’environnement (BEE), coalition de 130 associations nationales venant de 24 pays (chiffres de 2000), dont elle finance aujourd’hui 60 % du budget. Elle a également soutenu d’autres ONG, au fur et à mesure de leur implantation à Bruxelles, ou encore facilité la création, en 1993, d’un forum consultatif sur l’environnement aujourd’hui connu sous le nom de Forum Vert Européen. Ce soutien ambigu garantit certes un minimum de moyens aux ONG pour exister face aux puissants lobbies économiques, en étant plus écoutées à Bruxelles que dans leurs capitales respectives. Cela s’inscrit aussi dans une conception « polyarchique » de la décision publique qui donne à la Commission le beau rôle, celui d’un arbitre entre des positions posées comme concurrentes, mais dont la légitimité serait comparable.
20Dans le cas de la mise en œuvre du programme Natura 2000 (encadré), la Commission s’est appuyée sur les associations écologistes nationales via le BEE, pour faire pression sur les gouvernements en retard dans l’identification des sites – notamment le gouvernement français qui n’a pas voulu vaincre les résistances d’élus locaux et d’acteurs économiques (Berny, 2003). Il y a bien eu contournement de l’échelon de l’État-Nation par les ONGE, mais s’agit-il vraiment de la gouvernance démocratique dans la vision idéalisée qui en est souvent présentée ? La Commission instrumentalise les ONG nationales (WWF France et le réseau France Nature Environnement) davantage qu’elle ne les écoute, mais celles-ci y trouvent leur compte en termes de ressources politiques et financières. La coopération est également fréquente dans le domaine des campagnes d’opinion et contribue à rendre plus floue la démarcation entre bureaucratie de la Commission et société civile européenne, bien que certaines ONG s’efforcent de maintenir une distance critique (Ollitrault, 2003). Dans la gouvernance multi-niveaux de l’UE, les associations écologistes nationales et transnationales contribuent certes à atténuer le caractère excessivement technocratique de la décision ; mais c’est plutôt le Parlement qui incarne la légitimité démocratique européenne, comme il l’a montré avec éclat à l’automne 2004 en intervenant dans la composition de la Commission de M. Barroso.
Natura 2000 : un réseau européen de protection de la biodiversité
La directive Habitats, adoptée en 1992 par la CEE, a pour objectif d’harmoniser au niveau européen la conservation biologique des espaces naturels par la constitution d’un réseau, baptisé Natura 2000. Début 2004, le réseau Natura 2000 représentait 18 % du territoire européen. Les Zones spéciales de conservation (ZSC), issues de la directive Habitats et les Zones de protection spéciale (ZPS), résultant de la directive Oiseaux de 1979, constituent les deux types d’aires protégées de ce réseau. De nombreux conflits ont éclaté en Europe au moment de la première phase de réalisation des inventaires (1994-1998). Cette étape consistait à repérer, grâce à une évaluation scientifique confiée à chaque État, les habitats et les espèces à protéger, et à en dresser l’inventaire. Ainsi, en France, les chasseurs structurés par le mouvement « Chasse Pêche Nature et Tradition » ou encore le Countryside Movement au Royaume-Uni représentent cette contestation de ce qu’ils considéraient comme une mise en sanctuaire de la nature. En revanche, de nombreuses associations régionales, souvent informées par les ONG internationales telles que le WWF, déplorent l’entrée du politique dans une démarche d’expertise scientifique et dénoncent la réduction drastique des quotas de protection.
Dans cette première phase, les ONG et les scientifiques ont joué ce rôle d’expertise qui se prolongera au moment de l’instauration des ZSC et des ZPS. En France, les conflits suscités par la mise en œuvre de la directive ont débouché sur une procédure favorisant l’intégration d’acteurs dotés de compétences et de savoirs divers quant à la gestion de la nature. Dans ce contexte, les ONG peuvent sortir de leur rôle d’écologiste par le biais de la contractualisation, mesure qui vise à sanctionner des accords entre les groupes d’intérêts en présence – agriculteurs, chasseurs, forestiers, tourisme, milieu industriel, etc. – pour appliquer localement des modes de gestion appropriés à l’objectif de conservation de la biodiversité. D’autres États-membres de l’Union européenne ont choisi la voie de la réglementation, ce qui peut avoir pour effet de restreindre les concertations entre les différents types d’acteurs.
