Chapitre VII. Une unité éclatée
p. 319-378
Texte intégral
Fondements d’une analyse régionale des Rivières du Sud : objectifs et méthodes
1Avec des acceptions variables suivant les différents angles d’approche scientifique, la notion de région apparaît en filigrane de la plupart des analyses ayant trait à la dynamique et aux usages de la mangrove dans les pays des Rivières du Sud. Ce référent régional montre que le traitement interdisciplinaire d’un objet de recherche aux contours aussi mouvants que la mangrove (Cormier-Salem, 1994 a) n’est possible que si ses spécificités tropicales sont replacées dans une problématique d’étude plus largement azonale.
2L’étude des savoirs et des formes d’exploitation de la mangrove des Rivières du Sud a permis d’affiner la perception de cette formation végétale, tout en relativisant son importance à la mesure des systèmes de production littoraux dans lesquels elles s’insèrent. L’identification des Rivières du Sud à l’aire d’extension de populations caractérisées à la fois par une identité culturelle et une communauté d’intérêts pour cette composante particulière du milieu biophysique dénote en elle-même l’actualité du concept de « genre de vie » tel que l’a développé l’école géographique française, notamment en Afrique tropicale (Richard-Molard, 1952).
3Défini comme l’ensemble des techniques, des comportements et des institutions associés à l’exploitation des ressources multiples de la mangrove dans un espace donné, le genre de vie apparaît comme un mode d’analyse parfaitement opératoire des rapports entre l’homme et le milieu littoral dans les Rivières du Sud. Il permet, par le biais de l’étude des pratiques agricoles et halieutiques, de lier l’analyse de l’organisation sociale à celle de l’organisation spatiale et de définir les espaces d’exploitation socialement fonctionnels (terroirs, territoires...) au sein des Rivières du Sud.
4Les limites de cette approche naturaliste, soucieuse de mettre en évidence les emprunts au milieu de mangrove (végétation, eaux fluviomarines, sols) et les modalités de sa transformation par les populations (anthropisation), résident dans la vision extrêmement déliée de l’espace régional que la profusion des genres de vie ne peut manquer d’engendrer.
5Le risque de voir l’identité régionale des Rivières du Sud contredite par l’émiettement des espaces fonctionnels ne porterait guère à conséquence dans la mesure où la discontinuité du peuplement et des aires de mise en valeur depuis le delta du Saloum jusqu’à la Baie de Sherbro, l’absence de polarisation urbaine ancienne et, plus encore, d’encadrement politique commun constituent autant de réserves à la qualification de région.
6Mais l’organisation spatiale des Rivières du Sud ne saurait être réduite à un ensemble de lieux mis en relation dans le cadre d’unités d’exploitation, fussent-elles mouvantes dans l’espace et le temps. L’état des mangroves – c’est-à-dire leur situation de fait (statut) résultant de la combinaison des données écologiques et humaines – est conditionné par des facteurs externes aussi bien physiques (climat, relief), socio-économiques (filières de produits, migrations) que culturels (coutumes, institutions).
7La difficulté réside dans la définition des relations entre ces différentes composantes de l’environnement des mangroves (notion de structure) et la précision des interférences et des interdépendances des faits susceptibles de modifier l’état ou la dynamique des mangroves (notion de système).
8Les concepts et modèles employés par l’analyse spatiale pour mettre en évidence les discontinuités spatiales induites par la combinaison des éléments du système régional (Brunet, 1972) peuvent s’avérer ici d’une grande utilité. Différenciation, diffusion et intégration dans l’espace sont les modes d’analyse des forces en jeu dans le système régional des Rivières du Sud et que l’on entend privilégier pour rendre compte de l’évolution contrastée des mangroves. Cette démarche supposera de déterminer les modes de structuration de l’espace (gradient, dissymétrie, maillage...) associés aux différentes catégories de phénomènes considérés comme déterminants et de représenter, sous forme cartographique, les conséquences de leur interaction. Une attention particulière sera apportée aux champs de relations générés par les différents groupes d’acteurs et dont les éléments du système régional (mailles, réseaux, nœuds) sont le reflet des pratiques spatiales1.
9La difficulté à replacer le jeu des acteurs impliqués dans la dynamique de la mangrove dans une problématique plus générale visant à mettre en évidence des articulations régionales découle de l’imbrication et de l’emboîtement de niveaux de structuration très dissemblables, comme les aires de migration (échelle continentale) et les foyers de peuplement (échelle locale). La procédure adoptée pour démêler l’enchevêtrement des facteurs de structuration des Rivières du Sud sera de distinguer, d’une part les facteurs structurants anciens qui semblent toujours agissants (première partie), et d’autre part les facteurs structurants liés aux évolutions économiques et écologiques contemporaines (IIe partie). Cette grille d’analyse devra conduire à la mise en relief de sous-ensembles régionaux différenciés selon des combinaisons de facteurs spécifiques (IIIe partie).
Les facteurs de différenciation inscrits sur la longue durée
Les facteurs structurants d’orientation longitudinale
Gradients et polarités liés à l’étirement en latitude
10L’extension latitudinale des Rivières du Sud sur les marges tropicales de l’Afrique de l’Ouest est un facteur de différenciation régionale invoqué aussi bien à propos du milieu physique que de l’histoire et de la dynamique spatiale des populations. Le fonctionnement hydrosédimentaire des estuaires (Diop et Barusseau, 1994), la structuration fonctionnelle des écosystèmes à mangrove (Guiral, 1994) aussi bien que les schémas migratoires maritimes (Bouju, 1994 c) impliquent des gradients et des flux orientés à partir de polarités situées aux deux extrémités de l’espace régional (carte 17).
11Si l’on considère les valeurs moyennes du climat, le Saloum apparaît comme un pôle d’aridité saisonnière et d’influence marine à partir duquel s’exerce un triple gradient d’humidité (plutôt que pluviométrique), d’affinement sédimentaire et d’action fluviatile. Ce gradient favorise le déploiement de l’interface terre-mer et de l’écosystème à mangrove à mesure que l’on se dirige vers le sud. Toutefois, la propagation hivernale des houles de secteur sud (Anthony, 1990) interrompt brutalement son expression morphologique au droit de la péninsule de Turner en Sierra Leone, au sud de laquelle l’action des courants dérivés des vagues à la côte (dérive littorale) entrave le déploiement transversal des mangroves. Mais, entre le delta du Saloum et la baie de Sherbro, le fait essentiel réside dans le passage graduel de milieux confinés à forte composante océanique à des milieux exportateurs (Guiral, 1994) où l’affirmation des influences fluviales induit des transferts d’eau douce, de sédiments et de nutriments sur la partie interne de la plate-forme continentale (cf. Encadré – La signification régionale de l’isobathe 20 m).

Sources : Trochain, 1970 ; Moral, 1974 ; Cormier-Salem, 1994 ; Chauveau, 1994.
Conception : F. Bertrand – Réalisation : C. Suss – © Cormier, 1998
Carte 17. Les Rivières du Sud. Gradients et polarités liés à l’étirement en latitude.

12Relevant d’une catégorie différente de phénomènes, les mouvements migratoires maritimes sont également conditionnés par l’étirement en latitude des Rivières du Sud qui leur imprime une direction subméridienne. Mais du fait de la réversibilité des vents dominants et de la motorisation des embarcations permettant de remonter au vent, l’espace maritime n’est pas orienté dans un seul sens. Il est animé aussi bien par des populations sénégalaises niominka – ou d’origine plus septentrionale – que par des populations ghanéennes (jusqu’aux années 1967-1968) et sierra-léonaises (krou, créoles, puis temne). Ces foyers de migration saisonnière assurent simultanément la diffusion des techniques de pêche plus typiquement marines, comme les filets maillants calés au fond (Charles-Dominique, 1994). Leur position symétrique rend compte du rôle central de la Guinée comme point de convergence des pêcheurs migrants originaires de l’ensemble des Rivières du Sud (Bouju, 1994 c). Les Rivières du Sud se situent ainsi à la croisée de champs d’innovations créés à partir de régions côtières extérieures où les mangroves occupent une place beaucoup plus marginale dans le système de production (littoraux lagunaires).
13Toutefois, le fait que la Guinée-Bissau ne profite que faiblement de ces mouvements migratoires (Mendy, 1994 ; Chaboud, 1994) montre que l’intensité du phénomène en jeu, en l’occurrence l’exploitation des ressources halieutiques, n’est pas simplement fonction de la distance aux pôles structurants.
14La conversion ou la spécialisation effective aux activités halieutiques dépend tout autant des valeurs2 que les populations associent aux différentes composantes du milieu biogéographique dans lequel elles inscrivent leur évolution, et plus particulièrement des potentialités du milieu liées à la structuration différentielle des écosystèmes à mangrove suivant la latitude.
La diversité des milieux biogéographiques
15Compte tenu de l’imbrication particulière, dans les Rivières du Sud, des différentes formes de valorisation de l’écosystème à mangrove et de leur inscription dans un système global d’exploitation des ressources littorales (Cormier-Salem, 1992 ; Bertrand, 1993), il serait vain d’isoler le conditionnement physique de chacune de ses composantes. Il faut pourtant rendre compte de la distribution inégale des ressources forestières et halieutiques le long du littoral et comprendre l’influence de cette distribution sur la dynamique des systèmes d’exploitation, c’est-à-dire la composition entre ces deux formes majeures de valorisation du milieu.
La signification régionale de l’isobathe 20 m.
La courbe de niveau - 20 m suit l'emplacement d'un paléo-rivage résultant de l'élévation accélérée du niveau marin entre 11 000 et 8 500 B.P. (Delibrias, 1986) et d'un accroissement simultané de la décharge détritique des bassins-versants lié à l'optimum pluvial holocène de l'Afrique de l'Ouest (Thomas et Thorp, 1992).
La géométrie de cette ligne de rivage fossile a réglé la vitesse de translation du littoral au cours de la décélération de l'élévation marine entre 8 500 et 5 500 B.P. et a ainsi différencié le bilan sédimentaire des rias selon le rapport vitesse d'élévation/vitesse de remblaiement (Anthony, 1990).
Depuis la stabilisation relative du niveau marin (env. 5 500 B.P.), l'isobathe 20 m délimite la partie morphologiquement la plus active de la marge continentale où le piégeage de la décharge détritique des bassins-versants permet la constitution de vasières prélittorales (E. Chauveau, 1994). En outre, il cerne convenablement l'écosystème océanique côtier que celui-ci soit caractérisé, au nord, par l'aire d'extension préférentielle des espèces marines commercialement importantes (Domain, 1980) ou, au sud, par le domaine d'exportation des composés particulaires et dissous fertilisants (Guiral, 1994).
Bien que soustraite au paysage actuel des Rivières du Sud, cette discontinuité morphologique n'en demeure pas moins un facteur structurant essentiel. Les variations longitudinales de son tracé peuvent modifier les indications du gradient latitudinal d'écoulement comme au droit du Rio Grande de Buba (Guinée-Bissau) et du complexe estuarien de Rokel (Sierra Leone) où l'influence océanique est « anormalement » importante eu égard à la latitude. La partie immergée des Rivières du Sud participe ainsi au confinement inégal du milieu de mangrove.
16Plutôt que d’examiner successivement l’impact du gradient climatique sur chacune des composantes du milieu biogéographique (végétation, sol, faune marine), il est préférable de saisir l’articulation des différentes composantes en fonction du degré de confinement de l’écosystème, défini selon l’influence respective des actions marines (océaniques) et fluviales (continentales).
17Il est un fait essentiel à considérer : l’affirmation graduelle de l’influence continentale vers le sud induit simultanément une augmentation de la productivité végétale (Bertrand, 1994 a) et une réduction de la richesse spécifique de l’ichtyofaune estuarienne (Baran, 1994). En effet, si l’efficacité métabolique des espèces majeures de la mangrove est optimale pour des concentrations salines comprises entre 5 et 20-/-- (à l’exception d’Avicennia africana qui est plus halotolérante), la richesse spécifique de l’ichtyofaune atteindrait son optimum dans une fourchette de valeurs sensiblement plus élevée : entre 35 et 45-/-- d’après des mesures effectuées dans plusieurs estuaires (Baran, 1994).
18Contrairement à ce que pourrait suggérer la seule observation du paysage végétal, le gradient latitudinal d’humidité n’induit pas une augmentation combinée de toutes les potentialités du milieu. Il préside plutôt à une différenciation des milieux de mangrove en fonction de l’affirmation contrastée de ses virtualités.
19Sans simplifier à l’excès, on peut considérer que la marque essentielle du confinement sur les marges septentrionales et sèches des Rivières du Sud (Sénégal) est de majorer les virtualités salicoles et halieutiques par rapport aux virtualités agricoles et forestières, et cela, au sein d’un espace restreint. Inversement, la marque de l’influence continentale sur les mangroves méridionales « humides » des Rivières du Sud (Guinée et Sierra Leone) est de majorer les virtualités rizicoles et forestières du milieu de mangrove par rapport aux virtualités salicoles et aux virtualités halieutiques qui se trouvent rejetées vers le milieu marin côtier (mangroves « exportatrices »).
20En définitive, si le gradient zonal d’humidité est en mesure d’avoir structuré l’espace régional, c’est moins par des effets de gradation d’échelle régionale auxquels les populations auraient réagi intrinsèquement que par une différenciation des milieux biogéographiques littoraux auxquels les populations ont globalement adapté leur stratégie de mise en valeur.
Des stratégies de mise en valeur diversifiées selon le degré de confinement du milieu
21Le repliement de l’interface terre-mer dicté par l’hydrographie estuarienne des Rivières du Sud a favorisé la généralisation d’un cadre d’exploitation permettant de tirer parti des différentes facettes écologiques ordonnées selon une trame hydroséquentielle (Bertrand, 1994 b). La faible mise en valeur rizicole des mangroves de Gambie (seulement 10 000 ha en 1992 selon Agyen-Sampong [1994]) et l’importance passée de la production de sel dans ce secteur (Bouju, 1994 b) montrent que la mise à profit des potentialités variées du milieu dépend en premier lieu des valeurs que les populations lui attribuent. Toutefois, la valorisation très inégale des complémentarités dans des secteurs plus densément peuplés comme la Casamance ou le pays baga en Guinée suggère que le degré de confinement du milieu est également déterminant.
22L’ancienneté de la collecte des arches (Descamps, 1994) et plus largement des activités halieutiques (Cormier-Salem, 1992) dans les rivières septentrionales, considérées par ailleurs comme le foyer originel de la riziculture sur le littoral, indique que la complémentarité pêche/agriculture s’est d’abord affirmée sur les marges sèches des Rivières du Sud. Cette stratégie d’adaptation à la variabilité pluviométrique est liée au confinement particulier du milieu. Les populations ont su très tôt tirer parti de la richesse particulière de la faune estuarienne pour compenser les effets de la variabilité agroclimatique et définir d’authentiques terroirs aquatiques (Cormier-Salem, 1992).
23L’adaptation de stratégies de mise en valeur au confinement écologique des mangroves septentrionales illustre bien l’idée selon laquelle « un élément de référence dans le système d’action des acteurs opère à la fois comme contrainte et comme ressource dès lors que les populations sont en mesure de tourner à leur avantage une contrainte structurelle » (Chauveau, 1994).
24Aujourd’hui encore, et malgré la valorisation croissante de l’espace marin côtier par des pêcheurs plus spécialisés, la plus grande partie de l’activité de pêche artisanale entre le Saloum et la Casamance se concentre à l’intérieur des terres où l’intensité de l’exploitation pourrait d’ailleurs occasionner une saturation des captures (Charles-Dominique, 1994).
25Au sud de la Casamance, et à mesure que les conditions physicochimiques du milieu de mangrove s’éloignent de celles du milieu marin, les activités rizicoles et halieutiques relèvent d’espaces et de populations distincts. Le système d’usages multiples repose bien davantage sur la combinaison des activités rizicoles et salicoles – en particulier chez les Baga (Bouju, 1994 e) – que sur la valorisation combinée des ressources agricoles et halieutiques.
26L’implication des Soussou dans la pêche artisanale à partir du début du xxe siècle et celle plus récente des Baga (Bouju, 1994 c) ne modifient pas fondamentalement les caractéristiques d’une pêche artisanale qui demeure largement le fait de populations migrantes, étrangères et anciennement spécialisées (krou, fanti, créoles sierra-léonais, sénégalais).
