Chapitre 11. Contre-domestication dans l’Amazonie des peuples indigènes
La botanique de la précaution
p. 177-197
Texte intégral
1Richard Evans Schultes, l’un des précurseurs de l’ethnobotanique moderne, a marqué le monde universitaire par ses recherches pionnières sur les plantes enthéogènes amérindiennes. Sa carrière a débuté par des recherches sur l’utilisation rituelle du peyotl chez les Kiowa de l’Oklahoma. Dans sa thèse de doctorat, il s’est intéressé aux champignons teonanacatl et au « gloire du matin », utilisés comme hallucinogènes par les populations autochtones de la région de Oaxaca au Mexique. Schultes, qui, enfant, avait lu avec admiration les pages de Richard Spruce, Notes of a botanist on the Amazon and the Andes (Notes d’un botaniste sur l’Amazone et les Andes), allait consacrer la plupart de ses études à l’utilisation de plantes psychoactives et médicinales chez les peuples autochtones du nord-ouest de l’Amazonie, en particulier les Witoto et les Makuna. Parmi les contributions particulièrement pertinentes, citons par exemple ses recherches sur le curare et l’ayahuasca. Ses ouvrages, dont Plants of the Gods (Schultes et al., 1979) et Vine of the Soul (Schultes et Raffau, 1992), sont devenus des références de premier plan dans le cadre de l’ethnobotanique des Amériques.
2Parallèlement à ses recherches sur les plantes psychoactives, Schultes s’est intéressé tout au long de sa carrière aux espèces du genre Hevea, en tant qu’agent de terrain pour la Rubber Development Corporation – à l’époque, l’occupation japonaise dans l’Asie du Sud-Est empêchait les États-Unis d’avoir accès aux plantations de caoutchouc dans cette région. Ses études ont permis des programmes d’amélioration qui ont favorisé le développement d’arbres résistants à haut rendement en latex (Solbring et al., 2003) dans des zones accessibles au marché nord-américain. Une étape importante de ces recherches a été la publication en 1993 d’un article sur la domestication de l’hévéa (Hevea brasiliensis), qui se conclut ainsi :
« Les avantages de la domestication des plantes alimentaires pour l’humanité sont généralement compris et acceptés par le grand public. Ce n’est pas toujours le cas pour des plantes comme l’hévéa, qui doivent être gérées dans de grandes plantations par de grandes entreprises financièrement capables d’en assurer l’entretien et le développement […]. Les efforts des Britanniques pour trouver de nouvelles cultures pour leurs colonies tropicales, en particulier le caoutchouc, à l’époque victorienne, sont souvent critiqués comme un impérialisme flagrant, et les premiers savants et autres qui ont participé à la domestication de l’Hevea brasiliensis ont parfois été considérés comme des outils de l’impérialisme commercial. L’histoire du caoutchouc et de sa domestication peut répondre à ces insultes infondées et fournir des preuves suffisantes de la manière dont l’humanité comme un tout peut se perfectionner grâce à la domestication des plantes. » (Schultes, 1993 : 484).
3Tout au long de son œuvre, Schultes expose de façon répétée son choix de défendre les peuples indigènes d’Amazonie et sa critique ferme des processus d’occupation et de destruction de la forêt. Fortement motivé par cet engagement, il a cherché à optimiser les pratiques de gestion de l’hévéa dans le nouveau cadre international. Plus que de la servilité ou du collaborationnisme, la position de Schultes en faveur de la domestication de l’Hevea brasiliensis était de rechercher une alternative au fléau représenté par l’histoire du caoutchouc en Amazonie. De son point de vue, la domestication de l’hévéa était un moyen possible de démanteler le lourd mécanisme colonial que l’industrie du caoutchouc amazonien avait imposé aux populations indigènes. Schultes, qui a mené ses recherches dans des régions extrêmement marquées par la violence extractiviste, a lutté avec véhémence contre les horreurs engendrées par l’entreprise d’exploitation du caoutchouc et a dénoncé le génocide des populations amazoniennes. Il appuyait sa pratique scientifique sur une conception de la domestication des plantes entendue comme une « amélioration de l’humanité », non seulement en vue de satisfaire la demande du marché mondial, mais aussi d’en faire une production plus digne qui empêcherait la répétition d’atrocités telles que celles perpétrées par la Maison Arana contre les Bora et les Witoto dans la région colombienne de Putumayo. Néanmoins, l’exploitation du caoutchouc s’est poursuivie avec ses drames humains à grande échelle, jusqu’à conduire à une production mondialisée de latex : de manière imprévisible, la nouvelle forme d’exploitation de l’hévéa a permis à l’industrie de guerre de progresser plus rapidement, grâce à une gestion plus efficace. La passion de Schultes pour l’Amazonie et ses efforts pour la protéger par la domestication du caoutchouc ont coexisté, paradoxalement, avec un mouvement dans lequel le boom du caoutchouc était lié à une tragédie humanitaire : la Seconde Guerre mondiale et la grande accélération économique et sociale qui l’a suivie.
