Chapitre 2. La rumeur de la post-vérité et ses menaces civilisationnelles
p. 35-51
Texte intégral
1Les recherches et les preuves scientifiques ne manquent pas ; consistantes et consolidées, elles portent sur les risques socio-environnementaux liés à l’érosion croissante de la biodiversité dans les paysages les plus variés de la planète, à la déforestation continue, et ses effets néfastes en particulier sur l’augmentation de la température moyenne mondiale et l’acidification des océans. On ne manque pas non plus de connaissances cumulées et fortement concordantes quant à l’érosion des sols, la dégradation des sources et leurs impacts hautement négatifs sur la population animale mondiale, tout cela étant immédiatement associé à la perte des couvertures végétales les plus importantes de la superficie terrestre. Dans la perspective végétale, rappelons également les terribles conséquences écosystémiques qui vont de la santé humaine à l’environnement provoquées par l’utilisation aveugle, rapide et à grande échelle de nombreux pesticides et herbicides de synthèse dans les agricultures industrielles. Il est également solidement établi que le lien entre l’utilisation intensive d’engrais azotés, la destruction et la dégradation des zones forestières, les paysages de monoculture et l’aggravation des changements climatiques est identifié comme la principale cause du déclin des populations d’insectes pollinisateurs dans plusieurs régions de la planète. Les effets de ce déclin, tant au niveau de la production agricole que des végétaux sauvages, sont plus qu’alarmants et fragilisent toujours davantage la sécurité alimentaire des populations.
2Avec la planète qui s’effondre, ses catastrophes environnementales et sociales, cette dévastation par une accumulation capitaliste débridée, déréglementée et prédatrice – l’une des marques de l’Anthropocène –, il y a une leçon, peut-être la première et la plus urgente à apprendre, c’est celle de l’interdépendance systémique profonde et sensible des sphères jusque-là traditionnellement et théoriquement divisées en hydrosphère, atmosphère, géosphère et biosphère. Lorsque nous devons penser ces interdépendances très complexes, les différences ainsi que les flux entre le local et le global, jusqu’alors plus ou moins stables, sont immédiatement interrogés – et se révèlent inopérants. Aucun mur ou frontière ne peut plus arrêter les effets des changements climatiques. La déforestation continue de l’Amazonie aura, y compris sur les monocultures et les pâturages, des effets locaux et globaux dramatiques bien au-delà de cette région ; on en perçoit déjà des signes clairs, par exemple les impacts sur les régimes pluviaux au Brésil (et, donc, sur l’agriculture), puisque la déforestation modifie les flux des « rivières volantes » ainsi que le déplacement de ces masses d’air humide allant de la forêt vers le reste du continent.
3La liste des problèmes, menaces et risques qui nous inquiètent autant (ou le devraient) semble interminable1. Nous disposons en abondance d’indices solidement établis corrélant les aggravations du « Nouveau Régime Climatique » (Latour, 2015) et les inondations, les glissements de terrain, les sécheresses et les incendies de forêt. C’est ce que nous montre la colossale somme de connaissances produites par les instances les plus diverses, prestigieuses et autorisées de la recherche scientifique, aux quatre coins de la planète, sur cette interdépendance de sphères qui forment une sorte de super-organisme hautement sensible et dynamique, à l’évolution complexe, non linéaire et pleine d’imprévus. C’est ce que la communauté scientifique nomme aujourd’hui le « Système Terre », dont la santé (faut-il le préciser ?) conditionne la nôtre.
4Parties prenantes de ces chaînes d’interdépendances sensiblement connectées, les végétaux témoignent des susceptibilités du Système Terre et indiquent aussi des solutions pour en mitiger les effets. Ils fournissent des données sur les processus tant de dégradation que de régénération. Pourtant, il semble que notre actuelle écoute y reste majoritairement sourde. On persiste à qualifier de « crise » ces événements massifs, dangereux et aux ramifications complexes : crise écologique ou environnementale, on ne se rend pas compte (volontairement ou non) que, comme le dit la philosophe des sciences Isabelle Stengers (2009 : 73), cette crise, à la différence des autres, « n’est pas un mauvais moment à passer ».
5Mais il ne s’agit pas de se satisfaire de la seule dénonciation. Si cela suffisait, dit encore Stengers, la dénonciation aurait vaincu le capitalisme dès la première heure2. Mon inquiétude, presque désespérée et qui se situe dans l’urgence, est de comprendre, de manière plus juste et réaliste, et sans emprisonner la pensée dans les registres de la dénonciation ou du remords, les motivations de cette surdité si répandue qu’elle empêche d’écouter les voix dites « naturelles ». Ces voix sont, pour ainsi dire, post-naturelles, car à l’argument bien établi du post-social devra répondre celui du post-naturel. Au post-sociologisme devra répondre le post-naturalisme3. Les voix du monde nous parlent à partir de toutes sortes de ressources, de médiations, de dispositifs – des arts, des sciences, des techniques, des connaissances traditionnelles, etc. Les sciences ne s’affirment jamais sans leurs appareils de phonation et de figuration. Il n’y a pas de voix naturelle sans la médiation de la connaissance – telle que celle des sciences chez les modernes4. De par leur diversité, ces dispositifs offrent un spectre de voix tout aussi varié. Cette variation est à l’origine de la création des sciences et ce n’est pas pour autant qu’elles verront leur objectivité menacée. Au contraire, l’obtention d’un consensus sur l’objectivité des faits, au milieu de cette production prodigieusement diverse de connaissances, a toujours été le véritable atout et la raison du triomphe des sciences. Mais voici que ce grand avantage s’est transformé, surtout de nos jours, en une arme létale contre les sciences elles-mêmes, contre la société, contre la politique, contre la nature.