27En outre, cette pêche privilégie ostensiblement l’espace marin côtier dont la richesse spécifique est plus élevée que celle des estuaires dessalés (salinités toujours inférieures à 35-/--).
28Ne serait-ce qu’en raison de l’importance de la transformation du poisson qui concerne toujours plus de 60 % des prises (Chaboud, 1994), et notamment de son fumage à partir d’essences de palétuviers (Bertrand, 1993), la pêche artisanale maritime reste tributaire du milieu de mangrove. Mais le rapport au milieu de ces populations spécialisées se démarque là encore de ce qui est observé dans les rivières septentrionales.
29Le milieu de mangrove apparaît moins comme le support d’une stratégie de mise en valeur diversifiée, débouchant sur un ensemble cohérent d’activités en interrelations (notion de système de production), que celui d’une différenciation des populations en groupes stratégiques concernés par un enjeu donné de la mangrove : rizicole, halieutique ou forestier.
30Cette forme de valorisation répond aux suggestions du milieu et particulièrement à son caractère moins confiné. La faible salinité des eaux estuariennes, l’extension des vasières convertibles en rizières ou en salines, voire la promesse de nouvelles terres concourent à l’enracinement « terrien » des populations rizicoles méridionales et à la constitution de terroirs plus spécifiquement agricoles. Simultanément, la pénétration limitée de l’eau de mer dans ces estuaires « normaux » incline à la constitution de territoires halieutiques maritimes recouvrant faiblement le milieu de mangrove et voués à des formes d’exploitation radicalement différentes3.
31Tout se passe en fin de compte comme si l’atténuation graduelle des contraintes hydriques vers le sud permettait aux populations de diversifier leurs stratégies de mise en valeur en opérant une plus grande sélectivité par rapport aux opportunités du milieu.
32C’est probablement en suscitant cette partition spatiale et humaine des activités de production dans le milieu de mangrove que le gradient climatique latitudinal remplit véritablement une fonction structurante dans l’espace régional.
Les facteurs structurants d’orientation transversale
La contingence des contrastes de reliefs intérieurs
33En admettant le fait que l’étirement en latitude des Rivières du Sud conditionne une différenciation longitudinale des milieux biogéographiques, les effets de distance par rapport au pôle d’aridité septentrional ou aux deux foyers d’innovation halieutique ne s’exercent pas de façon continue. Les statuts contrastés des rivières de Gambie, de Casamance (Sénégal) et de Cacheu (Guinée-Bissau) en sont l’illustration. En dépit d’une aridité saisonnière qui devrait limiter leur développement, les mangroves de Gambie présentent une efficacité métabolique et une productivité bien supérieures à celles de Casamance (Blasco, 1983). Mais comparativement aux mangroves du Rio Cacheu, ces dernières sont très exploitées alors même que leur position sur le gradient climatique longitudinal les place dans des conditions hydriques moins favorables.
34Ces paradoxes apparents s’expliquent par l’interférence de champs de force et de facteurs structurants disposés transversalement à l’interface terre-mer, selon une configuration du relief dictée par un soulèvement inégal de la bordure du continent. Le facteur décisif est la présence d’un volume montagneux disposé en arc de cercle depuis le haut-plateau septentrional du Fouta-Djallon (Dent de Mali, 1515 m) jusqu’aux confins frontaliers de la dorsale guinéenne où se situe le point culminant de l’Afrique de l’Ouest (mont Loma, 1 950 m).
35Le caractère montagneux de l’arrière-pays central des Rivières du Sud – où le mont Kakoulima domine Conakry de plus de 1 000 m – a conditionné aussi bien les modalités d’expansion des peuples conquérants de l’intérieur (manding et foula) que les conditions du repli des populations autochtones vers le littoral.
L’« étau » manding et le « glacis d’expansion » foula
36Replacé à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest, le dispositif morpho-structural de l’arrière-pays littoral a imposé des directions de cheminement à la poussée manding vers le sud-ouest, consécutivement à l’effondrement des grands empires médiévaux. La Gambie et la rivière de Sierra Leone (Rokel Creek) ont fait très tôt office de débouché maritime pour les marches de l’Empire manding du Mali (Gabou, Solimana) assurant le contrôle des échanges entre la côte et l’intérieur (carte 18).

Source : Cormier-Salem, 1994.
Conception : F. Bertrand – Réalisation : C. Suss – © Cormier, 1998
Carte 18. Les Rivières du Sud. Les marques régionales de l’histoire du peuplement.

37Le caractère particulièrement abrité de ces deux rivières a favorisé ce choix. Mais l’important, c’est qu’elles se soient trouvées dans les prolongements respectifs des deux seuils permettant de relier les plaines du Niger aux Rivières du Sud en contournant l’obstacle des hauts plateaux : l’isthme du plateau manding entre Siguiri et Kedougou d’une part, l’ensellement du bourrelet montagneux entre le massif méridional du Haut-Fouta et la dorsale guinéenne d’autre part.
38Bien qu’ils impliquent un détournement de l’itinéraire montagneux le plus direct, ces seuils permettent à des populations soucieuses au premier chef de contrôler les relations commerciales interrégionales d’éviter le franchissement, toujours retardateur et donc pénalisant, des accidents de reliefs qui marquent la retombée occidentale du bassin bowe. Le dédoublement de la poussée manding vers l’ouest en deux arcs repoussant vers le littoral, puis prenant en « étau » des populations susceptibles d’alimenter le commerce des esclaves semble ainsi pouvoir s’expliquer par la canalisation préférentielle des itinéraires marchands sur les pourtours du massif foutanien.
39Le renforcement identitaire des populations diola (Sénégal) et temne (Sierra Leone) n’est sans doute pas sans rapport avec leur proximité des débouchés maritimes des deux arcs manding, ceux-ci faisant office de « repoussoir » vers des milieux de mangrove peu accessibles (Casamance, Scarcies). L’émergence des pays diola et temne, liée à une intensification de l’exploitation du milieu de mangrove, résulterait ainsi d’un phénomène de « condensation territoriale » (Marut, 1992) dont l’intensité est fonction de la proximité des deux débouchés littoraux manding.
40Les noyaux de peuplements balant et baga, dispersés dans la partie centrale des Rivières du Sud, se sont formés selon des processus de repli très comparables. Mais à l’exception des populations méridionales baga et bullom dont le morcellement identitaire et spatial semble lié en partie aux migrations mandeni vers le nord (Bouju, 1994d), la condensation des populations littorales relève moins ici d’un resserrement – fut-il passager – de l’« étau » manding que de la pression des populations foula à partir de leur môle de fixation montagneux.
41Par le souci de ces populations agro-pastorales de « faire des captifs jusqu’à la mer » (Richard-Molard, 1952), d’emmener leur troupeaux hiverner sur les pâturages humides d’arrière-mangrove et de s’approvisionner en sel de mangrove, la partie des Rivières du Sud comprise entre le Rio Geba et la Mellacorée s’inscrit dans un vaste glacis d’expansion tendu depuis les centres politico-religieux du Fouta (doublet Labe-Timbo) vers le littoral4.
42Les modalités spatiales de cette expansion sont conditionnées par les facilités d’accès au littoral qui s’avèrent supérieures au sud sur les marges nord-occidentales du massif, d’où une expansion dissymétrique.
43Au nord-ouest, l’abaissement graduel des plateaux bowe – conformément à la structure – facilite l’expansion, au xixe siècle, des Peul du Fouta (Fouta-Foula) au détriment de l’Empire manding de Gabou, notamment sur les marches côtières du Forria-Foreah et du Kakande. Leur présence s’affirme de bonne heure dans les têtes de pont coloniales établies sur les trois plus grandes rivières du secteur : le Rio Geba (Geba), le Rio Buba (Buba) et le Rio Nunez (Boke). Cette dernière est considérée comme la meilleure voie de pénétration politique et commerciale vers le Fouta (Demougeot, 1938).
44A contrario, l’élévation structurale et le compartimentage croissant du relief vers le sud freinent l’expansion foula sur les piémonts méridionaux du Fouta. Le haut massif du Bena (1124 m) – « vrai petit Fouta à lui seul » comme le souligne Richard-Molard (1952) – dresse sa figure de proue au-dessus des plaines humides et forestières de la Kolente (Great Scarcies) dont les Foula ne chercheront pas à s’assurer le contrôle.
45Au nord du Kaloum, l’intensification et la diversification des techniques de production « terriennes » (riz, sel) traduisent le souci des populations autochtones d’assurer leur sécurité alimentaire et de défendre leur particularisme tout en répondant aux sollicitations des populations allochtones. Inversement, et en l’absence de pression extérieure, les populations soussou et mandeni du sud du Kaloum conservent des techniques de production rizicoles plus rudimentaires (absence d’endiguement et de billonnage) et des attaches plus lâches avec le milieu de mangrove.
46En définitive, si la presqu’île du Kaloum apparaît comme une discontinuité importante dans la mise en place des noyaux de peuplements et des systèmes d’exploitation côtiers, c’est moins en raison de ses caractères propres que de sa situation par rapport au champ d’expansion foula dont les limites s’infléchissent vers l’intérieur à la mesure de l’éloignement et de l’élévation combinée de l’escarpement bordier.
Trame hydrographique et morcellement identitaire des populations
47La variété des conditions d’implantation des populations côtières et de mise en valeur du milieu de mangrove relèvent également en partie du conditionnement morphostructural.
48L’unité des Rivières du sud doit beaucoup à la pluviosité des hauts reliefs du Fouta qui, tels une « immense toiture déversant ses gouttières en tous sens » (Richard-Molard, 1952), drainent vers le littoral une quantité d’eau sans égale sur le continent africain (cf. carte de la tranche d’eau écoulée in Unesco [1979]).
49L’augmentation simultanée de la pluviométrie et du volume de relief détermine un gradient d’écoulement fluvial (Barusseau et Diop, 1994) assurant au littoral une alimentation en eau à la fois plus abondante et régulière. Mais à la différence du gradient hydrique qui s’ordonne simplement en fonction de la distance par rapport à l’équateur météorologique (front intertropical), le gradient hydrologique n’est pas continu. Son expression varie en fonction de la géométrie des bassins (aire, relief, forme) et des réseaux hydrographiques (densité de drainage, pente, emplacement des confluences) ainsi que de la couverture végétale du sol. La trame hydrographique de l’écoulement dans les Rivières du Sud est beaucoup plus hétérogène et complexe que ne le laisse supposer la configuration en « dents de peigne » des débouchés estuariens. En première approximation, il convient de retenir l’opposition entre, d’une part les rivières que l’exiguïté des impluviums littoraux soumet au seul jeu du gradient hydrique, et d’autre part les rivières dont l’alimentation bénéficie de la pluviosité et de l’influence modératrice des hauts reliefs (pondération et régularité des débits).
50La Gambie, le Rio Geba (Tomine), le Rio Nunez, la Fatala, l’estuaire deltaïque de la Soumba-Konkoure, Little Scarcies, le complexe de Rokel relèvent de la seconde catégorie. En raison de l’abondance et la régularité des débits fluviaux, ces rivières ont largement échappé au remblaiement flandrien. Ainsi, la marée remonte loin à l’intérieur des terres quand bien même son amplitude est faible : jusqu’à Goulombo pour la Gambie, soit une distance de 526 km depuis l’embouchure (Marius, 1983) ! L’importance combinée du volume du prisme d’eau salée introduit par la marée et du débit liquide est très favorable au développement des mangroves qui, en Gambie, longent le fleuve sur près de 200 km. Mais le milieu de mangrove y occupe en fait une faible superficie par rapport aux plateaux environnants. En outre, il est naturellement peu différencié en raison de l’étroitesse des estrans et du dessalement généralisé des eaux fluvio-marines.
51On comprend que ces rivières allogènes, tirant avantage hydrologique d’une alimentation montagnarde, n’aient pas condensé les populations autochtones pour lesquelles elles firent plutôt figure d’axes d’émiettement. Elles offraient une grande perméabilité aux courants d’influences extérieurs, notamment aux razzias perpétrées à leur encontre par les peuples manding et foula.
52En revanche, pour les marchands européens et les puissances coloniales, soucieuses de nouer des contacts avec les populations commerçantes intérieures (manding et foula), ces grandes rias constituaient des voies de pénétration remarquables compte tenu du cloisonnement et de la faible hiérarchisation de l’ensemble du réseau. Les rives de ces couloirs naturels de circulation fixèrent tout naturellement les grands comptoirs commerciaux : Fort James, puis Bathurst sur la Gambie, Sedhiou puis Ziguinchor sur la Casamance, Geba et Buba dans le bassin du Rio Grande, Boke sur le Rio Nunez, Boffa sur la Fatala, Dubreka sur la Soumba, Forecariah sur la Mellacorée et Buns sur la Rokel.
53Au départ, simples nœuds de connexion entre des réseaux interocéaniques dominés par les puissances coloniales et des réseaux continentaux contrôlés par les hégémonies peul et manding (notion de ville-porte), ces têtes de pont vont s’affirmer au xixe siècle comme bases privilégiées de la conquête et de la mise en valeur des colonies (notion de ville-seuil). Les rivières allogènes les plus importantes – Gambie, Rio Geba, Rio Soumba, Rokel River – serviront d’antichambres à l’occupation de l’arrière-pays conformément aux règles du partage colonial fixées à la conférence de Berlin en 1885 (cf. Encadré, page suivante).
54Mais par comparaison avec d’autres régions littorales du continent, l’enchevêtrement particulier des intérêts des puissances coloniales sur le terrain conduira à un morcellement extrême des sphères d’influences si bien que ces axes privilégiés de l’enracinement colonial feront office simultanément d’axes d’enclavement par rapport aux puissances concurrentes.
55Cet enclavement sera d’autant plus marqué que l’affirmation régionale des rias allogènes s’effectue au prix d’un déclassement marqué des rivières les plus excentrées (Buba, Nunez, Mellacorée, Scarcies), qui plus est si, comme au Sénégal, le centre de gravité politico-économique demeure en dehors des Rivières du Sud.
Le poids des facteurs structurants récents
Les effets géographiques du maillage politique
Le fonds commun de l’économie de traite précoloniale
56La proximité des métropoles coloniales et l’influence des campagnes antiesclavagistes initiées par les Britanniques valent aux Rivières du Sud d’occuper une place de choix dans l’instauration de l’économie de traite au cours de la première moitié du xixe siècle (env. 1820-1850). Les oléagineux (arachide, fruit du palmier, amande de palme alias palmiste) constituent le fond commun du commerce « licite » dans la région depuis cette époque. Dès les années 1880 s’opère une dissociation progressive entre, d’une part l’aire de production arachidière centrée sur le domaine soudanien de la forêt sèche qui lui est plus favorable et, d’autre part l’aire de mise en valeur des palmeraies sublittorales étirées vers le nord le long de la côte (cf. carte 18).
57La chronologie de cette différenciation régionale met déjà en évidence le jeu des frontières coloniales. En Guinée portugaise, l’âge d’or de l’arachide sur le Rio Grande de Buba est révolu depuis les années 1880-1881 : sa production s’effondre après 1884, au profit du Rio Geba (R. Pélissier, 1989). La production annuelle d’amandes de palme double entre le début (1 200 t) et la fin (2 900 t) des années 1880. En Guinée française, plus précisément en pays landuma (cours moyen du Rio Nunez), une fiscalité moins pénalisante diffère la régression de l’arachide aux années 1890-1900. Les exportations d’amandes de palme n’augmentent de façon significative (de 1 300 à 1 900 t) qu’au cours de la décennie suivante (Demougeot, 1938).
58Une histoire économique comparative des Rivières du Sud au cours de la période précoloniale révélerait, selon toute hypothèse, un reclassement continu des nombreux comptoirs côtiers en fonction du jeu combiné des firmes « expatriées » d’import-export et des populations courtières, autochtones mais aussi étrangères (Libano-syriens). Au demeurant, l’alimentation du commerce de traite par un échantillonnage de produits « extractibles » de l’ensemble de la région (cuir, gomme copal, arachide, café) assure la compensation des baisses de production et l’éparpillement des comptoirs. Lorsque s’achève, au tournant du siècle, la conquête coloniale des Rivières du Sud et de leur arrière-pays – à l’exception notable de la Guinée portugaise dont la « pacification » ne sera acquise qu’en 1926 (R. Pélissier, 1989) – la configuration régionale des Rivières du Sud demeure celle d’un rivage « en échelles », calquée sur la structure en « dents de peigne » du réseau hydrographique.
