Les ONG dans le champ de la biodiversité : une perspective économique
p. 123-144
Texte intégral
1Les ONG, et a fortiori celles dont l'action se situe dans le domaine de la biodiversité, sont peu étudiées en tant que telles par les économistes. En dehors de quelques analyses portant sur les mouvements de contestation de la mondialisation1, leur prise en compte relève principalement de la nouvelle économie des institutions. Cette dernière se caractérise à la fois par une certaine allégeance à l'égard des modèles et représentations dominants en économie, dont la dimension idéale et normative n'est pas vraiment remise en question, et par un souci de pragmatisme dans l'appréhension des phénomènes économiques concrets. Une telle posture n'est pas sans susciter d'ambiguïtés et peut paraître déconcertante. Tout d'abord, les économistes qui s'attellent à la question de la biodiversité cherchent à en faire un bien économique comme un autre, voué à l'intégration dans un marché concurrentiel, efficace et équitable (Sedjo, 1992 a, 1992 b ; Chichilnisky, 1993).
2Cependant, ils sont contraints de constater qu'elle se prête mal à cette transformation et qu'un tel mode de régulation relève de l'utopie. Ils mobilisent alors une série de concepts ad hoc pour rendre compte de la spécificité de la biodiversité en tant que bien économique et du type de gestion et d'institutions qu'elle appelle. Cette caractérisation ne débouche pas sur la définition d'une alternative en matière de politique environnementale ; elle conduit plutôt à préconiser de « mimer » le marché là où il fait défaut, de s'approcher autant que faire se peut du modèle idéal décrit par la théorie standard, d'en respecter les formes et les orientations. Elle cherche davantage à justifier les compromissions consenties par rapport à cette référence théorique qu'à s'en départir.
3Les catégories et recommandations de l'économie standard sont donc projetées aussi bien sur la diversité biologique – donnant ainsi naissance à l'économie de la biodiversité (Randall, 1988 ; Pearce et Moran, 1994 ; Swanson, 1994) –, que sur les ONG. La biodiversité est présentée comme un objet économique un peu particulier qui, au départ, n'a pas de prix et pour lequel les droits de propriété ne sont pas clairement définis, ce qui compromet l'instauration d'un système de taxation ou de négociations marchandes efficaces. C'est la nécessité de prendre en charge sa protection, combinée avec l'incapacité de l'État et du marché à en assurer la gestion efficace, qui expliquent l'émergence de nouvelles organisations, les ONG. La présence de ces dernières est ainsi appréhendée par la nouvelle économie des institutions à la fois comme un symptôme de la défaillance du marché et une tentative de remédier à ses dysfonctionnements. Il importe alors uniquement de justifier pourquoi des ONG, entre autres acteurs ou institutions possibles, se sont imposées pour remplir les nouvelles fonctions dont le besoin se faisait ressentir.
La biodiversité : un bien économique comme un autre ?
4Dans le domaine de la théorie économique standard, il en va de la biodiversité comme de l'environnement en général : on assiste à une transposition des présupposés analytiques, des questionnements, des façons d'y répondre, bref de l'ensemble du paradigme de l'économie de l'environnement vers la biodiversité (Reveret et Webster, 1997). Cette dernière ne présente ainsi pas de spécificité analytique pour l'économiste standard. La biodiversité – considérée en particulier à son niveau génétique2, qui permet de l'assimiler à un stock de connaissances ou à un flux d'informations – apparaît comme une catégorie particulière de « bien public », un « bien public global » est-il même précisé parfois3 (Sedjo, 1992 a). Un « bien public » présente certaines caractéristiques qui en compromettent la régulation efficace par le marché. Tout d'abord, il n'est pas « exclusif », c'est-à-dire qu'il est impossible d'empêcher son utilisation par des tiers. Il est, de plus, « non rival », c'est-à-dire que son utilisation par les uns n'en limite pas la disponibilité et n'en compromet donc pas l'utilisation par d'autres. Les firmes privées n'ont pas intérêt à produire de « biens publics », dont elles ne pourraient tirer un profit exclusif. Elles ne seraient en effet pas en mesure d'imposer un paiement en échange de leur utilisation. Les gouvernements doivent prendre en charge ceux dont la disponibilité est essentielle pour l'intérêt général. Il s'agit même là du seul rôle économique imputé aux États dans une perspective libérale. Néanmoins, les gouvernements eux-mêmes peuvent être réticents à consacrer des ressources publiques à la fourniture de biens et services dont les bénéfices dépasseraient leurs frontières – c'est le cas pour un « bien public global » – ; leurs ressources seront consacrées en priorité aux intérêts nationaux. L'émergence des problèmes globaux d'environnement comme le changement climatique ou l'érosion de la biodiversité renouvelle ainsi la question traditionnelle des « biens publics » en la posant à une autre échelle. Le mécanisme coercitif supranational qui pourrait se substituer aux États au niveau mondial fait défaut. D'où l'apparition d'« externalités », c'est-à-dire de comportements opportunistes de certains acteurs qui ne se soldent par aucune contrepartie monétaire et conduisent à une érosion de la biodiversité.
5Les concepts d'« externalité » et de « bien public », qui sont à la base de l'économie de la biodiversité comme de l'économie de l'environnement standard, représentent des cas d'« inefficience des allocations marchandes » (Chichilnisky, 1993). La question qui se pose à l'économie standard est comment rétablir les mécanismes de la régulation marchande là où ils sont empêchés ; l'optimalité du « marché » étant supposée, les auteurs ne se donnant généralement pas la peine de dire ce qu'ils entendent par « marché » ni d'où ils tirent les propriétés normatives qui y sont attachées. Deux voies doivent être empruntées pour ce faire : l'attribution d'un prix et la définition de droits de propriété.