6Les études sur la science et la technologie, dans le sillage de ce que l’on appelle le tournant ontologique, permettent de comprendre la nature comme post-naturelle, sans que cela signifie une perte de réalisme et d’objectivité. Au contraire, nous entrons dans un néo-réalisme, une néo-objectivité, un néo-naturalisme. Le fait est que les conceptions du post-social comme du post-naturel – et beaucoup d’entre elles sont issues d’approches inductives ethnographiques – n’ont rien à voir avec ce que l’on appelle aujourd’hui la post-vérité. Confondre une chose avec une autre, délibérément ou non, c’est ce que font de manière fourbe des gouvernements réactionnaires, qui tendent à l’autocratie en accord avec certains secteurs ou penchants de la population, en intensifiant des fronts de modernisation accélérée de la société et du monde. J’appelle « réactionnarisme moderniste » la réaction anti-politique et anti-scientifique qui agite le monde, par rapport aux agendas récents, tant sociaux (les agendas dits « identitaires », visant à la promotion des minorités historiquement assujetties) qu’environnementaux (c’est-à-dire qui visent le monde lui-même, qui en vient à figurer comme une minorité politique). La jonction des deux – les agendas socio-environnementaux, dirons-nous – semble terrifier encore davantage ceux pour qui le monde contemporain doit continuer comme avant, c’est-à-dire fonctionner avec la différence, déjà supposée établie5 entre ses deux chambres de réalité, celle de la nature et celle de la société6, de sorte que l’ensemble des non-humains reste officiellement une ressource inanimée au service de cette espèce supposée exceptionnelle, l’humain, cet humain spécifique de l’Anthropocène – mieux, du Capitalocène (Haraway, 2016a).
L’émergence de la post-vérité
7L’émergence de ces nouvelles vérités (dérangeantes pour ces humains modernes, qui appartiennent déjà au passé de par leur mode, intense et véloce, de production de monde) a engendré comme réaction la post-vérité. Les faits cèdent la place à des factoïdes ; la production de connaissances recule devant la production de zones d’ombre ; les controverses scientifiques sont réduites au sens le plus étroit et mesquin de la politique. Que s’est-il passé ? À mes yeux, ce problème peut se résumer à ce que nous pouvons identifier dans l’histoire récente de la pensée comme le passage d’une politisation positive de la nature à une politisation négative. La version négative est celle qui, comme je le suggère, fonde ce qui prétend aujourd’hui légitimer la post-vérité. C’est ce qui permet à un Donald Trump de déclarer publiquement, sans pudeur aucune, que le changement climatique n’existe pas ou ne concerne pas les États-Unis, en le réduisant à une attaque des démocrates contre son gouvernement (ou, qui sait, une attaque des démocrates menée en un complot diabolique avec les Chinois, les Arabes, les Russes…). Peu importent les évidences, les preuves et les contre-preuves, l’examen des sciences (naturelles et sociales) dans la vérification des faits, dans la construction laborieuse, exhaustive et exigeante du consensus entre les pairs de la communauté scientifique. Ou encore, pour citer un autre exemple, peu importe que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) associe officiellement les « pertes de récoltes », selon un rapport déjà paru en 2003, à « une augmentation du taux d’utilisation des pesticides » que l’on a pu vérifier « au cours des trois ou quatre dernières décennies7 ». Pour le tenant de ce réactionnarisme moderniste, l’ONU est désormais rangée à « gauche » (incroyable !), comme si elle était une simple victime de l’idéologie. Peu importe, enfin, que soit établi le principe de précaution dans des déclarations (comme celle du sommet de Rio en 1992), dans des accords internationaux (comme celui de la Convention sur la diversité biologique, la CDB) ou dans des protocoles (comme celui de Carthagène sur la biosécurité, ou celui de Kyoto) qui visent à réglementer ou interdire des pratiques dont l’ampleur des risques n’est pas ou ne peut pas être suffisamment connue avant que les dommages ne progressent en chaîne et ne deviennent vraiment irréversibles, comme le risque de savanisation de l’Amazonie8.
8Rien de tout cela ne compte pour cette réaction qui s’attaque aujourd’hui aux sciences parce qu’elles sont, disent-ils, « politiques », dans le pire sens du terme, déshonorant ainsi totalement, et d’un seul coup, la politique et la science. C’est comme si l’idéologie et la politique polluaient le réel. Mais on n’attaque l’idéologie et la politique qu’avec l’idéologie et la politique – il est sournoisement politique et idéologique de prétendre être installé dans une position neutre, désintéressée, détachée de toute formation, de tout intérêt, de toute position, de tout patrimoine, de toute situation, de tout engagement : une prétendue position « technique ». Bien sûr, la question n’est pas de savoir s’il faut être politique et idéologique ou non, mais de savoir ce qu’il faut en faire. De telles convictions seront-elles mises à l’épreuve ? Vont-elles l’emporter dans le contradictoire ? Seront-elles ouvertes aux surprises et aux nuances ? Seront-elles soumises à des procédures et des paramètres scientifiques autorisés et officiels ? Pour ce réactionnarisme, il s’agit cependant toujours de réaffirmer des positions étanches et polarisées, indépendamment de ce qu’indique la production scientifique dûment validée dans ses procédures.
