Chapitre 1. La voix et le silence
p. 23-33
Texte intégral
1À un moment donné, au début du xixe siècle, l’idée prend corps dans le savoir européen que ce que l’on appelle alors la Nature a une voix, et que cette voix, bien qu’unique, a de multiples expressions. C’est un événement intéressant qui, comme l’observe Jacques Rancière dans L’Inconscient esthétique, a partie liée avec une certaine reconfiguration de l’ordre des savoirs (Rancière, 2001). Au cours des siècles précédents, entre le xviie et le xviiie siècle, l’idée avait prévalu dans l’Europe moderne que le régime de l’expression linguistique était régi par l’oralité – c’est-à-dire par ledit « bon usage » de la langue –, dont l’écrit serait une copie imparfaite, tandis que la lecture silencieuse et solitaire serait presque une caricature de la lecture à haute voix, en public ou en groupe. La voix était une prérogative humaine, exercée grâce à une partie de l’anatomie propre à notre espèce, et, en fin de compte, comme l’écrit Locke, la meilleure preuve que Dieu nous a créés – uniquement nous, les humains – pour la vie en société : nous parlons et utilisons des signes verbaux pour exercer cette intentionnalité divine inscrite dans notre espèce (Locke, 1978 [1689] : livre I, chap. 3). Les animaux, quant à eux silencieux, vivent entre eux et avec les humains, mais ce sont des êtres muets, incomplets (ou « manqués ») qui ne communiquent avec nous que partiellement et très imparfaitement par le langage corporel et des vocalisations indéterminées. C’est le thème d’un beau livre d’Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes (Fontenay, 1998). Quant aux plantes, elles sont reléguées au rang d’un « règne secondaire de la nature », le titre d’une étude séminale de François Delaporte (1979). Delaporte explique que, dans la partie physiologique de la botanique, ce sont les animaux qui fournissent le schéma d’intelligibilité des végétaux : la sève est une ébauche de sang, leur circulation est imparfaite car les plantes n’ont pas de cœur, la plante ne se déplace pas, à la différence de l’animal, etc. Quant à l’expression, les plantes en sont dépourvues, elles sont impassibles : signe indubitable qu’elles n’ont pas de sentiments (on se demandait si les animaux en avaient), ni même de sensibilité ou d’irritabilité (que les animaux ont certainement). Même en ce qui concerne la taxinomie, le choix par Linné du critère de classification – l’organe sexuel – n’est ni plus ni moins que la projection d’une caractéristique prononcée des animaux : la sexualité, consommée, chez les mammifères surtout, par la copulation. On sait que les végétaux ne copulent pas, ou du moins, si on le prétend, pas à la manière des animaux. Parler de voix végétales est alors inconcevable, il s’agit d’un contresens (Delaporte, 1979).
2Néanmoins, quelque chose change dans le panorama des sciences naturelles et de la philosophie européennes au début du xixe siècle. Rancière date ce changement non de la production d’un grand système philosophique ou d’une révolution générale de la pensée, mais de l’identification des fossiles d’animaux disparus (mammouth, mastodonte, mégathère), exposés par Georges Cuvier lors d’une suite de conférences publiques, données de 1796 à 1798 au Muséum national d’Histoire naturelle de Paris (Rudwick, 1997). Selon Cuvier, les fragments d’os n’appartenant pas à des animaux contemporains sont les signes de structures anatomo-physiologiques et de leur comportement (que nous ne pouvons pas observer) ; il s’ensuit qu’ils sont des vestiges d’époques passées, leur disparition marquant ce que Cuvier appelle les « révolutions du globe terrestre », la suppression brutale de conditions d’existence (géologiques et atmosphériques) pour lesquelles les animaux disparus étaient en quelque sorte des réponses fonctionnelles exactes : une fois ces conditions supprimées, la structure fonctionnelle spécifique intégrée disparaît.
