La biodiversité : une notion en quête de stabilité
p. 99-122
Texte intégral
1Le mot biodiversité, néologisme obtenu par contraction de l'expression biological diversity, est apparu dans nos dictionnaires récemment, au début des années 1990. Sous cette forme, la question de la sauvegarde de la diversité biologique connaît une large médiatisation qui touche un public toujours plus nombreux. Parallèlement et en conséquence, la notion de biodiversité a acquis une autonomie grandissante par rapport à la problématique scientifique initiale. Si les besoins de la connaissance scientifique s'accommodaient bien du concept de diversité biologique pour rendre compte de l'organisation du monde vivant – les gènes, les espèces, les écosystèmes –, la prise de conscience des problèmes globaux d'environnement et la nécessité d'y apporter des réponses en termes de développement durable ont engendré la notion de biodiversité. Bien que la Convention sur la diversité biologique signée à Rio en 1992 n'utilise pas le mot, la biodiversité y a été consacrée comme un objet de négociation. Le concept de diversité biologique, en passant du domaine scientifique au domaine politique, permet de ré-interroger, sous le terme de biodiversité, les relations que nos sociétés entretiennent avec le vivant.
2Tout comme l'élément ONG, la biodiversité est une notion floue. Elle possède une grande plasticité sémantique, sans doute à l'origine de son succès, mais qui rend illusoire toute tentative de définition et obscurcit bien des débats. C'est un objet d'environnement, donc c'est un objet hybride, à la fois naturel, qui tire son origine de la vie, social, car indissociable des pratiques humaines, technique, car devenu matière première pour la technoscience. Il concerne à la fois les sciences de la vie, les sciences de la société, les sciences de l'ingénieur et tout habitant de la planète. Cette exigence d'interdisciplinarité et d'ouverture au public oblige à un retour critique sur les connaissances et les référentiels scientifiques jusqu'alors fortement cloisonnés en disciplines distinctes. Ce retour est d'autant plus difficile que le savoir sur la biodiversité n'est stabilisé dans aucune de ses dimensions (écologique, économique, politique...) ni pour aucune des disciplines qui en traitent. Nous sommes en situation d'univers controversé (Godard, 1993). Pourtant un consensus semble acquis : il est urgent d'agir, localement et globalement, pour limiter les pertes de biodiversité.
3Si l'on considère que la caractéristique de la vie réside dans la diversité de ses éléments (Solbrig, 1991), la biodiversité est synonyme du vivant. Elle a alors une infinité de sens ou de statuts et, en reprenant les travaux d'André Micoud (2002), nous observons que la biodiversité se rattache à plusieurs registres, scientifique, institutionnel et idéologique, qui s'entremêlent et s'opposent tout à la fois. Nous allons analyser ici ces différentes acceptions de la notion de biodiversité sous trois entrées : le rappel des incertitudes scientifiques, la fermeture institutionnelle apportée par la Convention sur la diversité biologique (CDB), et enfin la mise en cause des outils de conservation que sont les aires protégées et le marché des ressources génétiques.
Comment faire de la biodiversité une thématique scientifique ?
4Pour les chercheurs des sciences de la vie, la diversité biologique est une catégorie scientifique qui permet d'étudier le résultat (la richesse génétique, spécifique et écosystèmique) et le moteur (la multiplicité des interactions dynamiques entre gènes et protéines, entre espèces et milieux, entre écosystèmes et biosphère) de près de quatre milliards d'années de vie sur Terre. Le passage à la notion de biodiversité marque un nouveau temps où les sciences de l'évolution tentent d'intégrer les acquis de l'écologie et de la biologie moléculaire et où la biologie de la conservation, née à la fin des années 1960, développe l'ambition de traduire la science écologique en action et d'intégrer les apports des sciences sociales. La biodiversité est alors une façon plus moderne d'aborder les questions de conservation de la nature en replaçant l'espèce, l'individu, au sein de sa population, dans son milieu, dans le développement socio-économique de nos sociétés.
5Une explication du flou qui entoure la notion de biodiversité réside en partie dans les difficultés des scientifiques à ériger celle-ci en thématique scientifique. Il faut répondre aux multiples questions posées sur les définitions et la fonction des différentes composantes de la biodiversité, le savoir sur les gènes, les espèces et les écosystèmes étant actuellement en pleine recomposition. Si la diversité du vivant est un fait bien établi, la mesure de l'érosion de la biodiversité, les seuils quantitatifs au-delà desquels la capacité de résilience serait perdue, le rôle fonctionnel de la biodiversité dans la dynamique des écosystèmes et sur les grands équilibres de la planète, les priorités et les outils de la conservation donnent lieu à de larges débats entre spécialistes.
6L'évaluation du phénomène d'érosion de biodiversité fournit une illustration de cette incertitude scientifique. Le nombre d'espèces disparues ne peut être érigé, comme c'est souvent la règle, comme seul principe de valeur. Modéliser la liaison entre la dégradation et la fragmentation des habitats et la disparition des espèces qui s'y trouvent ne suffit pas pour prévoir la perte de biodiversité. Il faut aussi s'entendre sur ce qu'est une espèce, puis sur son rôle écologique (espèce clé de voûte, espèce endémique) ou symbolique (espèce charismatique ou patrimoniale), ou encore sur les menaces dont elle fait l'objet, enfin s'interroger sur la corrélation entre perte d'espèces et perte de biodiversité. La biodiversité ne peut en effet se réduire au seul niveau des espèces, puisqu'elle concerne la dynamique de l'ensemble des composantes du vivant et le potentiel d'adaptation d'un écosystème au changement. Cela renvoie à un autre concept, celui de la dégradation ou de la perturbation d'un milieu. La déforestation peut être analysée comme une destruction pour les uns, comme une reconstruction pour les autres (Michon, 2003). Ce désaccord est par exemple à l'origine de tous les conflits entre scientifiques et usagers des ressources naturelles, chasseurs et forestiers, dans la première phase d'inventaire du réseau Natura 2000 (Pinton, 2001). Il faut par ailleurs relativiser les observations. A la fin du xviiie siècle, on recensait en totalité 10 000 espèces. Aujourd'hui, on en décrit chaque année plus de 10 000 et, selon les estimations, il y aurait au total entre 3 et 30 millions d'espèces, alors que le nombre d'espèces connues, c'est-à-dire décrites et nommées, ne dépasse pas 1,7 million (Barbault, 2004). De toutes les espèces qui ont existé sur la Terre, 99,9 % sont éteintes, ce qui veut dire que le nombre des espèces vivantes actuellement ne dépasse pas 1 millième du total de celles qui y ont vécu, et que toutes les espèces finissent par s'éteindre.