La mise à prix de la biodiversité
6Le premier point de vue défendu par l'économie standard veut que la légitimité de la protection de la diversité biologique passe avant tout par une évaluation économique des bénéfices qu'elle procure à l'humanité. En d'autres termes, c'est parce que la biodiversité n'est pas appréhendée à sa juste valeur qu'elle n'est pas gérée convenablement. Plus précisément, c'est la traduction de cette valeur de la biodiversité par des prix qui pose problème. Pour les économistes, en effet, ce qui n'a pas de prix apparaît sans valeur. D'où l'impossibilité de faire jouer la rationalité économique des acteurs en matière de biodiversité, laquelle s'appuie habituellement sur ces indicateurs de rareté et informations stratégiques que sont les prix. L'analyse coûts-avantages permet aussi l'évaluation des politiques publiques et de leur impact sur la biodiversité. Si l'on veut que la biodiversité soit protégée ou, du moins, prise en compte dans les calculs économiques des agents publics et privés, il faut lui attribuer des prix. Divers concepts et méthodes sont développés alors par les économistes pour donner une valeur économique à la biodiversité (Reveret et Webster, 1997 ; Boisvert et Vivien, 1998). Bien évidemment, ces recommandations sont entendues en dehors de la sphère académique, via des institutions servant de relais. L'OCDE est une des principales courroies de transmission des analyses économiques dominantes : « Actuellement, peut-on lire dans le rapport de l'OCDE (1996), on manque cruellement de données concernant la valeur de la diversité biologique ou les avantages de sa préservation. Il est largement admis que le fait de ne pas évaluer l'environnement et ses ressources est l'une des causes sous-jacentes fondamentales de la perte de diversité biologique sur l'ensemble de la planète. »
7Pour persuader les décideurs de l'importance de l'érosion de la biodiversité, les naturalistes ont été conduits à parler des pertes économiques qui y sont liées. Après la publication de The Sinking Ark en 1979 dans lequel il avançait divers arguments en faveur de la protection de la diversité biologique, Norman Myers a avoué sa surprise à être systématiquement interrogé par ses interlocuteurs sur les bénéfices économiques que l'on pouvait tirer de la diversité biologique. Cela l'a amené à consacrer un ouvrage entier à décrire la richesse, au sens de la contribution au bien-être matériel de l'humanité, qu'apportait la diversité biologique (Myers, 1983). Même son de cloche chez Edward Wilson (1992), pour qui « la biodiversité est l'une des plus grandes richesses de la planète, et pourtant la moins reconnue comme telle ». On peut d'ailleurs noter, lors de la tenue du National Forum on BioDiversity (Wilson et Peter, 1988), un des premiers colloques internationaux consacrés à cette question, la présence, à côté de spécialistes des sciences du vivant, de philosophes et d'économistes qui s'interrogent sur le sens à donner à la recherche d'une valeur pour la biodiversité. Dans l'interview qu'il a donné au rédacteur en chef de La Recherche pour un numéro spécial consacré à la biodiversité, à la question : « Si vous aviez la charge d'organiser la lutte contre la perte de la biodiversité à l'échelle mondiale, quelles seraient les priorités de votre action ? », Edward Wilson (2000) a répondu : « Il faut créer une alliance entre les économistes et les spécialistes de la conservation. »
8De fait, depuis quelques années, les acteurs de la protection de la nature – surtout dans le monde anglo-saxon – ont compris quels avantages ils pouvaient tirer des évaluations économiques. Ainsi, au terme d'une présentation de l'évolution des débats et des institutions qui ont accompagné, pendant les années 1970, les projets d'aménagement des rivières dans le centre de l'Angleterre, Claude Henry (1984) concluait : « Enfin, et ce n'est pas le point le moins intéressant, les grandes sociétés britanniques de protection de la nature ont découvert qu'une discussion économique sérieusement menée, où les compétences et les capacités d'expression des diverses parties sont peu à peu équilibrées, ne va pas nécessairement à l'encontre des intérêts qu'elles défendent ; elles ont en somme découvert que le langage des modèles microéconomiques peut être un bon langage de contestation publique, en même temps qu'un instrument d'organisation des rapports entre divers acteurs publics, instrument sur lequel il peut y avoir intérêt à peser. » Preuve que la microéconomie est considérée comme un langage de négociations, certains concepts de l'économie de l'environnement, comme, par exemple, la valeur d'existence, viennent d'études financées par des associations de protection de l'environnement pour la défense de certains espaces menacés ; les économistes ayant dû démontrer que l'utilisation de l'évaluation économique pouvait permettre de sauvegarder l'environnement de manière plus efficace que le recours à des procédures juridiques. En substance, David McDowell (1995), alors directeur de l'UICN, ne dit pas autre chose : « Nous autres, spécialistes de la conservation, devons apprendre l'économie » (c'est lui qui souligne), précisant un peu plus loin : « Si nous voulons vraiment sauver la planète, nous devons commencer par comprendre les dimensions économiques de notre mission. C'est la raison pour laquelle l'UICN se lance dans une nouvelle initiative qui vise à utiliser l'économie comme un instrument. » On notera qu'un certain nombre d'ouvrages de référence en matière d'économie de la biodiversité, dans lesquels les questions d'évaluation occupent une place très importante, ont été coédités par l'UICN (Pearce et Moran, 1994).
