Chapitre IV. L’identité humaine des Rivières du Sud : unité historique et situation d’interface
p. 149-205
Texte intégral
À la recherche d’une identité humaine des Rivières du Sud
Définition historique, et non écologique, des Rivières du Sud
1La région littorale des Rivières du Sud est souvent présentée comme une région enclavée, éclatée, à la marge des centres politiques et des réseaux commerciaux, comme une aire-refuge pour les paysans paléonigritiques refoulés par les grands États soudaniens de l’intérieur (Empire du Ghana, du Mali). Aucune vaste entité politique susceptible de fédérer les chefferies locales n’a jamais émergé ou du moins marqué cette région de son empreinte. Comme son nom l’indique, les « Rivières du Sud », ou Northern Rivers, ne se définissent que par rapport à leurs voisins : au nord, les comptoirs français de Saint-Louis, Gorée et la Sénégambie, et au sud, Freetown et la Côte des Graines.
2Pour comprendre les fondements de l’unité historique de cette région ainsi que les dynamiques de différenciation, il faut tenir compte de sa situation d’interface, d’une part entre les ensembles soudaniens du nord et de l’est, forestiers du sud-ouest, et d’autre part entre le vaste continent africain et le non moins vaste océan Atlantique. Les influences intercontinentales et européennes s’interpénètrent dans cette frange littorale. L’arrivée des Européens au xve siècle, puis le développement des navigations maritimes et du commerce transatlantique bouleversent les relations de complémentarités interrégionales et d’échanges entre les différentes portions du littoral, et elles modifient durablement l’organisation des sociétés et des espaces des Rivières du Sud. C’est dire à quel point les chroniques des navigateurs portugais, premières sources écrites sur le littoral, sont précieuses pour cerner au plus près l’identité humaine de cette région.
Difficultés pour fonder cette identité
Les sources
3L’identité humaine des Rivières du Sud est difficile à fonder en raison de la faiblesse, sinon de l’absence des sources d’information.
4Avant l’arrivée des Portugais, les sources sont lacunaires. Les sites archéologiques, les traditions orales et la linguistique constituent les principaux matériaux. L’inventaire systématique de ces sources et leur interprétation restent largement à faire. Les travaux dans ce domaine, encore trop rares (Linares, Bühnen, Descamps, Becker et Martin, Girard), ne peuvent lever les nombreuses incertitudes concernant l’origine des populations littorales et leur histoire jusqu’au temps des Découvertes.
5Les navigateurs et chroniqueurs portugais des xve et xvie siècles livrent les premières cartes sur la zone en question ainsi que les premiers témoignages écrits. Ces documents sont issus d’observations directes (Diogo Gomes, Valentim Fernandes) ou d’informations puisées chez d’autres chroniqueurs, ou bien encore d’un mélange des sources. Si Gomes Eanes de Zurara ne fait que plagier les chroniques d’Alfonso Cerveira, Alvise Ca’da Mosto mêle son propre récit et celui que Pedro da Sintra a fait quelques années auparavant. Ces chroniqueurs mentionnent également les traditions orales « africaines », recueillies auprès des populations littorales, et donnent ainsi des indications sur ces mêmes sociétés aux siècles précédents.
6Aux xviie et xviiie siècles, en raison du déclin de l’Empire du Portugal, les sources d’information portugaises se font plus rares et cèdent la place à des sources d’origine espagnole, hollandaise, puis, en nombre croissant, anglaise et française. Avec le développement de la traite des esclaves, les préoccupations mercantilistes l’emportent. Les témoignages, surtout de commerçants, sont généralement pauvres sur les populations (Coquery-Vidrovitch, 1971). Néanmoins, les travaux de traduction et d’édition, effectués en particulier par Hair et Jones depuis les années soixante-dix, permettent l’accès aux récits et aux lettres de missionnaires et de traitants négriers. Ces témoins directs ayant effectué des séjours plus ou moins longs dans les Rivières du Sud fournissent les rares informations disponibles sur les sociétés littorales à l’aube de la pénétration coloniale. A partir de la fin du xviiie siècle, les grands voyages d’exploration, suscités notamment par les rivalités franco-anglaises, améliorent les connaissances sur l’Afrique. Les documents se multiplient et les informations sont plus importantes et plus fiables.
Les sources de l’histoire précoloniale par Marie-Christine Cormier-Salem
◊ Alfonso Cerveira : chroniques rédigées avant 1452 et perdues.
◊ Pedro da Sintra : voyages rapportés par Alvise Ca Da Mosto. N.B. : Pedro da Sintra, navigateur portugais au service de Henri le Navigateur, atteint les côtes de la Sierra Leone en 1452 à bord de deux caravelles. Il dresse des cartes notifiant estuaires, caps et îles. Ces cartes sont gardées secrètes pour préserver le littoral ouest-africain de la convoitise des autres puissances.
◊ Gomes Eanes de Zurara, [C. 1430-1448] : Chronica... Rédigées entre 1464 et 1468, il y relate des faits ayant eu lieu entre 1430 et 1448, principalement d'après les chroniques d'Alfonso Cerveira. Il existe différents manuscrits dont celui de Paris publié en 1841.
N.B. : Gomes Eanes de Zurara n'a pas une connaissance personnelle des régions littorales africaines. Il évoque surtout les faits d'arme à l'honneur des Portugais.
◊ Alvise Ca'da Mosto : Navigationi. Récit de voyages effectués en 1455 et 1457 le long des côtes de l'Afrique, rédigé en 1462, publié en 1507. N.B. : ce navigateur et marchand vénitien a rapporté également dans son récit le voyage de Pedro da Sintra. À travers ses récits de voyages, il fournit une source d'informations de première importance sur la zone, quelques années après la chronique de Gomes Eanes de Zurara.
◊ Diogo Gomes : De prima inventione... Rédigé avant 1483 (vers 1456) et publié en 1847 (puis, en 1959, traduit et édité par T. Monod, R. Mauny et G. Duval).
◊ Lucas Rem (1481 ?-1541) : témoignage sur la 2e expédition de Vasco de Gama (1502-1503).
◊ Balthasar Sprenger : témoignage sur la 3e expédition de Vasco de Gama vers l'Inde (1505-1506).
N.B. : d'après Jones (1989), Lucas Rem et Balthasar Sprenger, représentants de maisons de commerce allemandes (Welser, Fugger, etc.) installées au Portugal, sont les deux principales et uniques (?) sources allemandes authentiques.
◊ Eustache Delafosse (ou De la Fosse) : Voyage... Témoignage d'un marchand flamand, trafiquant d'esclaves sur la côte ouest-africaine entre 1479 et 1480, publié en 1897 par Foulché-Delbosc, puis en 1949 par Mauny et en 1992 par Escudier.
◊ Hyeronymus Münzer : De Inventione Africae... Rédigé entre 1494 et 1508, publié en 1854.
◊ Valentim Fernandes : Descripçao... Rédigé en 1506-1507, traduit et publié par de Cernival et Monod en 1938 puis traduit et publié par Monod, Teixeira da Mota et Mauny en 1951.
N.B. : Valentim Fernandes, imprimeur allemand, est un compilateur qui rassemble les collections de relations anonymes.
◊ Duarte Pacheco Pereira : Esmeraldo... Rédigé vers 1505-1508 (?), publié en 1898 et 1905, puis texte édité, traduit et commenté par R. Mauny en 1956.
◊ Jean Léon L'africain : Description de L'Afrique... Rédigé entre 1516 et 1526, publié en 1550.
◊ João de Barros : récit de voyages contemporains de ceux d'Alvise Ca'Da Mosto, publié en 1553, 1563, et 1613 (posthume), traduit et édité par Crone en 1937.
◊ Robert Baker : Travails... Récit d'un voyage en Guinée effectué en 1568, publié par Hair en 1990.
◊ Antonio Velho Tinoco : récit d'un voyage effectué en 1578, jusqu'aux îles Bijagos, publié par Brasio (1964).
◊ Francisco de Andrade : récit d'un voyage effectué en 1582, publié par Brasio en 1964 à Lisbonne, puis publié et traduit par Hair en 1974.
◊ Capitão André Alvarez d'Almada : Tratado breve... Rédigé en 1594, publié à Lisbonne en 1946, traduit et publié par Brasio en 1964 et par Hair en 1984.
N.B. : Alvarez D'Almada, commerçant cap-verdien, natif de l'île de Santiago, transmet l'un des témoignages directs les plus précieux sur les pays et populations de la côte de Guinée.
0. Pieter de Marees : Description et Récit... Publié en 1605.
◊ Frei Baltasar Barreira : Description... Récit de 1606, publié par Thilmans et de Moraes en 1972 et Hair en 1975.
◊ Sebastiao Fernandes Caçao : témoignage daté de 1607 par ce Portugais mandaté par le Roi du Portugal et installé en région beafade, édité par Brasio en 1968.
N.B. : nombreux écrits de missionnaires jésuites portugais (xve et xvie siècles) puis de capucins espagnols (xvie et xviie siècles) ont été rassemblés et édités par Antonio Brasio en 1958 (période allant de 1500 à 1569), 1964 (1569-1600) et 1968 (1600-1622).
◊ Pieter Van den Broeke : témoignage surtout sur la Petite Côte entre 1606 et 1609, traduit et édité par Thilmans et de Moraes (1977).
◊ Manuel Alvares : témoignage de 1615, publié et traduit par Hair (1990).
◊ Augustin de Beaulieu : témoignage de 1619, publié et traduit par Hair (1974).
◊ Richard Jobson : témoignage sur la traite entre 1620 et 1623, publié par C. Kingsleyen 1904.
◊ Dierick Ruiters : témoignage de 1623, publié et traduit par Hair (1975).
◊ Samuel Brun : témoignage sur la traite dans le Rio Cestos et récit de voyages effectués en Sierra Leone en 1624, édité par Hair et Jones (1977).
◊ André Donelha (ou Dornelas) : Descriçâo da Serra Leoa... Récit de 1625, traduit et édité par Teixeira da Mota, Hair et Bourdon en 1977.
N.B. : fils d'un commerçant cap-verdien, André Donelha rédige ses mémoires quelques années après son séjour dans les « Rivières de Guinée ».
◊ Francisco Perez de Carvalho : Routier de la côte de Guinée... Rédigé en 1635, traduit et édité par Thilmans et de Moraes en 1970 et par Hair en 1974.
◊ Olfert Dapper : Naukerije beschrijvinge des afrikaenische eylanden. Récit daté de 1668, traduit et publié au Portugal en 1951 et en France en 1989. N.B. : Olfert Dapper est un compilateur flamand.
◊ Nicolas Villault de Bellefond : Relation des Costes d'Afrique... Ouvrage de 1669. N.B. : dans son ouvrage, l'auteur mentionne les expéditions de marins diéppois en 1364 jusqu'au Cap-Vert, Sierra Leone et même Liberia (village Petit Dieppe), puis à nouveau en 1380-1381 et 1383, où ils seraient allés jusqu'en Gold Coast (Mauny, nd).
◊ Jean Barbot : The Writings of fean Barbot on West Africa. Rédigé entre 1678 et 1712, publié en 1732, puis en 1992 par Law, Hair et Jones. N.B. : Français protestant originaire de l'île de Ré, Jean Barbot devient agent commercial sur des navires négriers français puis, après l'édit de Nantes, se réfugie en Angleterre et se met au service des Anglais.
◊ R. Ligon : Recueil de divers voyages... Rédigé en 1674.
◊ Capitâo Francisco de Lemos Coelho : Duas descricões... Guide daté de 1684, rédigé à l'usage des navigateurs et commerçants pour développer les échanges avec la région, publié à Lisbonne en 1953 puis édité en français en 1973 et en anglais en 1985. N.B. : Francisco de Lemos de Coelho, commerçant et négrier cap-verdien, a effectué de nombreux voyages - au moins 25 - dans l'actuelle Guinée-Bissau.
◊ André Phérotée de Lacroix : Relation universelle... Compilation datée de 1688, d'après celle d'Olfert Dapper.
◊ François Froger : Relation d'un voyage fait en 1695, 1696 et 1697. Publié en 1698.
◊ Michel Jajolet de la Courbe : récit d'un voyage fait à la Côte d'Afrique en 1685, édité par P. Cultru en 1913.
Tableau chronologique de quelques voyageurs de la « Côte de Guinée » entre 1700 et 1850.
◊ William Bosman. 1705
◊ Jean-Baptiste Labat. 1728
◊ Captain William Snelgrave. 1734
◊ Francis Moore. 1738
◊ Michel le Gagneur. 1744. Inventaire des plantes médicinales en Guinée- Bissau, annoté par Adanson.
◊ Jean-Baptiste Leonard Durand. 1785-1786. Récit de voyages effectués au Sénégal, accompagné de notes géographiques et ethnographiques et d'un atlas de cartes.
◊ Antonio Coelho. 1749
◊ John Matthews. 1785-1786 et 1787. Récit de trois voyages à la Sierra Leone par un traitant négrier.
◊ Thomas Winterbottom. 1792-1796. Récit du séjour effectué en Afrique comme médecin de la Sierra Leone Company, rédigé entre 1794 et 1799, publié seulement en 1803.
◊ Silvain Meinard Xavier Golberry. 1785-1786-1787. Récits des voyages d'exploration publiés en 1802, après ceux de Mungo Park.
◊ Philip Beaver. 1792. Mémoires d'un lieutenant anglais publiées tardivement en 1920, puis en 1968.
◊ Adam Afzelius. 1795-1796. Naturaliste suédois, disciple de Carl von Linné.
7L’interprétation des sources précoloniales pose de nombreuses difficultés. En effet, outre les manuscrits perdus, endommagés ou ceux dont les informations sont tronquées, la plupart souffrent d’un manque de rigueur scientifique, mélangeant, sans les citer, les sources d’information utilisées, quand il ne s’agit pas purement et simplement de plagiat (par exemple Gomes Eanes de Zurara plagiant Alfonso Cerveira, ou Jean-Baptiste Labat plagiant Michel Jajolet de La Courbe). Les propos fantaisistes ou exagérés émaillent les récits : est-ce un effet de style ? ou plutôt une expression d’orgueil de voyageur ?
8Toujours est-il que des incertitudes sur les dates, les lieux et les noms en sont la conséquence. Ainsi, dans la chronique de Gomes Eanes de Zurara, l’exagération des distances parcourues est telle qu’il est difficile d’identifier les fleuves atteints par les marins portugais : À propos du fleuve où Nuno Tristão a trouvé la mort, touché par des flèches empoisonnées en 1446, s’agit-il du Rio Nuno, situé dans le Saloum, qui aurait été nommé d’après cet illustre navigateur ? du Rio Geba ? du Rio Grande ? ou plus probablement de la Gambie ? À propos du fleuve où Alvaro Fernandes a été blessé par des flèches empoisonnées vers 1446, s’agit-il de la Casamance ? du Rio Cacheu ? du Rio Nunez ?
9La traduction des manuscrits est souvent délicate en raison du mélange des langues utilisées par les chroniqueurs. Ainsi, les uniques sources allemandes authentifiées sur la région avant 1660 le sont grâce à des marchands, Lucas Rem et Balthasar Sprenger, qui s’expriment en allemand, en latin et en portugais. L’interprétation des noms est d’autant plus sujette à caution que les textes contiennent des propos parfois imaginaires (Jones, 1989).
10Il est une autre difficulté majeure à propos des sources historiques de la période précoloniale comme de la période coloniale : elle vient de leur origine essentiellement européenne, ce qui donne une image biaisée des Rivières du Sud et plus généralement de l’Afrique occidentale. Quoique certains historiens (notamment ceux de l’école américaine) soient soucieux de rédiger une histoire de l’intérieur en privilégiant le point de vue africain, la majorité des travaux ne s’affranchissent guère des cadres spatiaux hérités de la Colonisation et d’une périodisation dictée par l’histoire des nations coloniales européennes. Ainsi, Curtin n’évite pas ce travers dans sa synthèse historique sur la Sénégambie à l’époque de la traite des esclaves. La périodisation suit des critères européens1. Les sources internes (archéologie et tradition orale) sont minimisées au bénéfice des sources externes (Becker, 1977).
11Enfin, les synthèses historiques régionales sont encore trop rares. Exception faite des ouvrages de Rodney (1970), de Curtin (1975) et de Brooks (1994) ainsi que des travaux de Linares, Hair et Jones, les publications s’inscrivent prioritairement dans les frontières des États modernes (cf. bibliographie).
Identité versus dynamiques internes et externes
12La remarquable unité naturelle et humaine des Rivières du Sud n’échappe pas aux premiers explorateurs et navigateurs (cf. introduction générale de ce volume ; carte 3).
13Cette identité historique ne reste cependant pas immuable, comme en témoignent les différentes appellations de cette portion du littoral selon les périodes et les observateurs. Comme il a été souligné précédemment, avant l’arrivée des Portugais, les sources sont muettes en ce qui concerne l’existence d’une entité couvrant l’ensemble de la zone. Après 1434, une fois le Cap Bojador dépassé, l’ensemble des régions au-delà du fleuve Çanaga (ou Sénégal) est appelée « Pays des Noirs » ou Guiné2 » par opposition au « Pays des Maures » (carte 6). Avec les premières explorations, la multiplication des contacts, puis les premiers établissements et les comptoirs européens, la désignation de la zone traduit les modifications du contexte régional et le déplacement des centres de gravité géopolitiques et commerciaux.
Carte 6. Découverte des Côtes de Guinée au xve siècle.