7Une difficulté d'appréciation de la biodiversité tient également au fait qu'elle n'est pas réductible à un système de biens hiérarchisés par un système de valeurs, que celui-ci soit écologique, marchand, éthique ou même simplement quantitatif. Contrairement à d'autres problèmes d'environnement global comme l'effet de serre, il n'y a pas d'accord sur des mesures communes qui permettrait de mesurer les dommages en les rapportant à des équivalents de tonnes de carbone émises dans l'atmosphère. Les calculs qui tentent d'attribuer une valeur économique aux éléments de la biodiversité jusqu'alors patrimoine de l'humanité, gratuit et hors marché, sont loin de faire l'unanimité. La somme de ces éléments permettant la vie sur Terre ne peut avoir qu'une valeur inestimable pour l'homme. Au-delà de la difficulté technique d'établir des équivalents monétaires aux gènes, aux espèces, aux « biens » ou « services » écologiques, il faut obtenir un minimum de consensus social pour faire accepter qu'une valeur marchande reflète une utilité biologique (Costanza et al., 1997). Par ailleurs, l'homme fait partie de la biodiversité qu'il détermine autant qu'il est déterminé par elle. La distinction entre gestionnaires (les agents économiques, les humains) et objets à gérer (les biens, les non-humains) ne va pas de soi. Dans ces conditions, les choix de conservation sont mal informés et ne peuvent reposer sur une logique économique stricte.
8Ces incertitudes scientifiques portent non seulement sur les objets, sur la nature et la mesure des menaces qu'ils subissent, mais aussi sur la grille de lecture qu'il convient d'appliquer pour décider des actions à mener. Elles alimentent les controverses politiques et sociales, car nos sociétés exigent d'agir avant que les connaissances ne soient stabilisées. Nous assistons alors à des conflits de pouvoir qui portent sur la définition même de la biodiversité, sur des questions clés qui se déclinent selon les choix idéologiques (selon la préférence pour la régulation marchande ou étatique), selon les rôles choisis ou assignés à chacun des acteurs sociaux (qui est coupable ? qui est victime ? qui est bénéficiaire ?) et à toutes les échelles de temps et d'espace. Quelle procédure de décision doit-elle être adoptée ?
9La question de la mesure de la biodiversité est ainsi fortement politique. Par exemple, le conseil scientifique de la CDB n'a pu mener à bien ses recherches en matière d'indicateurs tant étaient grandes les oppositions. Les indicateurs sont dénoncés par nombre de pays du Sud comme le reflet des préjugés de la science occidentale, car qui détermine et qui perçoit ce qu'est un dommage global ? Au service des intérêts des pays du Nord, ces indicateurs seraient effectivement instrumentalisés pour juger de la « bonne gouvernance », imposer des politiques de développement et d'environnement contraignantes et discriminatoires, et enfin déterminer l'éligibilité pour l'assistance financière et technique aux pays du Sud (Le Prestre, 2002).
10Ces controverses tiennent également au nouveau statut des scientifiques face à l'opinion publique. La prise de conscience de la perte du contrôle scientifique, technique et politique de l'homme sur son milieu re-sollicite les scientifiques dont les avancées nourrissent aujourd'hui les controverses d'une société du risque. Les scientifiques doivent répondre de l'utilité sociale de leur recherche et se retrouvent souvent démunis face à une opinion publique critique. Le cas des OGM est exemplaire en ce sens. Le développement durable intime également aux scientifiques de penser en termes d'action sur le milieu et impose une recherche finalisée, voire impliquée : il s'agit de gérer la biodiversité, non plus simplement de l'inventorier ou d'analyser ses fonctions. La recherche pour la connaissance de la biodiversité n'est pas séparable de la recherche pour la gestion de la biodiversité. Il ne s'agit plus de décrire les modes de production, mais d'en comprendre l'insertion dans un monde globalisé ; il ne s'agit plus de penser en termes d'espèces ou de fonctionnalité des écosystèmes, mais également en termes de valeurs esthétiques, morales, patrimoniales. La gestion de la biodiversité oblige à tenir compte des interactions entre différentes politiques sectorielles, entre les différentes composantes de la biodiversité, entre les différentes disciplines, entre les différents acteurs, entre les différents problèmes d'environnement global (Chevassus-au-Louis, 2002 ; IFB, 2004). Pour les scientifiques, cette surenchère d'exigences vertueuses ne simplifie pas la communication vis-à-vis du grand public et des décideurs. La complexification de la notion de biodiversité limite singulièrement son caractère opérationnel dans les processus de prise de décision.