Des droits de propriété pour la biodiversité
9Une seconde voie prônée par l'économie standard pour aboutir à l'« internalisation des externalités » consiste à définir des droits de propriété en ce qui concerne la diversité biologique. En arrière-plan de cette analyse, même si elle n'est pas toujours nommée, figure The Tragedy of the Commons de Garrett Hardin (1968), une fable qui campe un groupe d'éleveurs faisant paître ses moutons sur un espace commun. En l'absence de règles de propriété, la logique du « premier arrivé, premier servi » l'emporte et l'intérêt individuel de chacun des éleveurs entre en conflit avec l'intérêt collectif de conservation du pâturage. On retrouve la même analyse chez Roger Sedjo (1992 b) quand il écrit que c'est l'absence de droits de propriété privés ou nationaux qui empêche que les efforts de protection des ressources génétiques aboutissent. Comme chez Hardin, la notion de « common property » est assimilée au libre accès et la propriété privée, seule structure de droits « non atténuée », se voit conférer toutes les vertus régulatrices. Or, on sait que les deux premières configurations ne sont pas équivalentes (Berkes et al., 1989 ; Weber et Reveret, 1994) – une propriété en commun est régulée par des règles d'accès et d'usage très précises – et que la privatisation des ressources est loin d'être garante de leur gestion raisonnable. La solution préconisée pour répondre à ces « défaillances de marché » s'inspire néanmoins de l'application du « théorème de Coase », du nom de l'économiste qui a laissé entendre qu'en l'absence de coûts de transaction, la spécification de droits de propriété sur les ressources devait permettre aux agents de négocier directement entre eux et de parvenir à une gestion optimale de ces ressources (Coase, 1960). On retrouve aussi en toile de fond de ce type d'analyse l'évolutionnisme libéral attaché à l'École des droits de propriété qui veut que les changements institutionnels dont accouche l'histoire aillent dans le sens d'une mise en valeur plus efficace des ressources (North, 1984). Concrètement, le progrès technique que constitue le génie génétique permet la transformation des gènes en ressources, leur conférant une valeur économique en tant qu'inputs industriels, ce qui justifie un redéploiement des droits de propriété afférents afin de permettre le développement, sinon d'un marché, du moins d'arrangements contractuels qui s'en approchent (Heal, 1995). Les évolutions législatives renforcent les évolutions techniques pour abaisser les coûts de transaction et permettent une appropriation privative du vivant. Dès lors, l'exploration du potentiel industriel et commercial des ressources génétiques, qualifiée de bioprospection, peut se développer. Elle concilierait tous les attributs susceptibles de concourir à une exploitation durable de la biodiversité. Assurant le financement de la conservation dans le cadre de partenariats public-privé, elle permettrait aux industriels du Nord un accès facilité à la diversité génétique convoitée des pays du Sud, tout en favorisant la rétribution des populations locales et l'accession de ces dernières à des droits politiques et économiques. Elle encouragerait en outre le transfert de technologie, et offrirait de nouvelles voies de spécialisation et des sources d'avantages comparatifs à des pays peu favorisés par le commerce international. Augmentant la valeur d'option d'espaces menacés par d'autres activités plus destructrices, elle constituerait en outre une forte incitation à la conservation de ces habitats. Le contrat signé entre Merck et INBio en 1991 est généralement évoqué par les économistes pour appuyer cet argumentaire néo-institutionnaliste. Il convient de donner plus d'ampleur à ce mouvement, voire de l'étendre, pour tisser des relations avec les marchés boursiers. Dans une certaine mesure, c'est bien dans ce sens que sont allés les rédacteurs de la Convention sur la diversité biologique signée à Rio en 1992, puisque l'une des particularités de ce texte est de vouloir faire des droits de propriété des instruments de valorisation et de protection de la biodiversité. En définissant les droits des acteurs et groupes d'intérêts en présence (voir encadré 1), la Convention de Rio entendait ouvrir la voie à une politique contractuelle d'accès à la diversité biologique. On espérait qu'allaient se développer des activités lucratives de bioprospection, qui s'organiseraient sur une base bilatérale, en mettant directement en présence les acteurs et institutions concernés, pour le bénéfice de tous et une valorisation efficace des ressources génétiques.
10Encore faut-il s'attacher à réduire les « coûts de transaction » que l'on rencontre dans ce type d'échange. À la suite des travaux de Ronald Coase (1960), on désigne par là l'ensemble des coûts liés à la négociation, à la rédaction et au contrôle du respect d'un accord commercial. Les « coûts de transaction » sont importants dans le cas du « bien public global » que constitue la biodiversité. En effet, les droits de propriété qui portent sur celle-ci ne sont pas bien définis et sont coûteux à mettre en œuvre, compte tenu de la tendance naturelle des États à privilégier l'intérêt national. Les éventuels protagonistes d'échanges de ressources biologiques présentent, de plus, des asymétries considérables : ils disposent d'informations, d'un pouvoir de négociation, d'une expertise juridique et technique très inégaux. Enfin, l'objet même des transactions et a fortiori sa valeur sont mal connus. Si les financeurs des projets de conservation se trouvent au Nord tandis que leurs opérateurs sont au Sud, si les demandeurs de ressources génétiques sont des multinationales tandis que leurs détenteurs sont des communautés indigènes, il paraît malaisé de mettre en œuvre des contrats efficaces et transparents. L'existence de « coûts de transaction » peut réduire à néant les avantages escomptés d'un échange ; elle peut justifier l'apparition de nouvelles institutions dont la fonction sera de prendre en charge ces coûts afin de permettre malgré tout le développement d'un commerce. C'est à ce titre que s'explique la présence des ONG.
Encadré 1.