Sources : E. Zurara ; Diogo Gomes ; V. Fernandes ; Fage.
Conception : M.-C. Cormier – Réalisation : C. Suss – © Cormier, 1998
14Aux xve et xvie siècles, l’espace « découvert » par les Portugais, désigné sous les termes de Guiné de Cabo Verde, s’étend de l’embouchure du fleuve Sénégal au Cabo Ledo (Cap de la Sierra Leone actuelle, à la latitude de Freetown) et dépend des Portugais installés dans les archipels du Cap-Vert (R. Pélissier, 1989) (carte 7). Grâce à une bulle papale de 1445, les Portugais obtiennent le monopole du commerce sur l’Afrique. Une charte de la Couronne portugaise, datée de 1466, leur garantit la jouissance exclusive de cette portion du littoral. Cette « Grande Guiné » reste sous leur dépendance jusqu’en 1550 (Rodney, 1970).
Carte 7. Guiné de Cabo Verde : échanges et populations aux xve et xvie siècles.

Sources : Rodney, 1970 ; Brooks, 1993 ; Bühnen, 1992.
Conception : M.-C. Cormier – Réalisation : C Suss – © Cormier, 1998
15Malgré l’opposition de la Couronne portugaise, les Cap-Verdiens sont de plus en plus nombreux à s’installer dans la région et à se livrer au commerce privé. Ils fournissent la majorité des résidents d’origine européenne de la région et deviennent les principaux intermédiaires pour le commerce à longue distance. Avec le déclin du Portugal après 1580, le littoral passe sous l’influence prépondérante de ces traitants privés, afro-portugais pour la plupart, appelés lançados et tangomaos. Bien implantés tout au long du littoral, ils font des estuaires des « Rivières » les plaques tournantes de la traite des esclaves aux xvie et xviie siècles. La zone Cacheu-Geba-Guinala d’une part, et celle de Sierra Leone d’autre part, sont sous leur contrôle. Par leurs réseaux commerciaux et leurs alliances avec les populations locales, ils contribuent à renforcer l’identité régionale de la zone alors couramment désignée sous les termes de « Rivières de Guinée ».
16À partir du xviie siècle, les nations européennes se livrent une concurrence acharnée pour contrôler la traite des esclaves alors en plein essor. Les compagnies commerciales portugaises et espagnoles voient leur aire d’influence commerciale progressivement réduite par les compagnies à chartes néerlandaises, françaises et anglaises. Les centres de gravité des « Rivières » se déplacent plus au nord, en Gambie, à Fort James et Albreda où sont implantés respectivement les Anglais et les Français, et plus au sud autour des Rio Nunez, Pongo, Scarcies et Sierra Leone, sous l’influence prépondérante de la Royal African Company (Mark, 1985). Les littoraux ouest-africains sont alors couramment désignés d’après les principaux produits commercialisés, à savoir « Côte des Graines » ou « de Meliguette3 » du Cap Mount au Cap des Palmes, Côte des Esclaves, Côte de l’Or, Côte de l’Ivoire ou Côte des Dents pour les pays du golfe de Guinée. Aucun produit spécifique ne sert à désigner les « Rivières de Guinée » (cf. notamment carte de la Côte de Guinée entre Gambie et Gabon in Bosman, [1705]). Les appellations multiples témoignent des rivalités géopolitiques et commerciales qui affectent la région et préfigurent le partage colonial du littoral entre les Portugais, les Anglais et les Français.
17Les Portugais, dont l’influence n’est prépondérante qu’entre la Gambie et le Cap Verga utilisent toujours le nom de « Guiné du Cap Vert », ou plus simplement Guiné (Barreira, 1606 ; Donelha, 1625 ; Carvalho, 1635).
18Pour André Donelha (1625), la Guiné de Cabo Verde s’étend du Fleuve Sénégal à un point indéterminé vers le sud, et elle est divisée en trois régions :
- La Costa de Jalofo, côte dominée par le peuplement wolof, entre le fleuve Sénégal et le Sine.
- Les Rios de Guiné, entre le fleuve Sine et le Cap Verga.
- La Serra Leoa ou Sierra Leone, du Cap de Varga vers le sud.
19Francisco de Lemos Coelho (1684) distingue de la Guiné la Sierra Leone, qui, de fait, échappe désormais aux commerçants portugais. William Bosman (1705), d’origine flamande, mais au service des Anglais comme directeur de la factorerie du fort de Saint-George d’Elmina, distingue au sein du « pays des Noirs » ou « Guinée » deux régions littorales. La Guinée septentrionale (Northern Guinea), côte au vent ou Haute Côte (Upper Coast), s’étend du Cap Blanc au Cap des Palmes et elle comprend donc la Côte des Graines. La Basse Guinée (Lower Coast), côte sous le vent, comprend la Côte de l’Or, la Côte des Esclaves et la Côte de l’Ivoire et elle s’étend jusqu’à l’actuel pays du Gabon. Depuis Saint George d’Elmina en Basse Guinée ou de Freetown, les Rivières, du point de vue des Anglais, sont septentrionales et elles sont encore désignées sous les termes de North Rivers, Northern Rivers ou, encore Upper Guinea Coast actuellement.
20Pour les Français, qui, au xviiie siècle, contrôlent le littoral entre l’embouchure du Sénégal et la Gambie (Albreda), le « pays des Rivières » est au sud. Selon Silvain Meinard Xavier Golberry (1802), ingénieur de Colmar, la région connue sous le nom de « Gouvernement du Sénégal » couvre tout le littoral du Cap Blanc au Cap des Palmes et elle s’étend vers l’intérieur, le long du fleuve Sénégal jusqu’au fleuve Falémé et la région du Bambouk. En 1787, à l’époque du séjour de Golberry, si les Français ont de solides établissements au nord de la Gambie, en revanche, au sud, ils sont concurrencés par les Anglais et les Portugais. Silvain Meinard Xavier Golberry en appelle aux renforcements des pouvoirs français le long du fleuve Gambie, au-delà d’Albreda et entre « la Gambra et la Casamença, dans cette rivière, dans le San-Domingo, dans le Rio-Grande, dans les îles Bissagos, enfin sur toutes les côtes, et dans toutes les rivières, situées entre le Rio-Grande et le Cap Tagrin, et dans les îles de Loz ».
21Golberry souhaite que la France fasse valoir ses droits dans cette zone et qu’elle reprenne aux Anglais la baie de la Sierra Leone, remarquable site portuaire, des « plus agréables et gracieux », et étende ses entreprises commerciales jusqu’au Cap des Palmes.
22Les dépendances qui ressortent du « Gouvernement du Sénégal » et citées par Golberry, sont presque les comptoirs coloniaux qui, à partir de 1837-1840, sont rattachés administrativement à Gorée et vont former les « Rivières du Sud ». Au xixe siècle, ce nom s’impose progressivement à la place de « Sénégambie méridionale » dans les rapports des administrateurs et voyageurs français (Bocandé, 1849 ; cf. introduction générale).
23De nos jours, la personnalité des Rivières du Sud n’est pas moins forte qu’à l’époque des premiers chroniqueurs portugais en dépit des modifications de l’environnement. De nombreux intérêts communs lient les peuples guineense, à tel point que certains, comme en Casamance, remettent violemment en cause les frontières, héritées de la Colonisation, se sentant plus proches de leurs voisins bissau-guinéens que des Sénégalais4. Si les populations littorales ont des affinités évidentes, en revanche les ressorts de cette similitude prêtent à discussion5.
24Le chapitre sera structuré autour de la discussion de la thèse de P. Pélissier à propos des Rivières du Sud.
La thèse de vieilles paysanneries en milieu refuge
25D’après P. Pélissier (1966, 1989), l’ensemble humain des Rivières du Sud est caractérisé par l’association :
- d’un type de peuplement, à savoir un peuplement-refuge dans la mangrove, qui se « sédimente » au cours du temps face à la poussée des puissantes formations socio-politiques de l’intérieur ;
- d’une « personnalité ethnique » réfractaire à la centralisation du pouvoir ;
- de l’adoption d’une riziculture adaptée aux conditions écologiques et à la pression démographique.
26Cette thèse de peuplement-refuge est élargie à l’ensemble des marais maritimes, des lacs et des lagunes du littoral ouest-africain, comme le pays du Bas-Ouémé, et aux régions de relief, comme les falaises et les rebords de plateaux gréseux (Pélissier, 1962, 1978 ; Daveau, 1966 ; Froelich, 1968). Ces milieux à fortes contraintes sont considérés comme des aires-refuges pour les vieilles paysanneries égalitaires contraintes de fuir les pressions de sociétés hiérarchisées et guerrières. Enfermés dans leur isolat marécageux ou montagnard, les paysans doivent développer des techniques ingénieuses de mise en valeur pour assurer la reproduction du groupe tout en maintenant la fertilité des sols. Ainsi, une agriculture sédentaire intensive et de très fortes densités démographiques – parmi les plus hautes d’Afrique occidentale – caractérisent ces régions. Les populations refoulées présentent de nombreux traits communs socioculturels : elles partagent la même répugnance envers toute autorité politique centrale, le même « goût de l’indépendance poussé parfois jusqu’à l’anarchie » (Froelich, 1968 : 183), la même farouche résistance aux étrangers. En témoignent les lents et tardifs processus d’islamisation, de pacification et de colonisation qui apparaissent à partir du xixe siècle.
27L’adaptation à l’habitat vaseux et, en particulier, l’exceptionnel aménagement de la mangrove en rizières confèrent aux refoulés du littoral leur forte spécificité. L’ancienneté et l’originalité, à l’échelle ouest-africaine et même mondiale, de la riziculture endiguée sont incontestables (cf. chapitre v : Aménagement technique du milieu). Les échanges et communications par le dense réseau de chenaux de marée, l’extraction du sel, la cueillette des produits aquatiques, l’élevage bovin, et enfin l’exploitation des produits de la forêt (kolatier, palmier) sont autant d’activités complémentaires à la riziculture. Le terroir, le calendrier de toutes les activités (économiques, rituelles, etc.), les rapports de production sont organisés en fonction de la riziculture. Le riz occupe une place fondamentale dans l’alimentation, les fêtes et cérémonies, les relations familiales et sociales. Les paysans réfugiés dans la mangrove font ainsi tous partie d’un même continuum sociotechnique, base de la profonde unité humaine des Rivières du Sud.
28Cette interprétation d’ensemble est toujours d’actualité et s’inscrit dans le vaste débat du rapport population-ressources. D’une part, elle remet en cause de façon éclatante les thèses malthusiennes selon lesquelles la croissance démographique se traduirait systématiquement par la détérioration de l’agriculture et le recul de l’intensif. La pression démographique, comme en témoignent les peuplements-refuges, peut être facteur d’intensification et de développement agricoles. D’autre part, elle illustre bien la thèse d’Ester Boserup, qui s’oppose à tout déterminisme géographique simpliste et selon laquelle l’inégale répartition de la population relève moins des variations naturelles du milieu que des systèmes politiques. C’est ainsi que Pélissier (1978) distingue deux grands modèles d’organisation de l’espace qui renvoient chacun à des sociétés et des techniques d’encadrement spécifiques : à la maîtrise technique poussée du milieu par les sociétés de paysans égalitaires s’oppose le contrôle politique de l’espace par les sociétés hiérarchisées fortement structurées. Les uns, sédentaires, non islamisés « ont refusé toute structure contraignante et privilégié d’autres valeurs comme la sauvegarde de leur liberté et l’égalité individuelle, payant par l’intensifie prix de leur choix ».
29Les autres, nobles guerriers dont la puissance politique ancienne a encore été renforcée par l’Islam, ont développé des stratégies extensives de conquête de nouveaux espaces, repoussant les premiers dans des aires-refuges.
30Cette thèse de peuplement-refuge est reprise par de nombreux auteurs, spécialistes des Rivières du Sud. Sa pertinence s’est avérée juste, au moins pour certains groupes du secteur Casamance-Geba et au moins pour certaines périodes. Les premiers témoignages écrits font clairement état des différences entre les « gens de mangrove », compris sous le terme de Fulup (ou Floup) par Alvares d’Almada (1594), décrits comme barbares, sauvages, rebelles, et leurs voisins baïnouk et manding, davantage civilisés, accueillants et très actifs dans le commerce. En revanche, les groupes littoraux (Diola, Baga, Nalou) ont des affinités socioculturelles et linguistiques avec les groupes subguinéens de l’intérieur (Koniagui, Tenda, Bajaranca).
31L’explication avancée par W. Rodney (1970) rejoint celle de P. Pélissier : ces groupes appartiennent au même vieux fond agraire ouest-atlantique ou paléonigritique, ils ont subi les mêmes poussées des États du Soudan et ils ont trouvé refuge, pour les premiers, dans les marais à mangrove, et pour les seconds, dans les éboulis gréseux du plateau bowal. Ces refoulés, remarquablement adaptés à leur milieu, reçoivent un apport continuel de migrants, surtout depuis le Soudan occidental, qu’ils ont assimilés. Les vagues successives de migration se sont « sédimentées » sur place, constituant des noyaux de forts peuplements, à la fois causes et effets de l’intensité et de l’ingéniosité des techniques6.
32Dans ce même cadre d’interprétation, Linares (1981) compare les populations de riziculteurs des Rivières du Sud et s’interroge sur les fondements de leur distinction. Les marais à mangrove semblent bien avoir servi de refuges à certains groupes non-islamisés, organisés en villages isolés et autonomes. Tel est le cas pour les Diola Kasa, Balant et Baga, riziculteurs de mangrove de langue bak, animistes, sans structuration hiérarchisée du pouvoir et dont l’unité de production de base est la famille nucléaire. Les riziculteurs de plateaux, qui appartiennent au groupe mel, sont représentés en Sierra Leone par les Sherbro, Bullom et Krim, auxquels sont venues s’ajouter les populations temne et gola, migrants récents sur la côte. Contrairement aux riziculteurs de mangrove, ces groupes esclavagistes auraient développé la riziculture grâce à la main d’œuvre servile. Toutefois, dans des articles plus récents, Linares (1987) revient sur la présentation de la mangrove comme zone-refuge pour les populations acéphales non islamisées et sur cette opposition entre riziculteurs de mangrove non-esclavagistes et riziculteurs de plateau esclavagistes.
33Ainsi, la thèse du peuplement-refuge, quoique cohérente et pertinente à bien des égards, demande à être confrontée aux nouvelles acquisitions de connaissances, en particulier dans le domaine de l’histoire, de la linguistique et de l’ethnologie. Les travaux historiques récents développent une approche différente, qu’il s’agisse de travaux francophones ou anglophones. Ils accordent en particulier plus d’attention aux activités d’échanges, de commerce, de relations ainsi qu’à l’histoire politique, sociale et culturelle. Ils s’intéressent aux interactions des différentes catégories d’acteurs et aux changements plutôt qu’aux identités globales et aux permanences. Ils proposent en général des explications en termes de « recomposition » des groupes sociaux et des identités ethniques plutôt que de « sédimentation », en termes de stratégies d’acteurs particuliers (traitants et commerçants, autorités politiques locales et européennes) plutôt que de déterminants structurels « lourds » des comportements paysans (logique d’adaptation aux conditions écologiques et démographiques, logique de repliement sur soi).
Délimitation des objectifs
34Il n’est pas question ici de faire une synthèse historique sur les Rivières du Sud, sujet beaucoup trop vaste, requérant de nouvelles investigations et faisant appel à des compétences qui nous dépassent, alors qu’il existe des historiens et des anthropologues spécialistes de ce domaine (cf. bibliographie). Ce sujet, en outre, nous éloignerait trop des mangroves. C’est pourquoi nous limiterons notre interrogation à la présentation, dans une perspective historique, des mangroves comme une aire-refuge destinée à des refoulés, un milieu fermé et impénétrable, peu propice aux contacts et aux échanges avec l’extérieur.
35Les recherches en histoire et en socio-anthropologie permettent d’apporter un nouvel éclairage sur le rôle des mangroves dans la mise en place du peuplement, les mouvements de population, les réseaux d’alliances et d’échanges.
36Notre propos visera ainsi à identifier les principales interactions entre les « logiques paysannes » des agriculteurs et les déterminants structurels d’ordre politique et économique dans l’histoire des Rivières du Sud, à évaluer l’effet de ces interactions sur l’identité humaine des Rivières du Sud, et, enfin, à situer plus précisément le littoral à mangrove dans ces dynamiques.
Du peuplement ancien au peuplement actuel
Des populations refoulées ?
Le vieux fonds
37L’origine des populations des Rivières du Sud et l’ancienneté de la colonisation des marais à mangrove font l’objet de différents scenarii7. Si tous les travaux soulignent l’ampleur des migrations depuis l’intérieur vers le littoral, il n’empêche que des mouvements de population, préexistants aux pressions des États soudaniens, sont également attestés le long du littoral. Les amas coquilliers d’une part, la toponymie d’autre part, comptent parmi les principales sources historiques qui contribuent à nuancer la thèse selon laquelle la mangrove serait un milieu-refuge, peuplé par des refoulés des invasions manding, puis peul.
38Les amas coquilliers, relevés tout le long du littoral du Cap Blanc au Cap des Palmes (Mauny, 1957 ; Elouard et al., 1974 ; Rosso et al., 1978 ; Thilmans et Descamps, 1982) sont particulièrement concentrés dans la zone où l’on situe traditionnellement le berceau des riziculteurs de mangrove, entre les estuaires de la Casamance et du Cacheu. Est-ce une simple coïncidence ou le témoignage de l’existence d’un vieux fonds commun à partir duquel ont été colonisés les estuaires à mangrove de toute la région ? Des éléments de réponse sont apportés par la fouille des amas coquilliers réalisée, en particulier, par Linares à Loudia Wolof et à Niomoune en Casamance (1971).