Les mangroves : espaces des tracés frontaliers (carte 19).
La totalité des frontières des Rivières du Sud sont d'origine « interimpériale », c'est-à-dire issues des traités de délimitation signés entre les trois ex-puissances coloniales de la région, dans les dix années qui suivent la Conférence de Berlin (1885-1895).
L'un des traits remarquable de leurs tracés : ils ne s'appuient nulle part - à l'exception du Rio Cajete (Katchek) - sur le réseau hydrographique quand, ailleurs, l'encaissement des rias a été exploité à des fins de séparation (Nigeria- Cameroun, Guinée équatoriale-Gabon, Tanzanie-Mozambique). Les espaces « ouverts » des interfluves, propices à l'intersection des groupes ethniques, ont constitué l'essentiel des supports de délimitation si bien qu'aucun tracé n'a donné lieu à des frontières-fronts séparant des noyaux ethno-démo-graphiques distincts (Foucher, 1988).
En morcelant les aires d'exercice du pouvoir de l'État peul du Fouladou et des chefferies soussou du Samou et du Talla (Brot, 1994), les frontières franco-britanniques relèvent de la catégorie classique des frontières « démembrantes », mais concernent, au total, davantage l'arrière-pays des Rivières du Sud que le littoral.
Au sud du Rio Geba, les frontières ont été tracées dans des angles morts du peuplement côtier. C'est l'alternance d'espaces « pleins » et de vides relatifs qui semble avoir conditionné la fragmentation géopolitique de l'espace régional : les populations très minoritaires comme les Nalou au nord (Forria- Foreah) et les Mani au sud (Moreah) vouaient ces aires frontalières de mangrove à une fonction d'espaces-tampons.
En définitive, seule la frontière franco-portugaise issue de la perte guineense de la Casamance (1886) s'est inscrite dans un contexte de peuplement pluriethnique à fortes densités lié au milieu de mangrove. En permettant aux populations limitrophes de jouer des différences entre régimes coloniaux, puis indépendants, cette frontière entretiendra d'importantes migrations de proximité et une recomposition permanente des modes d'exploitation du littoral à l'abri des sollicitations urbaines. Toutefois, le contentieux territorial qui oppose la Guinée-Bissau à ses deux voisins pour le contrôle des gisements pétroliers offshore (Aquarone, 1989) menace de placer les mangroves des confins bissau-casamançais sur une authentique ligne de front, à l'image des Oils Rivers où la presqu'île de Bakasi fait l'objet d'un affrontement frontalier entre le Nigeria et le Cameroun.

Source : Cormier-Salem, 1994.
Conception : F. Bertrand – Réalisation : C. Suss – © Cormier, 1998
Carte 19. Les Rivières du Sud. Les facteurs récents de différenciation régionale.

59Il faut attendre l’affirmation de politiques de mise en valeur dans les premières décennies du xxe siècle et l’épanouissement de systèmes d’exploitation contrastés pour que le maillage territorial hérité du partage colonial participe à une différenciation régionale des Rivières du Sud.
La première phase de différenciation des systèmes d’exploitation littoraux au tournant du siècle
60La mutation décisive est impulsée, comme partout en Afrique, par l’organisation sous la contrainte de la force de travail autochtone, et plus précisément par l’imposition et la réquisition des populations pour les travaux ou services (conscription) « d’utilité publique ». L’imposition débute simultanément dans l’ensemble des colonies : en 1896 dans le Firdu casamançais, en 1895 dans la région guineense de Farim, en 1897 en Guinée et en 1896 en Sierra Leone. Dès lors, l’évolution des mangroves est liée à l’affirmation de spécialisations économiques dans lesquelles les populations côtières se lancent plus ou moins activement.
61Au nord du Rio Geba et de son affluent le Rio Corubal, les rivières se lancent durablement dans le cycle de l’arachide. Principale voie d’exportation jusqu’à la concurrence de la route bitumée et du chemin de fer, le Saloum devient « le fleuve de l’arachide » au Sénégal, avec à sa tête le port de Kaolack. En Casamance, le développement du réseau routier participe à l’expansion de la traite arachidière dans le Boulouf (Mark, 1978). Au cours de la colonisation de l’intérieur guineense (1926-1936), Bafata s’affirme comme le centre collecteur du bassin arachidier guineense replié vers le nord (R. Pélissier, 1989).
62En Guinée, la ruée sur le « caoutchouc d’herbes5 », à partir des années 1890, répond au besoin de s’acquitter de l’impôt en nature, puis en espèces. Les anciennes cultures commerciales sont progressivement sacrifiées au point que l’exploitation des gisements côtiers et intérieurs (avec l’intensification du portage) alimente les quatre cinquième en valeur des exportations dès 1898, le niveau record étant atteint en 1909 avec 1810 tonnes (Suret-Canale, 1970). En Sierra Leone, l’amande de palme (palmiste) devient le principal produit-cible, ce qui accélère le développement des palmeraies littorales, notamment dans le secteur des deux Scarcies.
63L’orientation monoculturale de l’économie coloniale n’est pas sans incidence sur l’environnement côtier : un épuisement des terres arachidières non assolées est évoqué à propos de l’effondrement précoce de la production sur le Rio Grande de Buba (R. Pélissier, 1989). Toutefois, la nature des spécialisations régionales compte moins, au cours de cette première phase d’exploitation coloniale, que l’imposition plus ou moins coercitive à laquelle les populations côtières doivent se soumettre. De ce point de vue, les évolutions divergent entre les territoires sous domination britannique et ceux sous domination française ou portugaise. En Gambie et Sierra Leone, l’affermissement de la domination coloniale ne donne pas lieu, chez les populations côtières, à des réactions de rejet, si l’on excepte le soulèvement passager des Temne-Mende en 1898, dont la signification serait plutôt d’ordre messianique (Coquery-Vidrovitch, 1993).
64Traditionnellement peu attachées au milieu de mangrove, les populations sous domination britannique semblent s’engager d’autant plus volontiers dans les cultures d’exportation que la fiscalité est plus légère et les possibilités d’enrichissement plus ouvertes que dans les colonies voisines (Brot, 1994). L’intensification des migrations saisonnières de travail vers les deux enclaves britanniques (strange farmers de Gambie) marquent un début de polarisation urbaine.
65Au Sénégal et dans les deux Guinée, la réponse des populations côtières à l’essor de la demande européenne est beaucoup plus contrastée. Celles dont les liens avec le milieu de mangrove ont toujours été distants – Serer du Sine et du Saloum, Manding de Guiné, Landuma du Rio Nunez, Soussou de Guinée – s’insèrent rapidement dans un système d’exploitation centré sur les ressources continentales. En revanche, les populations familières de la mangrove manifestent pour la plupart une résistance farouche à l’imposition qui se prolongera sous forme d’une opposition durable à la colonisation. Au Sénégal, les Diola de Basse-Casamance illustrent le cas plus flagrant de rejet. Ils s’inscriront ainsi, jusqu’aux années cinquante, en marge des nouveaux circuits de commercialisation (Cormier-Salem, 1994 b).
66En Guiné, où en l’absence de travail forcé l’impôt de case devient à partir de 1903 le principal moteur de la conquête, la fiscalité entraîne la colonie portugaise dans une série de campagnes guerrières (1907-1909) à l’encontre des populations bijogo, beafade, floup, papel et balant. Au-delà d’un bilan politique assez maigre (les Portugais ne s’imposent définitivement que sur la partie médiane du Rio Geba – Cuor et Badora – contre les Beafade), ces « guerres fiscales » amorcent le repli des populations rizicoles floup (ouest du Rio Cacheu), bijogo (archipel homonyme) et papel (île de Bissau) sur leurs terroirs (chao) de mangrove respectifs. Simultanément, ces guerres marquent l’affirmation des Balant sur les marges méridionales de leur territoire d’origine et préfigurent leur expansionnisme ultérieur vers les mangroves au sud du Rio Geba.
67Au prix d’un alcoolisme ravageur qui inclinera les autorités coloniales à prendre des mesures de prohibition6, il semble que les populations nalou et baga de Guinée aient su concilier dans un premier temps riziculture de mangrove – dont une partie est commercialisée – et cueillette de latex ou d’amande de palme. L’étiolement identitaire des populations baga, mandeni et, à un degré moindre, nalou (Paulme, 1957 ; Bouju, 1994 d) est-il l’expression d’une déstabilisation provoquée conjointement par les fluctuations des cours (effondrement du prix du caoutchouc en 1912) et une administration pressante ? Toujours est-il que la réponse des populations autochtones de Guinée à l’essor de la demande européenne paraît plus hésitante que dans les autres colonies, ce qui suffit à les rendre assimilables par des groupes plus dynamiques (Soussou, Balant) et aux options plus tranchées.
68Tout se passe comme si, dans la partie guinéenne des Rivières du Sud, le milieu de mangrove perdait sa valeur référentielle (valeur de refuge ou de repoussoir) au moment où, partout ailleurs, celle-ci tend au contraire à s’exprimer pleinement dans la différenciation socio-économique des groupes ethniques. Ce contraste va s’accuser avec l’affermissement progressif de l’emprise coloniale à partir de la Première Guerre Mondiale (1914-1918).
Le renforcement des disparités régionales dans le champ des « préférences impériales »
69Les conséquences les plus notables de la Première Guerre mondiale sont l’intensification des migrations interrégionales et le renforcement du rôle polarisateur des capitales.
70L’opposition au recrutement dans les colonies françaises déclenche d’importantes migrations vers les colonies britanniques (Gambie, Sierra Leone) et surtout, semble-t-il, vers la Guiné (peut-être en raison du progermanisme portugais ?). L’exode des réfractaires à l’incorporation est particulièrement sensible chez les Diola et les Floup de Basse-Casamance. Plus que leur importance numérique, au demeurant limitée, il faut retenir de ces déplacements qu’ils inaugurent une pratique migratoire terrestre jouant des différences de régime colonial de part et d’autre de frontières très perméables. Le phénomène se reproduira en sens inverse, quand, en 1928, le Code du Travail Indigène fera la promotion du travail obligatoire pour permettre des corvées routières.
71Toutefois, la conscription pour le travail productif (travaux publics ou secteur privé) ne prendra de véritable ampleur que dans les colonies françaises du Sénégal et de Guinée où, à partir de la réglementation des contrats de travail en 1925, l’administration devient une vaste entreprise de fourniture de main-d’œuvre pour les plantations (Coquery-Vidrovitch, 1993). Cette évolution se révèle originale comparée à celles des autres territoires impériaux.
72Dans les territoires britanniques, l’administration indirecte (Indirect Rule) tend à solliciter le système d’exploitation traditionnel pour promouvoir les cultures d’exportation, qu’il s’agisse de l’arachide (Gambie) ou du palmiste (Sierra Leone). En Sierra Leone, la pression exercée sur les activités rurales est d’autant plus limitée que la découverte de diamants (1930) suppose qu’on donne libre cours au recrutement de travailleurs. L’économie coloniale prend dès lors une orientation minière qui diminue d’autant l’intérêt porté par les populations au milieu de mangrove.
73En Guiné, hormis les corvées, le problème du travail obligatoire ne se pose pratiquement pas étant donné l’absence de plantation – si l’on excepte l’imposante plantation oléagineuse Agrifa, située sur les îles Bijagós – et surtout d’industrie minière consommatrice de main d’œuvre.
74La situation des populations autochtones est plus proche de celles de la Gambie ou de la Sierra Leone que de la Guinée (R. Pélissier, 1989). Mais alors que les possibilités d’action des populations mandinguisées et britannisées débordent sur les domaines d’exploitations continental, minier pour les Mande, ou marin halieutique pour les Temne, les marges de manœuvre que les populations guineense possèdent dans leurs relations avec les autorités portugaises sont cantonnées dans les limites du milieu littoral qui leur est familier. Lorsque l’administration portugaise s’engage à transformer la Guiné « fluviale » en une Guiné « terrestre » en réquisitionnant les populations pour construire routes et ponts (1925), le travail obligatoire (avatar portugais du travail forcé) devient un vecteur d’insubordination et d’exode des Floup vers la Casamance et surtout des Balant vers les territoires sous-administrés et sous-peuplés du sud du Rio Tombali. Ces derniers intensifient progressivement leur riziculture de mangrove et « balantisent » un secteur livré jusqu’alors aux seules populations nalou, beafade et foula.
75Le virage amorcé dans les colonies françaises, et particulièrement en Guinée, est radicalement divergent. Avec l’effondrement des cours du caoutchouc et la volonté de « ferrer » les différents territoires de l’A.O.F7, l’économie de plantation devient la forme d’exploitation privilégiée des colonies françaises.
76L’administration assure l’approvisionnement en main-d’œuvre de la Société des plantations de Haute-Casamance qui fera la promotion de la culture du coton dans le Fouladou peul (environs de Velingara). Surtout, elle va encadrer le développement des plantations fruitières en Guinée, laquelle, en devenant dès 1938 le plus puissant producteur de bananes de l’Empire français (Richard-Molard, 1952), s’affirme comme la « perle » de l’Afrique occidentale française.
77L’« aire bananière » dessine un triangle dont la base serait le littoral étendu depuis le Rio Pongo jusqu’à la frontière de Sierra Leone, et le sommet Mamou sur la ligne de chemin de fer (carte 19). Au sein de cet espace, prend place, fait unique à cette époque dans les Rivières du Sud, un colonat blanc.
78Étrangères au milieu local aussi bien par la main mise du secteur privé (sociétés ou individus), la nature des cultures introduites (banane des Antilles, ananas) que l’utilisation d’une main d’œuvre presque exclusivement allochtone (Foula, Kissi de Haute-Guinée forestière), les plantations fruitières ne participent pas moins au système d’exploitation des Rivières du Sud. En effet, après la mise en valeur initiale des coteaux de l’arrière-pays montagneux (région de Kindia), les planteurs font des « terrains à fossi8 » leur terroir d’élection (Richard-Molard, 1952).
79Le regroupement des plantations entre les estuaires de la Taboria (Koba) et de la Mellacorée (Bramaya) participe à une réhabilitation commerciale des « Rivières » malgré la concentration des activités portuaires à Conakry accompagnant l’essor spectaculaire du chef-lieu de la Guinée française dans les années trente. Enfin, le contrôle très rigoureux des écoulements continentaux sur lequel reposent les techniques de production fruitières préserve l’équilibre morphosédimentaire du milieu de mangrove (Bertrand, 1993) au moment où, en pays baga-sitemou (Haut-Kapatchez et plaine de Monchon), cet équilibre est affecté par un envasement « régressif » des estuaires (Guilcher, 1956) et un colluvionnement des fonds de rias provoqué par l’exploitation intensive des palmeraies. Dans les deux cas, la dynamique des mangroves semble dépendre de plus en plus des modalités d’exploitation de ses enveloppes de terre ferme.
80En fait, le renforcement des disparités régionales dans le champ des préférences impériales tend à accentuer la situation déjà contrastée des mangroves. Pendant l’entre-deux-guerres, les formes d’exploitation coloniale s’inscrivent d’autant plus rapidement et durablement dans l’espace littoral des Rivières du Sud que la référence territoriale des populations autochtones au milieu de mangrove est faible et que leur mode de production est apte « à sortir de lui-même » (Mancagne, Soussou). Inversement, les populations qui s’étaient davantage défendues de l’expansionnisme combiné des peuples intérieurs et des puissances coloniales (Diola, Floup, Balant) réagissent plutôt aux pressions socio-économiques extérieures en renforçant leur emprise sur la mangrove et en affermissant leur identité.
81Au-delà de ce qui les oppose, ces deux types de réponse à l’essor de la demande européenne témoignent en fin de compte d’une même adaptabilité des populations aux contraintes extérieures. Elles contrastent avec les réponses plus ambivalentes des populations baga ou mandeni de Guinée qui semblent ainsi avoir entraîné une rupture fondamentale avec leur situation antérieure. En tout état de cause, l’essor de l’économie coloniale dans les Rivières du Sud consacre la différenciation des valeurs attribuées aux mangroves suivant le degré d’interférence des préoccupations européennes.