Les droits reconnus par la Convention sur la diversité biologique
Trois types de droits sont reconnus par la Convention sur la diversité biologique (CDB) :
a) La souveraineté nationale sur les ressources biologiques (art. 3)
Le statut de « patrimoine commun de l'humanité », que certains acteurs avaient cherché à attribuer à la biodiversité avant la signature de la CDB, a disparu. Compte tenu des difficultés à surveiller leurs territoires, les pays du Sud étalent particulièrement inquiets vis-à-vis de ce type de qualification juridique qui revenait de fait à donner à la biodiversité un statut de ressources en « libre accès ». Le préambule de la CDB reconnaît simplement que la diversité biologique est devenue une « préoccupation commune de l'humanité », ce qui n'a pas de portée juridique particulière. Par contre, la CDB rend les ressources biologiques à la souveraineté des États. Si, d'un côté, l'accord d'un État est désormais nécessaire pour accéder aux ressources biologiques présentes sur son territoire (via la notion de « consentement préalable donné en connaissance de cause ») et les échanger, d'un autre côté, celui-ci ne peut pas en refuser systématiquement l'accès et doit au contraire le faciliter.
b) Les droits de propriété intellectuelle (art. 16)
Il existe divers types de droits de propriété Intellectuelle parmi lesquels le brevet occupe une place particulière. Celui-ci est un monopole temporaire attribué à un inventeur si son Invention présente certaines caractéristiques de nouveauté, applicabilité industrielle et réplicabilité. Longtemps, le problème de l'application du droit des brevets au vivant ne s'est pas posé, puisque la vie relevait du domaine des découvertes non brevetables. L'avènement du génie génétique est venu bouleverser ce statut. L'évolution la plus marquante de ce point de vue est intervenue avec l'affaire Diamond vs Chakrabarty, du nom du microbiologiste employé par la firme General Electrics qui déposa une demande de brevet en 1972 pour une bactérie ayant la capacité de dégrader le pétrole. Après que l'Office américain des brevets eut refusé d'accéder à cette demande, l'affaire fut portée devant la Cour suprême des États-Unis. Au terme d'un arrêt rendu le 16 juin 1980, induisant une nouvelle conception du vivant lequel, quand il est modifié génétiquement, peut être assimilé à une « manufacture », selon le terme utilisé par la justice américaine, la demande de brevet fut acceptée. La voie à la brevetabilité du vivant était ouverte et elle n'a cessé depuis de s'élargir, aux États-Unis comme en Europe. Le brevet n'est certes pas le seul moyen donné aux entreprises de protéger leurs inventions, mais les économistes de l'innovation notent que, contrairement à ce qui se passe dans beaucoup d'autres secteurs, les industries pharmaceutique et chimique considèrent le brevet comme un moyen efficace de protection de l'innovation. Ce sont des secteurs très concentrés où la concurrence que se livrent les grands groupes industriels (Monsanto, Novartis, Bayer, etc.) se fait davantage par l'innovation que par les prix. D'où l'importance des dispositions figurant dans la CDB en la matière et des diverses interprétations qui peuvent en être faites : si certains sont partisans d'une application stricte des droits de propriété intellectuelle, d'autres envisagent que des licences d'exploitation des brevets soient attribuées aux pays du Sud. La Convention viserait ainsi à modifier les règles en vigueur et à faciliter les transferts de technologie. On notera que c'est cette disposition qui a incité les États-Unis à ne pas signer la CDB, au motif, précisément, que le droit des brevets ne serait pas garanti.
c) Les droits des communautés autochtones et locales (art. 8j)
L'élément le plus novateur de la CDB réside dans la proposition de création de nouvelles formes de droits au profit des « communautés autochtones et locales » détentrices de connaissances ou de pratiques concernant la diversité biologique. Dans l'ambiance qui a été celle de la Conférence de Rio, où flottaient quelques relents du mythe du « bon sauvage » paré aujourd'hui de toutes les vertus écologiques, les traditional ecological knowledge ont reçu une attention toute particulière. Des chercheurs, parmi lesquels on trouve nombre d'anthropologues, ont tenté de surmonter les difficultés à reconnaître et à protéger ces connaissances et ces savoir-faire. Ces derniers ne peuvent, en effet, être attribués à un créateur particulier inventant à un moment donné ; ils sont souvent détenus par des groupes (peuples, villages, professions, etc.) aux contours variables qui ne sont pas reconnus comme titulaires légaux par les instances juridiques nationales ou internationales. Résultat d'un processus de consultation qui a débuté avec le congrès de Belém de 1988 et s'est poursuivi avec le « Parlement de la Terre » à Rio en 1992, l'ouvrage de D. Posey et G. Dutfield (1996) constitue ainsi une des premières références des nombreuses ONG qui revendiquent aujourd'hui des droits de propriété « communautaires » ou « autochtones ».
Les ONG au service de la régulation marchande ?
11Les économistes qui se sont intéressés à la question des ONG en relation avec la biodiversité soulignent leur aptitude particulière à combler un certain nombre de « défaillances institutionnelles » en matière de régulation marchande et à prendre en charge les « coûts de transaction » associés aux « biens publics globaux » (Meyer, 1995 ; 1999 a, 1999 b ; Teegen, 2003). La perspective retenue est clairement fonctionnaliste ; il ne s'agit pas tant de décrire des organisations, leur structure ou leurs stratégies que de chercher à définir leur rôle en interaction avec des acteurs et modes de régulation plus traditionnels : firmes, États ou encore institutions internationales. Elles ne trouvent leur place au sein de l'analyse économique qu'en référence au triptyque État-firme-marché, voire à sa version plus standard, le diptyque État-marché, qui reste au fond le véritable objet d'étude.
