Présentation et parti pris de l’ouvrage
p. 15-19
Texte intégral
1L'interrogation première qui a nourri les trois années du séminaire « Les ONG dans le champ de la biodiversité » portait sur l’articulation entre ce qui apparaissait au premier abord comme un nouvel objet environnemental, la biodiversité, et de nouveaux acteurs de la régulation environnementale, les ONG. Autrement dit, il s’agissait de mener une enquête sur la problématique environnementale des années 1990, au moment où le terme biodiversité fait son apparition et où le monde des ONG connaît un tournant – mais aussi où les notions de « développement durable » et de « gouvernance » prennent de plus en plus d’importance. Le plus souvent, les ouvrages sur les ONG ou sur la biodiversité ne remettent pas en cause les catégories dont ils traitent : ils s’interrogent peu sur le sens des termes eux-mêmes, sur la légitimité et la diversité des ONG, d’une part, et sur l’usage de la notion de biodiversité, d’autre part. Les ONG et la biodiversité sont encore plus rarement abordées dans leurs interrelations. Le but de ce séminaire était précisément d’analyser la concomitance et la co-construction de ces deux éléments à partir de deux hypothèses : la notion de biodiversité prendrait sens et forme grâce aux ONG (au sein des forums internationaux ou dans des actions de gestion sur le terrain) et, parallèlement, la consécration politique de la biodiversité et les politiques de gestion en découlant légitimeraient les ONG (comme contre-pouvoir d’État ou, au contraire, comme éléments des nouvelles alliances participant d’un nouvel ordre écologique et économique mondial).
2Ces hypothèses ont été testées et réévaluées au fil des séances, à la lumière des contributions théoriques et des études de terrain. Assez rapidement, d’autres questions se sont ajoutées à cette première trame : que recouvrent les termes d’ONG et de biodiversité ? Viennent-ils qualifier des objets nouveaux ? Est-il nécessaire de concevoir des outils analytiques particuliers pour les ONG alors qu’une étude en termes de stratégie entrepreneuriale suffit dans la plupart des cas ? Avec quel mandat de négociation les ONG sont-elles devenues des porte-parole de la biodiversité ? La montée en puissance des ONG et de la question de la biodiversité s’est-elle traduite par une démocratisation de l’action publique en matière de protection de la nature ? N’aurait-on pas atteint les limites opérationnelles de la notion de biodiversité, par trop compliquée pour le grand public et trop englobante et complexe pour guider l’action ?
3Un séminaire de recherche est, avant tout, un outil d’exploration d’énoncés et de présupposés, de mise en relation de réflexions et de recherches, un lieu de décloisonnement et de déconstruction, et surtout un moment d’élaboration de nouvelles questions. Cet ouvrage est la trace matérielle d’un tel cheminement, plutôt que son aboutissement. Les différentes contributions ont ainsi été sollicitées afin d’apporter des éclairages complémentaires sur les questions élaborées et partagées lors du séminaire. Les textes réunis ici sont construits de façon à se faire écho, et reflètent la diversité des approches, disciplines et sensibilités des auteurs.
4Le premier article se propose d’analyser les contextes dans lesquels les ONG ont émergé. La diversité qui règne sous le terme d’ONG est rarement questionnée, tant ce terme est admis, utilisé dans les documents officiels et juridiques, compris par l’opinion publique. Sylvie Ollitrault et Denis Chartier montrent que les ONG ne peuvent guère s’appréhender que par l’espace politique qu’elles occupent, et par le rôle qu’elles jouent avec les institutions qui les sollicitent et leur imposent un mode de fonctionnement. Après avoir présenté l’espace contemporain investi par ces organisations, ils soulignent la diversité des définitions du monde des ONG et proposent une grille d’analyse permettant de reconsidérer chaque acteur nommé ONG en fonction de son histoire géopolitique, de ses rapports aux États et aux entrepreneurs économiques, et de ses répertoires d’actions nationales et internationales.
5Le deuxième article illustre à la fois les difficultés à définir le monde des ONG – il nourrit d’exemples la grille d’analyse proposée par Sylvie Ollitrault et Denis Chartier – et les ambiguïtés de la notion de biodiversité utilisée comme outil de rhétorique politique par les ONG dans leur recherche de légitimation. Cet article aborde le cœur même du questionnement du séminaire : quelle corrélation unit la croissance institutionnelle des ONG de conservation et la promotion mondiale de la notion de biodiversité ? Pour répondre à cette question, David Dumoulin et Estienne Rodary retracent l’histoire des ONG de conservation, depuis la création des premières d’entre elles au cours du xixe siècle jusqu’à aujourd’hui. De la protection de zones de chasse et de la défense des oiseaux jusqu’à la gestion de la biodiversité comme impératif du développement durable, les ONG ont dû s’adapter. Les auteurs analysent, à partir d’études de cas très documentées, la constitution d’un secteur mondial de la conservation de la nature, fortement hiérarchisé et intégré, bien que concurrentiel. Ils décrivent de manière précise le mode de fonctionnement des entreprises qui le constituent. L’émergence de la notion de biodiversité a permis aux conservationnistes de relier l’exigence scientifique de conservation à une ouverture économique et politique. Cependant, alors que les ONG doivent désormais concilier conservation et développement, il n’est pas sûr que les modes d’action aient radicalement changé sur le terrain.