3La révolution suscitée par Cuvier dans l’histoire naturelle est aussi, selon Rancière, une révolution littéraire. Aux xviie et xviiie siècles, parler, c’est dire des choses dignes d’être dites ; le registre de l’oralité est fortement hiérarchisé, comme dans la rhétorique classique : il existe les actions élevées, les médiocres et les ridicules. Et on ne doit parler que d’actions, jamais d’inaction ou de ce qui n’agit pas. Ces choses-là sont insignifiantes, au sens fort du terme, c’est-à-dire qu’elles n’ont pas de sens, ou, si l’on veut, elles ne disent rien. Dès lors les ossements, les sambaquis1, les strates géologiques, rien de tout cela n’aurait été digne d’être étudié en profondeur par des gens sérieux se consacrant aux choses de l’esprit. Objets très imparfaits et amorphes, ils ne se comparent en rien à l’harmonie du corps humain mise en scène par la statuaire ou la noblesse des actions des grands héros de la tragédie. Si tel est le cas, on peut avec beaucoup d’élégance – en adoptant, par exemple, comme Buffon dans son Histoire naturelle, un style figuré et allusif – parler des êtres vivants proches de l’homme ou qui se distinguent par leur intelligence apparente ou par leur allure imposante et leurs nobles habitudes. Avec Cuvier, les choses changent : on étudie des animaux disparus, et c’est désormais comme si un nouveau circuit de communication s’établissait. Fossiles, coquillages et fragments parlent à notre regard, ils sont les indices qui, « lus » comme il faut, témoignent d’animaux disparus qui, à leur tour, renvoient à des mondes perdus. Mais, notons-le, il s’agit d’une rémission de la raison, non de l’imagination. L’animal cesse d’être une structure statique et acquiert un caractère d’indice d’une histoire à déduire à partir de restes fossiles, l’histoire de la nature, où n’existe nul héros, seulement des événements. La prose des naturalistes évolue également : Cuvier écrit comme un homme ordinaire, son style est limpide et direct, car ce qui l’intéresse n’est pas d’embellir l’objet, de toucher l’imagination, mais de le disséquer, en s’adressant à la raison. Dûment dégagée d’un registre poétique et reléguée à la condition de savoir prosaïque, l’histoire naturelle dispose désormais des conditions dans lesquelles le végétal peut à son tour parler et montrer, pour ainsi dire, sa façon de se comporter.
4J’indiquerai ici brièvement trois moments de ce phénomène, en mentionnant trois classiques de l’histoire naturelle. Ce ne sont évidemment pas les seuls jalons de la révolution en question, mais ils me semblent significatifs. On pourrait livrer de cette même histoire une autre version. Mais si la sélection qui suit est quelque peu idiosyncratique, elle n’en est pas moins pertinente.
51. Jean-Baptiste Lamarck, dans sa Philosophie zoologique (Lamarck, 1994 [1809]) : la série végétale organisée par le taxinomiste en fonction de la complexité de l’organe de l’appareil reproductif apprend au naturaliste à ordonner méthodiquement la série parallèlement aux animaux. Le végétal fournit le schéma d’intelligibilité de l’animal, rend visible la série jusque-là invisible des animaux et révèle les degrés de sa complexité (Dagognet, 1970 : chap. 1). Si Lamarck traite les deux séries, animale et végétale, comme parallèles, c’est qu’il ne dispose pas d’éléments empiriques suffisants pour démontrer le passage de l’une à l’autre. Mais cela ne l’empêche pas de postuler, comme principe théorique, la continuité entre les règnes naturels : du minéral à l’animal, en passant par le végétal, on retrouve les mêmes éléments matériels configurés par les mêmes lois mécaniques. Son système de la nature est d’inspiration newtonienne. Il reste à savoir si cela suffit à le qualifier, comme le veut Foucault (1966 : 287 et sq.), de savoir archaïque, prisonnier de l’idée de chaîne des êtres. Il ne me semble pas. Dans une large mesure, le système de Lamarck, étendu à la zoologie, est une réponse à la taxinomie de Linné, dans laquelle prévaut encore une métaphysique de l’expérience, contenue dans l’idée que le principe d’intelligibilité de l’ordre naturel est une intelligence créatrice sage et omnipotente. Dans la Philosophie zoologique, le mot « Dieu » est souvent un signifiant vide ; ou parfois un synonyme de ce que Lamarck entend par « nature » : un ensemble de phénomènes ordonnés selon un même principe universel de mouvement. Ce déplacement aux retombées conceptuelles importantes est permis par l’adoption d’un présupposé du système de Linné, en dépit de ses limitations : l’idée que toute dénomination est signe et que tout ordre est, par conséquent, grammaire. Pour Lamarck, il s’agit de faire coïncider, autant que faire se peut, la série de la classification avec celle de la spécification naturelle (Lamarck, 1994 [1809]).