39Différents niveaux peuvent être identifiés sur une coupe verticale des amas coquilliers de deux mètres de profondeur et datés à l’aide du carbone 14. La construction de ces amas s’étale sur une période d’environ 2 000 ans, depuis la fin du Néolithique jusqu’au xviie siècle. A partir de la composition des dépôts et des sites des amas coquilliers, Linares montre que deux vagues de population se succédent en Basse Casamance et que les systèmes d’exploitation se modifient. Le premier niveau (fin du Néolithique), qui ne contient pratiquement aucune trace de mollusques ou de poissons, fait état de groupes humains, peu nombreux et itinérants, qui n’exploitent pas les ressources de la mangrove. Il s’agirait de riziculteurs de montagne, originaires de l’Est. Un changement radical marque les premiers siècles de notre ère avec l’arrivée d’une nouvelle vague de population, originaire du Sud et adaptée au milieu aquatique. Ainsi, le second niveau des amas contient des coquillages (Arca senilis), gros et peu nombreux au début de la période, vers 200 après J.-C, petits et très nombreux à la fin de la période, vers 700 après J.-C.

Amas coquilliers au Saloum.
© Cormier.
40Selon Linares (1987), les amas coquilliers constituent les premières sources archéologiques sur la présence de communautés littorales qui, isolées au milieu de la mangrove, vivent de la cueillette des huîtres, du ramassage des coquillages, de la pêche maritime et de la riziculture. Ces populations disposent déjà d’importants troupeaux de bovins. La présence d’arêtes de poisson d’origine marine et de poterie comparable à celle retrouvée dans les îles du Saloum incline à penser que des échanges de riz contre du poisson séché étaient déjà établis entre ces deux régions.
41Les témoignages archéologiques sont malheureusement insuffisants pour lever les incertitudes qui pèsent sur la filiation entre ces populations et celles dont témoignent les premiers écrits portugais au xve siècle. Les inventaires et l’analyse des amas coquilliers dans la zone Cacheu-Geba devraient permettre d’authentifier la commune origine des gens de mangrove, mieux comprendre leurs relations avec les gens de plateau, reconsidérer l’antériorité de la riziculture de montagne sur la riziculture de mangrove. Compte tenu du pas de temps considéré, il est fort probable que le peuplement « originel » ait été grossi par de nouvelles vagues de peuplement, avec peut-être, un autre rapport à l’espace et, notamment à la mangrove.
42Pourtant, en dépit du manque de sources et malgré les controverses, différents travaux permettent d’établir l’existence, dès les premiers siècles de notre ère, de communautés vivant dans la mangrove, l’exploitant pour ses ressources aquatiques (riz inondé, huîtres, coquillages, poisson, sel) et ayant des échanges entre elles (riz contre poisson séché, sel, etc.)
43L’ancienneté des établissements humains dans les estuaires et marais à mangrove ainsi que la précocité des aménagements rizicoles en mangrove sont attestées, selon Bühnen (1992), par le développement des langues dans la zone. Les populations des Rivières du Sud appartiennent toutes au groupe des langues ouest-atlantiques (cf. introduction générale). Les riziculteurs de mangrove se distinguent par leur extrême fragmentation linguistique : certains, de langue bak – Diola, Balant et Manjak-Papel –, relèvent de la branche nord des langues ouest-atlantiques. Il en est de même des Nalou. D’autres, comme les Bullom, relèvent de la branche sud des langues ouest-atlantiques. Les communautés baga se partagent entre les branches nord (Baga-Foré, Baga-Mbotemi) et sud (Sud-Baga). Le « fractionnement dialectal » parmi les groupes diola n’est pas moins remarquable au point que certains, comme Pélissier (1966), considèrent qu’il y a autant de dialectes que de gros villages8. Cette différenciation linguistique suppose une évolution sur des pas de temps long. Selon Bühnen, elle s’explique moins par l’isolement géographique somme toute relatif de ces communautés que par leur émiettement politique et leur organisation socio-économique qui trouvent leurs fondements dans la conversion des mangroves en rizières. Ainsi l’analyse linguistique suggère le rôle essentiel et précoce de la mangrove.
44Cette hypothèse est confortée par la diffusion du radical bulom, et de ses diverses formes dérivées, dans toutes les langues des groupes littoraux. Bulom est l’expression de la forte interrelation existant entre les marais à mangrove et les populations littorales. Il désigne tout à la fois les terres basses inondables aux sols boueux, les eaux saumâtres, les marais maritimes convertis en rizières et les établissements humains en mangrove (Rodney, 1970 : 16). On le retrouve dans le nom même des populations, qu’ils s’agissent des Diola Feloup-Fulup9 ou encore des Bullom.
45Si Linares (1971) compte les Bullom parmi les riziculteurs de plateau esclavagistes de Sierra Leone, d’autres travaux (Rodney, 1970 ; Fyfe, 1979 ; Hendrix, 1982) soulignent leurs affinités avec les riziculteurs de mangrove du Nord. La présence des Bullom sur le littoral, entre le Cap Verga et le Cap Mount, est considérée comme bien antérieure à celle des Temne et des autres groupes de langue mel. On ne relève pas, pour les Bullom, de traditions d’origine comparables à celles des Temne, migrants partis du Fouta-Djallon. Ainsi, outre leur nom, le précoce établissement des Bullom sur le littoral et leur forte implication dans les activités maritimes et littorales (riziculture, extraction du sel, pêche maritime et estuarienne, cabotage) permettent de les considérer comme des gens des marais à mangrove.
46Olfert Dapper (1668) fait mention du radical « bullom » à trois reprises. En premier lieu, il note que le Royaume de Sierra Leone est également appelé Bolmberre : « Mot du pays qui signifie une pièce de terre qui est fertile et dont la situation est basse : ce qui marque proprement ce quartier qui est à neuf lieues de Cabo Tagrin, ou Cabo Ledo le long de la Côte » (246).
47En second lieu, à propos du Royaume de Guinala, Olfert Dapper relève que « le quartier qui est du côté septentrional de ce fleuve [fleuve Mitombo] porte le nom de Bolm ou Boloumw, qui signifie bas, et qu’on donne à tous les pays dont le fonds est bas et marécageux, au lieu que la contrée méridionale s’appelle Timna » (247).
48Enfin, sur la côte méridionale de Sierra Leone, « le mot de Bolm marque en langue de pays un terroir bas et marécageux, et vient de celui de Bolouw, qui signifie bourbe et marais » (251).
49Les témoignages de Thomas Winterbottom (1794) ou de John Matthews (1887)10, quoique postérieurs à la période envisagée, vont dans ce sens. Thomas Winterbottom souligne ainsi que les Bullom tirent leur nom de leur environnement qui, dans leur langue, signifie terre basse. John Matthews décrit la rive nord de la Sierra Leone comme une terre basse et plate produisant beaucoup de riz, et il précise que la riziculture, avec l’extraction du sel, est la principale occupation des populations indigènes qui sont appelées Bullom.
50Bien que cette assertion soit infirmée par les linguistes11, ces témoignages historiques sont révélateurs de l’identification socioculturelle des populations bullom à cette époque et de l’importance de la riziculture de mangrove dans la zone.
Carte 8. Fondement du peuplement littoral.

Sources : Hair, 1967 ; Rodney, 1970 ; Linaus, 1987 ; Bühnen, 1992 ; Brooks, 1993.
Conception : M.-C. Cormier – Réalisation : C. Suss – © Cormier, 1998
51À l’aube des Découvertes, l’aire de répartition de ce vieux fond de riziculteurs littoraux est étroitement inféodée à la présence de forêts de mangroves, en front de mer, le long des estuaires, rios et chenaux de marée. A leurs contacts immédiats, plus à l’est, s’étend l’aire de peuplement baïnouk, kassang, beafade et pajadinka, elle-même encerclée par la vaste aire mande (carte 8).
52Les populations baïnouk, kassang, beafade et pajadinka, quoique diverses par leurs institutions politiques, leur organisation sociale, leurs cultures, etc. ne constituent pas moins un ensemble nettement identifié entre les groupes littoraux (Diola, Balant, Baga, etc.) et les groupes de l’intérieur (Mande). Ces groupes, qui relèvent tous de la branche nord des langues ouest-adantiques, sont souvent présentés comme les premiers occupants de la région. Ils constituent le peuplement majoritaire de la région comprise entre la Gambie et le Rio Kogon. jusqu’au xve siècle, ils jouent incontestablement un rôle économique et politique de premier plan et, par leur situation, ils contribuent certainement à freiner la progression des groupes mande (en particulier des Manding et des Soussou) vers le littoral.
53Contrairement à leurs voisins implantés dans la mangrove, les Baïnouk-Kassang et les Beafade-Pajadinka ne se définissent pas comme riziculteurs même s’ils cultivent le riz sur les plateaux et dans les bas-fonds12, mais plutôt comme intermédiaires ou commerçants13. Ils sont organisés en territoires lignagers au sein desquels se différencient les lignages royaux et les lignages communs. Les lignages royaux constituent la base de véritables petits États marchands. Leurs réseaux d’échanges et d’alliances leur permettent d’asseoir leur autorité sur toute la région. Ils contrôlent en particulier les voies navigables, depuis la Gambie jusqu’à la Casamance via le marigot de Vintang et le Soungrougrou, puis jusqu’aux Rios Cacheu et Geba. Ils dominent le commerce à longue distance du sel, de l’indigo, des tissus, etc. De vastes marchés, animés tous les huit jours, sont situés à la jonction des voies commerciales.
54Certains auteurs, comme Bühnen (1992), vont même jusqu’à identifier une vaste entité socio-politique dans la zone Gambie-Kogon, barrière à l’extension du manding. La particulière concentration dans les toponymes de certains suffixes attribués aux langues des populations baïnouk-kassang et beafade-pajadinka témoignerait de l’existence d’un État prémanding, appelé Sankola. Cet État se serait effondré peu après 1456. Le poids prépondérant de ces populations dans la structuration politique et économique de la région a longtemps été occulté ou sous-évalué du fait de leur effondrement avec l’arrivée de nouveaux acteurs. Des investigations historiques dans le même sens devraient ouvrir de nouvelles perspectives sur l’enclavement économique et l’émiettement politique supposés des Rivières du Sud.
55Il n’en demeure pas moins que ce vieux fond de populations paléo-nigritiques et atlantiques est profondément remanié par des mouvements de population fort complexes. Nous nous contenterons d’en rappeler les lignes directrices pour mieux comprendre l’impact des migrants sur le littoral.
Les pressions sur le littoral : des groupes de migrants fort composites
56Les mouvements de populations vers le littoral sont une constante dans l’histoire des Rivières du Sud : plus ou moins continus, de plus ou moins vastes ampleurs, ils se sont effectués selon différentes modalités, différentes trajectoires et stratégies.
57Les motivations, variables selon les migrants, se sont modifiées en fonction du contexte environnant. La volonté de contrôler les voies commerciales et les richesses de la région (or, sel, kola, coton, puis esclaves) rend le littoral attractif. La croissance démographique incite à rechercher de nouvelles terres. Les conflits politiques entre les États soudaniens, la compétition entre les groupes mande, les pressions exercées par les pasteurs nomades peul concourent également à la conquête de nouveaux espaces. Les modifications écologiques, en particulier la péjoration climatique14, contribuent aussi certainement à accentuer les pressions exercées par les populations sahéliennes sur les régions littorales et forestières. Enfin, la « jihad » stimule la progression des groupes islamisés au détriment des groupes animistes des Rivières du Sud. Nous nous efforcerons de rendre compte de la complexité de ces motivations – économiques, démographiques, politiques, écologiques –, en fonction des groupes de migrants.
58Si les traditions orales témoignent de l’importance des migrations, elles sont souvent trop imprécises pour en reconstituer les phases, les itinéraires, les compositions et recompositions socioculturelles et linguistiques. Les traditions d’origine des populations des Rivières du Sud mettent en évidence le poids du Fouta-Djallon. Ce massif est tout à la fois un refuge, un exutoire démographique, un carrefour entre le Soudan et le littoral mais c’est aussi un obstacle entre la Boucle du Niger et l’océan (Barry, 1988). Contourné par les migrants ou, au contraire, lieu de transit et d’implantation pour les populations soudaniennes, force est de constater qu’il marque profondément l’histoire du peuplement de la région de son empreinte. L’Empire du Mali, l’Empire du Ghana, et surtout le Gabou à partir du xvie siècle, comptent, avec le Fouta-Djallon, parmi les principales formations socio-politiques qui alimentent alors les courants de migration.
59Hormis la plus ou moins lointaine origine des groupes de migrants, il faut aussi souligner leur diversité interne. Les Manding, les Soussou, les Mende ou encore les Peul ne sont pas des entités stables, mais des groupes composites, issus d’apports continus de populations de l’intérieur et de multiples brassages avec les groupes locaux. Ainsi la référence à des ethnies migrant en bloc sur le littoral (Howard et Skinner, 1984) et refoulant les populations autochtones, ainsi que la référence à des populations littorales enfermées dans leur isolat et se sédimentant sur place doivent être remises en cause.
60Le propos de ce chapitre est de s’interroger sur les relations entre les populations « autochtones » et « allochtones ». Il s’agit de rendre compte des diverses modalités de la migration, depuis l’infiltration pacifique, l’intégration dans les sociétés locales, l’assimilation et l’interpénétration jusqu’aux conflits occasionnant le déplacement de populations, la réduction en captivité, l’acculturation, le déclin sinon la suppression de groupes autochtones.
61Les premières arrivées massives de populations de l’Empire du Mali dans les Rivières du Sud sont constituées par les Manding, attirés par le développement des échanges dans le Cantor et le long du fleuve Gambie, axe commercial vital, navigable sur plus de 300 km. La stratégie expansionniste de l’Empire du Mali est à l’origine de l’expédition militaire de Tiramagan15, à la fin du xiie siècle ou au début du xiiie siècle (Barry, 1988 ; Girard, 1992 ; Brooks, 1992). Le territoire conquis par Tiramagan, reconnu comme État souverain par le Mali, se situe à la limite de la plus haute navigabilité des rivières, sur la Haute Casamance et la Haute Gambie. Il est ensuite étendu plus à l’ouest et prend le nom de Gabou. Au xvie siècle, le Gabou s’étend de la Gambie au nord, au Rio Geba au sud, de la Falémé à l’est aux plaines marécageuses à l’ouest : il couvre ainsi une grande partie des Rivières du Sud et du Fouta-Djallon. Il constitue une puissante confédération manding, fortement hiérarchisée et forte de plus de trente provinces. Le Gabou doit son expansion à sa situation stratégique centrale entre les mines d’or du Bouré et du Bambouk d’une part, les salines maritimes et les réseaux commerciaux littoraux (kola) d’autre part. Au commerce lucratif de l’or succède celui des esclaves.
62Les vagues successives de Manding ont un profond impact sur le peuplement de la région située entre la Gambie et le Geba. Quand elles n’ont pas fui, les populations autochtones sont exploitées, réduites en captivité et vendues comme esclaves.
63Le déclin progressif des Baïnouk et des Beafade est ainsi à mettre au compte de l’expansion des Manding qui les remplacent comme intermédiaires commerçants et qui sont les premiers bénéficiaires de la transformation des courants d’échange avec l’arrivée des Européens. Les Baïnouk pâtissent du recul du commerce des Portugais, dont ils servaient les intérêts, alors que les Manding profitent au contraire de la croissance du commerce des Anglais, dont ils servent les intérêts commerciaux en Gambie.
64Les Baïnouk et les Beafade sont également en situation de repli face à l’expansion démographique des Diola et des Balant, surtout à partir du xvie siècle. Selon Mark (1985), cette expansion est attribuée à la plus grande efficacité des techniques de culture. Les produits locaux (cire, ivoire, mais aussi, et de plus en plus, les esclaves) sont payés le plus souvent en barres de fer par les commerçants européens. L’acquisition de plus grandes quantités de fer grâce au développement des échanges serait à l’origine du perfectionnement de l’instrument de labour (en diola, kajendu), dont le soc ne serait plus désormais en bois, mais en fer. Cet instrument, devenu ainsi plus efficace, aurait permis d’étendre les rizières basses et donc d’accroître la production de riz. L’augmentation de la population en serait une traduction. Même s’il est un tant soit peu mécanique, ce schéma donne une explication cohérente aux mouvements d’expansion des riziculteurs de la rive sud de la Casamance vers la rive nord. La colonisation du Fogny et du Boulouf par les Floup de la rive sud de la Casamance est clairement exprimée dans la tradition d’origine des villages de la rive nord. En outre, cette tradition est renforcée par la toponymie, de nombreuses communautés rurales de la rive nord portant le nom de leur communauté d’origine située sur la rive sud16. Le poids démographique des Diola et des Balant est encore accru par l’assimilation de populations minoritaires, à savoir les Baïnouk, les Beafade et autres captifs17.
65Ainsi, les Baïnouk et les Beafade, pacifiques, résistent mal aux assauts de leurs voisins de l’ouest comme de l’est. Les uns disposent de véritables armadas de pirogues de guerre, et les autres, de puissantes cavaleries. Leur territoire est phagocyté, leurs réseaux commerciaux détournés et leur identité socioculturelle en voie de disparition. De fait, ce sont les victimes principales de la traite des esclaves. Dans le meilleur des cas, ils sont assimilés aux populations dominantes.