Soulignons que ce réseau s’est mis en place dans un contexte de refonte de la Politique agricole commune (PAC) et de transformation des régulations économiques internationales. Aussi, la DG Environnement doit-elle convaincre, avec l’aide de nombreux groupes d’intérêts environnementaux dont les ONG, que l’application des directives aura à moyen ou long terme des retombées bénéfiques pour les gestionnaires des espaces ruraux de l’Europe du Sud. LIFE, outil de financement européen, soutient 680 projets en Europe, ce qui représente 558 millions d’euros. Enfin, la DG Environnement développe un objectif de communication sur ce réseau par le biais d’une revue, Natura 2000, ou encore en subventionnant les diffusions par les ONG de documentaires destinés à sensibiliser l’opinion publique européenne sur ces questions de protection (Ollitrault, 2003).
Les États ne manquent pas d’initiatives pour relever le défi d’une conservation de la nature préservant les intérêts des populations locales. Ainsi en Grèce, une ONG, Arcturos, est présentée en exemple par la Commission puisqu’elle a réussi à protéger les loups et les ours, fortement menacés, en obtenant une augmentation de l’indemnisation des pertes et en initiant de nouvelles mesures pour protéger les troupeaux des prédateurs. Mais la Commission reconnaît qu’à côté de ce succès, de nombreux conflits demeurent. Par les instruments financiers et par la légalité qu’elles revendiquent (directives européennes), les ONG incarnent souvent des normes supranationales, dénoncées par les opposants à Natura 2000 comme étrangères aux réalités locales. Le WWF, par exemple, a élaboré une liste complétant celle de la Commission, « European Shadow list », qui proposait 40 habitats ou espèces répartis dans toute l’Europe. Le WWF prend aussi part à un projet financé par l’UE et intitulé « Bringing Natura 2000 to people ».
Pinton F. (coord.), Alphandery P., Billaud, J.-R, Deverre C., Fortier A., Perrot N., 2003. Scènes locales de concertation autour de la nature. La construction française du réseau Natura 2000. Document de travail, IFB, MEDD, 93 p.
Les voies de la réappropriation politique au Sud
21L’action des ONGE du Nord dans les pays tropicaux a souvent consisté depuis vingt-cinq ans à tenter de vaincre les résistances des populations du Sud. Il fallait faire accepter des mesures de conservation de la biodiversité, en échange d’avantages économiques plus ou moins illusoires, ce que l’on appelle l’utilisation durable3 et par diverses techniques de relations publiques subsumées par le terme de « participation », une problématique qui s’est développée d’abord dans le contrôle des zones tampons des parcs naturels (Rodary et Castellanet, 2003). certainement préférables aux procédures autoritaires qui n’ont pas totalement disparu (tel le « déguerpissement » en Afrique francophone), les projets participatifs n’ont pas fait disparaître le fossé entre, d’une part, les représentations et valeurs attachées à la ressource chez les populations du Sud et, d’autre part, les représentations et valeurs conservationnistes des ONG opératrices (Murphree, 2000). Celles-ci contribuent d’ailleurs, délibérément ou à leur corps défendant, au transfert de normes et de valeurs du Nord vers le Sud principalement, c’est-à-dire à la vaste mise en ordre symbolique du monde sur le modèle de la modernité occidentale.
22Y compris quand les ONG du Sud ne sont pas de simples succursales de celles du Nord, elles représentent encore un modèle occidental d’organisation sociale et concurrencent d’autres formes de structuration du pouvoir dans ces pays : chefs traditionnels, organisation communautaire informelle, pouvoir local institué... Or celles-ci ont souvent une légitimité plus forte que les modèles d’organisation empruntés à l’étranger. Faute de pouvoir convertir ces instances à la conservation, les ONG ont cherché à les contourner, sans voir qu’elles faisaient parfois le jeu d’autres acteurs, politiciens et affairistes, soucieux de briser les résistances locales pour s’approprier la ressource, comme les Massaï Loita du Kenya l’ont appris à leurs dépens (Peron, 2000). Or les communautés autochtones peuvent offrir des bases solides pour engager des programmes raisonnés de conservation/utilisation durable, au-delà de la mode actuelle concernant les fameux « savoirs traditionnels », parfois purs fantasmes d’anthropologues culturels. Ce n’est pas non plus la panacée, car les organisations représentant les peuples indigènes sont davantage préoccupées par l’amélioration de leur situation socio-économique que par la conservation des écosystèmes. Comme les États du Sud, elles ont vu dans la CDB une opportunité d’affirmer leur souveraineté sur les ressources – une souveraineté infra-étatique à laquelle les États rechignent d’ailleurs. C’est pourquoi leur alliance tactique initiale avec les ONG environnementales à l’époque du sommet de Rio et de l’adoption de la CDB s’est progressivement délitée, comme le note Le Prestre. Les ONG occidentales se sont illusionnées sur la conscience écologique spontanée de peuples indigènes idéalisés. Il n’est pas certain que le phénomène original des organisations « socio-environnementales » brésiliennes (Lena, 2003) apporte une véritable réponse à cette question. Depuis l’arrivée du président Lula au pouvoir, la tendance lourde semble être à une relance du développement rural par la colonisation agricole (y compris les cultures OGM), plutôt qu’à l’élaboration d’un nouveau modèle de développement écologiquement supportable.