11Pour résoudre la question de l'action, malgré l'incertitude, de nombreux textes et accords ont tenté et tentent toujours d'encadrer les pratiques sur la biodiversité. L'hypothèse sous-jacente est qu'il est possible, par l'instauration de normes, d'encadrer le comportement des acteurs pour réduire les risques. Pourtant, il est légitime de s'interroger sur la définition de la biodiversité qui est mobilisée, ou construite, dans ces textes et sur le contrôle réel des acteurs sur l'évolution de cette biodiversité. La convention CITES qui régit le commerce international des espèces protégées ou la directive Habitats qui vise à préserver le patrimoine naturel européen à travers la constitution d'un réseau écologique sont des exemples de ces accords. Parmi ceux-ci, la Convention sur la diversité biologique (CDB), signée à Rio en 1992 sous l'égide du Programme des Nations unies pour l'environnement, a marqué un temps fort du processus d'institutionnalisation de la biodiversité, entérinant le passage de la diversité biologique, objet scientifique, à la biodiversité, objet politique et économique.
La Convention sur la diversité biologique
12Dans la mesure où il est considéré que l'érosion de la biodiversité compromet la survie de l'espèce humaine et l'avenir de la planète, elle est devenue un problème global d'environnement qui s'accompagne d'un impératif de gestion. C'est un enjeu international, car la solution du problème passe forcément par l'identification des conflits entre différentes visions du monde et différents groupes d'intérêts, en particulier dans le cadre des relations Nord-Sud, par des négociations internationales qui doivent déterminer la mise en place d'outils économiques, juridiques et politiques susceptibles de se décliner à tous les niveaux de gouvernement : local, national, régional. La biodiversité est alors institutionnalisée et régie par des politiques publiques, des régimes internationaux, des conventions, dans des processus de négociation où se jouent des enjeux d'information, de pouvoir, de décision, d'aménagement du territoire, d'aide au développement, etc. Les controverses sur les modalités d'accès aux ressources, sur la brevetabilité des innovations génétiques, sur le droit à l'autodétermination des populations autochtones concernent les citoyens et le fonctionnement des institutions.
Un nouvel ordre
13La Convention sur la diversité biologique devait définir les termes d'un système de régulation internationale pour la protection de la biodiversité et mettre de l'ordre dans les multiples réglementations encadrant la protection de la nature. Il convenait surtout d'obtenir des compromis entre les différents acteurs :
- entre les partisans d'une biodiversité patrimoine de l'humanité et les partisans d'une biodiversité sous souveraineté des États, des populations locales, voire relevant de la propriété privée ;
- entre les tenants d'une conservation stricte de la nature pour elle-même et les tenants d'une biodiversité, à usage durable, au service de l'homme ;
- entre des pays du Nord caractérisés par leurs responsabilités passées, leurs intérêts industriels et leur sensibilité écologique et des pays du Sud riches en biodiversité et soucieux d'accéder au développement grâce à leurs ressources naturelles, aux transferts de technologie et à l'aide internationale ;
- entre les industriels des biotechnologies et les détenteurs de ressources génétiques ;
- entre une approche scientifique occidentale et des savoirs indigènes ne dissociant pas nature et culture, ou du moins ne partageant pas les mêmes références ;
- etc.
14La CDB étant une initiative des pays industrialisés, sa conception ne pouvait être indépendante de la forme dominante de régulation des conflits des sociétés industrielles, c'est-à-dire de la régulation marchande, même si d'autres référents, comme la justice intergénérationnelle, s'imposaient également. Par ailleurs, la CDB se devait de postuler une uniformité des représentations et un intérêt commun de tous les pays pour la protection de la biodiversité. Cet énoncé performatif ne pouvait manquer d'être source de graves malentendus.
15La CDB a logiquement été présentée comme la première convention mettant en œuvre le développement durable. Dans son article premier, avec la conservation de la biodiversité, l'utilisation durable de ses éléments et le partage juste et équitable des revenus tirés des avantages des ressources génétiques, elle associe en effet objectif environnemental, objectif économique et objectif social. Rompant radicalement avec une tradition focalisée sur le niveau spécifique, le niveau de gestion décrété est celui de l'écosystème, avec la promotion de la conservation in situ par les populations locales, mais la valorisation immédiate repose sur le niveau génétique. Cette association est déterminante pour la notion de biodiversité, car elle implique de lourds engagements et d'importants impacts économiques et sociaux. Elle oblige en effet à aborder les questions du développement, du commerce, de l'équité. Elle introduit ainsi des thèmes nouveaux pour la conservation : les droits de propriété intellectuelle, les droits collectifs et indigènes, les ressources génétiques.
Les compromis de la CDB
Il fallait :
• permettre l'exploitation commerciale des ressources biologiques ;
• financer la conservation ;
•assurer des retombées financières aux « populations locales ».
Article premier : objectifs
Les objectifs de la présente Convention (...) sont la conservation de la diversité biologique, l'utilisation durable de ses éléments et le partage juste et équitable des avantages découlant de l'exploitation des ressources génétiques, notamment grâce à un accès satisfaisant aux ressources génétiques et à un transfert approprié des techniques pertinentes, compte tenu de tous les droits sur ces ressources et aux techniques, et grâce à un financement adéquat.
Article 8 : conservation in situ
8j : Sous réserve des dispositions de sa législation nationale, (chaque Partie contractante...) respecte, préserve et maintient les connaissances, innovations et pratiques des communautés autochtones et locales qui incarnent des modes de vie traditionnels présentant un intérêt pour la conservation et l'utilisation durable de la diversité biologique...