66La « mandinguisation », c’est-à-dire l’assimilation de populations minoritaires au groupe des Manding, est un processus continu, toujours actuel. Les motifs se sont diversifiés, d’abord politiques, économiques, puis religieux. L’Islam a ainsi fourni une justification supplémentaire aux pressions exercées par les populations soudaniennes sur celles, animistes, du littoral.
67Au sud du Rio Geba, dans l’aire de peuplement des Nalou et des Baga, les Soussou sont davantage responsables des pressions exercées. Selon Barry (1988), les Soussou ont la même origine que les Manding, et ils sont proches des Djallonke du Fouta-Djallon. Ils appartiennent ainsi au groupe mande. Leur berceau se trouve sur la Falémé, entre la Gambie et le Haut-Sénégal. Au xiie siècle, l’Empire soussou est compris dans l’Empire du Ghana. En 1233, la défaite des Soussou contre les Manding serait à l’origine de leur migration. Leur itinéraire, depuis la zone Gambie-Bafing jusqu’au littoral, peut être dessiné dans ses grandes lignes : les Soussou se seraient d’abord dirigés vers l’ouest, contournant le massif du Fouta-Djallon, traversant les pays tenda et bajaranca, puis en raison de leur hostilité, ils auraient ensuite migré plus au sud, vers le Corubal. La pression des Beafade les aurait incités à s’immiscer dans les pays nalou et baga. Leur présence est attestée sur le littoral à l’arrivée des Portugais (carte 9, d’après Rodney, [1970] ; Barry, [1985]).

Intrument de labour des rizières profondes, commun à toutes les populations des Rivières du Sud.
© Penot.
68Tout au long de leur migration vers l’ouest, puis vers le sud, il est certain que les Soussou effectuent des étapes plus ou moins longues dans les pays qu’ils traversent et absorbent des minorités autochtones (Nalou, Baga, Landouma, Miklifore, etc.). Leurs groupes sont également grossis par les vagues successives de populations fuyant les armées peul depuis le Fouta-Djallon, comme les Djallonke. Les Soussou sont ainsi issus de nombreux brassages de populations.
69Leur aire d’implantation est parallèle à celle des Nalou et des Baga, à la limite des plateaux (le Haut Pays) et des plaines côtières inondables. Ils combinent ainsi l’agriculture itinérante de riz pluvial et de fonio sur les terres hautes à la riziculture inondée sur les terres basses. S’ils possèdent quelques têtes de bétail, ce ne sont pas des éleveurs.
Carte 9. Grandes formations socioculturelles du xvie siècle.

Sources : Pereira. 1506 ; Almada, 1594 ; Dapper. 1668 ; Lemos de Coelho, 1669. Rodney 1970 ; Brooks, 1993.
Conception : M.-C. Cormier – Réalisation : C. Suss – © Cormier, 1998
70Les visées expansionnistes des Peul (ou Foula), pasteurs nomades originaires du Sahel, sont également à l’origine de nombreux brassages de population dans les Rivières du Sud. Leur vaste mouvement de migration, depuis le Fleuve Sénégal et le Macina jusqu’au Fouta-Djallon, remonte aux années 1450. À partir de 1490, les Peul étendent leur territoire depuis le Fouta-Djallon vers le nord et, à travers la Gambie, jusqu’au littoral. Toute la région située entre la Gambie et le Rio Grande, où les Peul sont battus par les Beafade, est soumise à leurs razzias. Cette période est marquée par l’épopée de Coli Tenguela, parti du Fouta-Djallon à la tête d’une puissante armée à des fins de conquête politique et religieuse. Le contexte de conflits et d’insécurité est exacerbé à partir du xvie siècle avec l’arrivée des Européens et le développement de la traite des esclaves. Les Peul deviennent les principaux pourvoyeurs de captifs et multiplient leurs pressions sur les populations subguinéennes et guinéennes. De nombreux groupes minoritaires sont ainsi contraints de fuir le Fouta-Djallon. Leurs migrations conduisent à un réagencement des territoires et à des recompositions socioculturelles.
71Il en est ainsi des Temne, qui, d’après leur tradition d’origine, viennent du Fouta-Djallon. Au xvie siècle, ils occupent l’arrière-pays immédiat des Rivières, à savoir les plateaux entre les Scarcies et le Cap Mount. Ensuite, sous la pression des Peul, ils migrent plus à l’ouest, dans les plaines estuariennes, scindant en deux l’aire de peuplement des Bullom (Rodney, 1970 : 11).
72Plus au sud, dans l’actuelle Sierra Leone, les pressions sur les populations paléonigritiques sont exercées essentiellement par trois groupes depuis le Niger : les Kono, les Vai et les Koranko. Contrairement aux Kono et aux Koranko restés dans l’arrière-pays, les Vai s’installent sur le littoral, attirés par le commerce du sel et du poisson (Jones, 1981). Leur présence est attestée à la frontière actuelle de la Sierra Leone et du Liberia (entre Galinhas River et Cap Mount-Cap Mesurado) au début du xviie siècle. Les migrations des Vai vers le littoral semblent être un processus lent, s’étendant sur plus de 100 ans de pénétration et d’installation, et par l’intermédiaire des relations commerciales à longue distance. Ces commerçants ont vu leur position confortée par le développement, en particulier, du commerce du fer.
73Le peuplement insulaire des Rivières du Sud illustre particulièrement bien les processus de « fusion » socioculturelle entre groupes littoraux et vagues composites de migrants de l’intérieur.
74Entre l’embouchure du Saloum et de la Gambie, la série d’îles, comprise sous le terme de Saloum, est habitée par un ensemble de populations appelées Niominka. Cet ensemble, uni par le même genre de vie amphibie, recouvre en fait une très grande diversité de formations socioculturelles, témoignage de l’histoire mouvementée du peuplement (Lafont, 1938 ; Pélissier, 1966 ; Martin et Becker, 1981). La distinction actuelle entre les îles du Gandoul au nord et les îles Socé au sud, partagées par un simple bras de mer, le Diomboss, en est une bonne illustration : le Gandoul est le pays des Niominka, ceux-ci parlant une langue proche du serer et ils se disent Serer-Niominka. Les îles Socé, peuplées par des vagues migratoires plus récentes, sont manding. Cette différenciation qui n’est pas mentionnée par les premiers voyageurs portugais est davantage à mettre au compte des mouvements migratoires suscités par le développement du commerce transatlantique, la colonisation et l’islamisation à partir du xixe siècle.
75Le particularisme des Niominka est fondé sur leur situation insulaire, à l’interface de mondes contrastés, océanique et terrestre, et sur le partage d’influences entre les Serer au nord, les Manding et les groupes littoraux au sud. L’ancienneté de l’occupation des îles du Saloum et de l’exploitation des produits aquatiques est attestée par les amas coquilliers (Descamps, 1994). Cette population primitive aurait disparu ou aurait été absorbée par les diverses vagues de migrants dont l’origine est tout aussi confuse que celle des autres groupes littoraux des Rivières du Sud.
76Les affinités des Niominka, en particulier avec les Diola avec lesquels ils sont liés par des relations de parenté à plaisanterie18, peuvent être fondées sur une lointaine histoire commune. Eux-aussi sont souvent considérés comme des « refoulés » du littoral et auraient partagé la même langue bak. Toutefois, de nombreux villages du Gandoul font état du Gabou comme lieu d’origine de leurs ancêtres. À l’époque des Portugais, l’ensemble compris sous les termes de Royaume du Sine et du Saloum est dominé par la dynastie des Gelwaar, famille princière manding partie du Gabou vers le seconde moitié du xive siècle. La nature exacte des migrants qui accompagnent les chefs manding est sujette à caution. Là encore, on peut supposer que les vagues de migrants partis du Gabou n’étaient pas homogènes et que, si les Manding étaient majoritaires, les populations des pays traversés ont certainement grossi leurs rangs selon des modalités variées. Comme le soulignent Martin et Becker (1981), l’intégration – notamment linguistique – au groupe serer n’a pas effacé le souvenir prestigieux de la dynastie Gelwaar.
77Le nom même des Niominka signifiant « homme du littoral » serait dérivé du manding (Brooks, 1993). Les Niominka sont ainsi issus d’un brassage de populations, constituées à la fois par des groupes littoraux autochtones et des migrants venus du continent en différentes phases, surtout des Manding du Gabou, des Serer et d’anciens esclaves.
78Le mélange des influences entre le nord et le sud de la Sénégambie s’exprime également dans l’organisation sociale et économique des Niominka : comme chez les peuples guinéense, on ne relève chez eux ni caste, ni aristocratie. Leur société, à caractère égalitaire, est structurée autour du village. Le lignage constitue le fondement de l’organisation sociale. Par ailleurs, les Niominka ont pour particularité de cultiver – et consommer – à la fois le mil comme les Serer, et le riz comme les populations du Sud. Pendant la saison sèche, ils recueillent le sel dans les rizières converties en marais salants. Ils pêchent dans les bolons et les estuaires, et ils récoltent les huîtres et les coquillages, qu’ils font sécher. Le sel et le poisson sont couramment et depuis longtemps19 échangés contre le riz des communautés plus méridionales. Les échanges se font à l’intérieur des terres par voies fluviales, ou le long du littoral, au moyen de pirogues monoxyles qui peuvent atteindre de très grandes tailles20. Les Niominka sont bien articulés, via la Gambie et le marigot de Vintang (ou Bintang), aux réseaux commerciaux des Baïnouk. Ils contrôlent les flux des produits forestiers et littoraux du Sud (kola, poivre, sel, etc.) à destination des États soudaniens et même, plus au nord, à destination des pays méditerranéens, via les caravanes transsahariennes. Leur situation à la jonction des réseaux fluvio-maritimes et terrestres leur donne une place privilégiée dans le commerce à courte, moyenne et longue distance. Ils sont ainsi tout à la fois paysans, pêcheurs-navigateurs et commerçants.
79Les Bijogo, ou Bijago, qui occupent l’archipel éponyme21, constituent un autre ensemble de populations insulaires dont l’origine est composite et dont le particularisme n’a rien à envier à celui des Niominka. Pour certains (Greenberg, 1962), leur langue est rattachée à la branche nord des langues ouest-atlantiques, alors que pour d’autres (Sapir, 1971 ; Bühnen, 1991), elle constitue une branche spécifique, centrale entre les branches nord et sud.
80Selon Rodney (1970), les Bijago sont à la fois issus de Diola, de Papel, de Beafade et de Tenda. Ils se composent d’un mélange de groupes littoraux et de migrants refoulés de l’intérieur. Ils auraient été chassés dans les îles par les Beafade, et d’attaqués, ils seraient devenus des attaquants (Henry, 1991). Les premiers voyageurs portugais (en particulier Alvise Ca’Da Mosto [1457] et Alvares d’Almada, [1594] ; cf. Encart : Les sources de l’histoire précoloniale) les présentent comme des pirates ou des marins guerriers qui passent leur temps à attaquer les autres villages des îles ou les populations littorales (Beafade, Nalou, Papel, etc.). Selon Alvares d’Almada (1594), les Bijogo s’adonnent à trois tâches essentielles : la guerre, la construction des embarcations et la récolte du vin de palme. Ce sont les femmes qui assument les activités vivrières – culture du riz, petite pêche, cueillette des produits de la mangrove et artisanat (Henry, 1994).
81Les populations littorales ainsi que les navigateurs et les commerçants européens craignent particulièrement ces marins à la fâcheuse réputation de pirates, car ils pillent les épaves échoués sur les îles... quand ils ne provoquent pas l’échouage des bâtiments européens par de fausses signalisations.
82Ces marins audacieux disposent d’une impressionnante flottille de grandes pirogues de guerre appelées « almadies ». L’influence des marins niominka et de leur technique de navigation est probable : les Niominka ont fréquenté très tôt les îles Bijagós. Pourtant, contrairement aux Niominka, les Bijago ne se lancent pas dans les activités de commerce ou dans la pêche maritime (Henry, 1994). Avec l’arrivée des Européens, ils se spécialisent dans la fourniture d’esclaves. L’amélioration des moyens de navigation est d’abord mise au service des actes de piraterie.
83L’absence actuelle de toute pratique maritime – navigation ou pêche – chez les Bijago ne laisse pas d’étonner. Ils ne possèdent même plus de pirogues. Selon Henry (1989), ce retournement est lié aux mesures de rétorsion prises par les Européens pour mettre fin aux actes de piraterie des Bijago. L’attaque d’une goélette de Lorient (le Lancier) conduit les Français à organiser une expédition punitive en février 1853 sur l’île de Caravela. La flottille comprend six vapeurs, un brick canonnière et trois cotres de Gorée. Cette entreprise violente est suivie par une longue série de répressions. La guerre de pacification menée par les Portugais contribue à affaiblir les Bijago et à les détourner de la navigation. En l’espace d’une ou deux générations, les Bijago ont perdu leurs traditions maritimes.
Les grandes composantes du peuplement littoral au xvie siècle
84À l’arrivée des Européens, les populations présentes sur le littoral sont, dans leurs grandes composantes, les mêmes qu’actuellement22 sauf au sud où l’arrivée massive des Mane bouleverse profondément et durablement le peuplement de la région (carte 10).
85Valentim Fernandes (1506-1510) dont le récit est particulièrement riche en notations ethnographiques signale les groupes littoraux suivants, depuis la presqu’île du Cap Vert jusqu’à l’actuel Liberia :
- entre le Cap Vert et la Gambie, deux peuples : les Sercos (Serer) et les Barbacijs (royaume du Sine d’après le terme wolof bur-ba-siin) ou encore Broçalos (royaume du Saloum d’après bar-salum) ;
- sur la rivière de Gambie ou de Cantor, le royaume mandinga ;
- dans le royaume de Casamance, un grand mélange de toutes les races avec, outre les Manding, au nord, le peuple Balangas (Balant)23 situé dans l’actuel Fogny et au sud, les Falupos (Floup) entre le fleuve Casamance et le Cacheu ;
- sur le fleuve san Domingos (Rio Cacheu), les Banhuns (Baïnouk) souvent confondus avec les Kassang, Brame, Manjak et Papel ;
- plus au sud, autour de la ville de Cacheu, la population Cassanga, qui a des relations d’amitié avec les Banhüns ;
- les îles Büam (Bissagos ou Bijagós) ;
- sur le Rio Grande, le peuple çapeos (ou Tyapis, ou encore, Sapes) ;
- la région des Beaffares (Beafade) ;
- aux confins de Buguba, le peuple Chocholijs (ou Cocolis, nom dérivé de Coli Tenguela, donné aux Landouman qui auraient soutenu ce guerrier peul).
86Entre les îles des Ydolos (actuelles îles de Los, inhabitées à l’époque) et le Cap de Monte (Cap Mount), la côte, bien peuplée de nombreux villages, est appelée Serra Lyoa (Sierra Leone). Les habitants de cette région, distincts par leur langue, se partagent entre :
- les Bolloes (ou Bullom) sur la côte, qui « vivent au bord de la mer aussi loin que l’on peut naviguer en pirogue » ;
- les Temynis ou Temjnio (ou Temne) qui vivent à l’intérieur. Au-delà de Serra Lyoa, vers le Ryo das Palmas, parmi le peuple des Temynis, se situe un pays appelé Hatschinel.
87De nombreux auteurs soulignent la remarquable unité des populations sape (Sapes-Tyapis, Sapeos). Selon Valentim Fernandes, ce groupe distinctif occupe le littoral au sud du Rio Grande. Pour d’autres chroniqueurs (Alvarez d’Almada, 1594 ; Francisco Lemos Coelho, 1669), les Sape recouvrent différentes populations littorales de langue mel. Ainsi, d’après Alvares d’Almada (1594), le territoire des Sape s’étend du Cap Verga à la Sierra Leone et englobe les tribus des « Bagas, Tagunchos, Boloes, Temenes, Limbas, Itales, Jalunges ». L’invasion du royaume des Sape par les Mane (ou encore les Mani-Sumba)24, contemporaine de l’arrivée des Européens, trouve de nombreux échos dans leurs récits de voyage. Toutefois, ces témoignages sont souvent confus, voire erronés, ce qui rend difficile la reconstitution des événements25.
88À partir du recoupement des diverses sources d’informations26 et des travaux de différents historiens, dont ceux de Person, Rodney (1970) établit l’arrivée des Mane en Sierra Leone aux environs des années 1545. Leur présence sur le littoral est attestée en 1541 par le témoignage d’un commerçant négrier, John Hawkins. Malheureusement, ce dernier ne donne aucun élément d’information sur leur origine.
Carte 10. États et populations aux xvie et xviie siècles.

Sources : Brooks, 1993 ; Cormler-Salem, 1994.
Conception : M.-C. Cormier – Réalisation : C. Suss – © Cormier, 1998
89Les hypothèses sur leur origine sont divergentes : les Mane viendraient du Konyan, du Mali, de la région frontalière Côte-dTvoire/Ghana ou même encore du Congo. Les causes de ces migrations ne sont pas plus claires : pour certains, les Mane auraient été attirés sur le littoral par le développement du commerce transatlantique (poivre) et par l’opportunité d’établir des relations commerciales sur de longue distance.
90Pour d’autres, ces anciens guerriers, dépossédés par les forces songhai, auraient été contraints de fuir l’Empire du Mali en pleine désintégration et de se réfugier dans les régions littorales.