23Le fond du problème tient à ce que l’oxymore du « développement durable » (Rist, 1996 ; Aknin et al., 2002) a occulté la contradiction entre le développement et la préservation de la biodiversité et des habitats naturels. De Rio à Johannesburg, le malentendu n’a fait que se renforcer. Pour ces populations qui aspirent au mode de développement du Nord et aux biens de consommation qui l’accompagnent, l’utilisation durable est un pis-aller temporaire. Ainsi, dans la moyenne vallée du Zambèze libérée de la tsé-tsé, les paysans préfèrent la culture du coton et l’élevage plutôt que les safaris photos pour touristes ou les revenus de la chasse sportive du programme Campfire4. Aux considérations financières se mêlent des représentations toujours prégnantes sur le danger représenté par la faune sauvage. Marie-Claude Smouts évoque de son côté l’exemple d’une communauté ache du Paraguay qui, aussitôt investie de la propriété intégrale d’une forêt, a privilégié l’exploitation intensive sous concession, la plus rentable à court terme, pour bénéficier des « bienfaits » du développement. Illusoires en l’occurrence, puisque cinq ans après la communauté se retrouvait aussi pauvre qu’avant et sans forêt (Smouts, 2001). Faire des communautés locales les gardiens éclairés (custodians) de la ressource peut s’avérer risqué.
24Outre les difficultés techniques et l’absence de viabilité financière de nombre de projets de valorisation durable – certes préférables aux formes d’exploitation les plus prédatrices –, cette démarche fait l’impasse sur la dimension nationale des problèmes. Les ONG du Nord qui opèrent au Sud tendent à marginaliser l’État concerné au profit d’un lien direct entre l’international, les bailleurs de fonds, et les communautés locales. Cela pose dans tous les cas des problèmes de cohérence entre l’approche mise en œuvre sur le terrain et les politiques publiques nationales : par exemple lorsqu’une ONG défend la valorisation durable de la faune sauvage dans une région où le gouvernement promeut la colonisation agricole ou l’élevage (Compagnon, 2001). Cela pose aussi la question de la capacité de nuisance des élites politico-bureaucratiques dans des systèmes politiques de type néo-patrimonial : la corruption dans les pays du Sud, quand elle devient systémique, sape les fondements mêmes de l’État moderne et rend impossible la mise en œuvre des politiques publiques les plus élémentaires (Medard, 1991). Dans un contexte de confusion entre chose publique et chose privée et d’appropriation par les dirigeants politiques de toutes les ressources, en violation du droit local si nécessaire, les politiques de protection de la biodiversité sont vidées de leur contenu, les aires protégées menacées par des pratiques prédatrices et les engagements internationaux bafoués.
25Dans le cas du Zimbabwe depuis 2000, où la nature autoritaire du pouvoir se manifeste dans une crise aiguë multiforme laquelle n’épargne pas le secteur de l’environnement, on assiste au délitement total de la stratégie d’utilisation durable et de gestion rationnelle de la faune auparavant citée en exemple à travers le monde. Les aires protégées sont envahies d’occupants illégaux, les réserves de faune privées qui jouaient un rôle essentiel dans la gestion de plusieurs espèces (antilopes Sable, rhinocéros, etc.) ont été ruinées par le braconnage à grande échelle. L’attribution des concessions de chasse et des quotas par espèce est désormais affectée d’une corruption systématique orchestrée par le ministre de l’Environnement lui-même, menaçant de décimer la faune la plus emblématique et remettant fondamentalement en cause les engagements du Zimbabwe au titre de la CITES et de la CDB. Certes, il s’agit d’une situation paroxystique, mais les traits caractéristiques de cette domination politique étaient perceptibles dès le milieu des années 1990 et la manipulation politique dans les parcs nationaux avait commencé en 1994-1995 au nom de l’africanisation de l’économie. Pourtant, les bailleurs internationaux, qui ont versé des dizaines de millions de dollars à Campfire et à l’administration des parcs, les ONG conservationnistes et les scientifiques locaux étaient dans le déni de réalité. Tous communiaient dans un consensus extatique sur l’exemplarité du modèle zimbabwéen.