Pour conserver la diversité biologique, mais tirer avantage des ressources génétiques, la Convention propose :
• l'abandon de la notion de patrimoine mondial de l'humanité ;
• la reconnaissance de la souveraineté des États, sans financement adéquat (art. 3) ;
• la définition de droits d'usage et d'accès, avec la généralisation des droits de propriété intellectuelle sur le vivant qui deviennent des outils de conservation de la biodiversité :
– les droits de propriété intellectuelle (brevets) des industries du vivant (pharmacie, cosmétique) doivent être reconnus (article 16.5) ;
– les droits des populations locales et indigènes sur leurs ressources et leurs savoirs doivent être affirmés (article 8j).
16Au nom de la biodiversité, la CDB ne vise rien de moins qu'un nouvel ordre international avec une redistribution des pouvoirs (Le Prestre, 2002). Il s'agit en effet de :
- modifier les relations entre les hommes et la nature ;
- distribuer des droits et des responsabilités entre les pays du Nord et du Sud au sein des instances internationales, et entre les États et leurs sociétés civiles ;
- redistribuer les coûts et les bénéfices de l'usage de la biodiversité ;
- fixer les normes de nouveaux comportements et évaluer leurs impacts tant en termes écologiques qu'en termes économiques et sociaux.
17Ce nouvel ordre est-il un nouvel ordre écologique, économique ou social ? Nous allons voir qu'il dessine principalement deux formes de biodiversité difficilement conciliables : une biodiversité marchande qui privilégie le niveau génétique, et une biodiversité culturelle qui tend à s'opposer à la mondialisation économique.
La biodiversité marchande
18En prônant une distribution des droits et des devoirs, la CDB a fortement contribué à la diffusion dans la société de la notion de biodiversité comme objet de gestion. Cette gestion désigne une utilisation organisée de la nature, se situant entre la protection et l'exploitation. Comme le soulignent Rodary et Castellanet (2003), on comprend qu'il s'agit d'un concept fourre-tout marquant surtout la volonté de rationaliser l'action par un calcul des coûts et des avantages, considérant la biodiversité et ses différents éléments comme n'importe quels biens ou services économiques. La CDB a contribué à faire rentrer la question de la biodiversité dans le paradigme économique du marché. Davantage que les connaissances scientifiques sur la biodiversité, c'est un cadre de réflexion sur les modes de gestion, la recherche d'outils économiques et réglementaires, la traduction des normes internationales en applications nationales qui ont été diffusés à l'échelle mondiale. Cela au point que l'on peut juger que la CDB a eu plus d'influence dans les sphères politiques des relations internationales, sur le processus de mondialisation, sur le système d'aide au développement ou dans le domaine de la gouvernance que sur la conservation de la biodiversité. En effet, depuis 1992, l'état de la biodiversité ne semble guère s'améliorer. Nous évoquerons plus loin les échecs des outils de la conservation. Les indicateurs, pour leur part, restent au rouge : 15 millions d'hectares de forêts tropicales continuent de disparaître chaque année, pendant que l'érosion transforme 6 autres millions d'hectares en désert. Un quart des mammifères devrait avoir disparu dans trente ans, etc. (Worldwatch Institute, 2001). On peut par ailleurs trouver fort modeste l'engagement pris par les Parties signataires de la CDB au sommet de Johannesburg de commencer à réduire le taux de diminution des espèces pour l'horizon 2010.
19Mais, au-delà de ces aspects institutionnels, ce sont sans doute les progrès réalisés dans la recherche génétique qui ont eu le plus de répercussion sur la définition de la biodiversité vue par la CDB, en vulgarisant le dogme central de la biologie moléculaire : un gène = une enzyme = une fonction. Le gène a vite été présenté comme une matière première pour l'industrie des biotechnologies, capable de modifier le vivant afin de créer de nouvelles marchandises. La biodiversité, à son niveau génétique, est alors érigée en ressource économique.
20La CDB a encouragé le règlement des questions d'environnement par la création de marchés et de droits de propriété préalables à la commercialisation des ressources génétiques. On peut en effet lire la CDB comme un cadre fixant les modalités d'exploitation des ressources biologiques par les industries des biotechnologies, comme une tentative d'encadrer légalement la biopiraterie (Aubertin et Vivien, 1998). Elle repose largement (voir encadré) sur la croyance dans un marché des ressources génétiques qui générerait de grands profits industriels et assurerait aux populations du Sud des retombées financières pour protéger leur biodiversité. L'idée était que les plantes inconnues des forêts tropicales pouvaient receler des gènes miracles pour l'industrie pharmaceutique et que les brevets devaient permettre aux industriels de partager les bénéfices de leurs innovations technologiques avec les populations locales détentrices des ressources génétiques. Si les pays du Sud voulaient toucher des redevances sur les découvertes issues de la prospection de leurs richesses naturelles et ne plus être ainsi victimes d'une nouvelle forme de pillage du tiers monde, il leur fallait reconnaître les brevets sur le vivant d'une part et, d'autre part, il leur fallait mettre en place un système juridique qui garantisse leurs droits sur l'accès et l'utilisation de leurs richesses naturelles. À la spoliation par la biopiraterie, la CDB opposait un partage des avantages tirés de la biodiversité grâce à la mise en place de droits de propriété intellectuelle. Des bénéfices considérables étaient attendus du développement des marchés et contrats de bioprospection. La bioprospection a ici un sens très large, elle recouvre l'exploitation, l'extraction et le criblage ou le tri de la diversité biologique et des connaissances indigènes pour découvrir des ressources génétiques ou biochimiques ayant une valeur commerciale. On peut remarquer que lors de la signature de la Convention, ces spéculations, aussi bien scientifiques sur le pouvoir du gène que commerciales et industrielles sur l'exploitation économique prometteuse de cet « or vert », rencontraient déjà beaucoup de scepticisme et engendraient de nombreuses controverses.