9Dans les termes de Stengers (1993 : 73-74), je dirais que cette réaction heurte le « sentiment établi » (la « restriction leibnizienne ») qui guide la production de faits reposant sur des protocoles validés par consensus, sur des modes propres de vérification. Cette réaction, avec son front continu et inconséquent de modernisation, se montre d’autant plus acérée et violente que des obstructions ou des appels à la précaution se dressent sur son chemin. Il en est ainsi pour les consensus scientifiques, et ce ne serait pas très différent pour les controverses. Rester attentif aux incertitudes scientifiques (plateforme centrale des Études des Sciences, Technologies et Sociétés9, en plein renouvellement) prend désormais, dans le registre de la post-vérité, un sens particulièrement pervers : là où existent des incertitudes doivent exister des intérêts politiques suspects, obscurs. Ou encore : s’il existe différentes versions scientifiques (comme sur le forçage anthropique dans les changements climatiques), il suffit alors d’adhérer à la version (aussi discréditée soit-elle parmi les experts) qui convient aux intérêts en jeu, puisque le caractère politique de la science est alors ravalé au rang d’intérêt étroit de tel ou tel groupe économique ou idéologique. Résultat : une version discréditée des faits est opposée à la version la plus crédible – car largement citée et autorisée par les scientifiques les plus variés, qui s’échinent à la soumettre à des tests et des épreuves de résistance. C’est comme si l’une et l’autre version pouvaient être également prises en compte et appréciées. Mais cette symétrie apparente entend cacher la profonde asymétrie entre les versions : l’une d’entre elles ne répond pas aux protocoles et aux paramètres qui lui permettraient d’apparaître comme une version du réel. Mettre les deux versions sur le même pied est pour le moins une malhonnêteté qui dénature et défigure la production scientifique du savoir. On ne peut que s’attendre aux pires conséquences civilisationnelles d’un tel mouvement.
10Les controverses sociotechniques des Science Studies10 ont, par exemple, montré comment la politique et la subjectivité sont toujours parties prenantes de la production de la science et de l’objectivité. Mais elles n’ont cherché ni à polluer le débat (il faudrait dans ce cas l’en purifier), ni à l’entraver (il faudrait alors l’en débarrasser) au nom d’un idéal d’objectivité scientifique désincarné, non situé, sinon partout à la fois, l’idéal de l’omniscience, du regard de Dieu, la source du savoir absolu et infini. Revendiquer cet idéal pour tenter de disqualifier des perspectives situées de façon assumée (les féministes, pour citer un autre exemple) revient à s’engager dans ce que Donna Haraway appelle le « tour de passe-passe divin » (The God Trick). Le fait est donc qu’une connaissance sera d’autant moins rationnelle et objective qu’elle se prétend transcendante, désengagée, « à l’abri d’une interprétation11 ».
11Existerait-il une production de connaissances qui s’enclencherait sans partir d’une situation, d’un corps, d’une implication, d’un intérêt, d’une position ? Sûrement pas, mais indiquer une position de départ ne signifie pas qu’elle s’y enracine de manière fixe. Dans tous les cas, le destin de la production scientifique d’un auteur ne repose pas entre ses mains. Le succès de ce destin dépend des autres, à commencer par ceux qui sont ses pairs et qui proposeront des contre-preuves, de nouvelles preuves, d’autres interprétations. Pour s’établir, gagner en crédibilité et se diffuser, un produit de connaissance (une technique, une idée ou quoi que ce soit d’autre) devra surmonter une résistance continue et devenir reproductible (pour ne citer que deux exigences de la production scientifique). Pourtant, l’effrayante nouveauté que nous découvrons est que le politique, le subjectif, l’intérêt et la position sont maintenant vus comme isolés et auto-suffisants pour affirmer et propager un fait. C’est comme s’il n’était plus nécessaire de trouver un accord entre collègues scientifiques et entre les réseaux les plus divers d’institutions universitaires à travers le monde. Pour quelques groupes importants installés en divers foyers de pouvoir (pas seulement l’État), il ne suffit pas que les variations alarmantes des changements climatiques largement liées à l’action anthropique aient fait l’objet d’un consensus, et se soient donc stabilisées auprès de la majorité absolue des scientifiques, ou qu’elles soient devenues la version officielle de l’ONU et de très nombreux pays.
12Il se trouve que là où la nature bénéficiait d’une représentation politique, reconnaissant et établissant les droits des non-humains, le réactionnarisme moderniste à l’œuvre aujourd’hui n’y voit que de l’idéologie de gauche. Il est difficile d’imaginer plus pauvre, plus perverse et plus inconséquente lecture du réel, quand les décideurs élus font du passage des sciences à la politique une simple question de choix : il s’agit d’écarter les résultats scientifiques majoritaires et établis au sein des sphères les plus diverses – tels ceux qui pointent l’urgence qu’il y a à ralentir la marche moderniste – et d’opter pour d’autres versions, fussent-elles désavouées par la science – comme le fait de nier les effets de l’action humaine moderniste dans l’augmentation de la température du globe. Ces versions sont tenues pour stables sans qu’elles aient été validées par les méthodes et les processus de la production scientifique. Cela suffit pour continuer à promouvoir, sous un voile scientifique trompeur, l’accélération de la production moderniste : développement, croissance, progrès.