26Si peu de pays tropicaux sont dans une situation aussi critique – hormis ceux que la guerre civile a plongés dans l’anarchie – la plupart sont affectés par la corruption, l’arbitraire et les passe-droits pour contourner la législation officielle. La gestion de la forêt équatoriale est de ce point de vue emblématique (Labrousse et Verschave, 2002). Au Cameroun, où la déforestation illégale facilitée par la corruption politique a fait des ravages, une modeste ONG locale, le Centre pour l’environnement et le développement (CED), créée en 1995 et liée au réseau des Amis de la Terre, a combiné ressources locales et internationales pour développer une stratégie originale dans un contexte national défavorable au débat public (Nguiffo, 2003). Le CED a utilisé la loi forestière de 1994 pour critiquer une gestion erratique de la forêt, en s’appuyant sur les bailleurs de fonds (Union européenne, Banque mondiale) soucieux de bonne gouvernance et de conditionnalité écologique au moment où se construisait l’oléoduc acheminant le pétrole tchadien. En s’en prenant, avec l’aide d’ONG internationales (Amis de la Terre, Greenpeace et l’ONG britannique Forests Monitor), à l’image publique des compagnies forestières occidentales (60 % des concessions de coupe), mais aussi en faisant alliance avec l’administration fiscale camerounaise soucieuse de recouvrer les recettes perdues du fait de l’exploitation illégale5, le CED a engrangé quelques succès. Il a ainsi obtenu que la lutte effective de l’État camerounais contre les concessions forestières illégales soit une conditionnalité des bailleurs à l’éligibilité du pays au programme d’allégement de la dette publique. Certes, la surexploitation de la forêt continue, comme l’a révélé un rapport de Global Witness publié en janvier 2003 : 42 compagnies forestières sur les 58 inspectées ont violé la loi forestière camerounaise en 2002-20036. Ce qui est nouveau toutefois, c’est le rôle « d’observateur indépendant » joué par cette ONG, suite à un accord entre bailleurs de fonds et gouvernement camerounais.
27On est aussi loin ici de l’ONG de services façon CI que de la gouvernance des régimes telle qu’elle se joue dans les Conférences de Parties ; il s’agit plutôt d’un mouvement social de type nouveau dans les pays du Sud – au moins en Afrique – qui met à profit les réseaux transnationaux d’ONG. Comme dans la lutte des communautés brésiliennes contre la déforestation en Amazonie, ou celle des indigènes de Sarawak contre les pratiques des compagnies forestières malaisiennes, cette « stratégie du boomerang » analysée par Keck et Sikkink est le moyen pour les organisations du Sud de compenser leurs faibles ressources matérielles et politiques en faisant pression de l’extérieur sur les acteurs concernés. Cependant, de telles mobilisations locales se heurtent aux intérêts d’élites corrompues et le succès dépend largement des conditions politiques prévalant dans chacun des pays du Sud. Les gouvernements s’efforcent aussi d’enfermer les ONG dans le carcan d’une « coordination » chapeautée par des Gongos (ONG acquises au gouvernement). Sous prétexte d’efficacité, on réforme la législation locale dans un sens restrictif7. De façon symptomatique, c’est contre une fédération officielle fort timorée, la Fongec, que s’est constituée le CED évoqué ci-dessus. En tout état de cause, il s’agit bien d’un combat politique dont l’enjeu est la démocratisation des sociétés concernées autant que la préservation de la nature.