21Une autre controverse est d'ordre institutionnel. N'ayant pas d'organe de règlement des différends et surtout n'ayant pas été ratifiée par les États-Unis, la CDB se trouve de fait soumise hiérarchiquement aux normes d'autres accords internationaux. Ainsi, la question des droits de propriété intellectuelle dépend essentiellement des décisions prises concernant les Adpic, accords sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce, lors des conférences de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Les mêmes blocages peuvent s'observer avec l'application du protocole de Carthagène sur la biosécurité qui dépend de la CDB et qui est le seul accord contraignant sur les organismes vivants modifiés, donnant une portée opérationnelle au principe de précaution. Ce protocole doit également faire face aux règles de l'OMC, qui ne reconnaissent pas le principe de précaution, et aux multiples accords bilatéraux et régionaux entre États ; les États n'ayant pas adhéré au protocole, dont une fois de plus les États-Unis, étant libres de ne pas s'y conformer. Comment alors appliquer les normes du protocole sur les mouvements frontaliers d'OGM, mouvements commerciaux ou d'aide alimentaire, ou d'espèces déclarées envahissantes entre Parties et non-Parties ? Les débats sur la biodiversité trouvent alors dans la scène de la CDB une magnifique tribune pour exprimer les conflits géopolitiques Nord-Sud et les frustrations des exclus du développement économique.
La biodiversité culturelle
22Ce n'est qu'en 1996, à la réunion de Buenos Aires, que les Parties à la CDB ont créé un groupe de travail ad hoc permanent consacré au « 8j ». Le paragraphe 8j de la CDB (voir encadré) a consacré la diversité culturelle comme indissociable de la diversité des modes d'action sur la nature. Dans la construction du problème biodiversité, on repère ici nettement le glissement d'un souci de protection des ressources à un souci de protection des savoirs sur ces ressources. Ce glissement alimente la question des droits de propriété intellectuelle sur les ressources et les savoirs. La diversité culturelle apparaît alors comme le quatrième niveau d'expression de la biodiversité, au même titre que les gènes, les espèces et les écosystèmes.
23Dans le 8j, les savoirs et les pratiques sont déclarés indissociables de l'identité d'une société. Cependant, dans le contexte de l'article 8 qui porte sur la conservation in situ, la tendance est grande de présenter ces outils de conservation comme des objets de conservation et de patrimoine, de figer les dynamiques locales en idéalisant les pratiques anciennes, et de réifier et normaliser ces savoirs. Cette tendance ne fait qu'attiser les revendications des populations refusant d'être décrétées objets de musée et comptant bien utiliser les ouvertures proposées par la CDB pour améliorer leurs conditions de vie. Ce sujet est devenu particulièrement conflictuel au fil des négociations, sans doute en réaction contre les solutions marchandes et du fait de l'enlisement des questions concernant le partage des avantages dans des procédures juridiques de plus en plus obscures et raffinées.
24Les projets de développement durable, portés par l'aide internationale, ont également largement participé à la diffusion et à la vulgarisation du 8j. Sous le thème de la biodiversité, ils s'intéressent directement à la lutte contre la pauvreté et abordent donc des problèmes comme les réformes foncières, la reconnaissance des savoirs indigènes et la participation des populations. Fortement marquées par l'activisme de certains Amérindiens, alimentées par une vision de l'écologiste spontané et de l'autochtonie institutionnalisée par des campagnes des Nations unies, les discussions autour de l'article 8j rattachent les luttes écologiques aux luttes indigènes et proposent un dialogue interculturel sur les représentations de la nature. Elles prennent surtout la forme de revendications identitaires autour des droits de l'homme, de l'autochtonie, voire de l'autodétermination, ce qui n'est pas sans remettre en cause bien des constitutions nationales. La France, par exemple, ne reconnaît sur son territoire que des citoyens égaux devant la loi. Ces revendications identitaires, territoriales et politiques se mêlent à une volonté de partager les compétences pour une gestion mondiale de la biodiversité, mais également à une volonté d'expression des peuples qui n'ont pas accès à la parole dans l'économie néolibérale. On soulignera le rôle des ONG dans l'orchestration et la politisation de ces débats.
25Au-delà des enjeux économiques et politiques, les débats autour du 8j relèvent également du registre du sensible, la biodiversité étant intuitivement ressentie comme une valeur positive. La variété des espèces, des paysages et des sociétés renvoie le monde urbain à la nostalgie d'une nature encore intouchée, ou encore à un passé de relations idéalisées entre l'homme et la nature incarnées par le modèle paysan ou indigène (Aubertin et Pinton, 2003). La biodiversité devient un outil de communication, une métaphore de notre propre diversité (Larrere, 1997) qui permet à chacun de faire entendre sa différence et de revendiquer une légitimité pour intervenir. Se font ainsi entendre les voix des tiers absents diversement représentés : les générations futures, les minorités, les non-humains, la planète. Ici, ce sont des visions du monde, des subjectivités, des systèmes de valeurs qui s'expriment en décalage, voire en opposition, avec le discours scientifique qui repose d'abord sur l'analyse des faits. On ne s'étonne pas alors de trouver dans les débats de la CDB des références identitaires ainsi que des dénonciations de la technoscience et de la mondialisation.
Les outils de conservation de la biodiversité remis en cause
26C'est le principe même de la conservation fondée sur des bases scientifiques, sur une ingénierie écologique, ou sur des bases économiques avec les mécanismes de marché, qui est rejeté à travers la critique des outils de la conservation. Ce rejet se ressent aux deux extrêmes du gradient des modes de conservation de la biodiversité, du plus ancien et spatialement inscrit qui s'adressait initialement aux espèces, l'aire protégée, au plus récent et économiquement construit qui favorise le niveau des gènes, le marché des ressources génétiques.