L’évolution régionale dans la seconde moitié du xxe siècle
L’émergence des enjeux rizicoles
82La Seconde Guerre mondiale marque une étape décisive dans le processus de différenciation régionale des Rivières du Sud. L’isolement des différentes colonies des Rivières du Sud pose le problème de leur ravitaillement alimentaire et de l’approvisionnement des colonies dont les potentialités agricoles sont plus faibles.
83L’intensification de la riziculture inondée apparaît comme une réponse possible, si bien que le centre d’intérêt des investissements métropolitains tend à se déplacer vers l’écosystème à mangroves. Les surfaces converties en rizières s’étendent en Guinée (Monchon) aussi bien qu’en Gambie (partie médiane du fleuve en amont de Georgetown) et en Sierra Leone (estuaire des deux Scarcies).
84L’importance accordée aux virtualités agricoles des rivières varie selon les dispositions du milieu physique et l’alignement des administrations coloniales sur les stratégies politiques et économiques des différentes métropoles.
85Au Sénégal et en Guinée, comme dans l’ensemble de l’AOF, les années 1940-1945 amorcent le renversement de la politique d’investissement malthusienne qui prévalait depuis la loi d’orientation de 1900 sur l’autonomie financière des colonies. Le principe d’une intervention métropolitaine directe dans les investissements d’équipement9 se concrétise au lendemain de la guerre par une prospection systématique des grandes rias (Kapatchez, Konkoure, Soumbouya) et des plaines de front de mer de Guinée (Monchon, Koba, Kabak) qui donnera lieu à quelques expertises de grande valeur. La poldérisation des plaines à cheniers s’accélère à partir du milieu des années cinquante car le recours à la motoculture – inspiré de l’expansion de cette technique dans l’intérieur du pays – laisse prévoir une exploitation très rentable des terres de mangrove.
86En Casamance, la politique de modernisation s’inscrit plutôt à cette époque dans le cadre de la « Bataille de l’Arachide10 » « livrée » sur les terres exondées de la partie médiane du fleuve. Cette expérience pionnière en matière d’investissement public contient en germe les opérations hydro-agricoles menées après l’Indépendance en Basse-Casamance. Elle préfigure notamment les aménagements des vallées de Guidel et Nyassa au cours de la période 1963-1975, période dite « Ilaco », du nom de la société maître d’œuvre (Marius, 1983).
87Dans les territoires d’obédience britannique (British West Africa, BWA), la Seconde Guerre mondiale aboutit à une réforme du système d’exploitation impérial d’inspiration diamétralement opposée à celle de la France.
88Prolongeant les thèses émancipatrices des États-Unis, la Grande-Bretagne opte pour un partenariat économique (partnership) où la part des fonds publics métropolitains – très modeste par rapport à celle du Trésor public français – se concentre sur des produits largement indépendants de l’écosystème à mangroves : minerai de fer de Marampa – évacué via la ria de la Rokel River –, élevage avicole en Gambie.
89En revanche, les Plans d’équipement élaborés par les gouvernements des territoires britanniques d’outre-mer accordent une importance particulière à la recherche appliquée au développement de la production rizicole en milieu de mangrove. Depuis l’ouverture de la station expérimentale de Rokupr en 1934, l’attention portait sur l’amélioration des espèces variétales de riz (Agyen-Sampong, 1994). Désormais, le champ de recherche s’élargit à l’ensemble des conditions physiques de mise en valeur des sols de mangrove et aboutit, dès la fin des années cinquante (Tomlinson, 1957), à des progrès conséquents dans la connaissance des relations sols-végétation en milieu de mangrove (Bertrand, 1994 a).
90La portée des résultats obtenus en Sierra Leone par l’Association pour le développement de la riziculture en Afrique de l’Ouest (Adrao-Warda) assure aux réseaux d’expertise anglo-saxons un rayonnement régional en matière d’ingénierie hydro-agricole. Ceux-ci débordent largement sur les États francophones de la région : Guinée (Harza Engineering C–) et Sénégal (International Land Consultants-Ilaco).
91Certaines de leurs propositions d’aménagement trouvent rapidement l’appui des bailleurs de fonds et déclenchent une poldérisation des mangroves, notamment à Tobor en Basse-Casamance, Monchon et Kabak en Basse-Guinée (cf. § L’affirmation du champ urbain). En Sierra Leone, l’action des pouvoirs publics se borne à une politique d’incitation des paysans à la mise en valeur des zones inondables. La création, en 1965, d’un organisme public, chargé de commercialiser le riz, et la volonté d’établir des « contrats globaux » avec les paysans favorisent le développement de la riziculture dans les régions intérieures plus que sur le littoral11. Fruit du « pragmatisme » britannique, les progrès dans la connaissance scientifique des sols de mangrove nourrissent davantage d’attentes économiques dans les territoires voisins qu’en Sierra Leone ! Et encore, l’engouement pour la poldérisation des terres de mangrove n’est effectif que dans la sphère d’influence française.
92En Guinée portugaise, les deux générations de colonisation paisible qui séparent la « pacification » tardive du territoire (1936) et le début de la guerre de Libération (1963) consacrent l’orientation oléagineuse de l’exploitation coloniale et l’équipement du territoire (pistes, postes administratifs) amorcés au cours des années vingt.
93Une main-d’œuvre considérée comme la plus coûteuse de toute l’Afrique portugaise et une réputation de rebelle (Guiné, a rebelde), fondée sur une conquête administrative beaucoup plus longuement conflictuelle que dans les colonies d’Afrique australe (R. Pélissier, 1989), détournent les investisseurs des autres domaines d’intervention. Malgré un déploiement spatial sans égal parmi les autres territoires des Rivières du Sud et une solide tradition rizicole, jusque dans les années quatre-vingt, les mangroves de Guiné échapperont au courant d’intérêt porté aux potentialités agricoles du milieu de mangrove, depuis les années cinquante.
L’affirmation du champ urbain
94L’inscription différentielle des mangroves dans les politiques d’exploitation des ressources naturelles n’est pas la seule marque de l’affirmation du maillage politico-administratif des Rivières du Sud dans lequel vont se forger les nationalismes « territoriaux » (sénégalais, guinéen, etc.)
95Avec l’accélération de la croissance urbaine dans les années cinquante, l’évolution des mangroves suit de plus en plus les indications du champ urbain, c’est-à-dire les effets d’ordonnancement des activités par rapport au centre urbain selon les avantages (marché, coût de transport...) liés à sa proximité. L’accessibilité au centre procure toutefois des avantages très variables suivant les valeurs attribuées par les différents groupes d’acteurs à cette proximité. En fin de compte, il semblerait que les facteurs prévalants du renforcement de l’attraction des villes (affermissement de l’encadrement administratif et développement des activités salariées) aient joué un rôle très contrasté sur l’évolution des mangroves selon l’orientation économique des États indépendants.
96Dans les pays d’orientation économique libérale (Sénégal, Gambie, Sierra Leone), les populations se détournent volontiers du milieu de mangrove et alimentent un important exode rural vers le centre régional ou, plus directement, vers la capitale. Le poids démographique de la Casamance passe ainsi de 19 % en 1958 à 12 % en 1976 (Cormier-Salem, 1992).
97En Sierra Leone, les pôles diamantifères de l’intérieur (Bo, Keneba, Sefedu) équilibrent quelque peu l’attractivité de la capitale Freetown. Mais la récurrence des poussées migratrices, liée aux vicissitudes de cette activité depuis la fin du monopole d’État dans les années cinquante, entraîne une déstructuration profonde de l’économie rurale qui entretient la situation marginale des mangroves dans le champ des avantages urbains.
98Quant à la Gambie, l’indépendance qui lui est accordée tardivement, en 1965, consacre la rente de situation de populations sachant habilement tirer avantage depuis l’annexion française de la Casamance (1886) de leur enclavement territorial. La manne que représente, pour cet État, la fonction de redistribution des produits d’importation (produits manufacturés) et d’exportation (arachide du Sénégal) confirme que l’enclavement des Rivières du Sud ne saurait être considéré seulement comme une contrainte dès lors que les populations inscrivent leurs activités dans un espace de desserte élargi. Les points de transit étant disséminés le long de la quasi-totalité de l’artère fluviale gambienne, et donc largement en amont de l’aire de déploiement préférentielle des palétuviers (environs de Kaur, au kilomètre 200), aucune portion de l’espace fluvio-marin ne saurait échapper à l’attraction des centres urbains12 Dans son ensemble, la rivière joue le rôle de « commutateur », d’ordinaire imparti à la ville. Si la dispersion et le dynamisme de ces centres urbains limitent les migrations vers la capitale – Banjul ne compterait que 80 000 habitants, soit moins d’un dixième de la population nationale –, leur proximité place du même coup les activités liées à la mangrove en situation de forte concurrence face aux activités urbaines. Dans ce contexte particulier, le champ urbain s’exprime par le déclassement, ou tout au moins par un « gel » prolongé des valeurs attribuées par les populations aux ressources de l’écosystème.
99L’évolution des mangroves dans le champ urbain des pays où s’affirme une économie de type dirigé est tout autre.
100En Guinée, la volonté, affirmée dès le plan triennal de 1960, de développer par le truchement des collectivités territoriales un mode de production dont la logique de fonctionnement serait identique pour toutes les populations suppose le réaménagement préalable des cadres d’exploitation du littoral. Émanant d’une gestion centralement planifiée et d’un désir de contrôle politique auquel les populations non hiérarchisées sont traditionnellement rebelles, ces nouveaux cadres territoriaux ne sont pas le lieu d’émergence escompté de nouveaux rapports sociaux. Tandis que la population urbaine augmente, les prélèvements obligatoires et le bas niveau des prix fixés par l’État font chuter la production rizicole de presque la moitié entre 1964 et 1972 (Rivière, 1978). Se limitant à la seule satisfaction de leurs propres besoins alimentaires, les paysans convertissent une partie de leurs rizières en salines pour mettre à profit l’accroissement rapide de la demande en sel des foyers urbains. Les prélèvements de bois de palétuvier requis pour l’extraction de sel en Guinée (Bertrand, 1993) entretiennent une forte pression sur les boisements et participent même localement à une progression des fronts pionniers.
101Loin de susciter une uniformisation des formes d’exploitation, le changement de mode de production, initié depuis la capitale, entraîne une refonte des paysages et des activités liés à la mangrove dans le champ des avantages urbains. Le degré de reconversion salicole est fonction de la proximité de la capitale, c’est-à-dire du moindre coût des frais d’acheminement de la production (et de la coercition plus active des agents de l’État).
102Inversement, c’est à la périphérie du champ du pouvoir central que la riziculture traditionnelle résistera le mieux (pays bagasitémou) et que les populations connaîtront même un regain d’identité territoriale par rapport à la période antérieure (cf. § La contingence des contrastes de reliefs intérieurs).
103La guerre de Libération, dans laquelle la province d’outre-mer portugaise s’engage à la même époque, porte également au premier plan le rôle des villes dans la différenciation de l’espace. Les composantes socio-historiques de la lutte armée guineense comptent ici autant que la fonction assignée au milieu de mangrove dans la stratégie insurrectionnelle des populations. Les Floup du Rio Cacheu et les Bijogo de l’archipel éponyme (surtout ceux de l’île « archi-rebelle » Canhabaque) avaient été les grands opposants à l’implantation complète de l’Administration coloniale entre 1925 et 1936 (R. Pélissier, 1989). Mais l’abcès de fixation de la résistance anticoloniale glisse ensuite des marges septentrionales (triangle floup) et insulaires (îles Bijagós) de la province vers les rivières au sud du Rio Geba (carte 19) où les populations balant s’étaient réfugiées en masse au terme des grandes campagnes de 1913-1915 livrées contre elles.
104La place privilégiée du territoire (chao) balant dans le processus insurrectionnel doit se comprendre davantage en fonction d’un capital démographique et d’une valeur stratégique proportionnels à la distance au pouvoir central que par le caractère belliqueux souvent invoqué à propos de ces populations animistes. À l’image de la république de Guinée, c’est dans les milieux les plus reculés que la riziculture s’était le plus intensifiée en permettant de capitaliser des excédents démographiques. Cette aire de peuplement très dense est particulièrement propice au développement de la lutte armée dans la mesure où les profondes indentations des rias et la densité de la couverture forestière rendent l’accessibilité terrestre et le contrôle des populations encore plus difficiles qu’au nord du Rio Mansoa. En outre, le PAIGC peut compter sur le soutien politique de la Guinée indépendante pour utiliser le no man’s land frontalier comme base de repli alors que les fortes densités de Casamance et les orientations politiques du Sénégal sont moins favorables.
105La structuration de l’espace bissau-guinéen au cours de cette phase décisive et le décalage chronologique de l’indépendance de la Guinée-Bissau (1974) par rapport à celles des autres territoires expliquent dans une large mesure la raison pour laquelle les mangroves des régions de Quinara et de Tombali abritent aujourd’hui les plus fortes densités rurales des Rivières du Sud.
106Face à l’influence grandissante des villes dans la différenciation de l’espace régional, quelle importance accorder aux modifications de l’environnement climatique enregistrées depuis les années soixante-dix ?
L’impact de la péjoration pluviométrique récente
107La signification et l’impact du déficit pluviométrique que les mangroves des Rivières du Sud enregistrent depuis les années soixante-dix à l’instar des marges sahéliennes13 de l’Afrique de l’Ouest font partie des thèmes les plus largement débattus. La question de savoir si la phase de sécheresse amorcée en 1968 s’inscrit ou non dans un processus d’aridification irréversible (au moins à l’échelle intergénérationnelle) est de plus en plus couplée à celle du rôle des interventions anthropiques dans les processus de dégradation du milieu de mangrove et de son environnement.
108Une confrontation des thèses en présence – privilégiant les causes climatiques ou anthropiques – s’avère vaine dès lors que leurs argumentations reposent sur des observations dispersées le long d’une aire à très fort gradient climatique14. L’acidification des sols de mangrove et la péjoration de leur couvert végétal mériteraient déjà d’être plus souvent considérées en fonction du gradient d’aridité sud-nord qui majore l’impact des intervention humaines à mesure que les conditions d’alimentation en eau douce sont plus limitatives (Bertrand, 1994 a). Plus largement, il semble que l’influence respective des facteurs naturels et anthropiques dans la dégradation de l’écosystème à mangrove varie spatialement suivant le degré de confinement de l’écosystème (cf. § La diversité des milieux biogéographiques).
109À l’échelle régionale, le phénomène majeur réside dans la translation, vers le sud, de la limite pluviothermique méridionale du domaine tropical sec, défini par une évapotranspiration suffisante pour permettre – en l’absence d’alimentation allogène – la précipitation des sels en surface (cf. carte 17). Cette limite climatique rejoint la ligne de partage entre milieux confinés et milieux exportateurs établie suivant la prépondérance des influences océanique ou continentale. Le rapprochement des deux limites physiques induit un renforcement du gradient écologique dont l’effet est d’accentuer les contrastes d’évolution de part et d’autre d’une ligne passant entre le Rio Cacheu et le Rio Mansoa.
L’impact du déficit pluviométrique au nord du Rio Mansoa
110Entre le delta du Saloum et l’estuaire du Rio Cacheu, le déficit pluviométrique et la contraction de la saison pluvieuse convergent leurs effets pour renforcer le caractère confiné du milieu. La translation du pic de sursalure vers l’amont des rivières entraîne une inversion généralisée des profils longitudinaux de salinité et une extension des milieux sursalés, voire hypersalés (fig. 31), que seuls des apports d’eau douce substantiels, comme ceux du fleuve Gambie, sont en mesure de freiner.
Figure 31. Évolution des profils longitudinaux de salinité et des milieux de transition eau douce – eau salée sous l’effet de la diminution des débits liquides.

111L’aire d’extension des forêts de palétuviers tend à se contracter au voisinage des embouchures où la turbulence des courants de marées maintient la salinité des eaux estuariennes à des valeurs proches de celles de l’eau de mer. Cette contraction des surfaces boisées s’accompagne donc d’une substitution des peuplements de Rhizophora par l’espèce Avicennia plus halotolérante15.