Mouvements protestataires et espace public au Nord
28Les coalitions au service d’une cause sont parfois inefficaces ou partiellement efficaces, mais elles contribuent à animer un débat public confisqué par les bureaucraties des États et des OIG. Elles se substituent ici aux forces politiques traditionnelles, quand les partis politiques se désintéressent d’enjeux qu’ils estiment trop techniques ou peu gratifiants électoralement. Les organisations protestataires sont alors accoucheuses d’un espace public de débat au sens de Jürgen Habermas en ce qu’elles contribuent, par des interrogations fondées en raison, souvent combinées avec des formes d’action spectaculaires, à mettre en question des choix qui ont été souvent occultés. Cette émergence d’un espace public par l’intervention d’acteurs non étatiques est observable – mais plus ou moins avancée selon les secteurs – à l’échelle de l’Union européenne. C’est beaucoup plus contestable quand on raisonne à l’échelle planétaire, car le débat collectif, pour être fructueux, suppose un socle de valeurs partagées. Il ne serait pas incongru de parler ainsi de « modèle environnemental » européen – comme on parle de « modèle social » européen – par opposition aux clivages profonds qui traversent la société internationale, y compris sur ce qui fait vraiment problème.
29Dans le domaine de la biodiversité, le mouvement anti-OGM8 a joué un tel rôle en obligeant les instances de l’Union européenne à revoir leur politique, en particulier en contrecarrant les projets initiaux de la Commission, laquelle se faisait une fois de plus le relais des industriels de l’agrochimie. Alors que le débat d’experts s’est focalisé sur les risques pour la santé humaine, les ONG écologistes ont mis aussi l’accent sur le risque de dissémination dans l’environnement, comme l’a confirmé une étude britannique récente (Le Monde, 22/10/03). L’UE s’était dotée dès 1990 d’un cadre juridique très libéral, à l’initiative d’une Commission soucieuse de permettre aux entreprises européennes de faire face à la concurrence des firmes américaines. Greenpeace s’est lancée dès 1996 dans une campagne contre les importations de céréales et semences OGM, sans hostilité de principe au génie génétique en laboratoire, mais en s’opposant à la diffusion incontrôlée de ces organismes dans l’environnement. L’ONG a mis en avant le libre choix du consommateur pour exiger un étiquetage des produits contenant des OGM. Greenpeace a su combiner l’information des consommateurs, les pressions sur les chaînes de distribution, le lobbying auprès du Parlement de l’Union (en insistant sur le principe de précaution désormais intégré au droit communautaire) et plusieurs actions spectaculaires : le blocage des cargaisons d’OGM en provenance des États-Unis, l’arrachage de plantes transgéniques dans les champs expérimentaux, en liaison avec des associations écologistes et des mouvements sociaux nationaux (la Confédération paysanne en France), enfin des manifestations publiques (Gavin, 2003). Greenpeace est devenue le pivot d’une coalition d’ONG européennes anti-OGM, relayée par des réseaux nationaux d’information ; en France, OGM Dangers, le réseau Inf’OGM et le collectif Agir pour l’Environnement.
30Ces ONG sont parvenues à mettre les opinions publiques nationales de leur côté : selon la dernière enquête du Credoc, 75 % des Français n’achèteraient pas de produits contenant des OGM. Elles contraignent les gouvernements des États membres et le Parlement européen à bouger. Les projets de la Commission d’autoriser la commercialisation du maïs transgénique se sont heurtés à des résistances croissantes des pays membres jusqu’au moratoire de fait de juin 1999, en attendant qu’une réglementation communautaire sur l’étiquetage et la traçabilité soit adoptée ; chose faite depuis 2003. Il subsiste toutefois de nombreux désaccords entre les écologistes et la Commission : notamment les règles d’étiquetage pour les produits dérivés et pour les animaux d’élevage nourris aux OGM, le seuil acceptable de contamination des produits agricoles sans OGM, la coexistence entre agriculture biologique (ou traditionnelle) et les cultures d’OGM en plein champ. Les écologistes demandent un seuil maximum de contamination des semences de 0,1 % et ont obtenu le soutien du Parlement. La commissaire à l’Environnement de la Commission de M. Prodi, Margot Wallström (plutôt anti-OGM), était chargée de rédiger en 2004 le projet de directive sur les semences.
31Désormais, la Commission recherche l’appui des ONG pour légitimer sa politique en matière d’OGM. Greenpeace a su manœuvrer admirablement dans ce que d’aucuns appellent le système de « gouvernance multi-niveaux de l’UE » (McCormick, 2001), mais si le débat public est loin d’être clos en Europe, la plainte américaine déposée devant l’OMC risque de modifier le rapport de force en défaveur des ONG. De plus, celles-ci ne sont pas parvenues à faire interdire les essais en plein champ qui se multiplient en Europe, en dépit des risques de dissémination.