Les aires protégées
27Concernant les aires protégées, les controverses sont légion du fait de l'obligation de prendre en compte, d'une part, le changement climatique qui déplace la question de la conservation à celle de l'adaptation, et, d'autre part, l'impératif de développement durable qui met l'homme au centre de la réflexion1. Ces interrogations ravivent les débats déjà anciens qui ont présidé à la création des aires protégées.
28Avec le changement climatique, de nombreuses espèces vulnérables et faisant déjà l'objet de mesures de conservation risquent de disparaître (Thomas et al., 2004). Il faut être en mesure de prévoir à long terme les réactions des espèces (dispersion, établissement, reproduction) et d'envisager, comme le propose le Sommet mondial des parcs de l'UICN tenu à Durban en 2003, suivant en cela avec beaucoup de retard les recommandations des scientifiques, un système de zones complémentaires reliées par des corridors. Cela change radicalement la vision géographique des aires protégées décrétées du fait de la présence d'une espèce rare ou d'une forte diversité biologique et organisées en entités distinctes. Par ailleurs, le rapport présenté à Montréal en novembre 2003 par le Groupe spécial d'experts techniques sur la diversité biologique et les changements climatiques attribue à la diversité biologique une aptitude à atténuer les changements climatiques mondiaux et à s'y adapter (PNUE, 2003). Les aires protégées sont désormais considérées comme des infrastructures naturelles permettant de faire face aux changements climatiques.
29Si les aspects biologiques ont longtemps prévalu dans les aires protégées, on reconnaît désormais l'accès légitime des populations locales aux ressources qu'elles ont souvent contribué à conserver et à gérer. Selon les cas, diverses modalités de négociation, de gestion des conflits, d'approche participative sont mises en place par des experts, qu'ils soient scientifiques, gestionnaires du secteur public ou encore membres du secteur associatif. Dans ce contexte, les outils réglementaires qui régissaient les aires protégées cèdent la place à de nouveaux dispositifs de concertation censés mieux prendre en compte cette nouvelle donne. Aux savoirs théoriques se fondant sur l'état des connaissances scientifiques à un moment donné et aux savoirs techniques des gestionnaires, on cherche à associer les savoirs populaires locaux, plus composites et susceptibles de participer à la réorientation des activités de gestion. On est passé de l'interdit à la participation, puis à la concertation. Par ailleurs, le développement durable vise à rentabiliser les efforts de conservation et à utiliser l'évaluation économique dans les prises de décision sous contrainte budgétaire. Un bon rapport coûts-avantages et la possibilité de dégager des revenus pour dédommager les populations renonçant à leurs activités afin d'assurer la conservation sont largement pris en compte dans les projets de création d'aires protégées. La question de savoir s'il faut acheter des droits de développement aux populations locales pour assurer la conservation est hautement conflictuelle. À ce jour, les principaux défis restent la définition de la fonction, de la taille et de l'organisation des espaces à protéger et la contractualisation de la mise en œuvre du droit environnemental, le suivi et l'évaluation des politiques d'aires protégées.
30Alors même que la base scientifique de la conservation reste marquée par des incertitudes sur les nombreux aspects du fonctionnement des milieux naturels (implications du choix des objets à conserver, modes de gestion à mettre en place, évaluations des impacts), la gestion de la biodiversité implique la décision immédiate et la prise en compte d'enjeux politiques, économiques et juridiques : biotechnologies, marchés et échanges de matériel végétal et animal, écotourisme, puits de carbone, etc. Comment concevoir des aires protégées et juger de leur efficacité dans un contexte où la conservation doit être aussi au service du développement économique et social ? Quelle est alors l'acception de la biodiversité enjeu ici ?
Le marché des ressources génétiques
31Le marché des ressources génétiques a été présenté comme un outil de défense de la biodiversité (voir encadré). Le référentiel économique utilisé dans la CDB postulait qu'un marché décentralisé de contrats bilatéraux de bioprospection entre demandeurs de ressources génétiques (les industriels) et offreurs (les « communautés ») était à même de valoriser la biodiversité et donc d'inciter à sa protection. Ce marché n'a pas répondu aux espérances qu'avait fait naître la CDB. Comme nous l'avons vu plus haut, sans doute celle-ci ne prétendait pas s'appuyer sur une définition scientifique de la fonction du gène, mais bien sur une spéculation commerciale concernant le secteur des biotechnologies alors en forte expansion. La révolution industrielle ouverte par les techniques de manipulation et de maîtrise du vivant permettait alors d'entretenir toutes les utopies.
32Alors que l'on achève le décryptage du génome humain (2001), la définition du gène est de plus en plus incertaine, voire trompeuse. Si l'on peut déterminer quel gène code une protéine, on ne sait pas expliquer le développement d'un organisme à partir de l'identification des protéines. Pire, les chimistes notent qu'il n'y a aucune raison de considérer que les molécules d'ADN sont vivantes, ce qui est un coup dur porté à l'image du gène « secret de la vie ». La biologie ne serait plus une science de la vie, mais une science des systèmes physico-chimiques. Aujourd'hui, la notion de programme génétique est tellement mise à mal qu'on peut se demander si le programme n'est pas plutôt dans la machine de la cellule, l'ADN ne fournissant que les données à ce programme. On s'oriente aujourd'hui vers des explications où les gènes, l'organisme et l'environnement sont en interactions constantes et où l'aléatoire joue un grand rôle (Lewontin, 2003). Après l'ère du « tout génétique », nous sommes sans doute au début de l'ère de la protéomique, qui s'interroge sur le rôle joué par les assemblages des protéines dans l'organisme.