12Les ONG sont donc appréhendées comme des organisations, répondant à la nécessité de fournir un « bien public global » particulier, la biodiversité, qui ne peut être régulé de façon adéquate ni par le marché ni par les États, en raison de ses caractéristiques intrinsèques. Contrairement aux questions que soulèvent la définition et la caractérisation de ces organisations dans d'autres disciplines, l'analyse économique n'est nullement déconcertée face à cet objet. Le terme d'ONG rend parfaitement compte de l'entre-deux qu'elles occupent : elles ne relèvent ni de la régulation publique – elles sont « non gouvernementales » – ni du libre exercice des lois du marché – ce sont des « organisations ». Cette définition par défaut suffit à en dessiner les contours utilement pour le propos de la nouvelle économie des institutions. Les ONG dont il est question peuvent être indifféremment du Nord ou du Sud, à condition que leur mission touche à la protection de la biodiversité conçue comme « bien public global » et qu'elles disposent d'une autonomie suffisante vis-à-vis des pouvoirs publics dans les pays où elles interviennent.
ONG et gestion de la biodiversité
13Les ONG apparaîtraient selon les économistes comme les organisations privilégiées pour gérer la biodiversité pour différentes raisons. Sont généralement évoqués tout d'abord des facteurs conjoncturels : crise de la dette dans les années 1980, climat libéral de défiance vis-à-vis du secteur public en général et de celui des pays du Sud en particulier, plans d'ajustement structurel réduisant drastiquement les dépenses publiques. Le poids des décisions de gros bailleurs de fonds comme l'Usaid et la Banque Mondiale, qui se sont de plus en plus tournés vers des ONG au cours des années 1980, est aussi mentionné (Meyer, 1995). Ces éléments auraient suscité un développement considérable du nombre d'ONG, en particulier dans le domaine de l'environnement. Mais c'est leur organisation, souvent réticulaire et internationale, et leurs compétences qui sont mises en avant comme déterminants de leur montée en puissance.
14La biodiversité, à l'instar des autres « biens publics globaux », est souvent présentée par les économistes comme soulevant un paradoxe : les fonds susceptibles d'en financer la conservation se trouvent au Nord, alors que l'essentiel de la diversité biologique est au Sud. Sa gestion suppose donc de canaliser et d'utiliser efficacement au Sud des financements en provenance de donateurs internationaux. Ces derniers pourraient s'adresser directement aux secteurs publics locaux, mais préféreraient les ONG pour leur plus grande flexibilité et la plus grande facilité à les contrôler. Du fait de l'intérêt de leurs financeurs pour la biodiversité en général, où qu'elle se trouve, les ONG seraient incitées à multiplier leurs actions dans différentes régions du monde et à participer à des réseaux internationaux. Elles comporteraient alors par essence une dimension supranationale, ce qui les dégagerait d'une trop forte dépendance à l'égard de préoccupations nationales. Leur organisation en réseau les distinguerait par ailleurs d'autres institutions internationales, qui se rapprocheraient davantage de « clubs » réunissant des représentants de gouvernements et servant des intérêts partisans.
15L'essentiel de l'argumentaire mobilisé pour justifier que les organisations qui interviennent en matière de protection de la biodiversité soient des ONG tourne autour de leur professionnalisme. Elles sont présentées comme des entreprises du secteur non lucratif et donc combinent des vertus associées à la firme – esprit d'entreprise, vision d'avenir, capacité d'innovation, y compris en matière institutionnelle – et des motivations d'un autre ordre – justice sociale, défense de l'environnement et d'idéaux planétaires. Elles sont assimilées à de vastes entreprises internationales, ou participant à des réseaux transnationaux, qui recherchent et allouent des fonds et sont en concurrence les unes avec les autres pour des financements et des opportunités de partenariat (Young, 1986).
16À l'instar de l'entrepreneur au sens de Schumpeter, les ONG doivent être dotées d'un certain sens du risque, et d'une vision de l'avenir telle qu'elles puissent agir en confiance alors même qu'elles sont entourées d'incertitude. L'augmentation des financements en provenance du Nord pour la protection de l'environnement au Sud stimulerait l'esprit d'entreprise de ceux qui ont des idées novatrices et sont prêts à produire des « biens publics globaux » (Meyer, 1995). Disposant d'un solide ancrage local et d'une bonne connaissance des besoins des populations et des contextes politiques du Sud, les entrepreneurs au sein des ONG seraient particulièrement aptes à identifier de possibles complémentarités entre attentes locales et objectifs internationaux de protection de la biodiversité. Ils occuperaient dès lors une position privilégiée pour produire des « biens publics globaux » représentant une valeur aussi bien au Sud qu'au Nord. Le mode de financement des ONG, dépendant des bailleurs de fonds et de leur appréciation des résultats obtenus, induirait en outre une certaine efficacité. La concurrence autour de fonds limités serait une incitation à se conformer strictement aux buts affichés et à le faire de façon particulièrement efficace. Cette incitation se trouverait encore renforcée par le développement des obligations formelles et procédurales des ONG au plan national comme international, qui vise à conférer aux donateurs, décideurs politiques et observateurs divers un droit de regard sur les comptes et les actions menées.