13À l’instar des Science Studies, une partie importante de la pensée contemporaine (importante parce qu’intelligente, rigoureuse, influente) a voulu, à juste titre et avec passion, rendre productives, plus réalistes et plus civilisées les relations entre la nature, les sciences et la politique des modernes. Mais aujourd’hui, les modernistes invétérés, vociférant contre les preuves de la réalité de l’Anthropocène/le Capitalocène, font tout pour rendre ces énoncés improductifs, en masquant et falsifiant le travail difficile, exigeant et délicat de la production du réel fourni par les sciences. Dès lors, qu’attendre de la post-vérité, si ce n’est le travail de sape de nos fondements civilisationnels ? Elle ébranle ce qui fonde notre réel, c’est-à-dire le passage civilisé qui relie nature, connaissance et démocratie. C’est pourquoi la défiance face au politique est une réaction symétrique à la défiance face à la science.
14On doit l’admettre, la voie que nous ouvrions était très prometteuse (et je parle de mon point de vue, en grande partie, au nom d’une partie représentative de ma génération) : déstabiliser le fondamentalisme naturaliste dans les sciences (mais en faveur des sciences), faire avancer les causes socialement minoritaires et introduire la nature dans la politique (mais en faveur de la politique, de la société et de la nature), attribuer une représentation politique meilleure et plus précise, ainsi que des droits, aux non-humains (mais en faveur de la démocratie et du respect des droits de l’homme eux-mêmes), et reconnaître aux croyances un statut de savoir (mais en faveur de la connaissance et des croyances). Et maintenant, nous voyons ce mouvement frauduleux de la post-vérité convertir le savoir en croyance, au sens le plus malfaisant de ce que l’on appelle croyance. Nous sommes contraints de devoir défendre un ordre du jour que nous pensions ne plus avoir à défendre, sinon pour le faire vivre, tels les droits de l’homme, des droits en principe inaliénables. Bien sûr, il n’est pas de transcendance, comme celle des droits de l’homme, qui puisse être soutenue sans un travail permanent dans l’immanence. Bien sûr, cette histoire n’est pas linéaire, elle est faite d’avancées et de reculs dans une spirale non évolutive (elle est dialectique, elle évolue à travers des contradictions, comme de nombreux penseurs n’ont pas tardé à le souligner). Néanmoins, cette prise de conscience n’élimine pas l’angoisse de devoir maintenant freiner notre programme, rien de moins simple, qui consistait à réfléchir aux moyens de mettre en adéquation les droits humains et les droits non humains, par exemple, les droits sociaux et les droits environnementaux, la société et la nature dans l’Anthropo-Capitalocène. Ou encore d’assimiler forêt et histoire, puisque « sans forêt, il n’y a pas d’histoire », comme avertit le leader yanomami Davi Kopenawa (2019).
15De telles avancées sont actuellement bousculées par le front réactionnaire moderniste dans ses diverses facettes présentes dans le monde. Le programme de ceux qui s’opposent à ce front régresse, pour ainsi dire, jusque vers le milieu du xxe siècle (si l’on ne considère que la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948), mais cette régression se produit en un moment, ce premier quart du xxie siècle, où le ciel menace de nous tomber sur la tête – pour rappeler à nouveau Davi Kopenawa (2010)12. C’est comme si ceux qui se voient maintenant contraints de réagir contre cet étrange réactionnarisme conservateur-libéral devaient, par la force des urgences et des stratégies de résistance à mettre en place, fractionner leur programme, et à nouveau défendre les droits de l’homme. Alors qu’il serait nécessaire de penser le véritable paradoxe d’avoir à les étendre et à les promouvoir parmi les peuples, sur une planète qui ne parvient pas à faire valoir ces droits pour tous. Il faudrait pour cela changer raisonnablement les modes hégémoniques de production, de consommation et de distribution des biens et des services. Un tel dessein supposerait d’affronter beaucoup plus vigoureusement le mode capitaliste de construction du monde.
Gaia contre la modernisation
16Une grande partie de ce que cette vague réactionnariste du modernisme, non civilisé, cherche à éviter est la confrontation du capitalisme avec la nature (disons : Gaia contre la modernisation). Cela se fait sur un registre qui serait irréalisable pour le communisme, puisque capitalisme et communisme (du moins le communisme ou le socialisme hégémoniques tels qu’ils se sont concrétisés historiquement) ont tous deux toujours été modernisateurs, tous deux ont toujours considéré la planète comme une ressource à la disposition d’une modernisation rapide et à grande échelle. L’irruption de la nature dans la politique, pour faire écho aussi bien à Stengers qu’à Latour (pour ne citer que ces deux grands auteurs), cette irruption ou intrusion, par l’ampleur de sa nouveauté, ne fait pas revivre de vieilles utopies, comme celles qui nous ramèneraient aux idéaux du communisme, mais conduit à de nouvelles façons de penser et de pratiquer le commun, un commun qui ne se limite plus aux desiderata des sociétés humaines, mais qui s’ouvre nécessairement au cosmos, qui est contraint de composer avec lui. Je dirais que, pour avoir bien en tête Gaia ou le Système Terre, l’horizon pertinent ne sera plus celui du capitalisme ou du communisme, mais plutôt, si l’on me passe le néologisme, celui du « cosmonisme ». Autrement dit, il s’agit d’envisager non le destin de l’homme ou celui de la planète, mais un seul et même destin qui les entrelace tous deux, et des plus diverses façons. Pas de destin des personnes, prometteur ou terrible, sans le destin, prometteur ou terrible, des choses. Il s’agit de déplacer l’attention vers les « entre-deux » plutôt que vers les « entités » (Marras, 2018).