4En Amazonie brésilienne, le bassin du fleuve Purus est devenu l’une des régions les plus actives pour les négociants du caoutchouc. Dans le cours moyen du Purus, la chaîne de production de caoutchouc était contrôlée principalement par les entreprises J. G. Araújo & Cia. Ltda. (active de 1877 à 1989) et J. A. Leite & Cia. Ltda. Dès le premier cycle du caoutchouc, des migrants originaires des États de la région du Nordeste, principalement du Ceará, ont été installés d’office dans les colocações, les zones d’exploitation, sous le commandement de contremaîtres et de patrons. Les Banawá, alors connus sous le nom de « Jamamadi de l’Apituã », un groupe indigène arawá qui habitait le long des petits affluents du Purus, les igarapés, les forêts basses ou campinaranas ou les hautes forêts de terre ferme sur l’interfluve de la rive occidentale du moyen Purus, ont subi l’accélération de l’exploitation du caoutchouc et celle du trafic intense sur le Waforofai – « la rivière des bateaux à vapeur », comme ils appelaient le Purus. Les hévéas des zones périodiquement inondées, les várzeas, reliés par un dédale de sentiers d’exploitation, les estradas de seringas, sont entrés dans l’histoire des Banawá d’une manière inédite par le biais d’un régime de perturbation (Tsing, 2015a) : les fortes densités d’Hevea brasiliensis dans les forêts alluviales du Purus, le bassin de la petite rivière, ou igarapé, Apituã et dans le Paraná, un bras de rivière, du Mamoriá ont attiré les envahisseurs yara (non indigènes), qui ont intensifié leur pression sur les Amérindiens. C’est autour du territoire des Banawá que se sont consolidés certains des seringais (des zones d’exploitation d’hévéas) les plus actifs de la région, comme Santo Antônio do Apituã, qui est devenu le principal port d’approvisionnement en bois de chauffe pour les navires qui circulaient entre les bourgades de Canutama et Lábrea. Les tensions entre les travailleurs des seringais et les populations indigènes se sont aggravées dans les années 1930, lorsque les Banawá ont attaqué un camp de collecteurs de latex, causant la mort de plusieurs d’entre eux. En représailles, une expédition armée, organisée par les exploitants de caoutchouc et la police de Canutama, a remonté les eaux de l’igarapé Apituã et a vengé ces morts en tuant des Amérindiens. Les Banawá ont entrepris alors une trajectoire d’itinérance à travers les terres de l’interfluve Purus-Piranhas, s’éloignant ainsi des várzeas du Purus et des sentiers d’exploitation qui recoupaient leurs anciens chemins. Incapables d’accepter cette domestication imposée par l’industrie du caoutchouc – qui a promu une forme d’extractivisme que l’on pourrait qualifier de centralisatrice, stabilisatrice et civilisatrice – et après des années d’itinérance passées sur des terres éloignées des grands fleuves, les Banawá ont tenté de construire de nouvelles relations avec les étrangers, en faisant la paix avec les patrons qui dominaient dans les petits igarapés de l’interfluve et en participant aux circuits d’un extractivisme périphérique, itinérant et marginal qui privilégiait d’autres produits tels que le latex de sorva (Couma utilis), l’huile de copaíba (Copaifera langsdorffii) et les peaux d’animaux1.
5En effet, les patrons de cette périphérie extractiviste de l’interfluve recouraient à leurs clients ou fregueses de la rivière Piranhas pour capturer des animaux destinés au commerce lors de la « saison des fantaisies2 » : ils fournissaient des peaux de jaguar, de margay, de loutre géante, de pécari, de cerf, de caïman, etc. L’habileté des « gateiros » était requise non seulement pour abattre un grand nombre d’animaux, mais aussi pour conserver leurs peaux de la meilleure façon possible : une « peau trouée de balles » était considérée comme de second ordre et, lorsqu’elle était intacte, sa valeur augmentait. Les Banawá racontent que des groupes de chasseurs voyageaient le long du Rio Piranhas et abattaient des bandes presque entières de pécaris pour la vente de leurs peaux. Dans l’une de ces expéditions, Bido – un important chaman banawá, déjà âgé – a accompagné un groupe de yara : ils ont emporté trois boîtes de cartouches neuves de poudre sèche. Ils ont marché dans la forêt et entendu une bande de pécaris s’approcher. Abasourdis, ils ont constaté que ceux-ci étaient tous écorchés vifs, courant sous leurs yeux. Terrifiés à la vue des « âmes de pécari sans corps », ils ont fui l’endroit.
6Pour les Banawá, les relations dans la forêt doivent être correctement entretenues, il n’y a pas de place pour les excès. Une écologie politique guide cette socialité forestière, et lorsque cela est nécessaire, les Banawá suivent leur propre principe de précaution, qui comprend également certaines des relations spécifiques entre humains et végétaux comme le montre l’épisode suivant.
L’apprentissage de la modération
7Les Banawá relatent que pendant la période d’itinérance entre les rios Purus et Piranhas, au milieu du xxe siècle, ils organisèrent une grande pêche de timbó kona (Deguelia sp.) dans l’igarapé Mayofa. Les hommes passèrent toute la journée à battre les racines de cette plante ichtyotoxique jusqu’à la tombée de la nuit. Jamais auparavant on n’avait arraché autant de timbó – hommes, femmes et enfants, qui campaient sur les rives du Mayofa, participèrent à la pêche. Lorsqu’ils lavèrent les paniers avec le timbó écrasé dans les eaux du Mayofa, celles-ci devinrent rapidement blanches, comme si du lait se répandait sans cesse dans l’igarapé. Ils attrapèrent des matrinxãs (aba en banawá), des jatuarana (aba sawei), des pacu-burro (tobari), des surubins (bama), beaucoup de poissons. Les hommes tiraient des flèches, les femmes les attrapaient avec les paniers. Ils firent de grands « viraus3 » pour boucaner le poisson au soir tombant. Soudain, le ciel changea. Un grand bruit fut entendu dans le Mayofa, comme celui de bateaux à vapeur. Les gens virent des lumières, des étincelles, des bateaux se déplaçant sur les eaux de l’igarapé. Un esprit inamadi, maître (abono) du Mayofa, fulminait contre la mort d’une énorme quantité de poissons.
8À l’aube, Bibi – l’un des adultes qui avaient organisé la pêche collective – quitta le campement et se rendit à l’endroit où les racines de timbó avait été battues. Il entendit une voix et des gémissements provenant d’un arbre de la forêt, le marimari. Il s’approcha avec crainte, entendit quelqu’un pleurer intensément, qui disait : « Pourquoi as-tu fait cela ? Vous avez tué mon peuple, maintenant je suis seul. Vous allez payer pour ces morts, beaucoup d’entre vous vont mourir parce que vous avez maltraité mon peuple. » L’esprit inamadi voulait se venger du peuple à cause du timbó déversé dans le Mayofa.
9Au crépuscule, le soleil s’arrêta et s’éteignit. Une forte tempête de vent (boni moni) se leva, et les gens crurent que c’était la fin du monde. Après avoir entendu les mots et les cris de l’esprit-maître inamadi, Bibi ressentit des frissons dans le corps, un malaise et de la peur. Il courut jusqu’au campement. À l’arrivée, sa femme se plaignit et dit : « Tu m’as laissée seule avec les deux petits enfants ! » Bibi, effrayé, lui dit, ainsi qu’aux autres : « Allons-y, vite ! J’ai entendu les gémissements et la voix du maître inamadi du Mayofa : il est en colère à cause du timbó que nous avons jeté. Il veut nous tuer parce que nous avons tué tant de poissons. » Tout le monde s’empressa de quitter les lieux, et les poissons se desséchèrent au-dessus des feux allumés. Ils laissèrent derrière eux les marmites, les flèches et divers objets. Bibi courait, le corps endolori, les bras autour du corps, tremblant de froid. Ils fuirent l’inamadi et arrivèrent à Latawadi.
