Chapitre 6. La RISP, une démarche pour soutenir les décisions et les interventions
p. 121-150
Texte intégral
La pertinence sociale au cœur de la RISP
1Dans le domaine de la recherche en général, la pertinence scientifique, avec la rigueur méthodologique, est au cœur des critères d’évaluation. Il s’agit de montrer que la recherche va permettre d’améliorer les connaissances sur un sujet en particulier. Les équipes de recherche doivent ainsi démontrer qu’elles ne vont pas déployer leurs méthodes pour décrire un phénomène dont on connaît l’existence depuis des décennies (fumer provoque-t-il le cancer ?) ou tester une hypothèse qui n’est plus originale (les interventions de cessation tabagique profitent-elles d’abord aux moins pauvres ?). La Risp est une forme de recherche (voir chapitre 1), elle doit donc nécessairement répondre aux critères de la pertinence scientifique et de la rigueur méthodologique (répondre aux questions par des méthodes appropriées et rigoureuses). Cependant, par son caractère appliqué et contextuel, elle doit aussi s’analyser au regard de sa pertinence sociale. Autrement dit, les équipes (voir chapitre 5) qui s’engagent dans une démarche de Risp doivent aussi s’interroger sur la finalité de leurs travaux pour l’amélioration des pratiques, des actions et des politiques, certains avancent même l’idée d’un changement social. Si la pertinence sociale est au cœur de la Risp, nous savons depuis les réflexions anciennes sur la relation entre le savant et le politique (Weber, 1963) que ces interactions ne sont ni évidentes ni linéaires et encore moins automatiques (Parkhurst et al., 2018). Une idée reçue largement véhiculée serait que « la présentation de preuves scientifiques aide les décideurs à agir rationnellement » (Ouimet et Bédard, 2015). La prise de décision pour changer les pratiques à partir des résultats d’une Risp n’est évidemment pas un long fleuve tranquille ! L’utilisation des résultats de recherche ne coule donc pas de source. Il peut arriver que des responsables politiques ou stratégiques s’approprient des résultats de Risp, mais c’est plus l’exception que la règle comme on l’a vu lors de la pandémie de Covid-19.
2Il devient donc nécessaire, pour les équipes qui s’engagent dans une Risp, de prendre très tôt conscience de l’importance de réfléchir et de planifier des activités a priori favorables à l’utilisation des résultats. Comme nous le verrons plus bas, l’état des connaissances sur ces activités commence à être largement disponible (Langer et al., 2016 ; Dagenais et Robert, 2012). Comme pour la pérennité des interventions (Pluye et al., 2005), l’utilisation des résultats de recherche doit être pensée au même moment que lors de la planification de la Risp. Les chances que les résultats soient utiles et utilisés seront d’autant plus grandes que cela aura été prévu au départ de la Risp et que des activités spécifiques et potentiellement favorables à leur usage auront été budgétisées et mises en œuvre. Le classique atelier final de dissémination des résultats d’une Risp aux décideurs n’aura que peu d’influence sur les prises de décision s’il n’est pas accompagné, au préalable, par une myriade d’activités de transfert de connaissances (Mc Sween-Cadieux et al., 2017). L’un des outils utiles à cette planification est la production, au moment de la planification de la Risp, d’un plan de transfert de connaissances, à l’instar d’un protocole d’évaluation ou d’un plan de passage à l’échelle que l’on doit proposer en amont. Évidemment, les formes de Risp telles que les recherches-actions (Reason et Bradbury, 2001) ou l’évaluation développementale (Patton, 2010) peuvent aussi largement accroître les chances de l’utilisation de leurs résultats, au-delà de la production d’un plan de transfert de connaissances puisque cet objectif est consubstantiel à leur déploiement.
3Ce plan de transfert de connaissances pourra être amélioré avec l’aide d’une personne experte dans ce domaine une fois la Risp financée et démarrée. Il peut cependant être développé lors de la rédaction du projet de Risp avec la collaboration de tous les acteurs concernés, même si vous n’avez pas toutes les habilités pour cela. Il devra notamment préciser :
les connaissances de la Risp qu’il s’agirait de partager : choisir a priori les messages clés, quelles dimensions particulières de l’étude à mettre en avant ;
les personnes et organisations à qui ces connaissances s’adresseraient pour une prise de décision ou une influence ;
les objectifs, selon les acteurs clés, du transfert de connaissances ;
comment et qui organiserait le processus de transfert de connaissances ;
à quels moments s’agirait-il d’organiser ces activités.