17Je dois rappeler ici le cœur de la question. Si nous, Occidentaux modernes, nous appuyons si fortement sur les sciences (les sciences comme traductrices de la nature, de la société, du réel), alors pourquoi la majorité de nos forces politiques et sociales semblent-elles aujourd’hui ne pas adhérer au consensus scientifique ou ne pas savoir trier les controverses ? N’était-ce pas ce que l’on devrait attendre de notre civilité ? Que nous nous organisions officiellement ? Les sciences telles que les sciences naturelles traduisent les phénomènes de la nature, débattent selon des procédures d’objection entre pairs de la communauté scientifique, rien n’est établi (même si cela reste provisoire et fragile) que par des preuves et des contre-preuves, par la reproductibilité et les vérifications, pour qu’au final, comme attendu, soit produit un consensus sur la réalité et la nature. Ce sont ces consensus scientifiques qui pourront guider les décisions politiques, publiques, de la démocratie. C’est le lien entre la physis de la nature, le logos scientifique et la polis politique. Aujourd’hui, nos garanties civilisatoires se voient fortement menacées, dès lors que nous entrons dans l’ère de la post-vérité, l’ère de la prolifération des factoïdes et des fake news, qui va de pair avec une communication rapide et massive entre les personnes dans le monde numérique et on line à travers les réseaux sociaux, les appareils portables (tout étant à portée de main, rapide et partageable tous azimuts en un simple clic). Le rythme lent des sciences est bousculé par la vitesse épidémique des fake news, des mensonges aux airs de vérité, qui se propagent plus vite que leur réfutation. La production lente et compliquée des faits est remplacée par la production simplifiée et rapide de fausses nouvelles13.
18La voix de la post-vérité et des fake news vise à faire de la politique sous le manteau, à rendre clandestine la politique elle-même. Telle est donc maintenant l’angoissante nouveauté : tout se passe comme si désormais tout, les sciences y compris, se réduisait à la plus pauvre des images du politique, du subjectif, de l’intérêt de tel ou tel groupe, de telle ou telle corporation, de tout et de tout le monde, sous une aura conspirationniste. Mais si les sciences sont accusées de n’être rien de plus qu’idéologiques (l’idéologie étant prise là comme une catégorie d’accusation), alors il ne peut y avoir de débat républicain sur aucun sujet. L’assise qui permet la civilité des débats disparaît. Disparaît la voie sûre qui permet de traduire ces débats en décisions publiques. Disparaît le chemin, en même temps disparaît le monde.
19Il faut réfléchir aux raisons qui font le lit de ces rumeurs bruyantes de l’ère de la post-vérité dans laquelle nous vivons. Et ce faisant, bien sûr, considérer l’action perverse des nouveaux médias, beaucoup plus irradiants, rapides, accessibles, rhizomatiques et efficaces que les anciens. Comme on le sait, ils ont servi à propager des falsifications en utilisant le format traditionnel général des « nouvelles », format destiné à publier des faits, mais ici d’une manière toute particulière : beaucoup plus agile, moins érudite, plus passionnée, colorée, dynamique ; donc, d’absorption rapide, puisqu’il s’agit de « nouvelles » non soumises aux résistances scientifiques propres à la production d’objectivités, donc non soumises aux vérifications, aux protocoles de civilité qui permettent de passer avec exigence du pouvoir des sciences au pouvoir de la politique. On peut aussi, à juste titre me semble-t-il, souligner à cet égard l’éloignement entre le savoir et la société, souvent marqué par les postures arrogantes de tant de scientifiques installés dans leur tour d’ivoire, et qui se présentent alors comme ceux qui savent tout, les autres ne sachant rien et étant ravalés au rang de « population », les non-savants, les non-initiés à la science, considérés comme une sorte de tabula rasa, les ignorants, ceux à qui quelque chose fait défaut, dépourvus de l’expérience qui compte. Ils devraient ainsi faire l’objet d’une éducation et d’une prise de conscience. Ils sont aussi la cible d’une certaine vulgarisation scientifique, qui a le don d’homogénéiser ces « autres » dans la catégorie du « vulgum pecus », rappelant l’étymologie de « vulgarisation14 ».