10Beaucoup d’entre eux tombèrent malades. C’est à cette époque, après la pêche au timbó, que beaucoup sont morts. Bibi et Okowabi tombèrent gravement malades à cause du sortilège de l’inamadi, mais Tofe, qui était un chaman, réussit à les guérir alors qu’ils étaient à deux doigts de la mort. Sikari fut le premier à mourir. Teri était très malade, en raison d’une blessure qui avait commencé sur ses fesses, s’était étendue à tout son corps et rongeait sa chair ; elle fut enterrée. Puis deux autres jeunes femmes moururent, Modo et Kabai. On dit que, lorsqu’elles pêchaient dans le Mayofa, pleines d’enthousiasme, elles attrapaient des poissons, elles restaient dans les eaux de l’igarapé et les poissons glissaient entre leurs jambes, dans leur vagin4. À la fin de la pêche, les deux tombèrent malades, leur chair commença à se corrompre : leurs jambes, leur vagin, tout leur corps.
11Tofe isola les deux hommes malades, Bibi et Okowabi, dans une maison faite de caranaí et de babaçu, deux palmiers. Tous deux étaient près de mourir. Il prenait le sortilège de leur corps avec ses mains et soufflait pour l’éloigner. Dans un large bol (takarawa), il chauffa de l’huile de copaíba et du gingembre pour guérir ces deux personnes qui souffraient du mal de l’esprit inamadi de l’igarapé. Bibi et Okowabi purent survivre grâce aux soins du chaman. Tofe avait demandé à Kiyawa de s’isoler, pour recevoir des soins et se débarrasser du sort. Mais celui-ci dit : « Je vais mieux maintenant, ce n’est pas la peine. Je veux aller dans la forêt, je veux pêcher. » Et il se dirigea vers le cimetière où reposaient les femmes. Arrivé près de cet endroit, il entendit les gémissements des femmes décédées. Mû par la curiosité de connaître les kanamori (« âmes »), il s’approcha. Un vent fort et froid se mit à souffler. Kiyawa eut peur, mais il s’avança : il remettait son âme à l’inamadi. Il vit des papillons bleus (baneko) sur place, trois papillons passèrent au-dessus de lui. Alors il fut terrifié et il rentra au village rapidement. Tofe tenta de le soigner, mais en arrivant au village, Kiyawa mourut. Après ces morts, les gens abandonnèrent Latawadi et se déplacèrent à Tabora Made (Yawini et Mundica, 2015).
12La perturbation de la vie collective transforme les relations à diverses échelles – la relation « renvoie tant à la connexion entre des idées, des événements et d’autres entités qu’au récit d’une histoire » (Strathern, 2016 : 231). Dans ce récit, la prédation incontrôlée opérée par le timbó engendre un mouvement inverse : la vengeance de l’esprit-maître de l’igarapé, la suspension du mouvement solaire, l’apparition de maladies mortelles. Certaines références dans le récit relient ce changement cosmopolitique à l’expérience précédente de la violence extractiviste : les bateaux à vapeur, qui définissent le lieu de l’ennemi – le Purus, Waforofai – réapparaissent dans l’obscurité soudaine du jour avec leurs lumières, leur tonnerre, provoquant la stupeur chez les personnes qui les voient naviguer de façon surprenante sur les eaux de l’igarapé. La capture démesurée issue de la pêche au timbó débouche sur une riposte mortelle de l’esprit-maître, qui venge la mort des poissons en attaquant avec son sortilège les gens du campement, qui « pensaient que le monde allait finir ». Dans ce mouvement de métamorphoses, les morts produisent de nouveaux morts : les âmes kanamori des défunts, les papillons baneko, l’esprit inamadi lui-même capturent Kiyawa en une attraction fatale. L’expérience de l’immodération semble avoir renforcé un principe de précaution qui impose des limites aux opérations de capture, ainsi que l’adoption de limites propres à l’exercice de la diplomatie avec les esprits-maîtres et la reconnaissance du risque de réversibilité des excès de la prédation : la mort des poissons, proies du timbó, cède la place à la mort des gens, proies de l’aba abono, l’esprit-maître des poissons5. La pêche au timbó kona, fréquemment réalisée dans les igarapés et les lacs, est toujours interdite dans le Mayofa, et la capture de poissons ne se fait qu’avec des hameçons ou des sagaies – une précaution qui fonctionne comme modération de l’excès.
Contrepoints végétaux : plantes insoumises
13Un autre récit concerne les relations entre Banawá et castanheiras. La coexistence avec les castanheiras mowe (Bertholletia excelsa) marque de façon significative les trajectoires végétales des Banawá. Outre qu’elles sont indispensables à leur alimentation, les castanheiras inspirent vivement les histoires des Anciens, hiyara bote. Associées à la mythologie du tabac et à l’histoire de Mowewawa, le garçon né d’un fruit de castanheira, un excellent chasseur qui finira capturé et tué par les cannibales Yima (Aparicio, 2019), ces castanheiras ont également été les protagonistes de l’établissement de relations pacifiques avec ceux qui exploitaient les ressources extractivistes dans l’interfluve. Les seringueiros, ceux qui saignaient les hévéas, fuyant les seringais du Purus, les Jamamadi, les patrons du Maranhão et les grimpeurs de castanheiras qui, en montant dans la canopée de la forêt, ont identifié l’emplacement de nouvelles pontas de castanheiras, des portions de forêt où cette espèce était abondante. Tous ont établi de nouvelles relations, autour de ces arbres, avec les Amérindiens. Comme dans d’autres régions de l’Amazonie (Scaramuzzi, 2018), les relations avec les castanheiras tissent aussi une histoire de longue durée6 chez les Banawá. Lors des excursions dans les lieux anciens, les gens identifient les arbres liés à ceux qui les ont plantés il y a deux ou trois générations. Pendant l’été, j’ai eu l’occasion d’accompagner des excursions au cours desquelles des groupes de femmes se rendaient dans les castanhais de leurs grands-parents morts pour entretenir les sentiers et brûler l’épaisse couche de feuilles sèches, dans une spectaculaire gestion du feu. Les flammes de trois à quatre mètres de haut contrastaient avec la majesté des troncs de castanheiras, intacts face à elles qui, dans le même temps, carbonisaient les serpents présents. Par ces relations de soins, les nouvelles générations continuent à façonner des paysages multi-espèces, des lieux de parenté.