62. Charles Darwin, dans L’Origine des espèces (Darwin, 2008 [1859]) : Darwin a été le premier naturaliste moderne à allier une solide formation scientifique, des connaissances théoriques et une vaste expérience de terrain. Si Cuvier a privilégié dans ses études les grands mammifères, et si Lamarck, qui a débuté comme botaniste, s’est ensuite tourné vers les mollusques, Darwin a privilégié les végétaux. Il les a observés lors de ses voyages, a recueilli des informations auprès des fermiers anglais, a cultivé un potager important et varié dans sa propriété. Il a observé, annoté et ainsi pu vérifier, entre autres choses, que la malléabilité des méthodes de reproduction végétale, comme en témoignent les multiples formes de pollinisation, suggère fortement que nos méthodes de reproduction animale (principalement par copulation, dont le modèle est la pénétration) ne sont pas nécessaires ou plus parfaites que d’autres, mais bien des solutions de circonstance, temporaires, trouvées à l’aveugle par les êtres vivants dans le processus incessant de lutte pour l’existence, qui a pour effet la sélection naturelle. Statistiquement, c’est la pollinisation qui est la norme, et non la copulation : la reproduction dans le monde naturel dépend souvent davantage de l’intervention d’un agent étranger aux fleurs en attente de pollinisation, tels les insectes, les oiseaux et même les petits mammifères, plutôt que de la rencontre programmée entre mâle et femelle d’une espèce. Le naturaliste anglais ne dit rien à ce propos, mais ses pages suggèrent que, si nous ne voyons pas qu’il en est ainsi, c’est parce que nous tendons à prendre le mode humain/mammifère de reproduction pour la norme, alors que la sélection naturelle exige la variabilité, et non la fixité de ces méthodes. Le sexe, le genre et autres éléments à l’histoire proche et du point de vue des êtres vivants engagés dans la lutte pour l’existence n’existent que provisoirement. Ces leçons, exposées au chapitre 8 de L’Origine des espèces consacré à « l’hybridation », exigent de revoir l’idée selon laquelle les animaux qui se reproduisent sans copuler seraient des aberrations, car il est plus juste de penser qu’ils répondent, avec leurs méthodes de reproduction respectives, aux circonstances qui leur sont imposées dans la lutte pour l’existence, le moteur de la sélection naturelle. Ainsi vacille la hiérarchie entre les règnes ; à l’intérieur du règne animal, vacille la hiérarchie entre les méthodes ; et, pour finir, dans les cas de reproduction sexuée, la hiérarchie entre les sexes est abolie, puisque la division en mâle et femelle, avec toutes les variations et nuances qu’elle comporte, en vient à être considérée comme une pure contingence, déconnectée de l’exigence de quelque chose comme un dessein naturel.
73. Richard Owen, dans On the Nature of Limbs (Owen, 2007 [1849]) : des trois cas ici mentionnés, celui-ci est peut-être le plus intéressant, précisément par le fait qu’il est le moins connu. Selon ce paléontologue anglais, fondateur du musée d’Histoire naturelle de Londres, l’histoire du règne animal pourrait être reconstituée avec précision à partir de l’idée que toutes les espèces animales sont des variations anatomiques d’un même squelette primordial. Pour Owen, la spécification des formes à partir du squelette-archétype se donne par un processus de « répétition indifférente ou végétative » des parties de la structure anatomique, un processus par rapport auquel l’adaptation intervient comme une loi secondaire, c’est-à-dire que les circonstances externes (climatiques) peuvent même altérer la forme d’une espèce, une altération capable de se transmettre héréditairement, mais la loi fondamentale de la spécification structurelle interne, elle, n’en est pas altérée. Il s’agit d’une ingénieuse combinaison de la perspective de Lamarck (que nous pourrions dire structuraliste) et de celle de Cuvier (que nous appellerons adaptative). Owen est si sûr de ce qu’il propose qu’il en vient même à dessiner un squelette-archétype (fig. 1), une forme dans laquelle sont prévues toutes les variétés possibles de vertébrés, dont la complexité est désormais subsumée au concept de répétition : une partie qui s’ajoute indéfiniment à elle-même explique la différence entre les mondes et les mondes d’espèces (Owen, 2007 [1849] ; Schmitt, 2006 : partie 2, chap. 1). La force structurelle, prise comme principe primordial de la schématisation de l’espace, c’est-à-dire de son altération qualitative au moyen de l’expansion de la forme, se combine à une force d’adaptation au milieu. L’emploi de l’adjectif « végétatif » montre que, pour Owen, cette répétition est un processus indifférent à la volonté, au désir, à toute délibération. On y retrouve le même sens physiologique de végétatif que donne en portugais le dictionnaire Houaiss, quelque chose « dont le fonctionnement est involontaire ou inconscient ». Structurellement délié de son animalité, être irréfléchi par définition, l’animal d’Owen est au fond aussi indifférent au désir que la plante de Darwin, et il se trouve soumis à la même loi de spécification que le végétal, qu’elle soit dite « répétition des parties » ou « sélection naturelle ».