17Toutefois, les ONG n'ont généralement pas de but lucratif. D'un point de vue organisationnel et idéologique, elles se situent dans un entre-deux, ni firmes, ni secteur public, et ont une expertise particulière leur permettant de définir des solutions synergiques à des questions plurisectorielles, impliquant une multiplicité d'acteurs. L'interrogation majeure concernant les ONG tient alors aux motivations de leur personnel et de leurs dirigeants et aux moyens de faire en sorte qu'elles se conforment aux objectifs qu'elles affichent. La présence d'organisations pour assurer la fourniture de « biens publics globaux » est justifiée par les « défaillances du marché » et des institutions existantes à cet égard, mais quel est l'intérêt pour des agents économiques de s'y engager ? L'individualisme et l'utilitarisme qui imprègnent le paradigme économique dominant rendent difficiles la compréhension et l'appréhension de comportements apparemment « désintéressés ». Différents éléments de réponse sont avancés pour expliquer l'engagement d'individus rationnels dans des ONG. Le premier tend à nier le caractère désintéressé de la démarche : un secteur public en déshérence, des opportunités d'emploi et de reconnaissance professionnelle des plus limitées feraient des ONG internationales ou des ONG alimentées par des capitaux du Nord des employeurs particulièrement attractifs dans les pays du Sud. Le second argument renvoie au traitement économique habituel des préoccupations altruistes, de la loyauté vis-à-vis de son employeur ou de sa mission, de la confiance et de la réciprocité ; leur apparente gratuité de court terme masquerait un calcul de long terme (Simon, 1993). Elles permettraient de mettre en place un climat propice à plus long terme à la poursuite de stratégies égoïstes, seraient sources d'avantages notables et relèveraient donc de l'intérêt individuel bien compris.
18Prédisposition à traiter de questions internationales, professionnalisme, intéressement, autonomie relative à l'égard des gouvernements, saine concurrence et présence d'incitations adéquates seraient ainsi les facteurs clés pour comprendre le rôle des ONG en matière de gestion de la biodiversité. Elles revêtiraient toutes les caractéristiques leur permettant de prendre en charge ce nouveau « bien public global », de remédier aux « défaillances institutionnelles » et de réduire les « coûts de transaction » associés.
Les ONG et le « capital social »
19L'autre atout en faveur des ONG serait leur capacité particulière à tisser des liens avec des acteurs très diversifiés, à apparaître comme interlocuteur pertinent et légitime pour l'ensemble de ces acteurs en raison de compétences variées. Leur présence est ainsi justifiée par des aptitudes postulées plutôt qu'observées, définies de façon floue, en référence à la notion en vogue de « capital social ».
20Cette notion a été mise en avant par la Banque mondiale au cours des années 1990, pour expliquer les différences de développement économique entre des sociétés caractérisées par des niveaux différents de cohésion sociale. La détention de « capital social » permettrait une gestion collective, notamment des ressources naturelles ; elle expliquerait la survivance, voire l'efficacité, d'institutions de propriété commune qui font figure d'anomalies au regard de la théorie économique standard. Dans ce contexte, le « capital social » désigne les réseaux et formes de réciprocité qui pourraient servir d'appui aux règles de fonctionnement et de contrôle formelles prévues dans les projets financés par la Banque mondiale. Le terme de « capital social » recouvre ainsi toute forme d'organisation facilitant la gestion de ressources et les transactions les concernant. L'intérêt pour le « capital social » se traduit en fait par un intérêt pour les institutions et les activités informelles, le plus souvent locales, pour les règles propres aux organisations qui expliquent la pérennité de leurs structures, en fait pour toute relation sociale qui n'est pas médiatisée par le « marché ». En pratique, la référence à la notion de « capital social » est utilisée pour justifier ex post la réussite de projets ou de politiques là où on ne l'attendait pas.
21De nombreux travaux théoriques en économie se réclament également du « capital social », la plasticité de la notion permettant son intégration dans des contextes et par des courants variés. On peut distinguer principalement une perspective instrumentale, selon laquelle le « capital social » désigne ce qui permet à l'individu de maximiser sa fonction d'utilité, et une perspective fonctionnaliste, selon laquelle le « capital social » permet de répondre aux « défaillances du marché ». C'est cette seconde qui prévaut chez les auteurs qui attribuent un « capital social » élevé aux ONG (Teegen, 2003). La définition retenue est alors celle de Putnam (1995) : le « capital social » désigne « les réseaux de relations sociales caractérisées par des normes de confiance et de réciprocité qui peuvent améliorer le fonctionnement de la société en facilitant la coordination des actions ». La notion de « capital social » est ainsi intimement liée à celle de relations sociales. Ces dernières se distinguent des relations dites de marché, entre les firmes et leurs clients, et des relations qualifiées de hiérarchiques, entre le secteur public et les administrés. Elles impliquent une certaine forme de réciprocité sans pour autant donner lieu à des contrats ou des obligations explicites, ni reposer sur l'observance des règles de fonctionnement d'une institution donnée. Les échanges de « biens publics globaux » apparaissent ainsi comme l'exemple même des relations sociales : ils ne sauraient être régis ni par un droit international qu'on peine à faire appliquer, ni par les firmes multinationales auxquelles on laisserait libre cours. L'identification de la biodiversité comme « bien public global » souligne alors la nécessité de la réguler à travers des relations sociales.