14Aujourd’hui, les Banawá font toujours partie des réseaux régionaux de commerce de ces noix d’Amazonie et, pendant les mois d’hiver, ils partent en expédition de collecte, principalement dans les vastes castanhais des igarapés Curiá et Quaru. Les lieux de campement dispersés sur le territoire sont réactivés et d’autres sont installés pour la collecte des noix. En même temps qu’ils reconnaissent à certains endroits les castanheiras plantées par des ancêtres aujourd’hui décédés, ils identifient dans des zones plus éloignées celles plantées par les cutias (sinama) et les cutiaras (sinamako), deux espèces de rongeurs de la forêt. Les premières ont une base de tronc élargie, contrairement aux secondes dont le tronc est plus rectiligne. Une fois le campement monté pour passer quelques journées dans le castanhal, le premier travail consiste à débroussailler les sentes des années précédentes ou à en ouvrir de nouvelles vers des mangas, des zones de concentration de castanheiras moins fréquentées. « Les jaguars aiment les chemins que nous faisons dans les castanhais, ils s’y promènent et les entretiennent. Mais les pécaris traversent ces chemins et y chamboulent tout. » Il y a aussi les serpents, dont les morsures fréquentes laissent les gens incessamment sur leur garde. Lors de ces périodes passées dans le castanhal, les rêves de serpents, de leur présence dans les journées de travail et les récits d’accidents causés dans le passé sont d’une fréquence surprenante. Les réseaux de chemins parlent de castanhais habités, qui mêlent des présences collaboratives à d’autres qui déroutent et perturbent.
15Les castanhais sont aussi des lieux de dispute – outre les humains, les cutias, les cutiaras et les singes cairara brisent les enveloppes ligneuses des noix pour s’alimenter7. Mais les conflits les plus tendus découlent des expéditions extractivistes de Canutama dont le but est, année après année, de voler les castanhas : au cours des derniers hivers, appuyés par la Fondation nationale de l’Indien (Funai), les Banawá ont dû compter sur l’escorte de patrouilles de la police militaire pour protéger les collecteurs indigènes des fréquentes menaces de mort qu’ils reçoivent des yara. Les castanhais d’Apituã sont chargés de la mémoire des crimes survenus pendant la saison de la récolte. Outre le harcèlement des intrus, le surgissement d’entités extra-humaines rend plus périlleuse la circulation des gens dans les castanhais. Le curupira, jaloux des castanheiras, crie pour effrayer, faire chuter ceux qui portent les lourdes hottes emplies de castanhas, les panacos et les fait trébucher dans les sentiers. Mais ce sont surtout les esprits prédateurs de l’inamadi qui font régner la peur et la crainte parmi les castanheiras : avec leurs flèches invisibles, ils provoquent des douleurs dans le corps, volent les hottes, sont à l’origine de maladies et de fièvres. Malgré la fatigue due au travail intensif dans les castanhais, les Banawá connaissent des nuits tendues et sans sommeil pendant les saisons de récolte : les bruits les alertent de la proximité de l’inamadi, les rêves inquiétants, les maladies soudaines font croître leur inquiétude face au danger d’être attaqués par mowe abono, l’esprit-maître des castanheiras. C’est pourquoi, fréquemment, une fois accomplies les tâches ardues d’établir le campement, d’ouvrir et de nettoyer les sentiers, après les premières étapes du ramassage et du cassage des castanhas, la zone préparée mais pas complètement exploitée est abandonnée en quelques jours pour d’autres castanhais où ils doivent à nouveau effectuer ces mêmes travaux préliminaires. Tout se passe comme si les Banawá percevaient la prédation excessive qu’ils développent dans les castanhais et ressentaient le besoin de se prémunir contre les dangers potentiels que cela engendre.
16Une fois de plus, un principe de précaution déstabilisant s’impose face aux intérêts spécifiques du marché des produits extractivistes et pousse les Banawá dans un mouvement d’itinérance qui empêche l’accumulation excessive des fruits désirés de mowe abono. La collecte des noix est ainsi marquée par un déplacement continu à travers les nombreux castanhais existant sur le territoire des Banawá. Au cours de cette période, il n’est pas rare qu’ils renoncent à une exploitation intensive des noix dans des zones qui pourraient leur assurer une plus grande production.
17Dans cette prolifération de connexions végétales hétérogènes, il est intéressant d’analyser la relation que les Banawá ont établie avec les cannes-flèches ou flecheiras (Gynerium sagittatum). Des abattis de flecheiras existaient en diverses parties du territoire avant que des plantations de maniocs volés aux seringueiros du Purus ou obtenus amicalement des sorveiros (ceux qui exploitent la gomme de sorva, Couma spp. ) du Piranhas ne se multiplient. En plantation, la flecheira est reproduite par bouture. Les Banawá sélectionnent les individus aux hampes florales les plus appropriées à la fabrication de flèches et de sagaies. Elles doivent être rectilignes, du diamètre et de la longueur souhaités. Ces pieds sont préférés aux flecheiras spontanées que l’on trouve près des várzeas des grandes rivières. Aujourd’hui, les Banawá utilisent à la fois les flecheiras issues de vieilles roças plus ou moins abandonnées et celles des nouvelles roças, où elles coexistent avec les macaxeiras, les maniocs doux, les ananas et les bananiers. Mais ce qui retient mon attention en ce qui concerne les flecheiras est la revendication exprimée à plusieurs reprises par les Banawá auprès du Front de protection ethno-environnementale (FPE) de la Funai qui opère à proximité de la Terre indigène des Hi-Merimã. Dans divers contextes amazoniens, il est courant que les peuples indigènes « contactés » insistent pour que la Funai fournisse quelques biens « civilisés » à leurs voisins isolés, en général des outils tels que des machettes et des haches. Les Banawá, quant à eux, demandent l’ouverture d’abattis de flecheiras sur la Terre indigène Hi-Merimã « afin que nos parents puissent chasser à leur guise ». Il n’y a aucune allusion à une « agriculture civilisatrice » dans la demande des Banawá. Ils n’insistent pas, par exemple, sur la nécessité de planter du manioc pour compenser un supposé « manque » dû à la vie itinérante car celle-ci est perçue par les Banawá comme une possibilité d’abondance et de nourriture à satiété. En d’autres termes, le désir d’une plante « déstabilisante » – indispensable à l’itinérance qu’exige la chasse – apparaît comme le centre de la vision banawá sur la vie « sans village, sans plantations » des Hi-Merimã (Aparicio, 2019).