91L’impact de cette arrivée massive de populations étrangères sur les régions d’accueil est toutefois le plus important. Les populations littorales qui n’ont pas été éliminées ou vendues comme esclaves se fondent aux vainqueurs et forment de nouvelles formations socioculturelles. Ainsi, les Mende sont issus de la fusion des Bullom et des Kissi avec les Mane, et les Loko, de la fusion des Temne avec les Mane. Les Mende et les Loko forment la base des nouveaux États littoraux comme le Kquoja du Cap Mount. La conquête de la Sierra Leone s’achève au xvie siècle. Plus au nord, leur impact sur les populations est moins profond : ils ne se sont pas installés en pays baga, mais seulement dans les îles de Los, où ils effectuent deux raids en 1550, puis en 1561 (Brooks, 1993 : 294). La constitution des États et les liens d’affiliation aux sociétés secrètes comme la société Poro, permettent aux Mane d’étendre leur contrôle sur toute la zone au sud du Cap Verga et en particulier d’asseoir leurs réseaux commerciaux, d’autant que les Sape n’ont pas constitué un État unifié susceptible de leur résister (Rodney, 1967). (Carte 10)
92Si les grandes composantes du peuplement littoral ne sont pas fondamentalement remises en cause avec l’arrivée des Européens, en revanche, de nombreux éléments internes et externes concourent à la différenciation des acteurs au sein des groupes littoraux et entre ces groupes et les étrangers.
Cultivateurs, États et commerçants
93L’interrogation principale servant de fil directeur à ce chapitre porte sur le repli des populations littorales sur elles-mêmes et sur leur résistance à toutes les influences étrangères. Les populations des Rivières du Sud, enfermées dans leur isolat marécageux, seraient restées à l’écart des grands courants d’échanges commerciaux et auraient évolué en vase clos, protégées par les frondaisons impénétrables des palétuviers. Cette thèse qui n’est pas sans fondement doit être examinée à la lumière des grandes continuités et ruptures qui marquent l’histoire des Rivières du Sud.
94Deux grands phases, suivant une périodisation classique pour l’Afrique de l’Ouest, peuvent être distinguées : la première, dite précoloniale, s’étend du xve siècle au xviiie siècle. Elle commence avec les découvertes et explorations et la prépondérance commerciale des Portugais (xve et xvie siècles), elle se poursuit avec les rivalités entre nations européennes et la traite des esclaves (xviie et xviiie siècles). La seconde phase est dominée par la pénétration coloniale, l’abolition de l’esclavage, la conversion au commerce licite au xixe siècle, puis le développement des productions marchandes, la colonisation, la pacification et la marche vers l’Indépendance.
95L’identité des Rivières du Sud ne reste pas immuable mais elle se différencie sous l’effet de multiples éléments dont les principaux sont les suivants :
- les contacts entre les populations (alliances et échanges entre groupes littoraux, apports des populations de l’intérieur, relations avec les étrangers) ;
- l’exploitation des ressources du littoral et les dynamiques de spécialisations et complémentarités interrégionales ;
- la traite des esclaves et la position des divers acteurs vis-à-vis du système esclavagiste, leur implication dans le commerce illicite, puis licite (stratégie de reconversion aux petites productions marchandes) ;
- la politique coloniale contrastée selon les Français, les Portugais et les Anglais.
96La combinaison de ces éléments a induit des processus de recompositions socioculturelles qui ont suscité l’adoption de diverses stratégies par les acteurs locaux.
97Dans le cadre de ce chapitre, il est hors de propos d’analyser l’ensemble des processus de différenciation entre les acteurs des Rivières du Sud — processus très variables selon les groupes –, le contexte environnant et les périodes. L’objectif est davantage de critiquer la supposée marginalité spatiale et sociale des Rivières du Sud et de suggérer des pistes de recherche. La période précoloniale nous semble fondamentale pour comprendre le ressort des représentations négatives des Rivières du Sud qui dominent à l’époque coloniale et perdurent souvent jusqu’à une époque récente. C’est pourquoi, après avoir souligné la vitalité des réseaux commerciaux précoloniaux, la diversité et l’importance des produits échangés et le rôle structurant de la mangrove dans l’organisation spatiale de cette région, il s’agira de comprendre la rupture majeure que la traite des esclaves a constitué dans la dynamique des sociétés des Rivières du Sud.
Réseaux commerciaux locaux et complémentarités interrégionales (xve et xvie siècles)
98Les Rivières du Sud se trouvent à l’interface entre deux grandes zones écologiques, la savane au nord et les forêts humides au sud dont les produits complémentaires (coton, tissu, fer, or versus kola et épices) sont échangés selon des réseaux commerciaux à longues distances, maîtrisés principalement par les intermédiaires mande au nord, krou au sud. Quels rôles jouent les Rivières du Sud dans ces réseaux commerciaux et quelle est la contribution plus spécifique des mangroves (fig. 19) ?
Figure 19. Les échanges régionaux avant le xve siècle.

Source : Barry, 1988.
Les produits
99Dans les sources arabes, puis européennes, les produits commercialisés en provenance de la mangrove apparaissent sinon inexistants, du moins négligeables, par rapport aux produits alors les plus valorisés comme l’or, l’ivoire, la gomme, l’ambre, les épices, la cire, les peaux, etc. Il faut cependant noter une exception notable avec le sel et, dans une moindre mesure, la cire, sans parler naturellement des captifs dont les littoraux semblent un réservoir inépuisable (sic). Les produits tels que le riz, le poisson, l’eau potable, le bois de feu, qui approvisionnent les bateaux, sont considérés comme mineurs par les Européens (et, à ce titre, ils font seulement l’objet de brèves notations, sans détail sur leur origine ou leur quantité). Ils n’en occupent pas moins une place essentielle dans le paysage, l’alimentation, les systèmes d’exploitation, mais également dans les réseaux d’échange locaux, voire les échanges à plus longue distance.
100Le propos est de dresser un rapide inventaire de ces échanges et d’évaluer le poids respectif des produits échangés, tirés directement de la mangrove ou bien transitant seulement par la mangrove via le réseau de chenaux et estuaires.
Le sel
101Le sel est l’un des produits les plus recherchés, tant par les « Africains » (« Maures » et « Noirs ») que par les Européens. Il provient, d’une part des mines de sel du Sahara (sel gemme), et d’autre part des salines littorales situées dans les îles du Cap-Vert et les régions côtières entre le fleuve Sénégal (Ganjoole ou Awlil) et les Scarcies (carte 7). Deux principaux procédés de fabrication sont mentionnés par les chroniqueurs européens27 : l’évaporation, qui prédomine dans les régions sahélo-soudaniennes, et l’ébullition, plus répandue dans les régions soudano-guinéennes en raison de l’humidité élevée. Ainsi, dans la zone comprise entre le Rio Grande et les îles de Los, l’importance de l’extraction du sel peut être mesurée par le nombre de bassines en métal vendues par les traitants européens à partir du xvie siècle : ces chaudrons utilisés en Europe par les barbiers-chirurgiens et appelés « neptune » servent à faire bouillir l’eau salée (Rodney, 1970 : 184).
102La mangrove est une zone particulièrement propice à cette activité. À propos des îles du Saloum28, Diogo Gomes mentionne le sel rougeâtre – d’après les éditeurs, le sel rougeâtre est celui qui est recueilli dans les rizières abandonnées par excès de salinité. Rodney (1970 : 19-20) décrit ainsi les trois procédés d’obtention du sel dans les mangroves septentrionales de la Sierra Leone « firstly the collection of salt deposited on the leaves of mangrove ; secondly the direct evaporation from seawater ; and thirdly the extraction from salt-impregnated soils ».
103Les Niominka des îles du Saloum, les Baïnouk sur la rive nord de la Casamance, les Baga – autour du rio Pongo et le long de la Kolente – et les Bullom comptent parmi les principaux producteurs de sel des Rivières du Sud. Le sel est destiné à la consommation des populations et des troupeaux, mais aussi à la conservation du poisson et des peaux de bœuf. Son importance dans les échanges est telle que les migrations vers le littoral des populations de l’intérieur auraient été largement induites par le souci de contrôler les salines océaniques. Avec la forte demande des Européens en cuir, le sel attire à la côte un nombre croissant de caravanes de Djallonke depuis le Fouta-Djallon.
104Le sel est échangé contre du riz, du coton, des noix de kola, de l’or, voire des esclaves, comme en témoignent, dès le xvie siècle, Valentim Fernandes (1506) à propos des populations du Rio Grande ainsi que André Alvarez D’Almada (1594) à propos des Baga29, ou encore, au xviiie siècle, William Bosman (1705 :288) : « Some miles inland beyond Ardra, from whence most of the slaves are brought, one, nay, sometimes two slaves are sold for a handful of salt ; so that human flesh is there very cheap. »
Le miel et l’hydromel
105Dans toute la zone littorale, mais plus particulièrement entre les fleuves Gambie et Casamance, l’apiculture – usage bien spécifique des forêts de mangroves –, occupe une place importante. Avant l’arrivée des Européens, il semble bien que les populations exploitent le miel et consomment l’hydromel, boisson fermentée.
106Ainsi, chez les Manding de Gambie, Valentim Fernandes relève qu’« il y a beaucoup de cire et de miel et des ruches très nombreuses dans les arbres et ces ruches sont faites de paille avec de l’argile par-dessus » ([1506] édition de 1951 : 55).
107Les témoignages font défaut pour évaluer l’importance de cette consommation et l’utilisation éventuelle de la cire. Les Européens favorisent très certainement, s’ils ne la suscitent, l’extension de cette activité. Le commerce de la cire, contrôlée au xvie siècle par les lançados, est relativement lucratif, comme en témoignent les enregistrements des navires au port de Cacheu : les trois navires, ou plus, qui quittent Cacheu chaque année exportent 400 quintaux de cire. Sachant que trois quintaux de cire équivalent à un esclave, on peut mesurer le poids de ce commerce (Rodney, 1970 : 158-60). À partir de 1685, les Français, mais surtout les Anglais, sont actifs dans le commerce de la cire. Il faut signaler que de nos jours encore, l’apiculture chez les Manding comme chez les Diola est une activité bien développée.
108Les échanges des autres produits tirés de la mangrove (riz, bois, huîtres, poissons) sont bien souvent sous-estimés, quand ils ne sont pas occultés dans les écrits européens. Le riz, en particulier, est longtemps considéré comme un produit destiné uniquement à la consommation familiale, non commercialisable pour des raisons à la fois économiques et socioculturelles (manque de surplus, hétérogénéité du produit, valeur religieuse, etc.). Des recherches plus approfondies permettent néanmoins de reconsidérer ces assertions.
Le riz
109Toutes les populations de la zone cultivent et consomment le riz. La grande division entre l’Afrique du riz et l’Afrique de l’igname de part et d’autre du fleuve Bandama, bien mise en évidence de nos jours, est relevée, par exemple, par William Bosman dès 1705. À l’est d’Axim, le sol étant impropre à la culture du riz, les cultures du millet, de l’igname, des patates et des pois de terre dominent, en revanche, à l’ouest d’Axim, « on the higher part of the coast, it [rice] grows in such prodigious plenty, that it is easy to load a ship with it, perfectly cleansed, for one penny or less the pound » (Bosman, 1705 : 279).
110En ce qui concerne notre propos, deux questions méritent d’être approfondies : quelle est la place de la culture du riz par rapport aux autres types de culture et aux autres activités ? Quel(s) type(s) de riziculture prédomine(nt), compte tenu de la nécessaire distinction entre la riziculture des zones inondables (telles les mangroves) et la riziculture de montagne ou de plateau30 ? Le premier type nécessite la maîtrise de techniques hydrauliques : le riz est repiqué dans des parcelles endiguées dont le sol a été préalablement dessalé, puis labouré et fumé. Le second type est une culture sous pluie, bien souvent itinérante sur brûlis forestiers, et le riz est semé. Il va sans dire que ces deux types de riziculture, quoique le plus souvent associés dans les systèmes de culture des populations des Rivières du Sud, ne requièrent pas la même charge de travail et n’induisent pas la même organisation technique, économique et sociale des unités de production.
111L’originalité des riziculteurs des Rivières du Sud tient d’évidence à la place fondamentale et ancienne de la riziculture de mangrove. La question de l’antériorité de la riziculture basse sur la riziculture haute suscite toujours des controverses. Selon Linares, d’après la fouille des amas coquilliers, la riziculture de mangrove serait apparue dans la zone vers 200-300 avant J.-C et succéderait à la riziculture de plateau. Diverses hypothèses sont avancées sur la modification des systèmes de culture : elle serait liée à l’arrivée d’une nouvelle vague de population venue de l’est (du Moyen-Niger) ou bien encore du sud. Mais, dans ce dernier cas, quelle est l’origine de ces populations littorales plus méridionales ? Quand et comment ont-elles acquis la maîtrise de la riziculture basse ? La passage de la riziculture haute à la riziculture basse pourrait être également le fait de la même population qui se serait déplacée des plateaux vers le littoral. Il reste alors à élucider les raisons de ce déplacement. L’intensification des techniques, autrement dit l’aménagement hydraulique et les labours profonds, aurait été rendue possible grâce à l’adoption du kajendu, instrument dont le soc est garni de fer (Linares, 1971). Marzouk-Schmitz (1985) remet en cause l’utilisation du fer dès cette époque et, en revanche, conforte l’hypothèse de l’intensification des techniques grâce au kajendu dont le soc aurait été simplement durci au feu.
112Nonobstant ces interrogations, la conversion des mangroves en rizières est clairement attestée par les voyageurs portugais du xve siècle. Ainsi, la première mention écrite de la riziculture littorale ouest-africaine provient des chroniques de Gomes Eanes de Zurara, qui mentionne à 64 lieues du Cap-Vert un pays fluvial (la Gambie ? Casamance ? Rio Grande ?) « couvert de vastes cultures, avec beaucoup d’arbres à coton, et beaucoup de domaines semés de riz, et encore d’autres arbres d’espèces très variées. On dit que tout ce pays leur semblait avoir l’aspect de marais ».
113Le témoignage d’André Alvarez d’Almada est encore plus explicite sur l’endiguement des rizières profondes et le repiquage du riz : « les Noirs font des champs de riz dans ces plaines ; ils font des levées de terre à cause du fleuve mais, malgré cela, le fleuve les rompt et inonde bien des fois les rizières. Une fois le riz poussé, ils l’arrachent et le transplantent dans d’autres terrains mieux égouttés. »
114Le témoignage de Valentim Fernandes, quoique confus, sinon erroné, est particulièrement révélateur de l’ingéniosité des systèmes de culture qui associent différentes plantes selon un calendrier cultural complexe : « Du Cap-Vert jusqu’ici [Rivière de San Pedro, entre Gambie et Casamance] il y a deux hivernages (yvernos) et deux hivers (êvernos) chaque année, deux fois ils sèment et deux fois ils récoltent le riz et le mil etc. à savoir une fois ils récoltent en avril et une en septembre et quand ils moissonnent le riz alors ils sèment les ignames et ainsi ils cultivent toute l’année. » (Fernandes, édition de 1951 : 57)
115La complémentarité des rizières situées dans diverses zones agro-pédologiques et le décalage du calendrier cultural sont également notés par les Hollandais dans la région du Cap Mount et rapportés par Olfert Dapper au xviie siècle. Richards (1996) met particulièrement en évidence la contribution des paysans riziculteurs africains à la diversité génétique et agronomique du riz.
116D’après cet auteur (1996), trois principales zones agro-pédologiques sont mises en valeur : les zones basses, moyennes et hautes, chacune ayant des variétés de riz adaptées aux conditions du milieu. Le riz est planté en avril dans les parcelles les plus basses, en mai dans les parcelles de pente, et enfin en juin sur les plateaux. Les diverses variétés de riz ont été soigneusement sélectionnées à partir du stock de riz africains (Oryza glaberrima), enrichi par le stock de riz asiatiques (O. sativa), importé par les Portugais à partir du xvie siècle. Cette diversité permet d’augmenter la production, de prévenir les risques agro-climatiques et de gérer au mieux les ressources humaines en étalant les tâches dans le temps.
117Les divers témoignages précoloniaux attestent non seulement de la prédominance et de la diversité des rizières dans les paysages, mais aussi de l’importance du riz dans la consommation et les échanges.
118Ainsi Valentim Fernandes note chez les Manding que « leur nourriture est comme celle de Gyloffa sauf qu’ils prennent davantage de riz et ils en ont tant qu’ils l’emportent pour le vendre et pour échanger et aussi du vin et de l’huile et de la viande et autres aliments car cette terre de Mandinga est très pourvue en aliments comme le riz et le mil, etc. » (ibid. : 47).
119Le marché intérieur et extérieur du riz semble approvisionné davantage par les rizières de mangrove que les rizières de plateau. Des techniques plus intensives, des rendements plus élevés permettent de dégager des surplus pour la commercialisation. Rodney (1970 : 21) note que le « riz sec » en surplus ne fait l’objet d’échange qu’au xviiie siècle, dans l’actuelle Sierra Leone, quand les Soussou étendent les zones de culture sur les plateaux grâce à une abondante force de travail, obtenue via les captifs.