8L’histoire silencieuse des êtres vivants acquiert ainsi une densité, grâce au renversement de perspective qui permet de prendre le végétal comme modèle de l’animal, en établissant entre eux une réversibilité.
9Mais, en fin de compte, qu’y perd-on et qu’y gagne-t-on ? Ou, pour le dire autrement, que doit-on supprimer pour que le végétal puisse acquérir une « voix » ? Une réponse nous vient de Delaporte, dans son étude déjà citée :
« […] si le mécanisme des plantes s’appréhende seulement dans la mesure où il reflète ce qui est déjà connu de l’animal, une remarque s’impose : le monde des animaux est à la physiologie végétale ce que le monde technologique est à la physiologie animale. Ce qui revient à dire qu’en dernière instance le monde technologique, par le biais de la physiologie animale, structure la vision des phénomènes végétaux. Aussi faut-il considérer que la tentative d’explication de l’inférieur par le supérieur n’est qu’une modalité du mécanisme et non l’indice de son rejet. » (Delaporte, 1979 : 37).
10C’est dire que l’assimilation du végétal à l’animal recouvre une analogie entre technique humaine et forme naturelle, comme si les êtres vivants étaient les produits d’un art, des machines conçues, dessinées ou fabriquées par une intelligence. C’est donc en dernière instance une perspective anthropomorphique qui guide l’assimilation de la physiologie végétale à la physiologie animale, dans la mesure où celle-ci est pensée comme fabrication résultant d’une activité humaine. Cette structuration hiérarchique pourrait être lue simplement comme une ontologie de l’expérience, mais ce qui intéresse Delaporte, c’est d’en faire la généalogie, d’expliciter son intérêt à faire de l’espèce humaine son point cardinal. (Ce faisant, il renoue, dans un registre original, avec la thèse énoncée par Georges Canguilhem dans « Machine et organisme » [Canguilhem, 1965]). Aussi, lorsque les naturalistes donnent voix, à l’aube du xixe siècle, au silence des choses naturelles, ils permettent de faire des vestiges de la vie des pistes pour reconstituer une histoire et finissent par trouver dans le végétal le principe d’élucidation de l’animal. À dessein ou non, ils contribuent de manière décisive à abattre l’édifice des causes finales et à saper les fondements de celui qui l’a érigé : l’homme, cette figure centrale de certaines modulations du savoir classique. Pour cela, il n’a pas été nécessaire de mettre en cause le langage de l’histoire naturelle, il a suffi d’en bien définir les termes et d’en modifier les relations en son sein pour que s’ouvre un nouveau domaine d’expérience. Et s’il est vrai, comme le voulait Nietzsche, que la métaphysique naît et prospère au sein de la grammaire (Nietzsche, 1971 [1886] : 70), donner voix aux végétaux est aussi une manière de renouveler ce que Kant appelait la « reine de toutes les sciences » (Kant, 2008 [1781] : 5), au point de la rendre presque méconnaissable. Une opération inverse a été suggérée par Destutt de Tracy, qui déclarait, dans ses Éléments d’idéologie, que « l’idéologie [ou la philosophie proprement dite] est une partie de la zoologie » (Destutt de Tracy, 2012 [1801]), en reléguant le proprement humain (la raison, le langage) au second plan et en ouvrant la perspective, pas toujours réconfortante, d’un dépassement, même imparfait ou partiel, de l’anthropomorphisme. Entre les voix végétales et le silence des animaux, notre humanité vacille, et l’idée se dessine que la présence de l’espèce humaine dans la nature n’a jamais été qu’une circonstance, aussi importante ou insignifiante qu’une autre.