32Relève également d’une démarche citoyenne, à l’échelle planétaire, l’écocertification des produits forestiers. Face à l’impossibilité de faire adopter des normes internationales concernant la gestion forestière, les ONGE ont cherché de nouveaux moyens d’action pour faire pression sur les compagnies forestières internationales. Après une campagne de boycott des bois tropicaux auprès des consommateurs occidentaux au début des années 1990, les ONG environnementalistes ont été sensibles à l’argument sur l’utilité économique des exportations de bois pour les pays du Sud et au caractère potentiellement contre-productif du boycott : enlever toute valeur économique à la forêt peut accélérer la conversion vers d’autres usages des sols et donc le défrichement. Le lien entre le commerce des essences et la déforestation est apparu plus complexe qu’il ne semblait de prime abord. Aussi, en 1993, le WWF, Greenpeace et Friends of the Earth International ont créé le Forest Stewardship Council (FSC)9.
33En créant un marché pour le bois certifié dans les pays consommateurs, le FSC entendait pousser les producteurs à adopter des méthodes dites de « gestion durable ». Pour y parvenir plus rapidement, l’organisation a passé des accords avec les professionnels de la distribution dans les pays importateurs, rassemblés en « groupements d’achat » s’engageant à n’acheter que des produits certifiés FSC. L’important n’est pas tant les parts de marché conquises, qui restent modestes, que l’impact psychologique de cette initiative. Certains pays forestiers comme le Canada et la Nouvelle-Zélande ont réagi en élaborant leur propre certification basée sur la norme ISO 14000 de certification des systèmes de management environnemental de l’Organisation internationale pour la standardisation (ISO) – une organisation dominée par les milieux d’affaires où les ONG ne sont pas très influentes. Mais cette norme, moins contraignante, est jugée insuffisante par les ONG car elle n’interdit pas la coupe à blanc dans les forêts primaires. Dans les négociations intergouvernementales, certains pays ont essayé de faire adopter une norme commune basée sur ISO 14000 pour contrer le FSC et faire condamner son action comme contraire aux règles de l’OMC (Porter et al., 2000).
34La Malaisie s’est plainte en 1998 que ses exportations de bois tropicaux vers l’Europe avaient été réduites de 50 % en deux années. Aux Pays-Bas, le volume des sciages importés d’Asie a diminué de 70 % entre 1990 et 1995. Sous la pression de ses propres professionnels du bois, la Malaisie a négocié avec le FSC en 1998-1999 un système de certification des bois exportés de Malaisie qui soit compatible avec les critères du FSC. Un accord du même genre a été signé avec l’Indonésie en 1998. En dépit de ces succès apparents, un peu plus de 2 millions seulement sur les 22 millions d’hectares certifiés par le FSC en 2001 provenaient des forêts tropicales humides ; l’essentiel des forêts certifiées par l’organisation se situant dans les régions tempérées et boréales où les menaces pesant sur la biodiversité relèvent du moyen terme. Beaucoup de professionnels font aussi observer que les critères utilisés n’ont pas une précision et une objectivité suffisantes pour garantir la rigueur des inspections. En outre, comme le note Marie-Claude Smouts, cette démarche de certification des produits vise autant à donner bonne conscience au consommateur occidental qui « veut sauver la forêt vierge » qu’à favoriser réellement la gestion durable. En désignant les compagnies forestières à la vindicte du public, les ONG occidentales feignent d’ignorer les autres causes de la déforestation rapide : seulement 20 % environ du bois abattu est commercialisé et une petite partie de ce volume l’est dans les pays occidentaux. Il est plus difficile politiquement de s’attaquer à la principale cause de déforestation qui demeure le défrichement – autorisé ou sauvage – par les paysans du tiers monde pratiquant différentes formes d’agriculture sur brûlis. Maintenir un lien avec les ONG mais aussi les acteurs sociaux du Sud est donc, pour les réseaux militants transnationaux, essentiel en termes de légitimité et d’efficacité. Cela vaut aussi pour les membres des communautés épistémiques, comme l’a montré l’exemple des forêts plantées et gérées par les communautés paysannes d’Indonésie (De Foresta, 2002).