120En conséquence, les Baïnouk et les Floup en Basse Casamance, les Baga et les Nalou autour du Rio Nunez sont, semble-t-il, les principaux pourvoyeurs de riz. Le riz compte parmi les produits les plus couramment échangés entre ces populations et leurs voisins, et cela depuis longtemps : la composition des amas coquilliers atteste des échanges anciens de riz contre du poisson séché entre la Casamance et le Saloum (Linares, 1971). Le riz est également échangé avec les populations de l’intérieur contre du bétail, des cotonnades et du fer. Les riziculteurs approvisionnent les populations étrangères, installées dans les escales portuaires, et les marchés. Pour les Baga et les Nalou se trouvant autour du Rio Nunez, les échanges avec les Afro-Portugais sont fondés sur la production locale de riz, de sel et de kola. Les Loko – entre les estuaires des Scarcies et Sierra Leone – assurent l’approvisionnement en riz des Anglais installés à Bunce Islands et des populations bullom en échange de poissons et de sel (Rodney, 1970 : 21). Avant même l’introduction d’Oryza sativa, le commerce du riz est bien établi avec les navires portugais, puis français, anglais, allemands (Lauer, 1969). Le riz constitue un produit alimentaire de base pour l’équipage, mais surtout pour la cargaison des esclaves : la demande en riz augmente ainsi en proportion du développement de la traite des esclaves.
121À la suite de Brun (1624), il est intéressant de noter que le long de la Côte des Malaguettes, le riz, propriété des femmes, est échangé contre des perles de verre contrairement au poivre, propriété des hommes, échangé contre des barres de fer31.
122Le commerce du riz, de plus en plus contrôlé par les grumetes (voir infra : L’évolution des réseaux et l’émergence de nouveaux intermédiaires), ne cesse de se développer dans les Rivières du Sud jusqu’au milieu du xixe siècle. L’importance de la demande en riz concourt à l’extension des rizières de mangrove et à la mobilisation d’une main d’œuvre captive, en particulier pour assurer les lourds travaux de labour (Mark ; Linares). L’ampleur du commerce du riz en Casamance est bien attesté, par exemple par Bertrand-Bocandé au début du xixe siècle.
123À partir du milieu du xixe siècle, la régression du marché du riz dans les Rivières du Sud est liée aux conditions de production et de valorisation imposées par la politique coloniale française. De fait, le développement de la traite arachidière au Sénégal et la croissance des importations de riz d’Indochine incitent les populations de Casamance à se tourner vers d’autres productions marchandes comme les amandes de palme, puis le caoutchouc et, dans les années vingt et trente, l’arachide. Les rizières profondes, qui requièrent les travaux les plus pénibles, sont les premières touchées par ce recul.
Les produits halieutiques
124Parmi les produits tirés directement de la mangrove ou inféodés à cet écosystème, il faut compter les poissons, les coquillages (Arca senïlis) et les huîtres (Crassostrea gasar), activement exploités par les communautés littorales et donnant lieu, dans certaines zones, à des échanges lucratifs. Les premières sources écrites mentionnent l’abondance des ressources halieutiques, malheureusement sans donner plus de détails sur les espèces, et soulignent la fréquente association de la pêche et de la riziculture, considérées comme les deux principales activités des populations littorales. Comme de nos jours, les poissons et les huîtres constituent, avec le riz et l’huile de palme, la base de l’alimentation32.
125Ainsi, André Donelha (1625 : 99) note que les Baga « ont beaucoup de poisson, des huîtres, beaucoup de vin de palme et quantité de fruits et de légumes ».
126Leur nourriture consiste en riz, funde (mil ?) et graines de « tamaris ». Ces graines ont une origine incertaine, tantôt recueillies sous la vase, dans les rivières et consommées à l’égal des lupins, tantôt cueillies sur les mangliers (Avicennia) et mises à macérer avant d’être consommées. Les traditions orales font bien état de la consommation, particulièrement en période de soudure ou de famine, d’une part des fruits des palétuviers33, d’autre part de la « salade » des rizières qui pousse en abondance sur les digues aménagées dans la mangrove.
127Plus généralement, il faut souligner l’attrait qu’exercent les zones littorales sur les populations de l’intérieur durant les périodes de crises en raison des ressources naturelles abondantes qu’elles offrent (Becker, 1982).
128Si tous les groupes littoraux pêchent avec des pièges et des nasses dans les eaux estuariennes34, cueillent les huîtres et ramassent les coquillages, en revanche, seulement une minorité d’entre elles exploitent les eaux maritimes. Ainsi, parallèlement aux riziculteurs-pêcheurs paysans floup, baga ou encore nalou, les communautés serer-niominka du Saloum, bullom de Sierra Leone et krou du Cap des Palmes semblent davantage spécialisées dans l’exploitation des ressources halieutiques. Les prises sont salées, séchées ou fumées. Elles sont échangées contre du riz avec les autres populations littorales ou encore elles approvisionnent les traitants européens, en particulier portugais, gros consommateurs de poissons. En outre, des taxes en nature sont imposées par les Portugais aux populations de pêcheurs installées à proximité de ces comptoirs commerciaux (Hendrix, 1982). Et il semble bien que les pêcheurs maritimes aient joué un rôle précurseur d’intermédiaires et d’interprètes avec les Européens. Ce rôle se conforte à partir du xve siècle avec l’expansion coloniale européenne (Rodney, 1970).
129Cependant, le poisson est en priorité destiné à l’autoconsommation et au marché local. La pêche maritime ne se développe pas avant le milieu du xixe siècle, voire la fin des années soixante-dix pour la plupart des riziculteurs des Rivières du Sud (cf. chapitre v et Cormier-Salem, 1992).
130De nombreux autres produits (kola, poivre, indigo, ivoire, ambre, huile de palme, bétail, cuirs et peaux, coton, noix de palme, citron et autres fruits) occupent une place importante dans les échanges, mais comme ils ne sont pas spécifiques de la mangrove, il n’en sera pas question dans ce chapitre35. On peut néanmoins noter que l’ivoire, à l’origine d’un riche artisanat dans la région (particulièrement autour du Rio Nunez et du Cap Mount), provenait des défenses des éléphants, mais également des hippopotames, très nombreux dans les rivières de Haute Guinée. Avec la demande croissante des Européens, la chasse se développe, devenant une activité spécialisée et conduisant à la réduction très rapide du nombre de ces mammifères36.
Les réseaux
131Les marais maritimes à mangrove fournissent d’abondantes ressources mais, en outre, jouent un rôle essentiel dans la structuration de l’espace commercial de la région. Les fleuves (rio) ramifiés de multiples chenaux de marée (bolon) offrent un remarquable réseau de voies de communication (carte 7). Le Niomi et la Gambie au nord de la région sont reliés par voie fluviale, pratiquement sans discontinuité, au Rio Cacheu (San Domingos) au sud, par le marigot de Bintang, le Soungrougrou et la Casamance (Francisco Lemos de Coelho, 1669). Entre le Rio Cacheu et le Cap Mount, les fleuves – Mansoa, Geba, Grande, Nunez, Pongo, Kolente, Sherbro – et leurs affluents permettent non seulement de relier les différentes portions du littoral entre elles, mais également d’articuler les aires locales à un vaste réseau de marchés et de voies terrestres à l’échelle ouest-africaine.
132Dans ce contexte, les pirogues constituent le principal moyen de transport, contrairement aux régions de l’intérieur, où les animaux de trait (chameau et âne au nord, vache, bœuf et âne au sud) prédominent. Les témoignages précoloniaux sont éloquents sur l’art de la navigation des communautés littorales.
133Frei Baltasar Barreira ([1606], édité par Hair ; 1975) livre ainsi ses impressions personnelles sur les conditions de voyage en Sierra Leone : « So it was necessary for me to continue my journey partly by land and partly by rivers and creeks, travelling in canoes from island to island and from port to port, and going through certain places which are surrounded by mangroves and so impenetrable that in order not to lose our way we had to carry experienced local people who knew about the tides which could carry us through [...] We spent two or three hours in each sangre [channel between islands] as these places are called, and I was frequently astonished that our black guides could direct our canoes through so many twists and turns, from one side to the other, in order to keep us in the channel. »
134Tous les chroniqueurs soulignent l’importance et la diversité du parc piroguier, depuis la petite pirogue monoxyle appelée « almadie »37 jusqu’à la grande pirogue maritime. La première est davantage utilisée dans les eaux intérieures pour la pêche, les échanges à courtes distances et le transport des hommes, des marchandises, voire même de quelques bêtes entravées. Elle peut contenir de une à cinquante personnes. Les plus grandes pirogues, pouvant transporter plus de cent hommes et effectuer de longues distances, sont davantage destinées à la guerre.
135Ces diverses pirogues sont mentionnées par Diogo Gomes. D’une part, il décrit les petites pirogues de commerce : « des Maures, qui vinrent de terre dans leurs almadies et nous apportèrent leurs marchandises, à savoir : étoffes de soie ou de coton, défenses d’éléphants, et le quart d’une mesure de malaguette en grains et en coques, telles qu’elles poussent, ce qui me réjouit fort », d’autre part les pirogues de guerre des peuples du Niomi : « Et allant toujours plus loin, ils virent de nombreux Noirs de ce pays dans des pirogues à la fois dans le fleuve et la mer, avec des flèches empoisonnées et ils tuèrent tous les chrétiens [...] et ils trouvèrent des Noirs avec des pirogues armées, plus de 300, avec leurs flèches empoisonnées. » ([1446] édition de 1959 : 30.)
136Les almadies bijogo, qui vont à la rencontre de la caravelle de Alvise Ca’da Mosto en 1457, sont décrites comme « fort grandes [...] et dans la plus grande venoyent environ trente noirs ».
137D’après Valentim Fernandes : « Tous ces pays [Saloum-Gambie] ont des bateaux pour passer les rivières et on les appelle alamdias. Et ils sont faits d’un seul tronc et il y en a de grandes et de petites, c’est-à-dire pouvant contenir 3,6 ou 12 hommes et trois ou quatre vaches. Et celles de guerre contiennent 60, 80 et cent hommes et tous ceux qui y vont rament sauf le capitaine qui est assis au milieu d’eux » (1506 : 29).

Pirogue traditionnelle à voile.
© Cormier.
138Toujours, d’après cet auteur, les pirogues de guerre des Floup peuvent contenir cinquante à soixante hommes (ibid. : 63-64) et celles des Bullom jusqu’à « 120 hommes de guerre avec leurs sagaies, boucliers, flèches et leurs provisions » (ibid. : 95).
139L’acquisition de nouvelles techniques de navigation, au contact des Européens, concourt au développement du cabotage, puis à la mise en place des vastes migrations saisonnières de pêche maritime. Les pirogues, mues à la rame jusqu’à l’arrivée des Européens, le sont désormais à la voile et sont progressivement équipées de gréements complexes. Certaines communautés, telles les Serer-Niominka et les Bijogo, s’illustrent particulièrement dans l’art de la navigation maritime38.
140Jusqu’au xvie siècle cependant, les relations commerciales s’effectuent essentiellement par voies terrestres et fluviales. Les principales villes-marchés se situent ainsi aux carrefours de ces voies, sur les lieux de transbordement, les têtes de pont comme Basse sur la Haute Gambie, Kade sur le Haut Corubal. Les sites d’estuaire sont particulièrement propices aux échanges, comme ceux de Cacheu, Geba, Guinala dans la zone baïnouk-biafade ou, plus au sud, de Port Loko et Rokel.

Grande pirogue niominka (pirogue motorisée, utilisée de nos jours).
© Cormier.
141Avant l’arrivée des Européens, les échanges entre les différentes zones écologiques se trouvent principalement entre les mains des Niominka au nord de la Gambie, des Baïnouk entre les fleuves Gambie et Cacheu, des Beafade entre les fleuves Cacheu et Sierra Leone et enfin, plus au sud, des Krou (Rodney, 1970).
142Quatre réseaux commerciaux littoraux sont identifiés par Brooks (1993) :
- Le réseau « Baïnouk-Bak » s’étend de la presqu’île du Cap-Vert à l’estuaire de Cacheu et comprend les groupes niominka de langue serer, diola de langue bak et baïnouk de langue nun39. Au Nord, les principaux produits échangés sont le poisson, le sel, le riz et, au sud, les noix de kola et le poivre. Les noix de kola sont exportées à travers le Sahara jusqu’aux pays d’Afrique du Nord
- Le réseau « Beafade-Sape » s’étend des fleuves Geba et Mansoa vers le sud tout le long de la Haute Guinée. Les échanges sont contrôlés par les Papel, les Beafade et les Bullom/Sherbro. Les produits de la forêt (poivre ou melliguette, kola et autres) sont échangés contre des pagnes en coton de la zone de savane, des barres de fer, des produits manufacturés et autres produits de luxe du commerce transsaharien. Le riz et le sel, en provenance des marais maritimes du Rio Nunez et du Rio Pongo, sont également recherchés (Rodney, 1970 ; Barry, 1988). Les lieux d’échange les plus animés sont situés le long du Rio Mansoa et de ses affluents et autour des estuaires des Rios Grande, Geba et Corubal.
- Le réseau « Kruan » (Krou) s’étend le long de la côte des Malaguettes, du Cap-Mount au Cap des Palmes, à la limite de la côte des Rivières du Sud. Les forêts guinéennes de cette région constituent la zone privilégiée d’exploitation du poivre40, qui donne son nom à la région, mais aussi des noix de kola, objet de très anciens courants d’échanges sud-nord. Ces produits, très valorisés, auraient attiré les populations littorales krou depuis le Bandama et le Sassandra (dans l’actuel pays de Côte-d’Ivoire) à la fin du xiie siècle. Selon Brooks (1993), les Krou ou Sumba, populations de marins parlant krou, se seraient alliés aux Mane, populations de terriens parlant mande, pour contrôler les réseaux commerciaux. La puissance de ces réseaux est affermie à partir du xvie siècle sur la formation d’États mani-sumba, comme le Kquoja au Cape Mount et sur les liens d’affiliation aux sociétés secrètes, comme la société Poro. Le vai s’impose progressivement comme langue d’échanges à la place de langues sud-atlantiques.
- Un quatrième réseau commercial est relevé à l’est des réseaux baïnouk-bak, beafade-sape et krou. Ce réseau terrestre est entre les mains des Mande. Ces commerçants relient les estuaires des Rivières du Sud (Rios Grande, Corubal, Haut-Geba, Cacheu et Casamance) avec la Moyenne et la Haute vallée du Sénégal et le Haut fleuve Niger et assurent ainsi la connexion entre les routes transsahariennes et transatlantiques (Barry, 1988).
143Le développement du commerce transatlantique avec l’arrivée des Européens bouleverse l’organisation de ces réseaux commerciaux « traditionnels », se traduisant tantôt par le repli défensif des communautés littorales, tantôt par le dynamisme commercial d’autres communautés et enfin l’émergence de nouveaux acteurs intermédiaires.
L’évolution des réseaux et l’émergence de nouveaux intermédiaires
144L’attitude des populations africaines à l’égard des Européens est contrastée selon les groupes. Les États côtiers du Sénégal (Walo, Cayor, Baol, Siin), tout en maintenant leurs liens avec les réseaux baïnouk-bak, soutiennent les relations commerciales transatlantiques. Sur la Petite Côte, au sud de la presqu’île du Cap-Vert, des ports de commerce se développent dès le xviie siècle (carte 11). Rufisque ou Rio Fresco – ce qui signifie « eau potable » – devient la porte de l’État wolof du Cayor, Portudal, la porte de l’État serer du Baol, et enfin, Joal, la porte de l’État serer du Siin (Brooks, 1993 : 200). De même, les Manding sont présentés comme des populations favorables aux échanges avec les étrangers. En revanche, les populations niominka et baïnouk, qui entendent garder le contrôle exclusif du commerce sur la zone comprise entre Saloum et Cacheu, ont une attitude plutôt offensive à l’égard des Européens, mais également de leurs voisins wolof, manding et foula.
Carte 11. Les échanges aux xviie et xviiie siècles.

Sources : Rodney, 1970 ; Barry, 1988.
Conception : M.-C. Cormier – Réalisation : C. Suss – © Cormier, 1998
145Entre le Rio Grande et les îles de Los, à la suite de premiers contacts violents41, les populations nalou comme baga sont hostiles aux Européens. Les bateaux portugais ou cap-verdiens sont très peu nombreux à s’aventurer au-delà du Cap Verga, du moins avant le xviie siècle (Brooks, 1993 : 274). Les lançados ne sont pas autorisés à s’y installer. Aussi, les Beafade maintiennent-ils leur monopole commercial sur la zone et deviennent-ils les principaux intermédiaires des Européens.
146Entre les îles de Los et le Cap Mount, en Serra leoa, les populations littorales sont généralement présentées comme belliqueuses et sauvages. D’après Duarte Pacheco Pereira (1505-1508), les Baga, très hostiles, possèdent des flèches empoisonnées et les Bullom sont décrits comme des populations guerrières, utilisant de larges pirogues pouvant transporter cinquante guerriers.
147En général, les informations sur les habitants et le commerce le long des Rivières du Sud à la fin du xvie siècle sont quasi inexistantes. Pourtant, à la suite des voyages de reconnaissance des Portugais (Nuno Tristâo, Diogo Gomes, Pedro da Sintra) et des Italiens (Alvise Ca’da Mosto, Uso di Mare), les expéditions commerciales étrangères se multiplient. Elles sont le fait d’abord des Cap-Verdiens (André Alvarez d’Almada, André Donelha, Francisco de Lemos de Coelho), puis des Espagnols, des Français, des Anglais et des Hollandais (Encart : Les sources de l’histoire précoloniale). La rivalité entre les puissances européennes peut expliquer le souci des chroniqueurs de garder secrètes leurs informations (Brooks, 1993 : 124). Ainsi, les Portugais ne font pas mention des richesses en kola et en poivre de Serra leoa, mais seulement de l’excellent site de l’estuaire de Sierra Leone qui pourrait être avantageusement colonisé. Le caractère illicite des produits échangés (comme le fer) peut également expliquer le silence des récits de voyage. Enfin, les contacts directs des populations littorales avec les Étrangers sont limités, si ce n’est avec les traitants privés blancs qui s’implantent en nombre croissant dans la région. Ces derniers – lançados, tangomaos et grumetes – n’ont malheureusement guère laissé de témoignages écrits. Ils n’ont pas moins contribué de façon décisive au développement de nouveaux réseaux commerciaux, largement dominés par la traite des esclaves à partir du xviie siècle.