112Si elle suffit à modifier l’extension et la composition floristique des boisements, l’augmentation légère de la salinité des bras de mer estuariens n’altère pas fondamentalement les conditions physiques antérieures de la riziculture et de la pêche. Les activités halieutiques peuvent toujours compter sur une richesse spécifique de l’ichtyofaune très supérieure à celle des autres systèmes estuariens. Aussi, le recentrage (Casamance) ou l’intensification (Saloum) des systèmes d’exploitation littoraux autour des activités halieutiques semblent moins dictés par la péjoration de la pluviométrie que par l’adoption de nouvelles technologies et l’intégration à l’économie de marché (Cormier-Salem, 1994b).
113Il en va différemment dans la partie médiane des estuaires où la remontée du pic de sursalure pénalise durement les activités rizicoles, mais ne compromet pas la reproduction des espèces résistantes aux écarts de salinité (ethmalose, tilapia). La conversion halieutique de populations traditionnellement peu attachées au milieu de mangrove (Manding, Foula) répond alors autant à une dégradation « naturelle » du milieu continental qu’aux opportunités offertes par le milieu fluvio-marin. Aussi bien, l’échec de bien des projets hydro-agricoles dans le secteur médian des estuaires – notamment en Casamance (Guidel, Kamobeul) – doit être relativisé à la mesure des contraintes climatiques. La dégradation du couvert végétal et surtout des sols, que certains ont pu attribuer à ces aménagements, traduit avant tout les effets de résonance d’une intervention, même légère, sur le régime des écoulements.
114Compte tenu des pulsations climatiques inhérentes aux marges sèches du monde tropical et du contrôle du régime hydrique des mangroves par l’alimentation fluviale, on peut raisonnablement penser que l’homme agit ici plus comme un amplificateur des effets de la péjoration pluvio-métrique que comme un déclencheur des processus de dégradation du milieu.
L’impact du déficit pluviométrique au sud du Rio Mansoa
115Au sud du Rio Mansoa, la baisse des débits a eu pour conséquence de freiner l’exportation des flux hydriques et sédimentaires vers le domaine océanique côtier. La diminution des débits liquides a favorisé une homogénéisation des conditions de salinité par relèvement du pic de dessalure vers l’amont des estuaires (cf. fig. 31).
116La diminution corrélative des débits solides a entraîné le passage d’une économie d’abondance en matériaux terrigènes à un déficit sédimentaire généralisé en front de mer. Le recul des fronts de mangrove associé à des processus de dévasement a été étudié aussi bien en Guinée (Ruë 1988 ; Bertrand, 1993) que dans le nord de la Sierra Leone (Anthony, 1990). Toute interférence humaine égale par ailleurs, l’intensité du phénomène varie fortement suivant la proximité des pôles d’approvisionnement en sédiments, l’occurrence d’un bâti structural protecteur (cuirasses submergées, morphologie du plateau continental) et surtout le jeu combiné des houles réfractées et des courants de marée. La modification de l’équilibre écologique antérieur a surtout révélé les risques inhérents à des formes d’utilisation intensives du milieu de mangrove dans les secteurs tributaires d’un réapprovisionnement régulier en sédiments pour assurer la stabilité du substrat et la pérennité des écoulements (Bertrand, 1993).
117Souvent jugée comme responsable de la déstabilisation du substrat, l’exploitation forestière n’a, en réalité, pas d’impact décisif sur l’évolution des bilans sédimentaires dans la mesure où les exploitants privilégient, pour des raisons d’accessibilité, les rives d’estuaires et non les fronts de mer. En outre, la remontée de la marée dynamique liée à la réduction des débits fluviaux aurait plutôt comme effet d’augmenter la fréquence de submersion des rives de régénération et d’étendre l’aire de déploiement de la mangrove vers l’amont des estuaires. Contre toute attente, la péjoration pluviométrique pourrait cautionner une intensification des activités forestières !
118En revanche, elle conduit désormais à condamner toute forme d’extension massive de la riziculture aux dépens des mangroves de front de mer sujettes à des variations de ligne de rivage de grande amplitude. Les opérations de poldérisation menées à Kabak et à Koba en période de progradation se sont avérées désastreuses dès lors que le bilan sédimentaire s’est inversé et que les périmètres se sont trouvés exposés directement à l’attaque des houles. Dans le cas de la plaine de Koba, l’artificialisation des écoulements a sonné le glas des espoirs de sauvegarde en entravant les transferts sédimentaires longitudinaux qui, en période de forte agitation marine, président à la régularisation et à la protection naturelle de la côte.
119Au-delà de l’échec de ces expériences hydro-agricoles, la péjoration climatique aura montré que dans les milieux de mangrove « exportateurs », dotés d’une forte résilience en dépit de leur instabilité morphodynamique, l’homme a une responsabilité beaucoup plus grande dans le déclenchement des processus de dégradation que dans les milieux confinés, structurellement fragiles.
120Mais l’effet le plus direct du déficit pluviométrique sur les systèmes d’exploitation est d’avoir entraîné une imbrication spatiale plus étroite des potentialités du milieu. Par l’homogénéisation des conditions de salinité, les potentialités halieutiques et salicoles sont moins dissociées qu’auparavant des potentialités forestières et agricoles (cf. § La diversité des milieux biogéographiques).
121Dans les rias, où l’exploitation du milieu repose sur une gamme variée d’activités en interrelation (système d’exploitation stricto sensu), les populations étendent leurs terroirs à la mesure de l’espace disponible (Haut-Kapatchez). En revanche, dans les milieux sujets à des formes d’exploitation spécialisées et plus intensives, l’imbrication spatiale des potentialités débouche sur une concurrence accrue des formes d’exploitation (sud de la Guinée-Bissau et alentours des grands centres urbains).
122En matière de planification des ressources côtières16, l’avance de la Guinée-Bissau et de la Guinée est très directement liée aux enjeux associés à l’accès et à l’exploitation de la mangrove depuis la péjoration du climat.
123Dans ces deux pays où la contribution des produits de la mangrove satisfaisant la demande urbaine (riz, sel, bois) est essentielle, les manifestations les plus spectaculaires du changement climatique (faillite des polders, flux migratoires) ont incité les gouvernants à promouvoir une politique de gestion des ressources côtières. Les procédures de planification visant à coordonner les actions d’aménagement et à encadrer le développement des activités des populations sont engagées depuis trop peu de temps pour que les effets puissent en être mesurés.
124Il est néanmoins certain que l’évolution du statut des mangroves dépendra désormais largement de l’articulation de ces stratégies d’utilisation rationnelle et concertée des ressources avec celles des populations (fig. 31).
Un ensemble régional en cours de recomposition : les types sous-régionaux d’évolution
Les Rivières du Sud septentrionales, au nord du Rio Buba
125L’évolution régionale des rivières septentrionales est dominée par le renforcement combiné de contraintes physiques structurelles et de solidarités intra-régionales, dont l’un des effets les plus marquants est de marginaliser la place des mangroves dans le système d’exploitation des ressources littorales. L’unité de la sous-région procédant davantage de l’ancienneté et du dynamisme des échanges que des formes de valorisation du milieu de mangrove, une attention particulière doit être portée au suivi de la vie de relation.
Vigueur et renouvellement des réseaux d’échanges
126La prééminence de la fonction commerciale dans l’organisation spatiale de la sous-région plonge ses racines dans la poussée manding vers le débouché gambien, avant l’arrivée des Européens au xve siècle. En assimilant les populations autochtones qui ne s’étaient pas réfugiées autour des mangroves, les marches atlantiques de l’empire du Gabou s’insèrent de bonne heure dans le commerce transatlantique de produits largement indépendants de l’écosystème à mangroves.

Conception : F. Bertrand – Réalisation : С. Suss – © Cormier, 1998
Carte 20. Les Rivières du Sud. Le découpage régional.

127Grâce à leur situation privilégiée sur la trajectoire des routes océaniques, les Rivières du Sud septentrionales abritent les premiers comptoirs de traite et une diversité toute particulière de ressortissants européens – non seulement portugais, britanniques, français, mais aussi lettons, danois et belges. Aussi, la concurrence des grandes puissances européennes pour le contrôle des échanges se prolonge-t-elle plus tardivement qu’ailleurs. Jalonnant une sorte de « limes de pénétration » en bordure littorale du domaine océanique, les places de Ziguinchor (Casamance), Cacheu (Rio Cacheu), Bissau (île éponyme) et Bolama17 dressent un véritable « front de convoitise » entre la Gambie et le Rio Grande de Buba. Ce front s’étire longitudinalement sur 300 km suivant les limites d’influence effective du Portugal dans la région. Issus de l’ancienne capitania mor de Cacheu (R. Pélissier, 1989), ces comptoirs s’étirent très exactement dans les anciennes limites d’influence du Portugal dans la région. Il exclut le Sine-Saloum qui, en étant incorporé très tôt à l’espace colonial français, évoluera en marge des convoitises européennes.
128Le fractionnement du front de convoitise en sphères d’influence coloniale aura des conséquences décisives sur l’évolution sous-régionale, lorsque les indépendances vont promouvoir les anciennes limites administratives en frontières d’État.
129La partition politique des rivières septentrionales en quatre États, ou fragments d’État, ayant « pignon sur mer » sur un front de 50 à 100 km entérine le maillage en « réseau » de l’espace colonial et place les dynamiques marchandes transfrontières au cœur de la vie régionale.
130Loin de constituer une entrave à la circulation des hommes et des marchandises, la démultiplication des zones frontalières suractive la vie de relations et d’échanges. Outre les facilités offertes aux mouvements indépendantistes, les discontinuités territoriales sont autant d’occasions pour les populations riveraines d’exploiter les différentiels tarifaires entre pays et d’orienter leurs activités économiques selon la variabilité des opportunités d’échanges. Le jeu des frontières participe ainsi pour une large part à la recomposition des systèmes d’exploitation du littoral.
131Les variations du prix d’achat des produits agricoles et du cours des monnaies, de part et d’autre des frontières, entretiennent l’intérêt des populations paysannes pour les cultures de rapport au détriment des cultures vivrières, et notamment du riz de mangrove. En Casamance, l’attirance pour les cultures arachidière, maraîchère et fruitière des plateaux contribue au recul de la riziculture de mangrove (Cormier-Salem, 1994b). Dans les régions guineenses de Cacheu et d’Oio, où 50 % des rizières ont été abandonnées entre 1978 et 1990 (Mendy, 1994), le déclin semble d’autant plus rapide que la politique gouvernementale d’obtention de devises encourage l’extension des plantations d’anacardiers tant au niveau des villages (tabancas) que des producteurs ruraux privés (ponteiros) (UICN, DGFC-MDRA, 1994).
132L’intensification des activités halieutiques et l’amplification des courants migratoires maritimes dans la sous-région septentrionale relèvent également du jeu des frontières. En effet, si l’abondance de la ressource halieutique est un facteur évident de migration, il n’est pas plus explicatif que les opportunités commerciales liées à la pêche ou à la navigation, et notamment la contrebande (Chaboud, 1994).
133Comment interpréter la concentration des débarquements de poissons et des effectifs de pêcheurs en Gambie (Charles-Dominique, 1994), alors que ce pays n’abrite pas de communautés notables de paysans-pêcheurs (Diola, Papel) ou de pêcheurs anciennement spécialisés (Niominka) ? Selon toute évidence, ces données traduisent la conversion récente de communautés de marchands auxquelles les activités halieutiques ouvrent des horizons plus larges que la simple commercialisation des prises, ces dernières fussent-elles de grande valeur ! La valorisation des réseaux d’échanges transfrontaliers renforce ici un désintéressement séculaire pour les ressources spécifiques du milieu de mangrove.
134Le jeu des frontières est moins exclusif dans le cas du Saloum et surtout de la Casamance dans la mesure où l’amplification des migrations de pêche se combine à une revalorisation d’anciennes formes de pêche dans les eaux intérieures (Cormier-Salem, 1992).
135L’« appel du large » concerne en priorité les populations insulaires (îles Betanti au Saloum, îles Blis-Carone en Casamance, îles Bijagós) qui vivent en contact étroit avec le milieu marin. La diversification des systèmes de pêche et l’itinérance des communautés littorales s’inscrivent dans un espace « ouvert » dont l’organisation fluctue en fonction de la mobilité des ressources halieutiques et des débouchés plus ou moins lointains. L’espace concerné dépasse largement le cadre estuarien des « rivières » et, a fortiori, du milieu de mangrove.
136Il n’est pas sûr pour autant que l’intensification des migrations maritimes dans les Rivières du Sud septentrionales renforce les solidarités au sein de la sous-région. Les stratégies qui président à la valorisation des ressources de l’écosystème marin côtier relèvent davantage d’une forme de prédation que d’une construction de l’espace. Elles contrastent par-là même avec les stratégies des communautés de paysans-pêcheurs (Diola, Papel) pour lesquelles l’exploitation des eaux maritimes, mais aussi intérieures, sont le moyen de perpétrer des attaches territoriales au milieu plus « fermé » de la mangrove.
137Ces deux modèles de gestion de l’espace aquatique peuvent s’avérer conflictuels dès lors qu’il s’agit de formes concurrentes d’adaptation à la dégradation de l’environnement physique.
Marginalisation de la fonction productive des mangroves
138La péjoration récente de la situation climatique des Rivières du Sud septentrionales participe à la recomposition des systèmes d’exploitation en accélérant les mutations économiques et sociales inscrites sur un plus long terme. En termes agroclimatiques, l’effet le plus notable du déficit pluviométrique persistant est de placer l’ensemble de la sous-région en-deçà du seuil pluviométrique nécessaire au bon fonctionnement du système rizicole de mangrove18. En réalité, l’intensification de l’aridité saisonnière n’a fait que révéler le handicap structurel des « rivières » septentrionales en généralisant les effets contraignants – circonscrits jusque dans les années soixante-dix au Saloum – à la totalité des rias situées au nord du Rio Geba. De ce point de vue, la dégradation de l’environnement climatique accélère l’affaiblissement de l’intérêt des populations envers les ressources agricoles de l’écosystème à mangroves et exacerbe la pression sur les ressources halieutiques.
139La diversification des systèmes de pêche et l’intensification des cultures de rapport dans la sous-région témoignent sans aucun doute de l’adaptabilité des populations et de la flexibilité de leurs systèmes d’exploitation. Mais l’ampleur des transformations socio-économiques amorcées avant la péjoration pluviométrique récente semble bien avoir imprimé une résonance particulière à la crise climatique présente par rapport aux accidents climatiques antérieurs.
140Malgré la dégradation des conditions environnementales, le milieu de mangrove demeure le cadre de vie privilégié et l’un des supports essentiels de l’identité des populations papel, floup et diola. Mais l’amplification et la diversification des mouvements de populations dans la sous-région n’en font plus leur « domaine réservé ». La recomposition des systèmes d’exploitation ne s’articule pas autour des ressources spécifiques de l’écosystème (riz inondé, bois de palétuvier, sel de tanne) quand bien même la pénurie des ressources forestières continentales et la salinisation des terres de mangrove pourraient y inciter. Le fumage du poisson (metora) est la seule activité qui paraisse se développer actuellement autour de l’une des ressources spécifiques de l’écosystème.
141Les transformations socio-économiques et la péjoration climatique concourent ainsi à réduire la place des mangroves au sein du système de production et à subordonner leur statut à l’évolution des réseaux marchands.
Une différenciation de l’espace à la croisée des parcours
142La partie septentrionale des Rivières du Sud est celle où l’amélioration de la desserte routière et le branchement sur les marchés urbains ont le plus profondément modifié l’organisation de l’espace régional héritée de l’époque coloniale. Aux anciennes pénétrantes maritimes disposées transversalement à l’interface terre-mer se sont substitués des axes routiers bitumés reliant les différents points du semis urbain colonial. Depuis 1959, la Transgambienne relie Kaolack à Ziguinchor par Farafeni et Senoba. Depuis 1974, la Route du Sud contourne le « doigt de gant » gambien par Tambacounda et Velingara. La Nationale 5 relie directement Banjul à Ziguinchor (1986). Enfin, la route Ziguinchor-Bissau contourne le Rio Cacheu par Sao Domingos et Bula en marginalisant l’ancienne matrice des comptoirs sénégambiens.