Conclusion
35La stratégie des grandes ONG de type « entreprises de services moraux » s’inscrit dans des logiques d’expertise et de lobbying, où l’appel à l’opinion publique n’est qu’un moyen de pression parmi d’autres et non une fin en soi. La distinction porte finalement sur les méthodes : Greenpeace se sert d’une opinion socialement construite par les médias et les sondages pour peser sur la décision et choisit ses campagnes en fonction de leur potentiel médiatique – donc du flux de soutiens financiers à en attendre. En revanche, d’autres associations écologistes des pays du Nord mettent en avant, éventuellement dans une mobilisation sur un thème identique, la réappropriation de la décision par le citoyen et la critique de fond du développement technicien. Tandis que l’ONG-entreprise doit tirer la couverture à elle pour promouvoir sa « marque », l’association militante n’a de cesse d’élargir le mouvement social pour faire prendre en compte sa cause par les forces politiques traditionnelles, partis et syndicats. C’est ce qui s’est produit dans plusieurs pays avec le mouvement antinucléaire ; mais pas en France, en raison de l’appartenance du PCF, de la CGT et d’une partie du PS au lobby pro-nucléaire.
36Au demeurant, cet élargissement est peut-être le seul espoir que la protection de la biodiversité, de plus en plus indispensable, prenne en compte les besoins et les droits des populations. À l’adhésion superficielle suscitée par les médias (pour la protection des milieux humides et des oiseaux migrateurs, mais en même temps toujours plus d’autoroutes et de lotissements en banlieue), s’oppose la capacité d’un mouvement social patiemment construit, du local au global, à monter en généralité vers une critique du modèle de développement. Ce mouvement social s’efforce de surmonter chacune des contradictions pratiques rencontrées non pas par de nouvelles innovations techniques, mais par des choix politiques. Compte tenu du rythme accéléré de disparition de la biodiversité, en l’absence d’un tel mouvement social, l’avenir pourrait conduire à des mesures d’autant plus autoritaires qu’elles seraient imposées par l’urgence de la situation.
Notes de bas de page
1 Fondée en janvier 1987 avec 35 personnes en tout, cette véritable entreprise multinationale employait 1 300 personnes et travaillait dans plus de 30 pays sur 4 continents en 2002. Toutefois son centre reste fermement ancré à Washington.
2 Il s’agit de projets de développement local, censés traduire en actes les recommandations de l’Agenda 21, et associant des gouvernements du Sud, des OIG ou des ONG du Nord et de grandes entreprises qui se chargent du financement (et des relations publiques).
3 Cette notion élaborée au sein de l’UICN, à la fin des années 1980 et au début des années 1990, après des débats très vifs entre préservationnistes stricts et conservationnistes ouverts, se fondait sur le constat que seule une conservation librement assumée par les populations locales avait quelque chance de succès. Formule miracle censée permettre la conservation sans renonciation au développement, « l’utilisation durable » s’est imposée comme référent dans le champ international de la conservation depuis le milieu des années 1990.
4 Dans le cadre d’une déconcentration de l’autorité de gestion, les populations vivant au contact de la faune sauvage, en dehors des aires protégées, étaient intéressées à sa conservation par une redistribution des revenus du tourisme de chasse très lucratif. Sur Campfire, cf. Rodary (1998).
5 Évaluées à l’époque par une étude financée par la coopération britannique à 6 milliards de francs français (plus de 900 millions d’euros) sur cinq ans.
6 Voir les informations sur le site de l’ONG : http://wwv.cedcameroun.org/
7 Ce fut le cas au Zimbabwe en 1995 avec l’adoption du Private Voluntary Organisations Act, partiellement invalidé par la Cour Suprême. Courant 2004, le régime de Robert Mugabe est revenu à la charge avec une législation encore plus draconienne, pour tenter de réduire au silence la coalition d’ONG qui critique sa politique.
8 Les organismes génétiquement modifiés (OGM) peuvent être définis comme des organismes dont le matériel génétique (ADN) a été transformé autrement que par multiplication ou recombinaison naturelles.
9 Cette ONG domiciliée au Mexique accrédite des certificateurs indépendants qui évaluent la gestion des parcelles de forêt sur la base des critères établis par le FSC. Les experts font des inspections régulières et la certification peut être retirée aux exploitants. La certification est payante, ce qui permet de financer le fonctionnement de l’organisation. Un produit venant d’une unité de gestion certifiée et produit de façon transparente (référence au trafic de bois coupé illégalement) fait l’objet d’un écolabel destiné à convaincre le consommateur.
Auteur
Daniel Compagnon, politiste
IEP de Bordeaux
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