33Certains estiment donc que le concept de gène, si mobilisateur pour la construction de la génétique moderne, a aujourd'hui fait son temps et doit être abandonné pour permettre à la science de progresser (Fox Keller, 2003). En effet, qu'il soit toujours affirmé que les gènes déterminent les organismes est une conséquence de la facilité qu'il y a à induire expérimentalement sur les plantes des modifications génétiques majeures dont les effets sont aisément observables en situation expérimentale, comme pour la fabrication d'OGM. Seuls sont alors pris en compte les phénomènes qui se prêtent à cette méthode expérimentale et qui répondent aux attentes de l'industrie. En conséquence, la biologie moléculaire tend à éclipser toutes les autres composantes de la biologie. On notera que ce choix de privilégier le niveau génétique a conduit à la quasi-disparition des biologistes systématiciens se consacrant à l'identification et à l'inventaire des espèces, botanistes ou entomologistes par exemple (IFB, 2004). Le niveau spécifique de la biodiversité est de moins en moins étudié, faute de formation et de recrutement de spécialistes.
34La figure déterministe du gène et la métaphore du programme génétique ont été déterminantes pour sa diffusion dans le grand public. Il s'en est suivi beaucoup d'incompréhensions, voire d'entreprises de désinformation de la société. On peut rappeler les publicités faites à la recherche d'identification des gènes de l'intelligence ou de l'homosexualité. La mythification du gène, nous l'avons vu, a également biaisé l'approche de la conservation de la biodiversité. La CDB, en appelant de ses vœux la création d'un marché des ressources génétiques, admet le brevetage du vivant. Aujourd'hui, une plante transgénique peut être brevetée alors que seul un millionième de ses gènes a été modifié. Incidemment, on peut noter que la création d'organismes vivants génétiquement modifiés jette le trouble sur les acceptions de la biodiversité : l'homme est certes créateur de biodiversité, mais en dénonçant les OGM certains dénoncent une manipulation dangereuse de la vie.
35Fondé sur une représentation erronée du pouvoir du gène, qu'en est-il donc du marché des ressources génétiques2 ? Les récents développements industriels ne militent plus directement pour la conservation de la biodiversité. Sans doute beaucoup de plantes sont-elles maintenant répertoriées et disponibles dans des banques de gènes, leurs principes actifs synthétisés et les molécules offertes par l'industrie chimique infinies. Alors que les substances naturelles, par l'originalité de leur structure chimique, étaient jusqu'à présent à l'origine de la plupart des nouveaux médicaments, certains estiment que les progrès de la biologie moléculaire couplée à la chimie combinatoire rendent inutile la recherche de nouvelles molécules par la bioprospection. Les pharmacologues s'interrogent sur la différence quantitative entre diversité fonctionnelle et diversité biologique, faisant remarquer que l'on n'a pas besoin des millions de molécules de la diversité biologique pour atteindre les 600 cibles thérapeutiques identifiées (Tulp et Bohlin, 2002). Autrement dit, il n'y aurait aucune raison que la molécule recherchée pour soigner une maladie précise n'existe qu'en un seul exemplaire au fond d'une forêt tropicale. Les conditions de la valorisation économique, dont la brevetabilité, tendent désormais à porter sur la protection de banques de données informatisées et non plus uniquement sur le support physique de l'information, plante ou molécule. Cette biodiversité a plus à voir avec l'économie de la connaissance qu'avec la botanique systématique.
36Les plantes, les molécules et les droits d'accès offerts par les pays du Sud ne sont alors guère susceptibles de provoquer l'intérêt démesuré des laboratoires pharmaceutiques. Pour la pharmacie, où les investissements sont très importants, les innovations protégées par brevet et où le produit est promis à une longue carrière, la stratégie des groupes repose sur la sécurité de leur approvisionnement. C'est-à-dire que les plantes protégées, rares ou menacées, que l'on ne peut mettre en culture ou synthétiser seront écartées de la prospection. Seuls les domaines de la cosmétique et des compléments alimentaires, pour des questions d'image et parce que les investissements en recherche et développement ne sont pas trop importants, restent demandeurs de produits naturels. Ils recherchent aussi bien des plantes sauvages que des plantes cultivées et protègent souvent leurs produits non par des brevets, mais par des noms de marques ou plus simplement par le secret de fabrication.
37Dans ce contexte, les subtilités juridiques sur lesquelles travaillent les pays du Sud pour protéger l'accès à leurs ressources peuvent apparaître vaines. Les industriels redoutent par-dessus tout le risque juridique, premier frein à l'établissement d'accords de transfert de matériel végétal. Tous les pays n'ont pas mis en place un système de protection, le cadre juridique reste très confus et marqué par des surenchères d'ordre politique. Des investissements lourds sont incompatibles avec des batailles juridiques compliquées qui peuvent remettre en cause unilatéralement et à tout moment les termes des contrats. Il est significatif que les pays aux législations les plus avancées sur l'accès aux ressources génétiques, comme la Bolivie, qui a transposé la norme communautaire de la Communauté andine des nations dans sa juridiction nationale, et le Brésil, qui a décrété un moratoire, n'enregistrent plus de demandes de contrats de bioprospection.
38On peut également s'interroger sur ce qu'est une « ressource génétique » pour les populations locales. En effet, celles-ci ne gèrent pas de ressources génétiques à proprement parler, mais mettent en jeu des relations sociales, des savoirs, des savoir-faire en interaction avec des ressources biologiques. Quelle reconnaissance culturelle des savoirs traditionnels peut permettre la bioprospection, quand seule est mise en avant leur valeur commerciale et non leurs significations culturelles, religieuses et sociales ?