4Évidemment, il n’est jamais facile, lorsque l’on démarre une Risp, ou simplement quand on commence à en définir les contours, de savoir quelles connaissances seront les plus utiles et pour qui. Mais il faut comprendre que la production d’un plan de transfert de connaissances n’est pas une fin en soi ni un document de reddition de compte. Il doit être compris comme un processus que l’on va faire évoluer au fur et à mesure de la mise en œuvre de la Risp, des besoins, des connaissances produites, des fenêtres d’opportunités pour mettre les résultats en avant afin d’éclairer la prise de décision, du contexte local et national, etc. Mais se mettre dans la posture du transfert de connaissances, dès le démarrage et selon une démarche collective et participative, permet de mettre toutes les parties prenantes dans la même barque sur le fleuve de l’influence des prises de décision par les résultats de la Risp. Le plan de transfert de connaissances n’est pas une panacée, mais un outil qu’il faudra faire vivre pour l’adapter aux besoins et pour le rendre, lui aussi, utile. Enfin, le suivi (monitoring) et l’évaluation de ce plan de transfert de connaissances doivent être une démarche à entreprendre, non seulement au cours de la Risp pour s’adapter selon des indicateurs à suivre, mais aussi plus tard, pour apprendre de nos pratiques et nous améliorer. La pratique réflexive, tout comme la pertinence sociale, est une valeur fondamentale de la Risp (Tremblay et Parent, 2014) et une compétence essentielle du transfert de connaissances, comme nous le verrons ci-dessous.
Des processus favorables à l’utilisation des résultats
5Les débats sont nombreux et anciens autour du rôle des équipes d’évaluation. D’un extrême à l’autre, certains (qu’ils soient anthropologues ou épidémiologistes) pensent que ces équipes doivent limiter leur rôle à la production de données rigoureuses sur l’intervention, tandis que d’autres avancent que leur implication dans le soutien à la prise de décision pour améliorer les actions est consubstantielle à leur métier. Michael Quinn Patton (2008) est célèbre pour avoir notamment développé un courant de pratique : l’évaluation centrée sur l’utilisation (voir chapitre 1). Il préconise que les questions essentielles à poser par les équipes d’évaluation aux commanditaires et intervenants soient : que voulez-vous faire des résultats ? À quoi cela va-t-il vous servir ? L’utilisation est une des branches de l’arbre de l’histoire de l’évaluation (Lemire et al., 2020). Pour Patton, ce sont les échanges autour des réponses à ces questions qui vont influencer les choix évaluatifs et donc la manière dont la Risp va être organisée. Si Patton n’évoque pas le plan de transfert de connaissances, il propose un processus évaluatif qui s’en préoccupe largement. Bamberger et Rugh (2012) proposeront plus tard que ces choix soient effectués en fonction de quatre facteurs essentiels, qui sont autant de contraintes au processus délibératif entre les acteurs de la Risp (voir chapitre 5) : le temps (de la recherche et de l’intervention), les données (leur disponibilité, leur qualité, leur usage potentiel, conditionnant le choix des démarches et des méthodes présentées aux chapitres 3 et 4), le budget (la disponibilité et l’ampleur), et la politique (les enjeux de décision et d’utilisation des résultats).
6Ce dernier élément replace donc la question de l’utilisation des résultats de la Risp dans le champ stratégique et politique pour ne pas la cantonner à un aspect purement technique et méthodologique, mais sans pour autant basculer dans le plaidoyer des associations militantes. Cela ne veut évidemment pas dire que les organisations dont le mandat est le plaidoyer ne peuvent pas s’approprier des résultats de Risp ou collaborer avec des équipes de Risp pour changer des pratiques et des politiques (encadré 23). La Risp reste une forme de recherche à propos d’interventions de santé publique (voir le chapitre 1). À ce titre, elle a évidemment des implications pratiques et politiques – de nombreuses revues de santé publique demandent maintenant aux auteurs d’ajouter une section spécifique à ces implications –, mais la mobilisation de recherche-action participative dans une perspective de changement social – par exemple féministe ou autochtone (Wehipeihana, 2019) – reste encore (trop) rare.