22Selon les auteurs qui se sont consacrés à l'étude du « capital social », les relations sociales sont principalement de deux ordres : la médiation (bridging relations) et la liaison ou la cohésion (bonding relations). Les relations de médiation concernent l'établissement de liens entre des groupes hétérogènes, différentes organisations par exemple, tandis que les relations de cohésion concernent les liens au sein d'une organisation et en renforcent l'homogénéité (Putnam, 1995). Les deux types de relations sont en jeu dans la gestion de la biodiversité par les ONG. Elles participent à des réseaux, qui regroupent des organisations locales représentant les intérêts des paysans locaux ou des populations indigènes, de grandes ONG internationales de conservation, parfois des syndicats. Elles mettent également en relation acteurs locaux, chercheurs nationaux ou étrangers, appartenant à des institutions publiques ou privées, industriels et décideurs politiques. La capacité particulière des ONG du Sud ou des ONG internationales travaillant au Sud à mettre en œuvre des projets en faveur de l'environnement tiendrait à leur expérience (Teegen, 2003). Elles auraient ainsi été particulièrement aptes à réagir à l'infléchissement des pratiques dominantes en matière de gestion des ressources naturelles induit par la Convention sur la diversité biologique. Du fait d'une implantation locale ou de leur participation à des réseaux ayant un enracinement local, les ONG bénéficieraient d'avantages notables sur les autres acteurs. Sollicitées par leurs financeurs, elles seraient déjà sensibilisées à un certain nombre de questions avant que celles-ci ne figurent à l'agenda officiel des négociations internationales ou ne soient envisagées dans le cadre de politiques publiques. Elles mèneraient souvent des projets pilotes et des expérimentations institutionnelles, préludes à la généralisation de pratiques ou de politiques par le biais des conventions internationales d'environnement. Échanges dette-nature, droits de développement transférables, accords de bioprospection auraient été autant d'innovations développées par des ONG avant d'être reprises à plus grande échelle (Teegen, 2003 ; Meyer, 1995 ; 1999 a, 1999 b). Les exemples les plus fréquemment cités sont ceux des projets de The Nature Conservancy et de Conservation International en Amérique centrale et le fameux accord de bioprospection conclu au Costa Rica entre Merck et INBio.
23Cette capacité d'innovation, de renforcement de la cohésion au sein de réseaux et de mise en relation d'acteurs variés ne suffirait toutefois pas à expliquer la forte implication des ONG en matière de gestion de la biodiversité. Selon la théorie du « capital social », les relations sociales acquièrent une valeur d'un point de vue économique quand elles sont susceptibles de produire des bénéfices appropriables : des échanges plus développés, des incitations à l'innovation, ou encore des procédures d'apprentissage facilitées. La transformation des relations sociales en « capital social » requiert trois conditions : l'opportunité, la motivation, et la capacité (Adler et Kwon, 2002). L'expérience et la compétence des ONG ne pourraient ainsi être capitalisées que dans un cadre propice, tel que conceptualisé par la théorie économique dominante : avec des incitations adéquates, avec l'assurance de pouvoir profiter des conséquences de ses actions, et sans entraves émanant de réglementations trop contraignantes ou de politiques dissuasives. Les auteurs qui se réfèrent à la notion de « capital social » pour analyser l'action des ONG insistent ainsi sur le fait que le rôle de ces dernières ne saurait être positif qu'avec un arrière-plan libéral, s'il a pour effet un développement des échanges, ce qui souligne bien le parti pris et l'ancrage idéologique d'une telle approche. Il y a souvent amalgame entre détention de « capital social » et développement du « marché », alors qu'en toute rigueur et compte tenu de la définition très large adoptée, on pourrait en escompter d'autres impacts. La détention d'un « capital social » élevé pourrait inciter à relativiser l'intérêt accordé à l'économie marchande, pour miser davantage sur des échanges informels, dominés par la confiance ou la réciprocité. On peut en observer l'illustration dans les relations internes aux réseaux d'ONG, où la diffusion d'information et la mise en commun de ressources dans une perspective défensive, d'opposition à la marchandisation, ne sont pas rares (voir encadré 2).
24Qu'on l'applique aux ONG dans le champ de la biodiversité ou qu'on la considère en général, la valeur heuristique de la notion de « capital social » est limitée. En effet, une situation observée, qu'il s'agisse d'inégalités inattendues ou encore d'un succès là où un échec était programmé ou prévisible selon la théorie, peut toujours être justifiée et expliquée a posteriori en référence à la notion de « capital social ». Sa rigueur d'un point de vue analytique est, elle aussi, sujette à caution. L'emploi du terme « capital » pour désigner quelque chose qui ne revêt nullement les attributs de ce qu'on qualifie généralement de capital physique est maladroit (Van Staveren, 2003). Le recours à la notion de « capital social » relève aussi parfois de l'expédient, en permettant de considérer des groupes, soudés par ledit capital, comme des individus, et d'appliquer à l'analyse de leurs comportements des outils et modèles de microéconomie standard. Ce réductionnisme conduit à éluder des aspects cruciaux du fonctionnement, de l'organisation et de l'évolution interne de ces groupes, à masquer d'éventuelles inégalités de pouvoir, des divergences d'opinion, ou des conflits de légitimité. Ainsi, la mobilisation de la notion de « capital social » pour expliquer le rôle des ONG dans le champ de la biodiversité permet-elle d'évacuer toute réflexion sur les conditions de leur émergence, ou encore leur organisation. Elle clôt les questions, en posant une équation invérifiable entre leur présence, leur efficacité et leur détention de « capital social ».
Encadré 2.
Le Captain Hook Award
La coalition contre la biopiraterie (CAB – Coalition Against Biopiracy), établie en 1995, a organisé un vote puis une cérémonie de remise des prix lors des trois dernières Conférences des Parties à la Convention sur la diversité biologique (COP 5 à Nairobi, en 2000, COP 6 à La Haye, en 2002, et COP 7 à Kuala Lumpur en 2004). Les prix décernés stigmatisent les pratiques de biopiraterie, dont les auteurs sont Illustrés par le Captain Hook Award, ou « prix du Capitaine Crochet », tandis que le Cog Award récompense les stratégies les plus efficaces d'opposition à la biopiraterie. Les lauréats sont choisis sur proposition des ONG membres de cette coalition informelle et de leurs sympathisants, après un appel à nomination organisé sur le site Internet de la CAB. Différentes catégories sont distinguées : « pire convention internationale », « pire trahison », « pire outrage », « pire entreprise », « écran de fumée », « acte de piraterie culturelle », « nanopiraterie »... L'organisation de cette campagne est l'occasion de mettre en commun un certain nombre d'informations recueillies par les membres du réseau informel sensibilisé à la biopiraterie. Elles peuvent être issues d'une veille des dépôts de brevets aux États-Unis ou des pratiques de firmes observées avec une vigilance particulière compte tenu de leurs agissements passés (Monsanto par exemple). L'opportunité est aussi offerte de faire le point sur les avancées et applications des principaux traités internationaux en lien avec le sujet, de faire connaître des expériences nationales en matière politique ou législative, de revenir sur les évolutions de la jurisprudence relative aux brevets ou à la protection des savoirs indigènes. Cette campagne offre enfin la possibilité de consolider les liens et la cohésion d'un réseau d'ONG, en Illustrant certains de ses membres, en renforçant le prestige d'organisations et d'individus en leur sein. L'action de la Coalition Against Biopiracy ne s'apparente de toute évidence pas à l'entreprise de médiation destinée à favoriser le développement des échanges décrite par la nouvelle économie des institutions.