20C’est pourquoi je me vois chaque fois contraint d’opposer une certaine méfiance à l’idée récurrente et répandue de « conscientisation ». Je comprends que les campagnes menées pour la « vulgarisation » des connaissances et la sensibilisation se fondent souvent sur de tels présupposés. Mais comment toucher les cœurs et les esprits sans faire d’eux un vide à meubler par des contenus scientifiques ou politiques devenus transcendants sans autre forme de procès ? Comment ne pas commencer ce jeu de communication sans reconnaître l’écart entre ceux qui sauraient et ceux qui seraient définis par le manque ? Comment conquérir par la séduction, en lieu et place des accusations qui, en fin de compte, nourrissent la production de l’ignorance, de la terreur et du fondamentalisme ? Comment toucher les autres sans faire d’eux des aliénés, non conscients, une sorte de récipient vide à remplir de vérités ? Comment libérer la vulgarisation scientifique de l’idée du vulgus ? Comment, enfin, ne pas réduire les gens et les groupes à la catégorie de « population15 » ?
21Mais, pour en revenir au phénomène actuel de la prolifération et de l’efficacité des fake news, examinons les contributions, fussent-elles pleines de bonnes intentions, des auteurs dits post-modernes pour établir cette atmosphère de post-vérité. Il n’est pas rare que, sous le signe de la résignation, ils aient prétendu réduire le réel à des simulacres. Leur mérite d’avoir bien diagnostiqué ce qui, à mon avis, culmine aujourd’hui avec l’ère de la post-vérité et la production de factoïdes s’effondre quand l’essentiel du courant post-moderniste semble avoir tenté de se délivrer du scepticisme et de la résignation en posant le réel comme la copie de lui-même, le réel réduit à des récits arbitraires. En fin de compte, ou surtout en en mesurant les effets, il semble que le mauvais service rendu par le courant intellectuel post-moderne l’emporte sur les bons. Il a été inefficace de décréter la fin de l’objectivité, comme si tout n’était que fiction au sens négatif de ce terme ; la fiction comme opposée au fait, séparée de celui-ci. Si les post-modernes l’ont fait pour les sciences humaines, il semble qu’un petit pas de plus ait suffi à ébranler aussi, comme on le voit aujourd’hui, la légitimité de la production des faits dans les sciences naturelles et exactes. C’est ainsi que je comprends, sauf erreur de ma part, le passage de la fin de l’objectivité, décrétée et nourrie par une partie importante de la vogue post-moderne, dans les sciences dites « molles » à la fin de l’objectivité également dans les sciences dites dures, à la manière dont le réactionnarisme obscurantiste tente de l’établir aujourd’hui.
22Enfin, on peut aussi, comme on l’entend souvent, rendre la grande machination capitaliste, la poignée de puissants maîtres du capital mondial, responsable du stress environnemental et écologique que nous sommes en train de vivre et vivrons plus intensément encore dans un avenir proche et lointain (ou aussi loin qu’il existe un avenir, comme nous le formulions autrefois). Bien que juste, cette accusation ne suffit pas et, de toute façon, n’a pour effet que de nous rendre impuissants face à ce qui semble trop puissant et trop grand pour nous ; et nous voilà démunis et petits devant le système capitaliste. C’est l’impuissance qui risque de nous conduire dangereusement à une épidémie de paralysie mélancolique, transformant l’angoisse en renoncement à résister, à penser, à imaginer collectivement des alternatives. Et cela semble pire encore quand nous avons le courage de voir que le capitalisme, que nous accusons autant, est ancré au tréfonds de nos vies tout comme à leurs niveaux les plus superficiels. Je ne peux me dérober à cette évidence. Je me demande quotidiennement : comment critiquer le capitalisme tout en reconnaissant que nous sommes constitués en lui ? Comment le faire sans le poids de la culpabilité et en ne se satisfaisant pas de la simple dénonciation ? Le plus souvent, la dénonciation a pour effet de localiser et de fixer la responsabilité sur les autres, comme si nous nous positionnions à l’extérieur du système.
23J’apprends de Stengers qu’il n’est pas responsable de transférer la responsabilité à « nos responsables ». Si nous participons tous à l’ingénierie capitaliste du monde, la tâche consistant à nous rendre responsables (de la responsabilité, non de la culpabilité ni des dispositifs d’accusation) ne peut se traduire par l’application simple et facile de la dénonciation (qui est de toute façon irréaliste, peu efficace et souvent cruelle). L’accusation ou la dénonciation ont souvent pour effet d’exclure l’accusateur ou celui qui montre du doigt. C’est alors qu’apparaît le dilemme : soit nous nous résignons et restons paralysés (il n’y a rien à faire), soit nous pointons du doigt les supposés coupables (ceux qui doivent se charger de la responsabilité de faire quelque chose). Dans les deux cas, c’est la même perception d’impasse : que nous soyons petits, isolés, très faibles devant la grande et hégémonique machine capitaliste, que nous nous percevions comme ses victimes passives, tellement imbriqués en elle qu’il est impossible de s’en détacher, ou que nous nous percevions comme extérieurs à elle, comme si le capitalisme, ou ce qui en lui peut être structurellement modifié, ne concernait que le grand capital. Voici une excellente recette pour nous arrêter là où il faudrait avancer ; l’anesthésie et le somnambulisme, au lieu de l’activité et d’un esprit éveillé, comme ce serait nécessaire. Et tout cela pendant que le monde s’effondre à vue d’œil. Comment s’en sortir ? Avec quelle force tenter de freiner ou d’apprivoiser la nature prédatrice du capitalisme ? Face à une si grande vulnérabilité, comment ne pas sombrer dans la prostration ? Comment agir ?