148Les lançados sont le plus souvent d’origine cap-verdienne. Selon Brooks (1993), ce sont des Portugais du Cap-Vert installés en Afrique et mariés à des Africaines. On relève parmi eux également des Anglais, des Hollandais, des Américains et, dans une moindre mesure, des Français. Au xvie siècle, ces commerçants privés sont en situation illégale par rapport à la Couronne portugaise qui entend maintenir son monopole commercial avec les Africains et interdit ainsi à ses ressortissants de s’installer en Afrique. Progressivement pourtant, la Couronne portugaise est obligée de se rapprocher des lançados et de s’en servir comme intermédiaires pour la traite des esclaves. Les lançados sont ainsi autorisés à s’installer à Ziguinchor au début du xviie siècle. Selon Brooks (1993), les missionnaires jésuites favorisent les contacts entre les lançados et les Baïnouk et contribuent ainsi au développement du commerce via le fleuve Casamance et ses affluents comme le Soungrougrou. Les lançados sont également nombreux à s’installer dans la sphère commerciale des Beafade, autour du rio Grande.
149Les lançados jouent un rôle essentiel d’intermédiaires entre les traitants européens et les populations locales, à la fois comme commerçants, interprètes, gérants des entrepôts et des esclaveries, capitaines de navires ou encore armateurs. Leurs moyens de navigation performants, en particulier l’utilisation de navires à voile, leur permettent de concurrencer les intermédiaires africains. Dès le xvie siècle, ils parviennent à détourner le monopole commercial des Beafade-Sape et Papel sur les produits (kola, ivoire et esclaves) en provenance de la Serra Leoa et revendus à Farim (Brooks, 1993 : 244).
150Après plusieurs générations de métissage, les lançados se considèrent toujours comme blancs et revendiquent leur origine européenne. Leur identité est cependant fondée sur des caractéristiques moins physiques ou raciales que socioculturelles (Mark, 1995). Outre leur statut de commerçants métis et leur langue créole (ou anglaise en Sierra Leone), ils se signalent par leur habit européen et en particulier par le port de l’épée, et par leur maison dite « à la portugaise ». Ces maisons, construites en dur, blanchies à la chaux et entourées par une véranda, sont l’expression des emprunts réciproques aux traditions architecturales africaines et européennes Ce métissage culturel est également exprimé dans leurs pratiques religieuses : ils se disent chrétiens, quoiqu’étant souvent d’origine juive et fortement imprégnés des religions locales (animisme). Leurs enfants sont souvent envoyés en Europe pour parfaire leur éducation et recevoir une formation poussée dans le domaine des affaires.
151Les lançados constituent ainsi une élite puissante de traitants lettrés, fondateurs de vastes maisonnées avec de nombreux enfants, dépendants et esclaves. Ils assoient leur pouvoir grâce à leurs réseaux de relations familiales et commerciales et leurs alliances avec les rois locaux. En tant que représentants de la Couronne portugaise, ils s’impliquent également dans des tâches administratives. Dès le xviie siècle, ils se trouvent ainsi à la tête de territoires, plus ou moins étendus, dotés de leurs propres villes, industries et plantations (Rodney, 1970).
152Pour affermir leur position au sein des populations locales, les lança-dos s’appuient sur d’autres acteurs originaux, les grumetes. Ce terme portugais, sans équivalent en français, désigne une vaste catégorie d’Africains au service des traitants afro-portugais, afro-européens et européens.
153Leur statut est variable : ce sont aussi bien des esclaves, des captifs, des dépendants que des parents, certains vendus comme esclaves, d’autres quasi salariés des commerçants (Rodney, 1970 :77). Leur origine est tout aussi diverse puisqu’on compte parmi eux des Niominka, des Papel, des Beafade, mais aussi d’anciens lançados. Tous parlent créole et contribuent à la diffusion de cette langue au sein des populations locales. Parmi eux, nombreux sont employés comme marins, apprentis et mousses sur les bateaux des traitants. Avec l’augmentation des besoins en moyens navigants, certains se spécialisent dans la charpenterie navale. On les retrouve également comme manœuvres dans les industries des lançados et autres Afro-européens.
154Comme les grumetes, les tangomaos favorisent les échanges entre les traitants négriers et les populations locales et contribuent au développement de la traite des esclaves. Selon Rodney (1970), ce sont des traitants privés blancs, d’origine portugaise ou luso-africaine – comme les lançados –, mais davantage intégrés aux sociétés africaines car ayant adopté les us et coutumes des Africains. Ils portent les mêmes habits. Leur syncrétisme religieux est encore plus poussé, puisqu’ils sont circoncis. Ils ne revendiquent pas tous leur ascendance européenne. S’appuyant sur Frei Baltasar Barreira (1607), Brooks met en évidence le rôle premier des tangomaos dans la traite des esclaves et le commerce littoral (Brooks, 1993 :191). Les tangomaos utilisent des caravelles et des bateaux, capables de naviguer au nord du Rio Geba, entre Cacheu et Casamance. Ils contribuent par ailleurs à la diffusion des plantes et animaux des autres continents – cochon, volaille, citron du Portugal ; ananas, manioc, arachide, piment, papaye, tabac d’Amérique ; banane plantain, cocotier, mangue et riz paddy d’Asie du Sud. Les cuisines spécifiques créoles sont issues de ces divers apports42.
155La méfiance, sinon l’hostilité, de la majorité des groupes littoraux à l’égard des étrangers est largement justifiée par le climat d’insécurité qui règne dans la région en raison des rivalités pour le contrôle des réseaux commerciaux et de la chasse aux esclaves.
La traite des esclaves (xviie, xviiie et xixe siècles)
156Notre propos n’est pas de dresser un état des connaissances sur la traite des esclaves dans la région mais davantage d’en mesurer les effets sur l’organisation spatiale et sociale des Rivières du Sud. Il importe de souligner certains points sujets à controverse à propos de l’ampleur du phénomène, de sa profondeur historique et de l’attitude des acteurs locaux face à l’esclavage.
Importance de la traite des esclaves
157Tous les historiens soulignent la relativité des estimations concernant l’importance – en volume comme en valeur –, de la traite des esclaves dans la zone. Les principales sources – récits des négriers et registres des cargos – sont fragmentaires dans le temps et dans l’espace et ne renseignent pas sur la perception de la traite par les Africains eux-mêmes. Des ordres de grandeur peuvent cependant être donnés.
158D’après Curtin (1975), entre 250 et 1 000 esclaves sont importés chaque année depuis la Sénégambie aux xvie et xviie siècles. Ces chiffres n’augmentent pas sensiblement au xviiie siècle, malgré le développement de la traite, car les pays actuels du golfe de Guinée et de l’Angola deviennent alors les principales régions pourvoyeuses d’esclaves. Au total, 9 566 100 esclaves auraient été importés depuis l’Afrique en Amérique par les Européens.
159Sans entrer dans le détail des critiques faites à l’encontre de Curtin (Becker, 1977 ; Barry, 1988 ; Richardson, 1989 ; Lovejoy, 1989), une révision à la hausse de ses estimations semble nécessaire, permettant de pondérer les biais des méthodes de calcul43. Ainsi, 11 863 000 captifs auraient traversé l’Atlantique. Compte tenu d’un taux de mortalité allant de 10 à 20 %, entre 9,6 et 10,8 millions de captifs auraient été importés dans les Amériques.
160Il est généralement reconnu que la traite a une intensité variable selon les périodes. Peu importante entre 1450 et 1600, elle se développe au cours du xviie siècle pour atteindre un niveau maximal dans le dernier tiers du xviiie siècle, puis devient de plus en plus faible au xixe siècle. En dépit de l’abolition de l’esclavage par les Nations européennes, le commerce illicite se poursuit dans certaines régions jusqu’au début du xxe siècle.
161Les exportations d’esclaves dépassent en valeur celle de l’or dès 1600 pour certains auteurs (Van den Boogaart, 1992), pas avant le début du xviiie siècle pour d’autres (Eltis, 1994). L’importance relative des esclaves et des autres produits dans le commerce transatlantique prête à discussion. La valeur des esclaves est difficile à estimer faute de référent monétaire. Par ailleurs, le prix varie selon le lieu de la transaction (marché de l’intérieur, marché littoral, capitale européenne, etc.) et selon la « qualité de la marchandise » (âge, taille, sexe, origine, état, etc.). Il existe une large échelle de valeur de plus de 27 £ pour un adulte de la brousse à moins de 5 £ pour un enfant ou un individu avec un défaut (Rodney, 1970). Au prix d’achat variable des esclaves s’ajoutent les nombreuses charges qui grèvent la rentabilité de la traite négrière, comme l’armement des navires, l’entretien des équipages, sans parler des fortes pertes par mortalité. Aussi, le commerce des esclaves aurait-il été surtout lucratif pour les intermédiaires africains et afro-européens comme les lançados. Pour les navires marchands européens, la traite négrière apparaît lucrative seulement combinée au commerce d’autres produits comme la cire, l’ivoire et le poivre. Néanmoins, comme le souligne Mettas (1975), elle fut le moyen d’acquérir le monopole d’activités plus lucratives et de développer des entreprises dans le Nouveau-Monde.
Composition des captifs
162La question de la composition des captifs (sexe, âge, ethnie) nécessite également des réponses contrastées selon la période envisagée, la zone exportatrice, l’origine des traitants. Il apparaît ainsi que les hommes, largement majoritaires dans le trafic transsaharien, ne deviennent prépondérants dans le trafic transatlantique qu’à partir du xviiie siècle. De même, la proportion des enfants (jeunes garçons de 10-15 ans) n’augmente sensiblement qu’au xviiie siècle et surtout au xixe siècle (Lovejoy, 1989). Mais il faudrait nuancer ces propos en fonction des régions.
163En ce qui concerne les Rivières du Sud, le sex ratio n’apparaît pas déséquilibré. Cette région ne compte d’ailleurs pas parmi les principales zones exportatrices de captifs, du moins lors de l’apogée de la traite au xviiie siècle et en comparaison de la Côte des Esclaves (Baie du Bénin), de l’Angola ou du Zaïre (Lovejoy, 1989). Ainsi, les négriers anglais s’approvisionnent essentiellement dans la baie du Biafra et les principales victimes sont les Igbo. Les Français s’approvisionnent surtout le long de la baie du Bénin, la baie du Biafra, puis plus en plus, en Afrique Centrale comme les Hollandais. Les Portugais s’approvisionnent dans le golfe du Bénin et en Angola, mais également dans l’actuelle Guinée-Bissau. Seuls les négriers nord-américains s’approvisionnent presque exclusivement dans les « Rivières du Sud » et tout particulièrement dans la région de Sierra Leone.
164Si la ponction démographique dans les Rivières du Sud apparaît globalement inférieure à celle qui s’effectue dans d’autres régions du golfe de Guinée et de l’Afrique centrale44, il n’empêche que certains groupes socioculturels ont été plus particulièrement touchés par la traite négrière. Ainsi, les groupements minoritaires de l’intérieur – Tenda, Bassari, Koniagui, Bajaranke – comptent parmi les principales victimes des négriers avec les groupes littoraux – Bijogo (tout à la fois victimes et pourvoyeurs d’esclaves), Beafade, Nalou, Manjak, Baïnouk, Floup.
Impact de la traite négrière
165Il est une autre question qui divise les historiens, c’est l’impact de la traite négrière sur les sociétés africaines. Certains (Eltis, Jennings, Thornton), tout en reconnaissant les conséquences dramatiques de la traite, tendent à en minimiser la portée. Seules certaines régions limitées auraient subi une véritable hémorragie démographique. À l’échelle du continent, les changements de l’environnement (sécheresse), les dynamiques internes, les guerres et les rivalités entre sociétés africaines auraient eu un impact d’une toute autre ampleur que le commerce transatlantique.
166D’autres (Lovejoy, Rodney, Becker, etc.) considèrent que la traite négrière constitue une rupture majeure dans l’histoire des sociétés africaines. À l’encontre des positions révisionnistes de Eltis et Jennings, Lovejoy (1989) met en avant la nécessité d’analyser les impacts directs et indirects de la traite sur les plans démographiques, économiques et sociaux. Les travaux de simulation démographique de Mannings permettent d’établir que la population de 1850, estimée à 22-25 millions, n’a pas progressé depuis 1700, en dépit d’un taux de croissance estimé à 0,5 par an. Outre les ponctions directes sur la population par l’exportation de captifs, ces pertes traduisent les déséquilibres dans la composition de la population, les effets des déplacements forcés, des guerres et des conflits suscités par la chasse aux esclaves. En outre, la traite des esclaves, surtout transatlantique mais aussi transsaharienne, conduit à une mutation profonde des systèmes sociaux et juridiques. Désormais prédominent les relations inégalitaires.
Place de l’esclavage chez les sociétés africaines
167À cette question de l’impact de la traite négrière est liée celle de la place de l’esclavage dans les sociétés africaines et de leur rôle dans la traite. Schématiquement, deux positions sont relevées parmi les historiens. Pour certains (Fage, Curtin, Eltis, Thornton, Law), les relations maîtres-esclaves sont prédominantes et préexistantes à l’arrivée des Européens. Si la traite a un tel essor, c’est parce que l’institution de l’esclavage est profondément ancrée dans ces sociétés. Peu ou prou, toutes les communautés ont participé activement et librement à la traite.
168Pour d’autres (Rodney, Mark, Linares, Lovejoy), le développement des relations maîtres-esclaves et des rapports de production esclavagiste est imputé au commerce transadantique mis en place par les Européens. Certes, il existe des relations inégalitaires anciennes au sein des sociétés africaines, et une élite minoritaire (« fidalgos », « landlords ») dirige la masse des Africains (« plebeus »).
169Le statut des esclaves imposé par les Européens n’est cependant pas réductible à celui ou plutôt ceux, très divers, relevés chez les sociétés africaines. Le terme désigne une vaste catégorie d’acteurs englobant des captifs, des serfs, des serviteurs qui peuvent être considérés comme des membres de la famille, posséder un lopin de terre, se marier et devenir libres. Enfin, les communautés africaines sont impliquées à des degrés très variables dans le commerce illicite.
170Ainsi, en ce qui concerne les populations des Rivières du Sud, les groupes littoraux les plus investis dans les réseaux commerciaux, à savoir les intermédiaires commerçants, comme les Baïnouk, les Beafade, les Manding, les Mane, sont aussi ceux qui se sont le plus précocement (c’est-à-dire dès le xvie siècle) et massivement impliqués dans la traite des esclaves. En revanche, les groupes littoraux les moins impliqués dans le commerce et les échanges, dont les activités de base sont la riziculture et l’élevage, comme les Floup/Diola, les Balant, les Nalou, sont ceux qui se sont le moins et le plus tardivement impliqués dans la traite des esclaves, c’est-à-dire pas avant le xviiie siècle, et surtout à partir du xixe siècle, après l’abolition de l’esclavage !
171La distinction entre sociétés esclavagistes et sociétés prédatrices permet d’éclairer le débat (Henry, 1994). Les premières sont des sociétés hiérarchisées et stratifiées en castes, elles utilisent les esclaves comme force de travail. Leurs systèmes de production et d’organisation reposent sur les esclaves. Il en est ainsi des Temne et des sociétés influencées par les Manding, comme les Brame, les Manjak, les Papel et les Beafade. Les secondes, tout en participant à la traite, considèrent les esclaves comme des butins de guerre, sources de prestige et de richesse. Ainsi, chez les guerriers bijogo, les captifs sont échangés pour acquérir des vaches. Certains peuvent être intégrés dans leurs sociétés. De même chez les Floup/Diola, les esclaves sont davantage des « captifs » sans statut inférieur, absorbés par mariage dans leurs communautés. Cette capacité d’assimilation des étrangers aurait contribué à leur dynamisme démographique et à leur expansion territoriale au détriment de leurs voisins, notamment baïnouk.
La difficile recomposition de l’identité humaine des Rivières du Sud
172Les xviie et xviiie siècles apparaissent comme une période charnière pour comprendre la marginalité des Rivières du Sud. À partir du xviie siècle, divers facteurs internes (sécheresse, famine, guerre) et externes (extension des plantations à main d’œuvre servile dans les Amériques) contribuent à intensifier la traite négrière et à affermir l’ascendant des traitants négriers européens et afro-européens sur les élites locales. Les anciens réseaux sociaux et commerciaux sont désorganisés. Au xviiie siècle, le littoral des Rivières du Sud est perçu par les Européens comme une « terre d’escales et d’esclaves ».
173Au xixe siècle, alors qu’au nord, en Sénégambie, l’abolition de la traite des esclaves (en 1814) se traduit par la reprise du cabotage, le développement de la pêche maritime en liaison avec l’économie arachidière et l’émergence de couches sociales diversifiées (Chauveau, 1986), au sud, la conversion au commerce licite est lente, les populations littorales se replient sur elles-mêmes et les escales déclinent.