18Si l’on poursuit notre parcours dans les cosmologies des Arawá de l’interfluve Purus-Juruá, les perceptions sur la flecheira deviennent plus troublantes. En effet, du point de vue des bani (animaux en position de proie), les flèches sont des serpents, et le curare est leur poison. Lorsqu’ils fabriquent le poison pour leurs flèches à partir de lianes, les chasseurs suruwaha produisent la même substance mortelle que les serpents kuwiri, comme eux créateurs de kaiximiani (de manière ambiguë, « liane curare » ou « venin de serpent »). Les flèches déplacent des vies humaines dans l’instabilité propre à la dynamique de la chasse ; les flèches deviennent des prédateurs paradigmatiques pour les sujets forestiers capturés en position de proie.
19Chez les Arawá, cependant, aucune plante ne peut égaler le tabac comme espèce compagne. Le tabac, sina (Nicotiana tabacum), favorise les relations hétérogènes et détermine le mode de vie des « vrais humains ». Il est une partie indissociable de l’action chamanique, mais il est aussi indispensable à l’exercice correct de la chasse : il est un « montre-chemin » (Viveiros de Castro, 1986 : 534), tant dans les relations trans-espèces actualisées par les chamans que dans les relations inter-espèces vécues par les chasseurs. Dans une logique « verticale », le tabac – tempéré par les Banawá avec des cendres de cupuí (Theobroma subincanum) et de cumaru (Dipteryx odorata) – guide les humains dans leur interaction avec les esprits inamadi ; dans une logique « horizontale », il établit un contraste ontologique fondamental dans les relations au sein de la forêt, en délimitant la différence entre les prédateurs (détenteurs du tabac) et les proies. Le tabac permet aux humains d’échapper à la position de capture et marque la position de bani.
20Awamoni, une femme âgée connue pour ses talents de conteuse, raconte les transformations qui se produisaient chez ceux qui inhalaient le tabac à priser fabriqué à partir des plants de tabac nés là où urinait la femme stérile d’un chaman8 : « Le socó-boi, qui était une personne, a inhalé le tabac à priser avec sa canule (firi) s’est envolé ivre, transformé en socó-boi (échassier). Le serpent surradeira, une autre personne, a aussi prisé le tabac, et a dit “Sssss” et s’est transformé en serpent surradeira. Finalement, la femme a senti le tabac à priser et s’est enfuie dans la forêt, transformée en paca (agouti). » Damani, sa belle-sœur, poursuit l’histoire : « À cette époque, les bani étaient des gens. Elle urinait à nouveau et un pied de tabac naissait. La paca l’a fait pour enivrer le pavão. » Dans le sillage d’autres mythologies arawá (Aparicio, 2017), l’histoire des Banawá situe le tabac comme un activateur de positions. L’ivresse qu’il produit est lucide : il permet de voir les mouvements de transformation en proie et assure la protection des personnes contre les périls (yofina) du monde.
21Les relations que les Banawá établissent avec ces plantes domestiquées ou « semi-domestiquées » (timbó, castanheira, flecheiras, tabac) mettent en évidence un mouvement de contre-domestication de la vie humaine9, qui pousse vigoureusement vers la non-permanence et la déstabilisation. En quel sens peut-on affirmer que ces plantes sont domestiquées, si l’interaction avec elles implique des mouvements inverses où l’excès de contrôle humain cède la place à des mouvements de subversion dans le timbó et de contre-prédation chez les castanheiras ? Quelle domestication y a-t-il pour une plante qui soutient l’itinérance de la vie des chasseurs et engendre des flèches-serpents en transformation, vues de façon équivoque par le chasseur et le chassé ? En quel sens le tabac peut-il être pensé en termes anthropiques alors que, pour les Deni du Cuniuá (Florido, 2013), il était la plante cultivée dans les champs des singes capucins (macacos-prego) à une époque où ils chassaient les humains madiha, jusqu’au moment où elle a été volée par ces derniers et a permis un changement des positions dans le monde (les madiha détenteurs du tabac sont devenus des prédateurs et les animaux de la forêt sont devenus leurs proies) ?
22Les Jarawara (qui partagent la même langue avec les Banawá) craignent la séduction des inamadi des plantes de la forêt ou d’abattis inconnus qui, sous des apparences trompeuses, volent l’âme d’une personne, l’emmènent au ciel (neme) et l’épousent, provoquant sa mort (Maizza, 2017a) : l’idiome d’une méta-affinité qui circule entre séduction et danger parle plus fort que la voix « familiarisante » de la domestication (Fausto et Neves, 2018).
Le langage de la domestication
23Dans son Histoire des plantes, Théophraste (371-287 av. J.-C. ; l’un des principaux disciples d’Aristote) présente une étude approfondie, pionnière dans l’histoire de la botanique, qui comprend plus de cinq cents espèces végétales, pour la plupart cultivées. Le problème de la domestication était déjà pour lui l’une des principales clés dans la construction des systèmes de classification des plantes :
« En effet, le caractère sauvage ou domestique des végétaux paraît être une conséquence de la culture : tout sujet devient sauvage ou domestique, affirme Hippon, selon qu’il reçoit des soins ou n’en reçoit pas. » (Théophraste, édit. 2012 : L. I, C. 3 ; nous soulignons).
« Il semble, en effet, que les espèces sauvages […] produisent davantage ; mais que les espèces domestiques ont de plus beaux fruits, et que leurs sucs mêmes, plus doux, plus savoureux, forment dans l’ensemble, pour ainsi dire, un plus heureux mélange. » (Théophraste, édit. 2012 : L. I, C. 4 ; nous soulignons).