143La sous-région apparaît ainsi quadrillée par un réseau maillé unique au sein des Rivières du Sud dont Dakar et Bissau constituent les sommets, Kaolack, Banjul et Ziguinchor les principaux nœuds, enfin les « pattes d’oie » de Diouloulou, Bignona, Sao Domingos et Bula les plaques tournantes essentielles du trafic régional. Une analyse géographique approfondie serait nécessaire pour déterminer les modalités de hiérarchisation de ce réseau et d’émergence des points forts de l’espace. Selon toute hypothèse, ce travail ferait ressortir la prégnance de villes-seuils comme Kaolack, Banjul, et à un degré moindre, Sao Domingos.
144Le rayonnement de ces villes-seuils procède moins désormais de la fonction de commandement administratif, héritée du maillage colonial, que de l’aire de desserte routière (voire fluvio-maritime) et de l’horizon d’influence lié à la croissance d’une population urbaine socialement diversifiée et multiculturelle.
145En maximisant la vie de relation, le quadrillage routier et le semis très dense des centres urbains impriment une incontestable organisation spatiale (dans l’acception géographique du terme) à la sous-région. Mais si importante soit-elle, cette structuration « horizontale » de la région, induite par la mise en relation terrestre des anciens comptoirs, n’oblitère pas les marques de structuration « verticale » de l’espace imposées par le compartimentage du milieu physique.
146En dernière analyse, le statut contrasté des mangroves septentrionales résulte de l’interférence particulière de ces deux modes de structuration de l’espace.
147Contrairement à une idée reçue, les Rivières du Sud septentrionales abritent encore de fort belles mangroves lorsque l’abondance de l’alimentation en eau douce se conjugue à un peuplement humain clairsemé et à une position à l’écart des grands courants d’échanges. Telle est la situation des mangroves qui occupent les parties médianes des estuaires du Saloum (bolon Bandiala), de la Gambie (secteur de Tendaba) et du Rio Cacheu. La conservation de ces ensembles végétaux devrait être facilitée par leur statut d’aire protégée (West Klang National Park, Parc National du delta du Saloum, Parc National des mangroves du Cacheu à l’étude).
148L’archipel des Bijagós constitue un ensemble à part en raison de son isolement insulaire, du particularisme de ses populations à dominante bijogo (25 000 habitants en 1991) et des enjeux multiples qui s’y dessinent. L’émiettement particulier du milieu physique19 et la dispersion des secteurs propices au déploiement de la mangrove confèrent à cette dernière une place marginale dans le système d’exploitation des ressources littorales.
149L’adoption récente du riz comme base du régime alimentaire s’est soldée ici par une extension notable de la riziculture « sèche » sur les plateaux (riz pluvial pam-pam) mais surtout une intensification de la culture de l’arachide (mancarra) et de l’exploitation des palmeraies qui rendent désormais les insulaires beaucoup plus dépendants du marché national. Pour les populations paysannes des Bijogo, la pêche demeure une activité complémentaire de saison sèche, sans commune mesure avec l’exploitation intensive des eaux de l’archipel par les pêcheurs spécialisés niominka.
150L’archipel est surtout en passe de devenir l’une des destinations touristiques majeures des Rivières du Sud grâce à ses nombreuses plages sableuses et à la faible turbidité des eaux de baignade. La création prochaine d’une réserve de biosphère pose clairement le problème de l’harmonisation du développement socio-économique d’un espace structurellement handicapé par son caractère insulaire et du maintien d’un équilibre écologique particulièrement précaire (UICN, 1994).
151Au-delà des spécificités physiques et humaines de cet archipel, on retiendra que les transformations qui l’animent relèvent d’un processus général d’intégration à l’échelle de la sous-région dont l’état d’avancement varie suivant les dispositions du milieu physique et les héritages de l’histoire.
152L’amplification des courants migratoires constitue le vecteur essentiel de cette intégration régionale et participe à une redéfinition du statut des mangroves dans un champ d’interactions qui s’est considérablement étendu : pêche, tourisme, politiques de conservation. Si la riziculture de mangrove demeure en toile de fond des paysages littoraux, sa place en tant qu’élément structurant des systèmes de production est fortement remise en cause.
153La transformation rapide des états de surface, dont rendent compte les images-satellite, procède pour une part de la redéfinition des facettes écologiques par les populations rurales, mais plus largement d’une déprise humaine sur le milieu de mangrove qui laisse libre cours au déterminisme « naturel ».
154La transformation des paysages littoraux au sud du Rio Grande de Buba présente des modalités sensiblement différentes.
La région centrale, du Rio Grande de Buba (Guinée-Bissau) à la péninsule de Bulloni (Sierra Leone)
155Au sud de la profonde entaille du Rio Grande de Buba et du chenal étroit qui la relie au paléo-delta d’Orango, la mangrove devient le trait dominant des paysages littoraux. À l’exception des promontoires rocheux du cap Verga et de la presqu’île du Kaloum (Conakry), les marais maritimes ourlent la totalité des plateaux sublittoraux. Le milieu de mangrove n’apparaît plus sectionné en ensembles disjoints définis par la seule hydrographie fluviale. Il s’inscrit désormais, sans solution de continuité longitudinale, sur la marge côtière d’un arrière-pays dont le volume de relief et les formes d’occupation de l’espace pèsent d’un poids particulier dans l’évolution sous-régionale du littoral.
L’ombre fondamentale du Fouta-Djallon
156Une situation à l’écart des deux grands débouchés manding et les difficultés de navigation à l’approche d’une côte basse et instable ont valu à la partie médiane des Rivières du Sud d’être intégrées tardivement au grand commerce transadantique. Il faut attendre la fixation des populations foula dans l’arrière-pays montagneux du Fouta-Djallon, au xviie siècle, et leur « descente à la mer » pour que le développement des échanges commerciaux participent à la structuration de l’espace littoral. Mais à la différence des « rivières » septentrionales, où la vie de relation s’appuie très tôt sur un semis de comptoirs rapprochés à la fois spatialement et administrativement, les établissements commerciaux méridionaux (Buba, Boke, Boffa, Dubreka, Forecariah) sont sous-administrés et trop distants pour constituer les nœuds d’un véritable réseau. Surtout, jusqu’au début du xxe siècle, le rôle imparti aux différents comptoirs du sud sera subordonné à la recherche de la meilleure voie de pénétration vers le Fouta-Djallon pour s’assurer l’alliance des almami du Fouta et contrer l’expansionnisme des puissances coloniales rivales.
157Le rayonnement politique du noyau ethno-démographique foutanien semble avoir empêché la partie centrale des Rivières du Sud de se structurer autour d’un axe longitudinal bien établi à l’interface terre-mer, comme dans la sous-région septentrionale. Les lignes de force de l’espace sont ici fortement assujetties aux relations avec l’arrière-pays littoral et s’inscrivent perpendiculairement au tracé de la côte sous forme de radiales. En d’autres termes, la portion d’espace comprise entre le Rio Grande de Buba et la péninsule de Bullom doit moins son unité aux circuits d’échanges qui l’animent qu’à sa situation en front de mer du Fouta-Djallon, situation à laquelle le milieu de mangrove doit également des traits particuliers (cf. § Trame hydrographique et morcellement identitaire des populations).
158Mais la seule disposition radiale des lignes de forces sous-régionales ne saurait rendre compte du caractère distendu des relations entre les anciens comptoirs côtiers. Celui-ci ne peut se comprendre que si l’on considère la concentration ancienne des flux économiques et commerciaux régionaux autour de l’axe Conakry-Mamou-Kankan (fin du xixe siècle) ainsi que l’évolution politique mouvementée des deux Guinée dans la seconde moitié du xxe siècle.
159Le déclassement durable des anciennes escales de traite et le repli des populations paysannes sur la satisfaction des seuls besoins vivriers ont longtemps freiné le développement de la vie de relations et d’échanges dans le sud de la Guinée-Bissau comme dans la majeure partie de la Basse-Côte guinéenne. À l’inverse de l’évolution constatée dans les rivières septentrionales, la dynamique des systèmes d’exploitation littoraux s’est inscrite, jusque dans les années quatre-vingt, dans des espaces si ce n’est « fermés », du moins contractés autour des noyaux de peuplements préexistants. Dans ce contexte, la recomposition des modes de mise en valeur s’est longtemps exercée en fonction, non pas des opportunités commerciales liées au marché national ou aux échanges transfrontaliers, mais plutôt en fonction des sollicitations locales dictées par la pression démographique et les alternatives agricoles à la riziculture endiguée de mangrove (riziculture pluviale, riziculture submergée non endiguée).
160L’évolution rapide des filières économiques consécutive à la libéralisation économique amorcée au milieu des années quatre-vingt est en passe de bouleverser cette situation. Le développement accéléré de la filière des produits halieutiques (Guinée-Bissau, Guinée) et de celle du bois de palétuvier (Guinée, Sierra Leone) contribue à l’intégration rapide des produits du milieu littoral dans les systèmes d’échanges nationaux. Simultanément, les activités variées qui se développent autour de ces « nouveaux » produits entraînent une modification des relations intersectorielles au sein des systèmes d’usages multiples de la mangrove.
161Les modalités et les conséquences de cette recomposition sont encore imparfaitement connues étant donné le déclenchement récent des processus d’innovation, que ce soit dans la pêche (évolution des filets maillants en Guinée) ou l’exploitation forestière (coupe à blanc, vidange des coupes par cotres). Par ailleurs, les effets de distance (exploitation prioritaire des gisements forestiers périurbains) et d’inertie (maintien des mercuriales en Guinée-Bissau) président à une diffusion hétérogène de ces processus dans l’espace sous-régional.
162D’ailleurs, et en dépit d’une incontestable unité écologique, les mangroves du « front de mer foutanien » relèvent de systèmes de production centrés sur quelques noyaux de fortes densités, séparés par des angles morts encore largement indéterminés. Les discontinuités du peuplement et de la mise en valeur permettent d’individualiser trois sous-ensembles.
Une sous-région multiple
La dynamique contrastée des systèmes de production aux confins guinéo-guineenses
163Le secteur compris entre le Rio Grande de Buba et le Rio Nunez est sans conteste l’un des secteurs des Rivières du Sud ayant connu les transformations les plus importantes au cours des vingt dernières années. Dépeuplée à la fin du siècle dernier au terme d’une longue période de traite intra-africaine (Pélissier, 1989), le Forria (ou Foreah) historique doit sans doute à sa situation aux confins des aires d’influence coloniale d’avoir conservé un environnement forestier tout à fait singulier au sein des Rivières du Sud. Ces forêts denses semi-humides ont joué un rôle essentiel dans la guerre de Libération en abritant, de part et d’autre de la frontière, les populations balant qui s’étaient récemment installées dans la région (depuis 1925) et qui livrèrent la résistance la plus farouche à l’armée portugaise20. L’accession de la Guiné à l’Indépendance (1974) peut être considérée comme le point de départ d’une évolution différentielle des modes de mise en valeur de part et d’autre de la frontière. Du côté guinéen, où le morcellement extrême des plaines rizicultivables (Harza, 1969) limite les possibilités d’expansion de la riziculture, les activités halieutiques connaissent un développement particulier en liaison avec l’amplification des courants migratoires maritimes et l’existence du débouché de Kamsar21 pour les produits de la pêche (Bouju, 1994c). Le rabougrissement généralisé de la mangrove semble directement lié à l’importance du fumage dans la transformation du poisson alors que cette activité déprédatrice est davantage contrôlée dans le pays voisin (observation pers.).
164Les activités agricoles, et notamment rizicoles, tiennent une place beaucoup plus importante dans la recomposition actuelle des systèmes de production littoraux dans le sud de la Guinée-Bissau. En une décennie, le doublement des surfaces consacrées à la riziculture dans la province de Tombali et le secteur limitrophe d’Empada – province de Quinara – (Mendy, 1994) contraste avec le déclin relatif de l’activité « fondatrice » des Rivières du Sud dans l’ensemble de la région. Cette évolution à « contre-courant » est fortement liée au renforcement identitaire de la société balant à travers sa participation décisive à la lutte pour l’Indépendance. Elle doit également beaucoup au puissant courant d’immigration multiethnique généré par la pression foncière et la dégradation des conditions hydroclimatiques au nord du Rio Geba. La diversité des techniques de production rizicole employées par les différents groupes ethniques (Balant, Nalou, Soussou, Foula, Beafade) se solde par une extension ubiquiste des défrichements.
165Les surfaces cultivées en riz s’étendent aussi bien aux dépens des forêts de palétuviers (bolanhas de tarrafe) qu’à ceux des prairies marécageuses d’arrière-mangrove (bolanhas de Ma) et des forêts denses de terre ferme (riz pluvial pam-pam).
166À la différence du nord du pays où la pression foncière et la baisse de productivité des bolanhas induisent de larges recouvrements spatiaux entre systèmes de production et groupes d’acteurs (UICN, 1994), les distinctions ethniques gardent un certain pouvoir organisationnel sur l’espace. La frange externe du littoral constitue la base de reproductibilité de la société balant à travers sa maîtrise de la riziculture de mangrove (Penot, 1994). La riziculture d’arrière-mangrove progresse sensiblement chez les Beafade, notamment dans la région de Quinara. Surtout, la riziculture pluviale (pam-pam) occupe une place significative chez les Nalou, Soussou et Foula de Cacine, de Cubucare et du nord de Catio, entraînant une réduction drastique des forêts denses de terre ferme. Chez ces dernières populations, la progression de la riziculture s’accompagne d’une diversification très poussée des formes d’exploitation céréalière (milhos), arachidière (mancarra), arboricole (noix de cajou) et horticole des terres sèches.
167Sans préjuger du renforcement ou de l’étiolement des identités socioculturelles dans le contexte de libéralisation économique actuel, le sud de la Guinée-Bissau est sans doute le seul secteur des Rivières du Sud où l’opposition des milieux forestiers de mangroves et de terre ferme conserve un véritable pouvoir de différenciation des systèmes de production.
Les « pays » baga du front de mer central
168Il en va tout autrement dans la partie centrale de la Basse-Côte guinéenne comprise entre la rive gauche du Rio Nunez et la rive droite du Konkoure et correspondant à l’essentiel de l’aire de peuplement baga. La particularité de cette portion du littoral relève autant de la discontinuité et du manque d’homogénéité ethnique du peuplement que d’un système de production ancré sur l’exploitation combinée des ressources continentales et côtières (Bouju, 1994). La permanence de l’exploitation rizicole des marais d’arrière-mangrove22 (Bertrand, 1993) et des sites d’implantation villageois le long des cordons littoraux ou des falaises mortes (Paulme, 1957) souligne le rôle des discontinuités longitudinales du milieu physique dans l’organisation de l’espace. L’organisation de l’espace sous-régional ne se modèle pas, comme dans le sud de la Guinée-Bissau, sur l’opposition physique des milieux fluvio-marin (mangrove) et continental (forêt dense).
169L’implantation préférentielle des noyaux villageois en bordure de terre ferme n’a pas donné lieu, comme dans les rivières septentrionales, à la construction d’un espace maillé s’articulant autour d’un réseau cohérent de marchés. La commercialisation des produits de la mangrove et de la forêt sublittorale reste tributaire pour l’essentiel de circuits d’approvisionnement à longue distance, dominés par des commerçants foula (sel) et dioula (noix de kola).
170L’échec spectaculaire de la poldérisation des grandes plaines de Monchon (3 000 ha) et de Koba (4 500 ha) a compromis jusqu’ici toute velléité de développement régional autour de cette filière de production rizicole particulière à la Guinée. Dans le cas de la plaine de Monchon, la ruine des aménagements s’est même soldée par l’abandon des villages riverains et un regroupement des populations autour du Haut-Kapatchez.
171Enfin, si la diversification des filières de produits halieutiques (nationale, exportation) participe, en liaison avec la relance des activités de pêche (Chaboud, 1994), à une refonte des systèmes d’exploitation des ressources du littoral, celle-ci ne semble pas, pour le moment, altérer les traits de l’organisation spatiale interne de la sous-région.