6Catherine Aubertin revient ensuite sur les difficultés du passage d’un concept scientifique, la diversité biologique, dans la sphère du politique. Comment gérer la biodiversité alors qu’elle fait l’objet de controverses aussi bien dans le champ de l’écologie que dans celui de l’économie, du social ou du politique ? L’exposé des incertitudes scientifiques, puis du nouvel ordre environnemental promu par la Convention sur la diversité biologique permet de souligner les multiples dimensions de la problématique et leurs interactions complexes. Celles-ci se manifestent également à travers les modes de protection et de valorisation de la biodiversité : aires protégées et marché des ressources génétiques.
7La biodiversité en tant que capital naturel, les ONG en tant que capital social sont exemplaires de la façon dont la théorie économique aborde les problèmes d’environnement et les modes de régulation. Le quatrième article a pour objet de présenter la façon dont la théorie économique appréhende ces objets et oriente les politiques publiques qui les concernent. Valérie Boisvert et Franck-Dominique Vivien rappellent comment la théorie économique dominante préconise de « mimer » le marché pour s’approcher au mieux du modèle standard. Ainsi, les économistes, loin de s’interroger sur sa spécificité d’objet hybride, cherchent à faire de la biodiversité un bien économique comme un autre. De même, la présence des ONG est considérée comme un remède à la défaillance du marché, permettant de réduire les coûts de transaction associés à la régulation du « bien public global » que serait la biodiversité. Ce prisme théorique s’avère pour le moins inadapté pour rendre compte des campagnes des ONG contre la privatisation du vivant et de la réalité des échanges de ressources biologiques.
8Les deux dernières contributions s’interrogent sur l’influence réelle des ONG dans la gestion de la biodiversité, que cela concerne la conception, l’inflexion ou la mise en œuvre des politiques gouvernementales ou globales, ou encore leur capacité à disséminer une conscience écologique globale permettant l’édification d’une bonne gouvernance. Philippe Le Prestre met en question le poids réel des ONG dans la conception, le suivi et la mise en œuvre de la Convention sur la diversité biologique. Il aborde l’éventail des influences possibles, de la place faite aux ONG par le secrétariat de la Convention, jusqu’au rôle des ONG dans la mise en cohérence des régimes des conventions traitant de la nature. Philippe Le Prestre aborde les ONG non pas comme un contre-pouvoir, mais comme des partenaires potentiels dans l’émergence et le renforcement du régime de la biodiversité ; il s’interroge sur la nature et les conditions d’une construction commune d’un système de gouvernance issu de la Convention et apte à renforcer son efficacité. Daniel Compagnon pose quant à lui la question de la capacité des ONG à garantir une gestion démocratique de la biodiversité. Il relève les vœux pieux et souligne le caractère factice des termes dans lesquels sont souvent posés les débats sur ces sujets. L’un des enjeux essentiels de la conservation de la biodiversité à l’échelle mondiale est l’acceptabilité de mesures de conservation toujours contraignantes par les populations en contact avec les ressources naturelles. Depuis plusieurs décennies, le débat s’est déplacé de la nécessité de la conservation à ses modalités sociales et politiques, à travers les notions de participation et d’utilisation durable. Mais que penser d’une société civile formée sur mesure pour répondre aux injonctions des politiques environnementales ? En quoi constituerait-elle un facteur de démocratisation de l’action publique ?
9À l’issue de ce séminaire, les textes du présent ouvrage en témoignent, il faut considérer les ONG et la biodiversité comme des objets complexes porteurs d’un certain nombre de malentendus et suscitant un grand nombre d’interrogations, tant en termes scientifiques que politiques. Une fois dépassés les termes convenus et les catégories galvaudées dans lesquels sont trop souvent posées les questions, une fois restituée à la biodiversité et à l’action des ONG leur profondeur historique, se dessine un tableau riche et nuancé. De nouvelles questions et pistes de travail s’esquissent pour les différents champs disciplinaires mobilisés dans cet ouvrage.
10Les études rapprochant ces deux éléments de la modernisation écologique que sont les ONG d’environnement et la notion de biodiversité doivent être poursuivies. Dotées de caractéristiques communes, les ONG et la biodiversité permettent de donner un éclairage dynamique sur les grands problèmes d’environnement global. Elles participent toutes deux à la rhétorique et à la mise en œuvre du développement durable. L’analyse de leurs interrelations revêt ainsi une portée d’ordre plus général que ce que pourrait suggérer de prime abord la spécificité de ces catégories. C’est ainsi qu’au-delà de leur objet particulier, notre séminaire et l’ouvrage qui en est issu entendent contribuer à une approche critique des modes de régulation et de gouvernement censés encadrer une coexistence entre les sociétés, les hommes et leurs milieux.
Auteur
Catherine Aubertin, économiste
Institut de recherche pour le développement
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