« Car ce qui est rebelle à la domestication, c’est comme chez les animaux, l’espèce sauvage par nature. […] En effet, si tout sujet totalement négligé dégénère et s’assauvagit, il n’est pas vrai que tout sujet qui reçoit des soins s’améliore, nous l’avons déjà dit. C’est là que doit passer la ligne de démarcation et il faut qualifier certaines espèces de sauvages, les autres de domestiques comme le sont les animaux qui vivent dans la société de l’homme et ceux qui se laissent apprivoiser. » (Théophraste, édit. 2015 : L. III, C. 2 ; nous soulignons).
« Mais qu’il faille s’exprimer d’une manière ou d’une autre, cela n’a sans doute aucune importance. En revanche, tout sujet passant à l’état sauvage perd la qualité de ses fruits et lui-même se rabougrit à la fois de feuilles, des rameaux, de l’écorce et sous tous ses aspects. Ces organes, et son être tout entier, deviennent comme plus denses, plus enchevêtrés et plus durs, comme si en eux se réalisait au mieux la différence entre végétaux domestiques et végétaux sauvages. Aussi qualifie-t-on de sauvages les espèces domestiquées qui se trouvent ainsi faites [...]. » (Théophraste, édit. 2015 : L. III, C. 2).
24La qualité de « domestique » (hémeros, que l’on pourrait aussi traduire par « calme », « doux ») s’oppose à celle de « sauvage » (agrios, ou « féroce », « sauvage »10), dans un contraste médiatisé par un axe anthropocentrique, extensible aux plantes et aux animaux. Le contrôle, la dépendance, l’adaptation sont inhérents à la condition de domestication de certaines plantes. La philosophie botanique qui soutient la production scientifique élaborée 2 300 ans plus tard persiste selon des paramètres similaires, comme nous pouvons le constater :
« La domestication des populations végétales est un processus coévolutif par lequel la sélection par l’homme des phénotypes des individus des plantes promues, gérées ou cultivées entraîne des changements dans les phénotypes et les génotypes de la population descendante qui les rendent plus utiles à l’homme et mieux adaptés à la gestion humaine du paysage. » (Clement et al., 2010 : 73 ; nous soulignons).
« La domestication des plantes est un processus à long terme qui résulte de la capacité des humains à surmonter les pressions de sélection environnementale dans le but de gérer et de cultiver des plantes utiles, ce qui entraîne des changements significatifs dans les écosystèmes naturels et les communautés végétales à travers les paysages. Tout d’abord, les individus utiles sont gérés in situ, puis les humains sélectionnent les meilleures variétés présentant les caractéristiques morphologiques les plus souhaitables pour la culture. Au fil du temps, les humains créent une mosaïque de paysages domestiqués pour favoriser de nombreuses populations de plantes utiles, chacune étant domestiquée avec des intensités et des résultats différents. » (Levis et al., 2018 : 2 ; nous soulignons).
25Lévi-Strauss avait déjà souligné comment les pratiques et les savoirs amérindiens s’étendaient à la fois à la « culture agricole » et à « l’exploitation des plantes sauvages » (Lévi-Strauss, 1950)11, ce qui rend sans objet la distinction sauvage/domestiqué du point de vue des conceptions autochtones. D’autres clivages conceptuels sont tout aussi improductifs dans le cadre des taxinomies autochtones, comme l’opposition entre plantes « autochtones » et « exotiques ». Ainsi, la prise en considération de la pupunha (Bactris gasipaes) comme « le seul palmier domestiqué des Néotropiques » (Silva et Clement, 2005) contraste avec les conceptions suruwaha, dans lesquelles les variétés sont obtenues à la suite de transits chamaniques à travers des mondes extra-humains : le palmier, qui pour nous est, par excellence, domestiqué, présente des caractéristiques plus désirables pour les humains dans des variétés qui viennent de mondes lointains : les fruits « exotiques » deviennent plus agréables pour les Suruwaha. En effet, les « vraies pupunhas » (masa yokana) des esprits karuji sont préférées aux pupunhas locales, moins huileuses et donc moins savoureuses :
« Le cerf avait une fille, elle est sortie de la maison et est allée à l’igarapé. Au bord de l’eau, elle continuait à peler les pupunhas avec ses dents et jetait leur peau dans l’eau. L’esprit de la pupunha (masa karuji) a nagé dans l’igarapé en se transformant en poisson uhuwari. La jeune fille lui a jeté les pelures, le poisson les grignotait, mais n’aimait pas ça. La fille trouvait ça drôle et continuait à lui lancer des bouts de peau pendant qu’elle cuisait des pupunhas au bord de l’igarapé. Elle était distraite quand, soudain, le poisson ihuwari s’est transformé en une personne : c’était l’esprit-maître de la pupunha. Elle a pris peur. L’esprit-maître de la pupunha lui a dit : “Ce n’est pas une vraie pupunha que vous avez. Moi j’ai une vraie pupunha ! Je vais t’emmener chez moi pour que tu puisses goûter à la bonne pupunha.” L’esprit-maître a emmené la fille du cerf de l’autre côté de l’igarapé. Le voyage a été long, il a duré plusieurs jours. L’esprit-maître de la pupunha a attrapé le cœur de la jeune fille et l’a emporté avec lui. Il avait le fort pouvoir des chamans.
Au bout d’un moment, le père a vu sa fille revenir à la maison, mais elle était laide et maigre. Son pagne était effiloché, négligé, sans la couleur rouge du roucou. L’esprit-maître de la pupunha avait le pouvoir d’un chaman et avait dupliqué la fille du cerf : il a produit une belle jeune fille et une autre laide, et il a emmené la première avec lui. Le cerf, surpris, a regardé sa fille laide : “Est-ce ma fille ? Comme elle est laide, avec ce pagne délavé !” Il a pris un peu de tabac, a empli sa main de tabac à priser et a inspiré fortement, jusqu’à ce qu’il sache ce qui était arrivé à sa fille. Il s’est rendu à l’igarapé, a vu les pelures de pupunha, a inhalé à nouveau du tabac et a voyagé pendant plusieurs jours jusqu’à la maison de l’esprit-maître de la pupunha. Quand il est arrivé, il a reconnu sa fille et a dit à l’esprit de la pupunha : “Pourquoi avez-vous pris ma fille ?” “Elle a voulu connaître les vraies pupunhas, alors je l’ai amenée ici”, a-t-il répondu. Le cerf a pris son tabac, a inhalé intensément et a pris le cœur de sa fille. Il est retourné à la maison avec elle en prenant les vraies pupunhas, celles qui ont beaucoup de graisse. Ce sont les pupunhas que les gens préfèrent encore aujourd’hui. » (Kwakwai, entretien 2016).