172La vie régionale entre le Rio Nunez et le Konkoure apparaît toujours comme pulvérisée sous la forme de multiples cellules éparpillées le long du littoral, chacune faisant figure d’isolat en raison des faibles densités intercalaires et de son autonomie de fonctionnement par rapport à la cellule voisine. La partie centrale du front de mer foutanien se singularise des ensembles spatiaux voisins davantage par l’absence persistante de spécialisations, de complémentarités ainsi que de flux canalisés et hiérarchisés, que par l’absence de polarisation urbaine ou la discontinuité de son peuplement. Elle présente ainsi les traits caractéristiques de la région isolée, héritée d’un mode de structuration lié aux conditions originelles d’implantation des populations autochtones et frappée d’une indétermination persistante par rapport aux grands flux structurants des Rivières du Sud.
173Mais l’homogénéité relative de cette portion du littoral a toutes les chance de disparaître prochainement en raison de sa perméabilité aux interventions extérieures et des convoitises que ne peuvent manquer de susciter des ressources agricoles, halieutiques et forestières encore sous-exploitées. Le sous-peuplement et le libre accès aux ressources sont des conditions propices à l’apparition de groupes d’acteurs spécialisés autour d’un produit et à l’émergence de stratégies d’exploitation intensive.
174Jusqu’à maintenant, la convergence de pêcheurs migrants originaires de l’ensemble des Rivières du Sud (Bouju, 1994 c) et la multiplication de campements saisonniers en front de mer (Gougoude, Sakama, Dobire, Taboriya) relèvent de stratégies d’exploitation extensive qui, dans l’ensemble, limitent les risques de surexploitation des eaux marines et des boisements de palétuviers (fumage du poisson).
175L’expansion dans la sous-région du bassin d’approvisionnement de Conakry en bois de mangrove n’est pas encore suffisamment établie pour permettre de dégager une évolution significative. Il n’en demeure pas moins que le volume de bois disponible dans les mangroves de la sous-région (Rio Pongo) et leur potentiel élevé de régénération naturelle ont toutes chances de donner cours à une exploitation à rendement soutenu, à l’instar de l’évolution amorcée dans le delta du Konkoure.
176Les signes avant-coureurs du passage à des formes d’exploitation intensive du milieu de mangrove sont sans doute à rechercher dans le développement de la crevetticulture dans la plaine de Koba. L’échec du projet-pilote de Lamodia, lié à un choix d’implantation très risqué, ne doit pas inciter à sous-estimer l’impact d’une activité que certains promettent à un grand essor dans l’ensemble de la plaine côtière.
177Au-delà des distinctions entre les techniques de production de la pêche artisanale de celles de l’exploitation forestière et de l’aquaculture, on peut se demander si l’essor de ces activités participe véritablement à une recomposition des systèmes de production dans la mesure où il procède d’initiatives et de groupes d’acteurs étrangers au milieu local. Dans le secteur de la pêche, le caractère exogène des innovations techniques n’a pas empêché leur appropriation par les populations autochtones car cette activité s’intégrait déjà aux systèmes de production locaux (Chaboud, 1994). En revanche, les activités d’exploitation forestière et, plus encore, aquacole sont plus strictement subordonnées à la demande extérieure (foyers urbains de Conakry, pays développés) et prennent place dans des filières de production dont le contrôle échappe complètement aux populations locales (intermédiaires, industriels).
178En fin de compte, l’évolution récente des activités économiques entre le Rio Nunez et le Konkoure suscite moins une redéfinition des relations intersectorielles qu’une décomposition des systèmes d’exploitation en liaison avec l’autonomisation de ses composantes. Les menaces d’éclatement qui pèsent sur les systèmes d’usages multiples de la mangrove se doublent du risque de voir apparaître une vive concurrence entre les différentes formes d’utilisation car l’évolution de l’environnement bioclimatique induit une imbrication spatiale plus marquée des potentialités du milieu (cf.§ L’impact de la péjoration pluviométrique récente). Les procédures de planification côtière qui sont en cours d’élaboration ou d’application (Schéma directeur de la Mangrove – SDAM, de la Crevetticulture) prévoient judicieusement la préservation d’aires à usages multiples. Mais il y a fort à parier que le déploiement de stratégies d’exploitation intensive et d’appropriation de l’espace entraînera une différenciation rapide de l’espace selon un processus de ségrégation.
La partie méridionale du front de mer foutanien
179L’évolution régionale du secteur compris entre le delta du Konkoure et la péninsule de Bullom (Sierra Leone) est dominée par la recomposition déjà ancienne des systèmes d’exploitation du littoral dans l’orbite de Conakry (Bertrand, 1994b). L’unité et l’originalité du milieu physique de cette portion des Rivières des Sud ne sont pas étrangères à l’affirmation précoce d’un grand centre urbain comme pôle structurant de l’espace.
180Les modalités particulières du rajeunissement23 du relief et du comblement des grandes entailles fluviales à proximité des contreforts montagneux du Fouta ont donné lieu à l’inscription de formes en creux d’échelle moyenne propices au déploiement des vastes dépressions humides (basin wetlands) dans le relief. Les potentialités agricoles des dépressions situées au contact des plateaux et de la plaine littorale ont suscité une colonisation de peuplement unique au sein des Rivières du Sud (cf. § Le renforcement des disparités régionales dans le champ des « préférences impériales »). Mais c’est surtout le développement des filières d’approvisionnement du marché européen24 et les opportunités portuaires offertes par la « jetée » naturelle du Kaloum qui ont décidé de l’orientation monoculturale (banane) et commerciale de l’économie sous-régionale.
181Celle-ci sera fortement ébranlée lors du passage à l’Indépendance et lors de l’exode des planteurs. Toutefois, l’instauration progressive d’un régime autocratique et fortement centralisé parachèvera la subordination des activités littorales au système urbain dominant. Le déplacement volontaire du centre de gravité de l’économie agricole vers les plaines à mangrove et chenier de Kakossa et Kabak25 pour constituer des greniers à riz sera la marque la plus évidente de l’emprise du pouvoir politique sur les activités littorales. Mais les fluctuations de l’activité de pêche au rythme des expulsions et des appels de main d’œuvre étrangère orchestrés par l’administration (Bouju, 1994 c) sont aussi significatives de la domination de Conakry sur l’espace sous-régional. Quant aux motivations qui ont pu conduire à la conversion des rizières traditionnelles en salines ou, plus récemment, à l’intensification de l’exploitation des boisements de Rhizophora (Bertrand, 1993), leur détermination urbaine n’en est pas moins claire.
182L’évolution récente du Nord de la Sierra Leone est moins bien documentée, notamment en ce qui concerne la dynamique des différents secteurs d’activité. Dans l’attente de recherches approfondies, l’attention doit se porter sur les mouvements de biens et de personnes qui n’ont jamais cessé d’animer l’espace transfrontalier et d’entretenir de multiples formes de solidarités entre des populations étrangères, mais ethniquement proches (Mandeni, Soussou, Temne).
183C’est ainsi que les possibilités d’expédition en contrebande de riz vers la Sierra Leone facilitèrent l’adoption de la motoculture dans les plaines guinéennes de Kakossa et Kabak (Suret-Canale, 1970), ultime refuge septentrional des populations mandeni (Balandier, 1948, 1952). Mais la communication entre les deux pays a surtout été entretenue par les pêcheurs spécialisés sierra-léonais (Temne) qui, au gré des aléas politiques, ont puissamment contribué à la diffusion des techniques de pêche et au développement de cette activité en Guinée (Bouju, 1994 c ; Charles-Dominique, 1994).
184On considérera enfin, malgré l’absence d’évaluation précise à ce sujet, que la station de recherche rizicole de l’Adrao, établie à Rokupr, a joué un rôle non négligeable dans la relance de l’activité rizicole de part et d’autre de la frontière, sinon à travers la diffusion d’espèces adaptées aux exigences des paysans (Agyen-Sampong, 1994) du moins par un effet d’entraînement lié à la promesse d’améliorations variétales.
185L’originalité de cette portion des Rivières du Sud tient au fait que son évolution est étroitement liée, depuis un demi-siècle, à des dispositifs de contrôle politique et administratif établis à partir d’un grand centre urbain26. Encore faut-il souligner que la recomposition des formes d’exploitation du littoral dans l’orbite de Conakry s’est constamment « nourrie » des solidarités transfrontalières et des mouvements de propagation, par simple fait de juxtaposition, entre deux pays contigus27.
Les Rivières du Sud méridionales, de la péninsule de Bullom à la baie de Sherbro (Sierra Leone)
186La péninsule de Bullom marque une discontinuité majeure de l’espace régional aussi bien par rapport à la configuration d’ensemble du littoral des Rivières du Sud que par rapport aux paysages côtiers et à l’organisation de la vie régionale. Les mangroves sont regroupées en trois secteurs nettement circonscrits (estuaire de Rokel, Baie de Yawri, Baie de Sherbro), isolés par des avancées de terre ferme proéminentes (« la montagne du lion » des découvreurs portugais), ce qui contraste avec la continuité du front de mangrove foutanien (cf. § La région centrale, du Rio Grande de Buba [Guinée-Bissau] à la péninsule de Bullom [Sierra-Leone]).
Un espace marqué du sceau de l’opposition centre-périphérie
187Le cloisonnement marqué du relief littoral a favorisé le maintien tardif du dualisme administratif entre la colonie côtière – cantonnée en fait à la presqu’île de Freetown (700 km) – et le protectorat de Sierra Leone englobant non seulement l’arrière-pays mais également le restant du littoral28.
188Cette coupure prolongée a exacerbé les clivages entre, d’une part les formations sociales urbanisées et créolisées (krios) – issues des vagues hétéroclites d’immigration à Freetown –, et d’autre part les populations autochtones29 (autrefois natives, aujourd’hui provinciales) regroupées majoritairement sur la frange sublittorale du pays. Les données socio-démographiques de l’organisation régionale diffèrent ainsi sensiblement du sud de la Basse-Côte guinéenne, où le sous-peuplement des campagnes et l’acculturation des populations rurales s’opposeraient plutôt au surpeuplement et au caractère pluriethnique de la capitale.
189Les modalités d’exercice de la domination urbaine sur la région sont également différentes. Elles reposent beaucoup moins sur un dispositif de contrôle politique et administratif – malgré la nature despotique du régime – que sur la maîtrise des flux de ressources extraites et de capitaux qui dominent l’économie de la sous-région. Or, l’importance de l’exploitation diamantifère dans le nord, puis dans l’est du pays a conduit des groupes d’acteurs intermédiaires – notamment issus de la communauté libanaise – à occuper une position stratégique, d’abord dans l’organisation de la filière diamantifère, puis dans d’autres secteurs d’activité d’intérêt commercial comme la pêche (Dubresson, 1995). Le plus souvent liés aux gouvernants en place à Freetown, ces groupes d’acteurs participent à l’entretien d’un mode de structuration de l’espace régional fondé sur l’opposition centre-périphérie. Ce mode de structuration fréquemment associé à des stratégies d’appropriation de l’espace revêt ici des traits originaux, liés à l’importance des ressources minérales littorales et aux dynamiques marchandes transfrontalières.
Des périphéries littorales enclavées
190L’originalité des Rivières du Sud méridionales est d’abriter des noyaux d’activités dispersés où des populations nombreuses privilégient des formes d’exploitation intensives et spécialisées. Contrairement à l’ensemble des Rivières du Sud, l’espace margino-littoral a moins servi de support à des ensembles cohérents d’activités en interrelation qu’à la différenciation de filières économiques dictée par des stratégies d’enrichissement. Dans cette logique d’exploitation du milieu, les ressources vivrières sont réduites à la portion congrue, particulièrement le riz de mangrove qui entre pour une part très faible dans la production rizicole nationale (Agyen-Sampong, 1994).
191Les enjeux régionaux sont ailleurs et, en premier lieu, dans un éventail de ressources minérales unique au sein des Rivières du Sud. En effet, le soubassement géologique de l’arrière-pays littoral est entièrement dégagé des couvertures sédimentaires paléozoïque et mésozoïque qui, ailleurs, masquent les richesses minières du socle. Malgré la reprise d’activité du centre d’extraction ferrifère de Marampa en 1983, la profonde ria de la Rokel River (port de Pepel) n’est plus une artère majeure de rentabilisation du pays. Les stratégies d’enrichissement se sont reportées sur les réserves de bauxite 30 des collines de Sembehun, les placers de rutile31 des bassins du Gbangbama et Kagboro, et surtout sur les gisements diamantifères.
192Dans l’attente d’une mise en valeur des gisements sublittoraux de kimberlite32 dont les contraintes techniques permettraient sans doute un renforcement des pouvoirs d’État, l’exploitation des gisements alluvionnaires s’inscrit dans le cadre de circuits d’exportation largement illicites qui mettent en relation des groupes d’acteurs aussi bien nationaux (prospecteurs, gouvernants, libanais) qu’étrangers (libériens...). Dans la mesure où l’on peut suivre avec précision l’emplacement des sites d’exploitation et le cheminement des produits, la filière du diamant semble surtout s’être développée dans l’Est du pays en rapport avec l’émergence de mouvements insurrectionnels au Liberia et, plus récemment, en Sierra Leone même (Front révolutionnaire uni-RUF).
193Les activités diamantifères – et plus généralement minières – n’en ont pas moins imposé leur marque à l’organisation spatiale de la sous-région méridionale des Rivières du Sud. Celle-ci présente un dispositif en enclaves extractives (périphérie) gravitant dans l’orbite d’un pôle urbain excentré (centre) dont la domination effective sur l’arrière-pays repose sur des assises marchandes extrêmement mouvantes.
194Ce système régional reposant moins sur la maîtrise de la circulation des hommes et des produits que sur une recomposition spontanée des voies et des noeuds d’échanges, les infrastructures de transport demeurent très médiocres en considération des densités de peuplement. Ce fait freine considérablement la diffusion des cultures marchandes villageoises qui, malgré les conditions très favorables du climat équatorial, restent beaucoup moins développées que dans les sous-régions septentrionales.
195Les basses terres humides de la baie de Sherbro et de l’île homonyme sont les seules à faire l’objet d’une mise en valeur relativement intensive depuis l’époque coloniale. Le produit convoité est ici la fibre textile des palmiers-piassava33 (Raphia viniferis) qui constituent l’espèce dominante des forêts marécageuses d’arrière-mangrove, particulièrement étendues dans ce secteur très abrité. Mais cette forme d’exploitation commerciale du milieu de mangrove, tout à fait originale à l’échelle des Rivières du Sud, a fortement pâti des lacunes du réseau routier dès lors que l’ensablement de l’entrée de la baie de Sherbro et le rétrécissement du chenal de Mania concourraient à l’abandon du port exportateur de Bonthe34.
Des mangroves en cours de dégradation accélérée
196La dispersion des noyaux de peuplement côtiers conjuguée à l’absence de communication fluvio-marine entre les rias expliquent l’importance de la mer dans la vie d’échanges et les activités littorales. Bien que la sous-région n’apparaisse pas en tant que telle dans les données statistiques sur la pêche (Charles-Dominique, 1994), le rapport des effectifs (pêcheurs et pirogues) et des débarquements à la longueur de la façade maritime sierra-léonaise permet d’affirmer que la pêche artisanale n’est nulle part ailleurs aussi intensive. Le niveau d’exploitation du domaine océanique côtier n’est pas mieux connu que dans les autres secteurs des Rivières du Sud. Toutefois, l’intensification des coupes de bois de palétuvier pour la transformation des prises – opération indispensable compte tenu de la dégradation des voies d’acheminement routières – et la multiplication des projets d’assistance à la pêche artisanale (projet FAO de Kagboro) sont révélatrices des enjeux de cette activité.
197Autour de la presqu’île de Freetown (Bunce River, Yawri Bay), la pression des pêcheurs sur la mangrove s’ajoute à celle des exploitants forestiers en réponse à l’accroissement de la demande urbaine en bois-combustible (UICN, 1992). La dégradation accélérée des boisements, consécutive à l’imbrication spatiale des deux types d’extraction, a même suscité (fait unique en Afrique de l’Ouest) des opérations de reboisement à Allen Town (Sierra Leone River) et Tumbi (Yawri Bay). Mais l’interruption, en 1991, de ces programmes d’assistance à l’exploitation durable des mangroves (UNDP-FAO) donne encore une fois la mesure du faible niveau d’encadrement étatique sur les activités de l’arrière-pays.