39Le marché des ressources génétiques peut apparaître comme un cas d'école. Là où des chercheurs relayés par des ONG pensaient, grâce à une définition scientifique de la plus petite unité du vivant, assurer biologiquement et financièrement la conservation de l'ensemble de la biodiversité, on se rend compte que le premier résultat probant est d'avoir banalisé le recours à la marchandisation et au brevetage du vivant au profit d'intérêts industriels et commerciaux. Dans le domaine de la génétique, les partenariats multiples entre recherche publique et privée, entre recherche fondamentale et industrie, tendent à effacer la frontière entre pratiques scientifiques et stratégies industrielles, entre technoscience et protection juridique. L'autre résultat serait, du fait de la difficulté des pays à mettre en place un système de protection adapté sur leurs ressources, d'avoir conduit à la multiplication des procès en biopiraterie et d'avoir généralisé la suspicion sur les coopérations scientifiques portant sur la connaissance et la valorisation des ressources biologiques.
40Si l'on suit l'évolution des sommets des Nations unies consacrés à l'environnement, Stockholm (1972), Rio (1992), Johannesburg (2002), on s'aperçoit que le souci de conservation de la nature s'est peu à peu effacé au profit du développement, puis du développement durable. Ainsi, depuis le sommet mondial de Johannesburg, le développement durable doit passer par la libéralisation des échanges et la privatisation des ressources, alors que la gestion de la biodiversité doit, quant à elle, contribuer à l'atténuation de la pauvreté dans les pays du Sud. Le développement, confondu avec la croissance économique, mesuré en points de PIB et soutenu par le recours toujours accru à l'échange marchand et au désengagement de l'État, a marqué ce sommet. Les pays du Sud ne veulent pas que les mesures prises en faveur de l'environnement soient un frein à leur développement. Ils sont les principaux détenteurs des ressources naturelles et ont besoin de disposer de l'énergie bon marché qui ne peut être fournie à court terme que par des combustibles fossiles. La plupart des pays du Sud, dans leurs revendications de rattrapage de croissance, réclament l'accès au marché en dénonçant les subventions offertes par les pays du Nord à leurs agricultures et en demandant la reconnaissance de droits de propriété intellectuelle sur leurs savoirs et leurs ressources. Devant le refus des uns et des autres de toute contrainte environnementale à l'expansion des marchés, la référence à l'environnement et plus encore à la protection de la biodiversité s'est estompée. Il n'est plus question d'inventer de nouveaux modes de co-évolution des systèmes sociaux et écologiques au nom de la solidarité planétaire, comme cela était encore le cas à Rio, mais de célébrer la croissance économique infinie, portée par les firmes dans des accords de partenariat public-privé décentralisés, laissant la part belle aux ONG.
Conclusion : les nouveaux habits de la biodiversité
41De quelle biodiversité parle-t-on aujourd'hui ? Des ressources et des milieux, on est passé à la biodiversité naturelle ou sauvage, puis à la biodiversité anthropisée ou cultivée, enfin au vivant modifié voire créé par la technoscience. Les questions concernant la biodiversité se sont très rapidement déplacées de la perte d'espèces charismatiques et remarquables à la perte d'espèces ordinaires ; de la perte de diversité agricole et de la thématique de l'épuisement des ressources naturelles aux questions de maîtrise et d'appropriation : manipulation et intégrité du vivant, marchandisation et brevetabilité du vivant, protection juridique des banques de gènes et des savoirs locaux, etc. Ces déplacements n'ont pas pour autant balayé les premières préoccupations qui restent présentes et non résolues. Évoquer la biodiversité, c'est donc à la fois, et souvent conflictuellement, avancer des positions scientifiques, citoyennes et éthiques, en affirmant, selon la sensibilité de chacun, une discontinuité plus ou moins importante entre les objets naturels et les êtres sociaux.
42S'il est délicat de définir la notion de biodiversité, tant celle-ci relève de points de vue différents et témoigne d'incertitudes et de controverses à tous les niveaux, il reste tout à fait possible de repérer quels sont les éléments qui sont mobilisés dans les débats citoyens, les politiques publiques ou les régimes internationaux. Certaines questions semblent se stabiliser, comme celles que cherche à traiter la CDB, mais ces accords ne sont pas transposables à d'autres dossiers ou à d'autres échelles, comme la mise en culture des OGM en Europe ou le choix des sites du réseau Natura 2000.
43La notion de biodiversité est révélatrice des recompositions des rapports que nos sociétés entretiennent avec le vivant, entre nostalgie d'une communion idéalisée avec la nature et peur, ou confiance, dans le pouvoir de la recherche à modifier et créer des organismes vivants. Cette notion permet de renouveler les catégories traditionnelles de compréhension du vivant. On comprend alors que, avec toutes ses dimensions scientifiques, politiques, économiques, éthiques, la notion de biodiversité serve aujourd'hui d'outil de gouvernement. Elle met en contact des acteurs de plus en plus variés, permet de ré-interroger les activités humaines dans et sur la nature, participe à l'émergence de nouvelles formes de pouvoir, à la redéfinition des territoires et des identités... Comme lorsque l'on aborde les ONG, il importe de ne pas considérer la biodiversité comme une donnée, mais de l'aborder par les acteurs qui lui donnent sens avec leurs représentations du monde et leurs conflits d'intérêts, afin de comprendre les processus de prise de décision et les configurations de pouvoir.
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Notes de bas de page
1 Ces questions sont traitées dans le programme de recherche de l'ATI « Aires protégées » soutenu par l'Institut de recherche pour le développement (IRD).
2 Nous présentons ici quelques orientations et premiers résultats issus du groupe de recherche « Quels marchés pour les ressources génétiques ? » soutenu par l'Institut français de la biodiversité (IFB).
Auteur
Catherine Aubertin, économiste
Institut de recherche pour le développement
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