26Le langage de la domestication parle de plantes transformées par l’action de l’homme, de plantes mieux adaptées, plus utiles, plus désirables dans le domaine de la mise en culture et du contrôle. Notre controverse virtuelle entre botanistes et écologistes d’un côté, Banawá chasseurs-collecteurs de noix ou esprits cultivateurs des pupunhas suruwaha de l’autre, nous oblige à accepter que les plantes amazoniennes provoquent un grand malentendu entre mondes respectifs – malentendu qui « n’est pas seulement un “défaut d’interprétation” mais une déficience dans le fait de comprendre que les interprétations sont nécessairement divergentes, et qu’elles ne renvoient pas à des modes imaginaires de “voir le monde” mais à des mondes réels qui sont vus » (Viveiros de Castro, 2004 : 11). Nous sommes certainement confrontés à l’un de ces malentendus productifs à propos desquels la tâche est d’accepter les distances ontologiques. La « contre-domestication » ne consiste pas en un déni ou une falsification des processus de domestication et de production d’une forêt d’origine anthropique observés par l’écologie historique ; c’est un concept qui ébauche une traduction de la socialité inter-espèces des Amérindiens, contournée par un principe de précaution – des relations guidées par une « régulation des excès » (Pazzarelli et Lema, 2018 ; Lema, 2020). Domestication et contre-domestication s’opposent comme un malentendu indissoluble : le problème n’est pas la différence entre écologistes et Amérindiens, mais entre « forêts », c’est-à-dire que le monde dans lequel la domestication est le point de vue n’est pas le même monde que celui dans lequel le point de vue est la contre-domestication.
27Dans une relation homme-végétal où l’excès de contrôle ouvre l’expectative de mouvements végétaux inverses, les forêts anthropiques apparaissent comme l’illusion d’un monde anthropocentrique, toujours domesticable, soumis à une grammaire de l’utilité humaine capable de façonner la morphologie des plantes (et de manière consistante, puisque la domestication produit des mutations également génotypiques). Le savoir végétal banawá prévient, dans le respect de son principe de précaution, que l’hyperbole de notre soin des plantes (puisque nous sommes capables de les domestiquer) débouche sur un soin nécessaire (et de précaution) à leur égard : capables de nous contre-domestiquer, elles agissent déjà sur un mode anthropocénique. La socialité indigène du soin des plantes est ainsi orientée à partir d’une pratique vitale de la critique (Van Dooren, 2014). Il est possible d’affirmer que la « botanique de la précaution », en relation avec le timbó, la castanheira et la flecheira, instaure un mouvement que les chamans inawa, inspirés par le tabac, connaissent déjà : celui de l’insistance des plantes dans la politique – pour paraphraser Stengers. Les plantes contre-domesticantes, à la fois capables de comportements dangereux et ouvertes au soin, sont aussi nos espèces compagnes – tout comme les xerimbabos, les animaux apprivoisés, dans les villages ou les maniocs dans les abattis.
28La longue histoire de l’ingénierie végétale occidentale tend, paradoxalement, à converger progressivement avec la pensée indigène sur les forêts : face à la crise climatique, elle commence à voir (hélas, pas de façon unanime) que l’excès de contrôle fait courir le risque d’un retournement de situation et de l’émergence de contre-prédations végétales envers les humains. La domestication, lorsqu’elle passe de la créativité anthropogénique à l’obsession anthropocentrique, libère de nouvelles écologies sauvages, des « réactions non projetées des non-humains envers les infrastructures humaines » (Tsing, 2019 : 14). Sur les rives du fleuve Tapajós, où ces pages ont été écrites, les champs de soja en expansion tranchent sur les nuances de vert de l’Amazonie contemporaine. Les avions qui s’occupent des terres de l’agrobusiness se détournent de leur route pour déverser du glyphosate sur les maisons quilombolas du Tiningu12. En fin de compte, nos monocultures végétales hyper-domestiquées ne nous bouleversent-elles pas, à une échelle encore plus abrupte, à la manière dont le kona abono, l’esprit-maître du timbó, bouleversait la vie des Banawá campant sur les rives du Mayofa ? La domestication des plantes ne débouche pas simplement sur une domestication des paysages : extrapolée, elle peut provoquer l’émergence de fantômes, des vestiges de formes de vie passées qui soufflent sur les paysages hantés du présent (Gan et al., 2017). Il est bon de rappeler que les populations de plantes domestiquées nous renvoient à la mémoire vivante de leurs ancêtres végétaux : ceux-ci subsistent13, toujours sauvages, dans les marges de la civilisation domesticatrice, tout comme les humains restés attentifs à l’appel végétal à la précaution : en Amazonie, les peuples indigènes et les plantes cohabitent en résistant à l’agriculture, à la domestication.
Notes de bas de page
1 Pour une description plus précise de la trajectoire des Banawá, circulant entre l’exploitation des seringas dans les plaines inondables et celle de la sorva, voir Aparicio (2019).
2 L’implication des Banawá dans le réseau extractiviste de l’interfluve Purus-Juruá a eu lieu au plus fort du commerce amazonien des peaux sauvages. Selon Antunes et al. (2014 : 494-495), dans les années 1950, les peaux les plus appréciées et les mieux cotées, celles des « fantaisies », étaient celles des félins maracajá-açu (Leopardus pardalis), maracajá-peludo (L. wiedii) et du jaguar (Panthera onca) ainsi que des loutres (Pteronura brasiliensis et Lontra longicaudis). Celles de caititu (Pecari tajacu), de queixada (Tayassu pecari), de capivara (Hydrochoerus hydrochaeris) et de cerf rouge (Mazama americana), avec des prix plus bas, dominaient en quantité le marché des peaux de mammifères.
3 Corruptèle de jiraus en portugais banawá. Le virau est la grille utilisée pour cuire le poisson.
4 Le récit nous rappelle la présence du code sexuel dans la mythologie amérindienne sur le timbó, identifié par Lévi-Strauss dans la « Pièce chromatique » du premier volume des Mythologiques (1964 : 261 et sq.).