24La machine capitaliste n’est ni hors de nous, ni là-bas au loin, ni mue par tel ou tel groupe : nous sommes tous, en même temps bien que de manière différente (et il faut mesurer le poids de ces différences), des ingénieurs et des techniciens de cet engrenage. Mais je ne pense pas davantage qu’il s’agit de déclencher une guerre, une dispute entre nous pour « purifier » et trier entre les éléments les moins ou les plus durables – une guerre là où justement nous devrions établir des réseaux de co-apprentissage, de co-création d’alternatives et de résistances. Si la conscience écologique est importante, elle ne peut cependant pas se transformer en une croisade (peu glorieuse, injuste et finalement impossible) visant à séparer les purs des damnés. Notre résistance, notre créativité et notre épanouissement collectifs peuvent être bien plus intéressants, beaux et efficaces qu’une chasse aux sorcières, que les dénonciations, le ressentiment et la haine. Des réseaux de collaboration fondés sur la joie de la résistance, et non des réseaux fratricides d’accusation, voilà ce qui peut alimenter les meilleures connexions entre nos différences, autrement dit les différentes manières de s’opposer au capitalisme, de composer avec Gaia, de répondre à l’Anthropocène (en combinant ainsi responsabilité et réactivité), et ce, toujours à partir de chaque écologie sociale située (celles de race, de genre et de classe, pour mentionner celles de l’actualité brésilienne pressante).
25Voilà donc une équation à formuler et développer : comment s’opposer au capitalisme de l’intérieur ? Comment se situer de cette façon sans se conformer à la situation ? Il est vrai que nous sommes souvent vite gagnés par la désolation quand nous constatons la présence massive et médiatrice du capital dans presque toutes les dimensions de notre vie : mobilité, habillement, technologie, alimentation, travail, loisirs, etc. Même notre liberté est prisonnière du fonctionnement de ce système, qui nous englobe intimement dans les aspects les plus banals du quotidien. Il semble impossible d’en sortir. Et c’est bien pour cette raison que nous pouvons connaître les réactions, des plus douces aux plus violentes, qui se manifestent quand on imagine et met en œuvre d’autres possibilités de vie. Pointé du doigt comme contraire aux intérêts économiques ou de la nation, il y a cet appel urgent à décélérer le rythme de la production et de la consommation dans les sociétés capitalistes. Il n’y a pas de monde suffisant pour la prolifération continue de ce type de société. Mais, comme les réponses dignes de ce nom et responsables vouées à atténuer les conséquences environnementales et écologiques désastreuses de cette société impliquent des changements sensibles, presque inimaginables, dans nos modes de vie, il est aisé d’essayer de contourner leur caractère impérieux en adoptant, presque à l’envi, la version de la réalité qui convient à la perpétuation de l’état actuel des choses16. Pour affronter tout un mode de vie reposant sur la production et la consommation rapide de biens à grande échelle, il faudrait apprendre à décélérer sélectivement, à modérer, à cultiver tabous et pudeurs – rien de tout cela ne ressemble à la modernisation ou au capitalisme.
26Il est cependant très difficile d’affronter le capitalisme lorsque nous le considérons comme transcendant, total et hermétiquement systématique. Je répète que cette représentation fait de nous, par contraste, des agents diminués, d’envergure simplement locale, et de ce fait les mains liées. De la pure impuissance. Mais, si nous abordons le système en refusant sa fatalité systématique, si nous agissons dans ses failles au lieu de le considérer en bloc, si nous attaquons les connexions situées au lieu de la chaîne entière, si nous agissons dans le registre du « une chose à la fois » au lieu du « une fois pour toutes », alors nous pourrons passer de l’imagination désolée à celle qui entrevoit des alternatives et d’autres possibilités. En ouvrant enfin la politique à la nature, nos oreilles auront alors une chance d’entendre la voix de l’atmosphère et du sol, des eaux et des pierres, des végétaux et des animaux, du ciel et de la terre. Nous pourrons alors nous allier à ces agents qui n’ont jamais cessé d’être politiques, mais ont toujours été mal représentés par nous, les modernes (Latour, 1999). Refuser de les représenter politiquement (via les sciences) cesse peu à peu d’être une possibilité. Cette urgence se profile de plus en plus à l’horizon.
27Ces obstacles ontologiques deviennent épistémologiques et politiques. Regarder Gaïa et ses urgences est une étape indispensable pour se défaire du sortilège des « alternatives infernales » (Stengers et Pignarre, 2005) – comme celle, si répandue, de la mort ou du progrès – et permettre ainsi l’émergence de mille alternatives (autant que les mille noms de Gaïa), afin que la prostration le cède à d’autres épanouissements collectifs. Dépourvu de relais locaux, le global perd de sa cohérence, la chaîne se fragilise et d’autres horizons de vie et de monde s’insinuent. Alors le local, qui ne se limite pas aux contours d’un territoire, commencera à se révéler ce qu’il n’a jamais cessé d’être : une réalité intrinsèquement liée à d’autres réalités. Je ne parviens pas à imaginer d’autre moyen plus efficace d’affronter la globalité du capitalisme et sa contrepartie, la globalité de la nature. Dans ce but, les sciences de l’esprit et les sciences de la matière sont appelées à collaborer. De manière urgente.