11Nous pouvons maintenant revenir à la thèse de Rancière qui a servi de point de départ à ce court exposé. Le philosophe observe que l’idée d’histoire de la nature comme histoire silencieuse, dont témoignent les vestiges des formes vivantes, marque profondément l’avènement du grand roman français du xixe siècle. Balzac a vu en Cuvier le poète de son temps et, comme le montre Rancière, l’expérience du héros de La Peau de chagrin est, en un certain sens, celle de la suppression de la subjectivité individuelle dans la caractéristique de l’espèce, telle qu’elle est donnée dans l’espace qu’elle occupe et qui se reconfigure au gré de ses besoins, de ses nécessités et de ses désirs : la ville moderne, forêt dans laquelle s’accumulent les déchets de l’activité humaine et se superposent les strates où se lisent les vestiges d’une histoire sans voix, celle de l’homme européen moderne. En cela aussi, l’espèce humaine ne cesse pas d’être un végétal ou de voir son animalité relativisée. Rappelons ici l’opuscule de Goethe sur la Métamorphose des plantes (Goethe, 1829 [1790]), dans lequel il propose pour la première fois l’idée qui, appliquée aux animaux, s’épanouira plus tard dans l’anatomie transcendantale d’Owen : chaque partie de la plante est une feuille, chacune de ses parties et chacun de ses organes sont le produit d’un processus de réélaboration morphologique dans lequel la plante se déploie dans l’espace, s’approprie le milieu environnant, est en relation avec lui et le reconfigure. Goethe déclare être arrivé à cette idée en observant les étapes de la transformation de la chenille en papillon ; mais peut-être a-t-il relevé ce processus dans les pages de Buffon, qui l’a décrit en détail dans son « Histoire des animaux » et l’a nommé métamorphose (Buffon, 2007 [1749]) ; ce terme, qui se réfère au poème d’Ovide (1966), a été utilisé par Diderot (2005 [1753]) dans De l’interprétation de la nature pour désigner les variétés des êtres naturels et les variations du même schéma formel de base ou primordial.
12Nous pourrions penser qu’il ne resterait rien du sens poétique de l’idée de métamorphose lors de son appropriation par les philosophes et les savants de la seconde moitié du xviiie siècle. Il n’en est rien. Sans entrer ici dans les méandres de ce que le terme implique pour Buffon, Diderot ou Goethe, reprenons une observation d’Élisabeth de Fontenay (1998 : 63-82), qui rappelle dans un chapitre consacré au poème d’Ovide (1966) que les métamorphoses y sont des transformations adventices de la forme d’un individu humain en une forme animale, résultant de l’intervention de quelque puissance divine, et que, dans tous ces cas, est manifeste la perte de la capacité d’exprimer des sentiments et des idées par des mots, au moyen de la voix – on sait que les animaux non humains ne parlent pas. Le passage de l’humain au non humain est donc marqué par la suppression de la voix, sans que nous puissions savoir si les animaux ou les végétaux pensent et sentent comme nous. Le poème d’Ovide suggère que non : la métamorphose n’est pas la naturalisation d’un contenu donné sous une autre forme ; c’est la transposition, abrupte et violente, d’un certain contenu en une forme qui lui est étrangère, ce qui aboutit même souvent à la mort en raison de l’inadéquation entre ce qui se pense et ce qui se sent, d’une part, et ce qu’il est possible de faire, de l’autre. Ainsi, lorsque Goethe propose l’étude des plantes en convoquant l’idée de métamorphose, il nous invite notamment à essayer de comprendre, dans le registre du discours silencieux de l’histoire naturelle, un ordre qui ne s’exprime pas en termes humains.