5 Il est inévitable de faire référence ici aux Suruwaha, qui ont reconnu la mort par empoisonnement au timbó (kunaha) comme la cause dominante de décès dans les dernières générations et qui se conçoivent comme kunaha bahi, « les proies du timbó ». Pour les Suruwaha, ceux qui sont morts par empoisonnement effectuent un voyage angoissant et dangereux vers les eaux du ciel, jusqu’à ce qu’ils atteignent bai dukuni, « le lieu du tonnerre ». Au cours de ce voyage tourmenté, ils sont poursuivis par kunaha karuji, « l’esprit du timbó », qui s’avance menaçant vers eux accompagné de ses jaguars. Nous sommes ici devant une transformation structurelle – les Banawá, du fait de leur conduite hyperprédatrice en raison de l’excès de timbó, transformés en proies de aba abono, « maître des poissons », versus les Suruwaha, dans leur condition d’hyperproies (Aparicio, 2015), vivent-ils une transformation en proies du timbó ?
6 Dans certains endroits, les Banawá identifient des castanheiras dont la circonférence ne peut être embrassée que par dix à douze hommes. Un calcul amateur basé sur le DBH (diamètre à hauteur de poitrine) de certains individus, en tenant compte des paramètres scientifiques de recherche sur cette espèce, indique une longévité de plus de quatre cents ans pour certains pieds des castanhais des bassins versants de l’Apituã et du Quaru.
7 Lors d’une saison de collecte avec les Banawá, alors que nous atteignions le castanhal aux premières heures du jour, nous entendîmes un bruit inattendu de fruits de castanheiras alors que nous pensions être seuls. Allant de l’avant avec mon compagnon banawá, nous vîmes trois singes, des macacos-cairara (Cebus albifrons), briser ces coques ligneuses sur le bois dur d’un tronc couché au sol. Or, il semblait acquis que seuls les humains et les agoutis savaient ouvrir ces fruits. Encore plus surprenant, les singes soufflaient dans le trou inférieur du fruit et le projetaient lorsqu’il était « plein de vent », provoquant sa cassure. Selon les Banawá, les macacos-prego (Cebus apella) faisaient de même. De fait, la littérature scientifique (Haugaasen et al., 2010) montre bien que les fruits ligneux ouverts par ces deux espèces sont des fruits d’un à deux ans, au péricarpe fragile, susceptible de se briser s’ils sont projetés contre une surface dure.
8 Le mythe banawá sur l’origine du tabac, mythe dans lequel l’urine de la femme protagoniste éparpille des plants de tabac, trouve des résonances dans le mythe tikuna sur l’origine du timbó. Dans celui-ci, une femme vierge tombe enceinte en s’asseyant sur un plant de timbó. De cette grossesse naît un fils qui est extrêmement toxique. Dans le récit tikuna, le fils du timbó part répandre le poison dans le monde entier : « Là où il a craché (fai), là où il a déféqué (woeün), là où il a uriné (wiya), est né un de ses fils, une liane-timbó. Il est allé dans le monde entier et a disséminé la plante timbó partout où il est allé. » (Matarezio Filho, 2019 : 298).
9 En août 2018, j’ai organisé avec Verónica Lema du Consejo Nacional de Investigaciones Científicas y Técnicas (Conicet) et plusieurs chercheurs des domaines de l’ethnologie, de la biologie, de l’archéologie et de l’écologie historique un débat autour de l’idée de contre-domestication, dans le colloque intitulé « Hacia una teoría etnográfica de la contradomesticación. Críticas amerindias al concepto de floresta antropogénica » (Belém, xvie Congrès de la Société internationale d’ethnobiologie). Ce texte s’inscrit dans la lignée de certaines des discussions présentées lors de cette rencontre. Dans cette même direction, Lema (2020) a publié un article qui analyse les processus de contre-domestication dans les milieux andins à partir d’une recherche ethnographique dans le nord-ouest de l’Argentine.
10 Dans le même sens, la forme verbale hemerów (« domestiquer ») et la forme nominale hemerótes (« domestication »). Je suis reconnaissant au professeur Maria de Fátima Silva, de l’université de Coimbra, pour ses notes – elle est l’autrice, avec le botaniste Jorge Paiva, de l’excellente traduction portugaise de l’Histoire des plantes de Théophraste.
11 Nous ne discuterons pas ici de la pertinence des catégories de « culture agricole », « horticulture », « culture sylvicole » et « exploitation des plantes sauvages » – toutes présentes dans le texte de Lévi-Strauss. Cependant, cette pluralité de concepts signale déjà la difficulté d’insérer les pratiques amérindiennes dans les paramètres occidentaux de l’agriculture. La différence entre la culture des basses terres sud-américaines et les modèles agricoles eurasiens a déjà été soulignée par Denevan (1992) et est fortement affirmée dans les analyses de l’écologie amazonienne contemporaine (Clement et al., 2010 ; Neves et Heckenberger, 2019).
12 Comme le montre le rapport inquiétant produit par l’Agence publique (Sarraf, 2019), disponible sur apublica.org/2019/04/farmers-denounce-use-of-agrotoxic-as-a-harm-chemical-on-farm-of-daniel-dantas/
13 On note que les plantes sauvages sont généralement contemporaines – et non « primitives » – des variétés domestiquées correspondantes. On remarque que « la domestication est un processus qui se produit au niveau de la population, et non de l’espèce, de sorte qu’il est incorrect de dire que l’espèce X est domestiquée, à moins que toutes les populations sauvages n’aient disparu, ce qui est un cas rare ; il est généralement correct de dire que l’espèce X comporte des populations domestiquées » (Clement et al., 2010 : 74). On peut penser qu’il existe, en ce sens, une sorte de résistance des populations de plantes sauvages aux mécanismes de domestication humaine.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Composing Worlds with Elephants
Interdisciplinary dialogues
Nicolas Lainé, Paul G. Keil et Khatijah Rahmat (dir.)
2023
Voix végétales
Diversité, résistances et histoires de la forêt
Joana Cabral de Oliveira, Marta Amoroso, Ana Gabriela Morim de Lima et al. (dir.) Michel Riaudel (trad.)
2023