25Enfin, la détention de « capital social » est parfois invoquée pour justifier des changements de cap de l'aide internationale et des politiques publiques. Au nom du « capital social » important dont elles disposeraient, certaines fractions de la population ou les ONG supposées les représenter peuvent se voir privées d'assistance extérieure. En matière de protection de la biodiversité, la référence au « capital social » est donc souvent indissociable d'un discours libéral, en faveur du développement du « marché » et du désengagement des États, elle sous-tend les discours en faveur de la bioprospection, organisée sous la forme de contrats entre multinationales et communautés locales et facilitée par des ONG. Expliquer la présence d'ONG par leur détention de « capital social » revient à en faire les opérateurs privilégiés de ce changement, ce qui constitue une analyse des plus sommaires et réductrices de leur rôle.
Conclusion
26L'approche des ONG dans le domaine de la biodiversité comme intermédiaires d'échanges complexes permettant de réduire des « coûts de transaction » ou comme fournisseurs de « biens publics » tend à mettre en avant une partie de leurs activités ou stratégies au détriment d'autres. La simple mention du « capital social » détenu par les ONG sert de justification à leur intervention sans que leurs actions, le type d'influence qu'elles exercent, les formes de légitimité dont elles pourraient se prévaloir ne soient analysés. Cette vision partielle est diffusée par la théorie dominante en économie. Il convient toutefois de souligner que des approches critiques, telle l'économie politique internationale, ont également été développées (Stevis et Assetto, 2001). Si elles ne jouissent pas du même retentissement et ne se sont pas spécialement intéressées aux ONG œuvrant dans le domaine de la biodiversité, elles méritent d'être mentionnées.
27L'économie politique internationale voit dans les ONG les agents d'une régulation informelle de l'activité des firmes transnationales, nécessaire en l'absence d'intervention étatique à un niveau supranational. Les ONG peuvent recourir à différents types de stratégies pour parvenir à leurs fins et infléchir les normes, conventions et politiques environnementales en vigueur : elles peuvent s'allier aux firmes, exercer une veille des activités de certains secteurs, apporter conseils et expertise aussi bien au secteur public qu'au privé, dénoncer avec véhémence certains agissements... Le rôle de courtage ou de facilitation décrit par la nouvelle économie des institutions n'est pas nié mais replacé dans le contexte d'un vaste éventail de stratégies possibles.
28Plus que les ONG elles-mêmes, c'est leur capacité à apparaître comme un contre-pouvoir face aux firmes multinationales qui est au centre de l'économie politique internationale. Les actions menées sont analysées à l'aune du type d'interaction qu'elles supposent avec ces firmes. Cette approche n'accorde en revanche qu'une place des plus limitées au rôle des États, au cadre juridique international, et aux conventions et normes qui prévalent au niveau mondial. L'interrogation majeure semble être celle de la capacité des ONG à se substituer aux institutions traditionnellement garantes de l'intérêt général comme garde-fou d'un capitalisme débridé. Conformément à la perspective critique dominante en économie, issue de l'institutionnalisme américain, l'économie politique internationale s'intéresse avant tout à la question du pouvoir des ONG ; les problèmes de légitimité, de représentativité, de responsabilité politique que soulèvent leurs actions et leur organisation en réseaux ne sont pas vraiment abordés (Jordan et Van Tujil, 2000). L'accent est mis sur les conséquences de leur présence plus que sur leur motivation, ce qui laisse tout un champ potentiel d'analyse dans l'ombre.
29Force est de constater, au-delà du parti pris de l'approche économique dominante des ONG, qu'elles constituent un domaine d'étude encore peu investi et qu'il reste beaucoup à faire pour mieux appréhender leurs dimensions économiques. Partialité et incomplétude de l'analyse sont plus sensibles encore quand on entend rendre compte, outre du rôle des ONG, de la complexité de la biodiversité en tant que problème d'environnement global.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Voir, par exemple, le numéro spécial de L'économie politique (n° 13, 2002) consacré au « pouvoir des ONG » et le volume de La Revue du MAUSS consacré au thème « Quelle autre mondialisation ? », n° 20, 2002.
2 Sedjo (1992 b) écrit ainsi : « Les génotypes (l'information contenue dans la composition génétique des espèces animales et végétales), cependant, présentent une caractéristique de non-rivalité (...) Les génotypes répondent ainsi à la définition d'un bien public. »
3 Voir Kaul, Grunberg et Stern (1999). Pour une analyse de science politique de cette notion, voir Compagnon (2002).
Auteurs
Valérie Boisvert, économiste
Institut de recherche pour le développement
Franck-Dominique Vivien, économiste
Laboratoire OMI
UFR de sciences économiques et de gestion, université de Reims Champagne-Ardenne
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