174Dans certaines zones, la traite négrière, loin de disparaître, s’intensifie sous forme d’un commerce interlope, du fait des nombreux captifs à écouler sur place et du besoin de main-d’œuvre servile pour étendre les exploitations et dégager des surplus commercialisables (Mark, 1985 ; Barry, 1988 ; Goerg, 1988 ; R. Pélissier, 1989). Le Rio Pongo devient un haut lieu de la traite des esclaves. Cette zone, contrôlée par de grandes familles de négriers afro-européens ou afro-américains, subit maintes expéditions punitives, conduites en particulier par la marine britannique depuis la Sierra Leone. Ces mêmes commerçants sont progressivement écartés du commerce légitime par les concurrents européens et levantins (Goerg, 1988).
175La lenteur de la pacification et de la colonisation des Rivières du Sud est attribuée, d’une part à l’insalubrité des côtes, d’autre part à l’hostilité des populations dites primitives. Les images de la Guiné aux yeux des Portugais (« mangrove des barbares », « terres visqueuses et délétères », « miasmes de Bissau »), de la Sierra Leone aux yeux des Anglais (the White man’s grave, littéralement « le tombeau de l’homme Blanc »), de la Casamance et de la Guinée aux yeux des Français (« terre des morts », « funestes Rivières ») sont éloquentes. Les eaux croupissantes des forêts maritimes empoisonnent l’air et sont tenues pour responsables non seulement de la forte mortalité des Européens qui tentent de s’y installer, mais également de la « malignité » des populations locales, sauvages, rebelles et cannibales.
176La multiplicité des groupes littoraux, l’absence de structure politique unitaire, mais plus encore le commerce illicite et les rivalités européennes contribuent à l’isolement et à l’éclatement des Rivières du Sud. L’identité des peuples guineense est bafouée par l’établissement des frontières coloniales. L’instabilité politique actuelle qui secoue cette région, en Casamance comme en Sierra Leone, invite à s’interroger sur le poids des héritages coloniaux
177La marginalité et l’insalubrité des mangroves des Rivières du Sud sont des préjugés tenaces qui justifient les politiques de gestion de ces zones. Les visées hygiénistes et productivistes, dominantes au xixe siècle, bien souvent encore défendues de nos jours, sont à l’origine de vastes entreprises d’assèchement, drainage et aménagement hydro-agricole. Avant d’en faire le bilan, il convient d’analyser la diversité des entreprises locales.
Notes de bas de page
1 La période couverte est comprise entre 1680 – qui correspond au développement de la traite négrière –, et 1850 – les débuts de la conquête militaire européenne.
2 Ce terme, dont l’utilisation est ancienne, mais dont l’origine est controversée, s’écrit indifféremment Guiné, Guinée ou Guinia. Sauf précisions de notre part, la graphie « Guinée » sera utilisée pour désigner la république de Guinée (Conakry) ou le golfe de Guinée, et celle de « Guiné » pour la Guinée-Bissau (ancienne Guinée portugaise) ou l’ensemble des Pays des Noirs.
3 La malaguette, ou meliguette, est encore appelée graine du paradis ou faux poivre.
4 Il faut souligner que les populations de Casamance sont couramment désignées à Dakar sous le terme péjoratif de gnak, qui, en wolof, signifie « gens de la forêt ». Eux mêmes, ils se considèrent comme des « Sudistes », bien distincts des « Nordistes », à savoir les populations étrangères à la Casamance, originaires des autres régions de Sénégal.
5 Sur l’histoire du peuplement et les processus de recompositions /décompositions identitaires et ethniques, nous renvoyons aux contributions de S. Bouju (in Cormier-Salem, éd. 1994) ainsi qu’à sa thèse intitulée « De la bêche au filet, étude anthropologique des populations littorales et des pêcheurs côtiers de Guinée », soutenue en 1994.
6 Pour Girard (1992), les groupes de l’intérieur (Bassari, Koniagui, Bajaranka, Bola) comme du littoral (Diola, Balant mais aussi Baïnouk) appartiennent à la civilisation beliyan et partagent la même référence troglodytique : ce sont tous des « fils de la pierre ». Les clans beliyan, probablement originaires du Fouta-Djallon, ont été repoussés vers l’ouest, pour des raisons à la fois politiques (heurts avec les Manding et les Peul) et environnementales (éruption volcanique, tremblement de terre, sécheresse). Ils se sont éparpillés entre diverses zones-refuges difficiles d’accès (falaises, plaines marécageuses). Leur différenciation en micro-groupements est due à leur adaptation à des milieux enclavés et à leur évolution en vase clos. À l’origine, les vagues successives beliyan sont de l’ethnie baïnouk, des divers groupes diola, mais aussi des Ndout réfugiés dans la falaise de Thiès. Les Baga sont aussi arrivés sur le littoral avec une pierre. Les Anciens font référence à cette pierre, un élément généralement central dans les procédures de fondation de villages (Bouju, 1994).
7 Selon Girard (1992), par exemple, la colonisation par certains clans beliyan des marécages à mangrove serait relativement tardive et la riziculture ne serait pas autochtone, mais serait un apport des relations transatlantiques, qu’il situe, il est vrai, bien avant l’arrivée des Portugais, dès l’Antiquité !
8 Parmi les principaux dialectes/langues diola, on peut citer le fogny, l’essoulalou, le kasa, le blis-carone et l’ediamat.
9 fa-lup en diola signifie « gens des marais ». Il est formé par le préfixe fa/fu/hu pour le pluriel de personnes, et par la racine lup/luf, qui signifie « boueux », « marécageux ». Cette référence à un habitat en mangrove se retrouve dans l’étymologie du nom de la région Buluf, sur la rive nord de la Casamance (Bühnen, 1992).
10 « [...] on the north side of Sierra Leone river, the land is low and level, and produces great quantities of rice ; the cultivation of which, and the making of salt, are the chief occupations of the natives, who, on both sides, are called Bulloms. » (John Matthews, 1887).
11 Cette interprétation est remise en cause par les linguistes (comm. perso. Podzniakov), car les populations bullom appartiennent au groupe mel. Il faut se garder d’assimiler convergence linguistique à proximité ethno-linguistique.
12 D’après Bühnen(1992), les cultures pluviales de céréales (millet, sorgho et, dans une moindre mesure, riz) constituent la base des systèmes d’exploitation des Baïnouk-Kassang comme des Beafade-Pajadinka. Ils cultivent également le coton et l’indigo sur les plateaux, le riz dans les bas-fonds. Ils pratiquent l’élevage, quoique les bovins occupent une place moins importante que chez les riziculteurs de mangrove.
13 Cette thèse défendue par Brooks(1985) est remise en cause par de Lespinay (1987, 1990, 1997), pour lequel les Baïnouk, pionniers en la matière, seraient de remarquables riziculteurs.
14 Selon Brooks (1985, 1992), notre ère est marquée par un assèchement progressif du climat. Cette grande phase sèche est entrecoupée par des périodes humides et sèches qui se succèdent comme suit :
- 300-700: période sèche ;
- 700-1100 : période humide ;
- 1100-1500: période sèche ;
- 1500-1630 : période humide ;
- 1630-1860 : période sèche.
Lors des périodes sèches, le déplacement des zones écologiques vers le sud se traduit par la migration concomitante de l’aire infestée par la mouche tsé-tsé, autorisant ainsi la progression dans les régions soudano-guinéennes des cavaliers et des pasteurs éleveurs de troupeaux de bovins non trypanorésistants.
15 Plusieurs appellations sont relevées dont celle de « Tyira Magan Ba » retenue par Girard (1992).
16 La majorité des habitants de Tionk-Essyl se trouvant dans le Boulouf « sortent » d’Essyl, situé dans le Kasa. Il en est de même de Mlomp dans le Boulouf, dont les habitants sortent de Mlomp dans le Kasa.
17 Les descendants des esclaves baïnouk assimilés aux Diola devaient porter une coupe de cheveux spéciale (Teixeira daMota, 1951).
18 De telles relations sont exprimées, par exemple, dans les salutations familières qu’échangent entre elles les communautés niominka et diola.
19 Les amas coquilliers témoignent de contacts anciens entre les groupes littoraux du Saloum et de Casamance (cf. ci-dessus Le vieux fond).
20 Le témoignage de Valentim Fernandes (1506-1501) est explicite en ce qui concerne la spécialisation des Niominka dans les activités de navigation, de pêche et de cueillette des produits de la mangrove.
21 Les îles au large de la Guinée-Bissau sont appelés Bijagós ou Bissagos.
22 Cette remarquable continuité est en particulier soulignée par Hair (1967) : la plupart des unités ethnolinguistiques du littoral ouest-africain (du Sénégal au Nigeria) sont relevées par les voyageurs et chroniqueurs européens avant 1700, 1600, voire même 1 500.
23 Valentim Fernandes situe les Balant au nord des Floup, sans doute par erreur et en contradiction avec les autres sources écrites des xvie et xviie siècles, qui les situent plus à l’est ou au sud.
24 Selon André Alvares d’Almada (1594), les Sumba s’appellent entre eux Manes. Selon Brooks (1993), l’alliance des Mani-Sumba repose sur une complémentarité entre les Mane, terriens parlant mande et les Sumba, marins parlant krou.
25 Ces populations partagent un certain nombre d’affinités (linguistique, économique et culturelle) mais n’ont, semble-t-il, jamais constitué un véritable peuple ou fondé une entité politique (Person, 1985 :95).
26 Rodney s’appuie en particulier sur les récits d’André Alvares d’Almada, les écrits des jésuites (entre 1605 et 1610) comme ceux du Frère (Frei) Bareira, Manuel Alvares, ou encore sur ceux des commerçants cap-verdiens comme André Donelha. Ces témoins directs qui ont séjourné sur la côte guinéenne à la fin du xvie siècle (entre 1560 et 1600) rapportent leurs propres observations et les traditions orales recueillies auprès des populations littorales, celles-ci donnant des informations sur une période qui remonte à la fin du xve siècle. Ainsi, André Donelha mentionne une tradition orale à propos d’un chef appelé Macarico, qui aurait conduit l’invasion mane en Guinée depuis le Mali et qui serait une femme (Rodney, 1970 : 44-45).
La qualité de ces nombreux récits et écrits est variable : ils sont souvent de seconde main, mélangeant les sources, confondant les dates et les noms. Rodney dénonce par exemple l’erreur de Northcote Thomas, qui établit sa chronologie en s’appuyant sur Valentim Fernandes (1560), se référant lui-même à Pedro da Sintra(1462).
27 Le sel fait l’objet de nombreuses mentions, en particulier dans les chroniques de Valentim Fernandes, André Alvarez d’Almada, Olfert Dapper, William Bosman et William Snelgrave.
28 « Je travaillai beaucoup à établir la paix avec lui [roi appelé Nomymans ou Niumi-Mansa, chef de pays de baraa au nord de l’embouchure de la Gambie], lui envoyai beaucoup de cadeaux par l’intermédiaire de ses hommes, avec ses pirogues qui allaient chercher du sel dans son pays, car le sel y est abondant et de couleur rougeâtre. » (Diogo Gomes [fin du xve siècle] : 42).
29 Les Baga du rio da Furra (Kapatchez) échangent le sel qu’ils produisent contre l’or, les tissus, les arcs et les flèches des populations du Fouta-Djallon (Bouju, 1994).
30 La classification des rizières est très complexe compte tenu de la diversité des critères privilégiés (cf. Cormier-Salem, 1994). La riziculture des zones inondables recouvre la riziculture de mangrove et de bas-fonds et comprend les rizières basses, profondes, endiguées, inondées etc. (en anglais : lowland vice / wet rice cultivation). La riziculture de plateau recouvre plus ou moins la riziculture pluviale (en anglais : upland rice /dry rice cultivation).
31 « We handed them a large tub, which they twice filled with pepper, making a total of weight of 280 lbs. In exchange we gave them a bar of iron. For the rice they wanted only glass corals for their wives, because rice is the ware of women, while malaguetta is that of men. » (Samuel Brun, 1624.)
32 Les mentions concernant la cueillette des huîtres sont particulièrement nombreuses :
- Gomes Eanes de Zurara (1430-1448 : 242) signale ainsi au sud du Cap-Vert (à environ 110 lieues de l’endroit où Alvaro Fernandes fut blessé en 1446, c’est-à-dire entre Casamance et Cacheu) « des femmes de Guinéens qui, semble-t-il, étaient sur le bord d’une petit bras de mer, en train de ramasser des coquillages ».
- Valentim Fernandes souligne dans la région de Gebandor (actuelles îles du Saloum) l’importance de la récolte des huîtres, « qui abondent dans cette terre et sont très grandes. Et ils sont si nombreux et si grands qu’ils se lassent de les manger crus et [les mangent] seulement cuits. Ces gens ramassent beaucoup d’huîtres et de coquillages et les mettent au feu jusqu’à ce qu’ils s’ouvrent et en retirent la chair et la sèchent au soleil. Et après les avoir séchés on les emporte dans les pots sur les marchés des autres peuples pour les vendre » (ibid. : 29).
- Eustache De La Fosse (1479-1480) témoigne également de l’exploitation des huîtres sur la côte au sud des îles de Los : « Les Mores dudit lieu [la Côte de la Malaguette] nous apportaient à vendre des huîtres de merveilleuse grandeur et, cuites avec de la graine de paradis en poudre [poivre] et nous avions aussi largement du bon riz et du bon beurre fait de lait de chèvre, et du bon miel » (ibid. : 11-19).
- André Alvarez d’Almada (1594) décrit ainsi les Arriates, habitants des îles Carone et les Feloupes, habitants de la rive gauche de la Casamance : « Ils résident au long de cette côte [depuis le Cap Sainte Marie vers le sud], entourés vers l’intérieur par les Mandingues. Ils travaillent à leurs terres et leurs pêcheries et tiennent ces occupations à honneur. Et quand ils [les Mandingues] commencèrent ces conquêtes de guerre, ils capturaient beaucoup de gens, car ils les prenaient en groupes ou en nombreuses compagnies installées le long des plages ou des marigots, à manger le poisson ou les huîtres. »
33 La pulpe des fruits de l’Avicennia est riche en huile : le noyau est séché, puis réduit en farine (Cormier-Salem, 1992).
34 William Bosman qui visite les rivières entre le Rio Sestre et le Cap Mount (Bosman, 1705) note l’abondance des poissons dans les rivières et l’usage de grands filets (large nets : 439).
35 La place du bois de palétuvier est à part. Très certainement, les forêts de mangroves ont été exploitées par les Européens pour fournir du bois de chauffe ou de construction, par exemple pour la charpente des caravelles. Mais l’origine du bois est difficile à déterminer d’après les sources historiques. C’est pourquoi il n’en est pas fait mention ici.
36 Le même phénomène est relevé dans les années cinquante et soixante avec les caïmans, chassés pour le commerce de leur cuir, qui, jusqu’à cette époque, constituaient un véritable fléau pour les populations des Rivières du Sud.
37 « On appelle almadie une barque ou un petit navire fait d’un seul tronc. » (Note infrapaginale du manuscrit de Diogo Gomes à propos de la région du Rio Grande, 1456:32.) Ou encore d’après Eustache De La Fosse (1479):« [...] almadyes, petites barques longues et étroites bien faites et faites tout d’une pièce, aiguës devant et derrière, et vont en chacune trois personnes ou quatre au plus et ils sont à genoux et ont en leurs mains chacun un bâton long d’une aune, et au bout une asselette longue ou carrée avec laquelle ils naviguent bien droit. »
38 Se reporter à J.-P. Chauveau (1983, 1984, 1986) pour l’histoire de la navigation en Afrique de l’Ouest.
39 Selon Brooks (1993 : 87), le terme baïnouk (ou Banyun) est un nom générique, désignant les commerçants, comme les Dioula (ou Dyula) désignent les commerçants mande.
40 La mala-guette est aussi appelée « graines de paradis » ou « poivre de Guinée », Amomum melegueta. Malaguette est un mot d’origine inconnue, attesté dès le Moyen Âge (Rolandinus Palavinus, 1214 ; Nicolau Mirepso, xiiie siècle et Balducci Pegoletti, milieu du xive siècle). Les Portugais l’appelaient en général sextos et les Hollandais « grain » (d’où la côte des Graines qui désigne l’actuel Liberia). (Mauny, 1956, note 3 :122).
41 Les premiers Portugais, qui s’aventurent en pays nalou, y ravissent 12 esclaves, ce qui explique l’hostilité de ces populations aux étrangers. Les Baga tuent les Cap-Verdiens qui touchent le littoral.
42 Le yassa, plat typique de Casamance, est ainsi d’origine créole. La sauce, qui accompagne le riz blanc, est composée de poulet ou de poisson (mulet, carpe), mis à mariner dans de l’oignon, du citron et du piment.
43 Un des biais les plus flagrants est la non prise en compte de la mortalité des captifs durant la traversée. Un autre biais est introduit par la qualité des sources d’information, sans parler des nombreux cargos dont le chargement est inconnu ou encore dont il ne reste aucune trace...
44 Au xviiie siècle, 40 % des esclaves viendraient de l’intérieur de l’Angola et du bassin du fleuve Zaïre (Lovejoy, 1989).
Auteurs
Marie-Christine Cormier-Salem, géographe. Orstom-MNHN, Laboratoire d’ethnobiologie-biogéographie, 57, rue Cuvier, 75231 Paris cedex 05, France.
Jean-Pierre Chauveau, socio-anthropologue. Orstom, Centre de Montpellier, BP 5045, 34032 Montpellier cedex 1, France.
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