13Si nous reprenons ici, sur le mode de la rhapsodie, une tradition littéraire et philosophique qui, d’une certaine manière, culmine avec Cuvier, c’est dans l’intention de retrouver la force avec laquelle ces auteurs et d’autres, qui leur étaient contemporains, ont interrogé la centralité de l’espèce humaine dans une nature qui lui est indifférente, ce qui nous incite à l’étudier en écartant ne fût-ce qu’un instant ce que nous pourrions appeler notre « humanité ». Comment penser comme un autre s’il demeure opaque à notre intelligence ? Ou comment concevoir une altérité, si tout est signe et si chaque signe marque l’inscription de l’intentionnalité humaine dans le domaine autrement incontrôlable de la sensation ? Comment entrer dans la peau d’un animal, dans la feuille d’un végétal, et feindre d’être à l’aise dans quelque chose d’étranger et d’étrange à notre désir ? C’est là peut-être une limite considérable à l’humanisation de la nature, et il faudrait recourir à un art très particulier – le chamanisme ? – pour représenter dans un registre singulier la possibilité éventuelle de son dépassement. L’autre question est de savoir s’il ne serait pas également possible d’entrevoir dans tout cela des ouvertures pour la dénaturalisation de l’espèce humaine elle-même et pour l’instauration, au sein de la « raison », d’un point de vue extrinsèque à celle-ci, qui exigerait sa dénaturalisation, ou la reconnaissance qu’elle est un instinct spécifique, caractéristique de certains êtres vivants, inadéquat à la survie d’autres.
14Entre les lignes de l’exposé de Rancière est suggéré qu’un tel revirement s’est produit précisément lorsqu’une partie de notre espèce a commencé à se perdre dans ce qui peut être considéré comme l’une de ses réalisations technologiques suprêmes : la ville moderne. Car c’est dans le Paris de l’époque des révolutions qu’une brèche s’est ouverte grâce à l’action humaine, adossée à une institution « républicaine », pour que certains d’entre nous puissent enfin, dans l’étude de la nature, oublier un peu de nous-mêmes en tant qu’espèce. On est ainsi passé de l’histoire naturelle à la biologie, des dernières traces de la hiérarchie rigide de la rhétorique classique à un ordre discursif émancipé, capable de délimiter tout un domaine d’expérience – auquel le mot « vie » se réfère de manière vague et imparfaite – qui n’a pas encore fini d’être exploré et qui comprend, outre les animaux et les végétaux, d’autres règnes dont les frontières ne sont pas toujours claires. Les révolutions du globe terrestre mentionnées par Cuvier ont été assimilées par Balzac à celles de la France moderne ; les sédimentations géologiques, à la succession des bâtiments dans le paysage urbain ; et nous pourrions voir dans la logique qui préside à la circulation d’un virus, par exemple, une image de la facilité avec laquelle les hominidés se disséminent à la surface du globe au moins depuis le Pléistocène – période à laquelle renvoient pratiquement toutes les identifications faites par Cuvier –, menaçant et détruisant en chemin de nombreuses autres espèces. Au cœur de la ville, le naturaliste visionnaire a vu dans le fossile de l’animal inscrit dans le charbon végétal le signe d’une histoire qui inclut l’homme et le dépasse. Quoi que l’on pense de cette idée, il s’agit, avouons-le, d’un exceptionnel paradoxe – sous-jacent, peut-être, au beau titre choisi pour cette rencontre.
Je tiens ici à remercier Karen Shiratori, Renato Sztutman et Stelio Marras pour leurs encouragements dans l’écriture de ce texte.
Notes de bas de page
1 Les sambaquis sont des amas de coquillages qui se trouvent le long de la bande littorale du centre-sud du Brésil. Les plus anciens remontent à 8 000 ans BC. Ils résultent de l’accumulation de restes de mollusques sur lesquels se fondait l’alimentation des populations. Ils renferment aussi d’autres vestiges tels que des objets cérémoniels en pierre ou os (source : https://www.museunacional.ufrj.br/dir/exposicoes/arqueologia/arqueologia-brasileira/sambaquis.html).
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Composing Worlds with Elephants
Interdisciplinary dialogues
Nicolas Lainé, Paul G. Keil et Khatijah Rahmat (dir.)
2023
Voix végétales
Diversité, résistances et histoires de la forêt
Joana Cabral de Oliveira, Marta Amoroso, Ana Gabriela Morim de Lima et al. (dir.) Michel Riaudel (trad.)
2023