198La baisse de fréquentation touristique de la sous-région est tout aussi significative de l’instabilité chronique des formes d’exploitation du littoral. Malgré d’importants investissements (infrastructures aéroportuaires, équipement hôtelier) dans un secteur d’activité auxquels certains prédisaient un essor fulgurant, la valorisation des paysages littoraux les plus variés des Rivières du Sud35 est sérieusement compromise par l’extension de la Guerre civile et l’incapacité des gouvernants à garantir la sécurité de consommateurs essentiellement étrangers. Seules les péninsules de Bullom et surtout de Freetown semblent encore fréquentées par les habitants de la capitale. On notera que l’activité touristique, avant cette phase de repli, tendait à se déployer dans l’espace selon un dispositif en enclaves, suivant le mode de structuration prévalant.
199En définitive, l’originalité des Rivières du Sud méridionales semble procéder d’une autonomie marquée des différentes formes d’exploitation du milieu concourant pourtant à un mode bien défini de structuration de l’espace. Quel que soit l’angle d’analyse, cet espace paraît écartelé en portions territoriales disjointes, allouées à des fonctions diverses (minière, forestière, touristique) mais toutes marquées du même caractère « extractif ».
200L’éclat particulier des ressources de la sous-région a certainement compté dans la généralisation de stratégies d’exploitation commerciale du milieu littoral. Les jeux de l’échange ne semblent pas déboucher pour autant – contrairement aux rivières septentrionales – sur un processus d’intégration régionale. Les assises économiques du négoce sont sans doute trop mouvantes pour permettre le développement des complémentarités intra-régionales nécessaires à l’émergence de solidarités entre les populations urbaines de Freetown et les différents populations littorales.
201Surtout, on peut douter que les pouvoirs marchands, qui dominent l’économie régionale au sud de la péninsule de Bullom, aient un quelconque intérêt à favoriser une intégration de la sous-région en substituant des flux canalisés et hiérarchisés à une communication diffuse. Tirant parti du détournement des rentes minières de l’État et d’une exploitation « sauvage » du milieu littoral, qui assure au moins l’approvisionnement des populations urbaines en poisson et bois-combustible, leur intérêt a plutôt résidé jusqu’ici dans le libre fonctionnement des enclaves périphériques.
202Toutefois, la déstabilisation politique des franges d’exploitation risque fort de remettre en cause les fondements régionaux du pouvoir de la capitale en plaçant désormais celle-ci en situation de périphérie repliée sur elle-même par rapport à des foyers identitaires en gestation (à base ethnique ou simplement insurrectionnelle). Dans le contexte de désarticulation de l’espace sous-régional, l’État comme la position statutaire de la mangrove ne peuvent être que provisoires et sujets à une prochaine redéfinition.
Conclusion
203La mise en relief, au sein des Rivières du Sud, de trois sous-ensembles régionaux définis par des combinaisons uniques de facteurs structurants apporte quelques éclaircissements sur les rapports entre mangrove et organisation de l’espace.
Du rôle de la mangrove dans l’organisation de l’espace régional
204Le fait que l’une des régions littorales du monde tropical qui se laissent le plus aisément reconnaître comme telle n’ait pas encore donné lieu à une véritable étude de géographie régionale est révélateur de l’un des paradoxes les plus singuliers de cette portion des côtes africaines. L’hydrographie estuarienne qui sert de support physique à l’identité régionale des Rivières du Sud est dotée simultanément d’un pouvoir de diversification géographique qui peut aller jusqu’à faire apparaître l’ensemble comme la somme d’espaces fonctionnels juxtaposés. Autrement dit, et à contre-pied d’une locution proverbiale de circonstance, la mangrove des Rivières du Sud serait non pas l’élément qui dissimule la cohérence de l’ensemble, mais bien la forêt qui cache les arbres, tant l’homogénéité d’ensemble semble faire défaut !
205Analysés en termes de flux pour permettre leur représentation spatiale, les liens et les solidarités économiques entre les populations des Rivières du Sud n’en sont pas moins actifs et apparentent donc bien cet ensemble spatial à une région – au sens fort du terme.
206Si la tendance historiographique actuelle est d’insister sur l’ancienneté des migrations maritimes le long des Rivières du Sud, force est de reconnaître qu’au moins jusqu’à la seconde moitié du xxe siècle, ces réseaux d’échanges s’appuyaient sur des complémentarités économiques insuffisamment marquées pour véritablement « cimenter » l’espace littoral. En tout état de cause, le morcellement identitaire des populations côtières et leur souci commun d’indépendance ont constitué un frein puissant à l’unification régionale des Rivières du Sud. Les discontinuités du peuplement ont participé dans une large mesure à la démultiplication des aires d’influence coloniale et à une « balkanisation » du littoral qui n’a pas connu d’équivalent sur les autres côtes estuariennes d’Afrique (golfe de Guinée, détroit de Mozambique).
207L’amplification des phénomènes migratoires depuis la Seconde Guerre mondiale, en liaison avec la spécialisation professionnelle de certains groupes d’acteurs et l’attractivité des centres urbains, renforce les complémentarités intra-régionales. Il est patent que l’affirmation et la diversification des activités économiques s’articulant autour des produits de la mangrove participent à une structuration interne des Rivières du Sud, ce qui pourra conférer à cet ensemble, et au-delà des cadres étatiques, une véritable dimension régionale à l’échelle de l’Afrique de l’Ouest.
208En admettant que cette dynamique régionale s’avère décisive, il faut en souligner le caractère récent. Dans une large mesure, l’organisation spatiale des Rivières du Sud reste tributaire de facteurs de régionalisation qui sont à l’œuvre depuis un passé beaucoup plus lointain : mise en place du peuplement, conditionnement bioclimatique, morcellement hydrographique. La pérennité de ces conditionnements de longue durée assure à la mangrove, en tant que support traditionnel des activités, une certaine prégnance dans l’organisation différentielle des milieux de vie littoraux, entre le delta du Saloum et la baie de Sherbro.
209Toutefois, le décalage des limites séparant les trois sous-ensembles régionaux par rapport aux limites écologiques impliquées dans la structuration différentielle des écosystèmes à mangrove conduit à s’interroger quant à la nature et la signification des discontinuités mises en évidence au sein des Rivières du Sud.
De l’incidence de la structuration régionale sur l’état des mangroves et leur évolution
210Les deux principales discontinuités spatiales mises en exergue par ce travail (Rio Grande de Buba, Péninsule de Bullom) ne relèvent pas d’un découpage arbitraire de l’espace, dès lors qu’elles correspondent aussi bien à des faits apparents (paysages littoraux) qu’à des faits d’analyse (régionalisation). Elles ne procèdent pas pour autant d’un déterminisme déguisé sous le sceau de l’analyse combinatoire des données écologiques, socio-économiques et culturelles conduites à l’échelle régionale. En effet, les sous-régions identifiées et les limites qui les séparent reflètent avant tout différents états d’arrangement de ces données dans l’espace littoral. Or, si ces états supposent un minimum de stabilité dans le temps pour s’établir, ils n’en demeurent pas moins fondamentalement provisoires. Que l’un des paramètres structurants, comme un circuit d’échange ou le gradient bioclimatique latitudinal vienne à varier d’intensité ou modifier les contours de son champ d’exercice, et la configuration régionale s’en trouve altérée.
211Du fait des facilités offertes à la pénétration maritime, le Rio Grande de Buba constituait l’un des axes majeurs de concentration des hommes et des activités depuis le xvie siècle. A partir des années 1890, sa marginalisation par rapport aux foyers d’échanges nouvellement promus (Rio Nunez, Rio Geba) s’est traduite par une déprise très sensible des hommes sur le milieu. Mais sa marque de discontinuité régionale n’est véritablement apparue qu’avec l’émergence sur son flanc méridional d’un foyer d’attraction (pays balant) vers lequel les courants migratoires se sont récemment amplifiés en raison d’une meilleure « rente écologique » que les rivières septentrionales.
212La fonction « limitative » de la péninsule de Bullom par rapport aux sous-systèmes régionaux central et méridional ne procède pas davantage d’une détermination qui aurait permis d’en prédire l’émergence et la rendrait immuable. Cette discontinuité entre deux espaces nettement différenciés, suivant à la fois leur mode de structuration et le statut des mangroves, est largement tributaire du jeu des frontières entre deux pays aux « techniques d’encadrement » contrastées. Les mangroves de l’extrême nord de la Sierra Leone et du sud de la Guinée doivent moins leur parenté d’évolution aux modalités semblables de leur structuration fonctionnelle qu’au fait que l’emprise des dispositifs de contrôle politique et économique mis en place à Conakry ait pu porter ombrage à des encadrements sierra-léonais extrêmement lâches.
213Par son caractère dynamique et donc momentané, le découpage spatial qui découle de cette analyse ne prétend donc nullement « fixer » – au sens d’arrêter – le(s) contexte(s) d’évolution de la mangrove dans les pays des Rivières du Sud. Néanmoins, il permettra peut-être de poser quelques jalons dans la définition de cadres de recherche-développement opératoires en montrant ce que toute problématique sur cet objet tant convoité (y compris par les scientifiques) peut gagner, en matière de révélations sur les processus en cours et de prospective sur les dynamiques futures, à se situer à la charnière du local et de l’englobant.
Notes de bas de page
1 Nous prendrons toujours le terme de champ dans le sens de domaine d’action, en le distinguant de l’aire qui désignera l’espace, dans lequel est projeté, cette action.
2 Il s’agit des valeurs fonctionnelles (stabilisation du littoral, voie de communication...), productives (ressources forestières, agricoles...) et culturelles (utilisation des coquilles pour les nécropoles) déterminant l’importance des mangroves pour les populations.
3 Les aspects techniques de ces pêches maritimes sont décrits par Chistian Chaboud et Emmanuel Charles-Dominique (in M.-C. Cormier-Salem, éd. 1994).
4 La notion de glacis désigne ici non pas un dispositif stratégique de défense mais les surfaces à profil général concave qui s’étendent au pied des hautes terres du Fouta central et le long desquelles les Foula « produisent » leur territoire.
5 Landolphia senegalensis est une liane de la famille des Apocynées présentant la particularité de changer de port (hétérophyllie) suivant les conditions édaphiques.
6 On a pu dire, à cette époque, que les palmeraies guinéennes seraient restées inexploitées sans le genièvre de traite (Demougeot, 1937).
7 La ligne ferroviaire Conakry-Kankan est ouverte en 1914, la ligne Dakar-Bamako, en 1924.
8 Le fossi est le nom soussou du palmier-raphia (Raphia gracilis) qui constitue l’espèce caractéristique de l’association gracilo-raphiale (Schnell, 1952), laquelle définit l’un des grands types de forêt marécageuse d’arrière-mangrove (Bertrand, 1993).
9 Ce principe est retenu à la Conférence de Brazzaville en 1944.
10 On retiendra essentiellement l’opération menée par la C.G.O.T., à Sefa dans le département de Sedhiou.
11 En 1983, la riziculture de mangrove ne représente toujours que 6 % de la surface des rizières du pays et 12 % de la production nationale (Agyen-Sampong, 1994).
12 Kuntaur, située à 240 km de l’embouchure, est la tête de la navigation maritime (tonnages < 3 000 t). Mais la navigation fluviale s’étend jusqu’à Basse, à quelques dizaines de kilomètres de la frontière orientale.
13 Le Sahel devrait être considéré, ici, dans l’acception des hydrologues, c’est-à-dire le domaine où l’hydrodynamique continentale passe sous la dépendance quasi exclusive des états de surface et s’affirme la tendance à la disparition du réseau de drainage, soit P moy. < 800 mm.
14 Qui plus est, lorsque l’on sait que l’unité climatique du domaine sahélien, pourtant étiré en longitude, n’est plus de mise parmi les spécialistes !
15 Cette substitution d’espèce pénalise les populations qui recherchent plutôt le bois de Rhizophora en raison de ses facilités de découpe et de séchage.
16 Schéma directeur d’aménagement de la mangrove (SDAM) en Guinée, actions de l’Union mondiale pour la nature (UICN) en Guinée-Bissau.
17 Bolama demeurera la capitale de la Guiné jusqu’en 1943.
18 1 500 mm répartis sur au moins 120 jours, en l’absence de mesures contre-aléatoires (Penot, 1994).
19 L’archipel compte 88 îles, dont 42 présentent une extension significative.
20 Selon R. Pélissier, le Forria est, dans les années 1880, un champ de carnages réciproques (Nalou, Soussou, Foula) qui n’est pas sans rappeler la Zambézie à la même époque.
21 Le complexe portuaire de Kamsar, construit aux dépens des mangroves de la rive droite du Rio Nunez, exporte, depuis 1973, la bauxite du gisement le plus productif de Guinée.
22 Les marais d’eau douce (freshwater backswamps de l’étude Harza) couvrent de grandes surfaces d’un seul tenant sur le Haut-Kapatchez (6 500 ha), la plaine de Monchon/ Bas-Kapatchez (4 500 ha) et les plaines de Koba-Taboria (5 600 ha) qui sont les secteurs des trois principaux foyers de peuplement baga.
23 Le rajeunissement désigne une reprise d’érosion affectant un relief pénéplané et y emboîtant des formes en creux plus « jeunes ».
24 J. Richard-Molard souligne le rôle décisif des compagnies de navigation.
25 Le caractère volontaire est marqué par l’introduction de la motoculture pour pallier le déficit de main-d’œuvre.
26 Le foisonnement des projets de développement depuis l’avènement de la IIe République (1984) renouvelle l’emprise de l’État sur la région par l’intermédiaire des ministères de tutelle.
27 L’afflux actuel, en Guinée, de réfugiés sierra-léonais fuyant la Guerre civile est une nouvelle preuve de la dépendance des évolutions de part et d’autre de la frontière.
28 La fusion de la colonie et du protectorat ne deviendra effective qu’avec l’accès à l’Indépendance en 1961.
29 Ces populations sont également de souche allochtone si l’on considère que le territoire de la Sierra Leone a été le principal réceptacle des grands mouvements migratoires d’origine soudanienne.
30 La bauxite est extraite des cuirasses latéritiques (alumineuses) qui arment les collines de l’arrière-pays littoral. Leurs conditions d’élaboration et de conservation au voisinage de la côte mériteraient d’être mieux connues car elles contrastent avec leur localisation habituelle en Afrique de l’Ouest (notamment en Guinée) sur les vieilles topographies intérieures élaborées aux dépens du Paléozoïque sédimentaire (Michel, 1978).
31 Le rutile est une variété cristalline du bioxyde de titane (Ti02), issu du métamorphisme qui a accompagné la structuration panafricaine des marges du socle ouest-africain. Leur concentration en placers au voisinage du littoral est due à leur abondance dans les épandages sablo-argileux sublittoraux et à un enrichissement par altération des minéraux moins résistants (Anthony, 1990).
32 Les kimberlites sont de roches intrusives qui se sont mises en place sur la marge du socle ouest-africain, le long de vieux accidents tectoniques réactivés lors de l’ouverture de l’Atlantique (140 Ma) dans le prolongement des zones de fracture océaniques de Guinée (complexe de Songo) et de Sierra Leone (complexe de Bagbe). Les très hautes pressions qui ont présidé à leur installation expliquent leur teneur en carbone pur cristallisé.
33 Piassava est un terme générique, dérivé du brésilien piassaba, pour désigner les palmiers riches en fibres textiles fines utilisées en brosserie. Les espèces ouest-africaines Raphia vinifera et Raphia hookeri sont des vicariantes des espèces du Nordeste brésilien (Para piassaba et Bahia piassaba).
34 Pour une analyse détaillée de la dynamique hydrosédimentaire très complexe de ce secteur situé à l’extrémité méridionale des Rivières du Sud, se référer à la thèse de E. J. Anthony.
35 Le caractère très découpé du soubassement littoral sierra-léonais et la succession rapprochée de promontoires continentaux induisent une très grande diversité de rivages alluviaux et surtout de rivages sableux, associés à des falaises vives (péninsules de Bullom et de Shengue), à des fonds de baies (péninsule de Freetown) ou à des côtes basses en progradation (île Sherbro). Par leurs eaux claires et leurs palmeraies luxuriantes, ces secteurs battus par la houle sont assimilés aux rivages emblématiques du tourisme tropical.
Auteur
Frédéric Bertrand, géographe. Département de géographie, université de Paris I, 191, rue Saint-Jacques, 75005 Paris, France.
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