Notes de bas de page
1 Pour une remarquable et systématique collecte de données et d’analyses actualisées, voir Luiz Marques (2018).
2 « […] si la dénonciation avait été efficace, le capitalisme aurait crevé depuis longtemps » (Stengers, 2017). Ou encore, dans le même sens, Vinciane Despret (2015) : « Dénoncer le mensonge est peut-être une étape nécessaire, mais s’en tenir là, c’est se refuser à penser. » Il est évident que le capitalisme ne touche pas à sa fin. L’imaginer a d’ailleurs des allures fantaisistes. Souvenons-nous, à ce propos, de la désormais célèbre intervention du philosophe slovène Slavoj Žižek, pendant le mouvement « Occupy Wall Street », en 2011, à Manhattan : « Il est pour nous aisé d’imaginer la fin du monde – nous voyons beaucoup de films apocalyptiques –, mais pas la fin du capitalisme. »
3 On peut voir chez Latour (2005), par l’intermédiaire de la théorie de l’acteur réseau, la perspective théorico-méthodologique qu’il a été convenu d’appeler « post-social ». Voir aussi l’entrevue de Márcio Goldman (2012).
4 À propos de la caractérisation des modernes, dont l’action s’instruit sur la base du dualisme nature et société, et des sciences comme médiations qui donnent voix aux non-humains, voir Latour (1991).
5 Je ne pense pas qu’il s’agisse simplement d’appuyer notre critique sur le dualisme nature-société des modernes, comme si l’exorciser était quelque chose de banal, de plausible ou même de suffisant. Il s’agit plutôt de savoir ce qu’on en fait, comment on en hérite aujourd’hui (Marras, 2021).
6 Sur la caractérisation du moderne fondé sur l’opposition officielle et celle des circulations officieuses entre nature et société, ici conçues et pratiquées comme des domaines du réel, voir Latour (1991).
7 Apud Luiz Marques (2018 : 208).
8 Sur ce risque et tant d’autres, directement liés aux changements climatiques, cf. par exemple Marengo et al. (2018).
9 Le projet de cartographie des controverses sociotechniques est signalé dans les travaux de Bruno Latour et de certains de ses disciples. À propos du climat, voir, par exemple, http://climaps.eu/# !/home
10 Cf. par exemple le site Mapping Controversies (mappingcontroversies.net). Voir aussi Latour (1987) et Venturini (2010).
11 « Par-dessus tout, la connaissance rationnelle n’aspire pas au désengagement : être partout et donc nulle part, être à l’abri d’une interprétation, d’une représentation, se contenir soi-même complètement et être complètement formalisable. La connaissance rationnelle est un processus permanent d’interprétation critique appliqué aux “champs” des interpréteurs et des décodeurs. » (Haraway, 2007).
12 Ou, pour rappeler ce qu’avait déjà annoncé Michel Serres (1990 : 82), à la fin du xxe siècle : « De quelles diligentes épaules soutenir désormais ce ciel immense et fissuré dont nous craignons, pour la deuxième fois d’une longue histoire, qu’il ne nous tombe sur la tête ? »
13 Cette ère de la post-vérité, cela mérite d’être souligné, fait des versions scientifiques sur la réalité, qu’il s’agisse de la nature ou de la société (pour reprendre cette division, pour l’efficacité de l’argumentation), de simples versions, disponibles parmi d’autres, au choix de chacun, disposées comme dans les rayonnages d’un supermarché des idées (sans, pour autant, que l’on garantisse la qualité des produits !). Postez quelque chose, partagez ! Choisissez la version qui vous convient, celle qui vous plaît le plus, et voilà. Désormais, grâce à la reproduction incessante des réseaux sociaux en ligne, la corruption des faits aspire vivement à se convertir en vérité, autrement dit en post-vérité.
14 Comme le rappellent les philosophes et historiennes des sciences Stengers et Bensaude-Vincent (2003 : 403), dans l’entrée « Vulgarisation », le « vulgus » est assimilé à « la foule indistincte, anonyme, plutôt que le peuple souverain qui vote ». Comme je l’ai fait remarquer ailleurs (Marras, 2016), le « vulgus » renvoie à une population non cultivée, par opposition aux savants, érudits, éclairés et sages. Le « vulgus » se définit par le manque, et c’est pourquoi il est l’objet des investissements associés entre sciences et État (ou avec le marché, qu’ils incluent) et qui ont vocation à traduire les sciences pour cette population inculte.
15 En outre, la catégorie population (comme l’ont bien montré tout au long de leurs œuvres Michel Foucault et Gilles Deleuze) a dès son origine partie liée avec la gestion et le contrôle des territoires par l’État. Plus précisément, ce sont les lieux convertis en territoires.
16 En guise d’exemple parmi d’autres, à l’instant où je termine ce texte (30 juillet 2019), la presse informe que le « Gouvernement brésilien prend part à une réunion de négationnistes du climat », ce qui constitue la première participation du Brésil à une réunion de personnes dénonçant le réchauffement planétaire ». Voir https://www1.folha.uol.com.br/ambiente/2019/07/governo-brasileiro-participa-de-reuniao-com-negacionistas-do-clima.shtml
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