Encadré 23. Un exemple de plaidoyer efficace à partir des résultats de RISP
À Montréal (Canada), des associations ont montré pendant de très nombreuses années l’injustice vécue par les enfants de parents migrants n’ayant pas d’assurance santé. La loi québécoise était ainsi faite que ces enfants, même lorsqu’ils étaient nés au Québec, n’avaient pas droit à l’accès aux soins dans les structures publiques de santé, car leurs parents, souvent sans document administratif, n’étaient pas assurés au régime public. Pour rendre compte de ces situations avec une démarche scientifique, une équipe de recherche s’est mobilisée avec ces associations pour produire des connaissances sur les défis et les conséquences de l’accès aux soins des migrants sans assurance santé (Belaid et al., 2020 ; Ridde et al., 2020b). Un partenariat a été organisé, des financements mobilisés et des articles scientifiques et de vulgarisation ont été produits. Des vidéos de partage des connaissances sur la situation ont été produites par l’équipe de recherche et un large dossier de plaidoyer a été monté par une fondation (https://tout-petits.org/publications/dossiers/acces-soins-de-sante-migrants) afin d’influencer les parlementaires. La fondation a mobilisé toutes ces ressources et une très large coalition d’acteurs pour faire évoluer la loi. C’est finalement au cours de l’année 2021 que la loi a été changée afin de permettre à ces enfants d’avoir accès aux soins même si celui pour les femmes enceintes n’est pas encore réglé et les associations se sont de nouveau mobilisées. Il reste encore beaucoup d’efforts de transfert de connaissances à organiser concernant l’accès aux soins de santé des migrants au Canada (Merry et Pelaez, 2021).
7Mais peut-on vraiment affirmer que ces parlementaires québécois ont utilisé ces connaissances scientifiques pour prendre des décisions ? Ne serait-ce pas plus complexe que cela, comme la pandémie de Covid-19 vient de le confirmer de nouveau ? De quelles utilisations et de quelles connaissances parle-t-on ? Qu’est-ce qui conditionne leur choix ou leur ignorance (encadré 24) ?
Encadré 24. De la difficile appréhension de ce que « connaissances » signifie en santé publique
Dans le cadre de la gestion de la crise Covid-19, la plupart des pays ont réuni un ou plusieurs comités scientifiques chargés de les conseiller dans les mesures à adopter (Rajan et al., 2020). Quasiment partout dans le monde, ces comités ou conseils scientifiques ont réuni des experts en infectiologie et des cliniciens, oubliant que la propagation épidémique est avant tout une question de comportements et de structures fonctionnant en système.
Les mesures ainsi mises en œuvre se sont centrées sur une focale (la saturation hospitalière à éviter) et sur des actions propres à ces milieux disciplinaires en réponse aux données mobilisées (si le virus se transmet d’une personne à une autre par la proximité et le contact, supprimons les contacts et la proximité) : limitation des interactions sociales allant jusqu’à des séries de confinements de population entière et, pour inciter les personnes à respecter ces mesures, une communication anxiogène et parfois des mesures coercitives.
Ces mesures ont eu pour effet d’épuiser la population (fatigue pandémique), d’altérer la santé mentale, de réduire l’accès aux soins non liés au Covid-19 et d’augmenter les inégalités de santé. Elles ont contribué également à déplacer un fardeau Covid-19 centré sur les plus âgés, vers les plus jeunes dont l’effet des mesures s’est avéré majeur et en complet déséquilibre avec leur vulnérabilité à la maladie Covid-19 (Cambon et al., 2021). Face à ce constat, les décideurs ont argué l’usage des données scientifiques mobilisées par leurs experts, sans jamais remettre en question la manière dont ils avaient choisi et mobilisé ces derniers, pas plus que leur représentativité du problème. Ainsi, très peu de données probantes sur l’acceptabilité des mesures sur le long terme, sur leurs impacts négatifs sur la santé globale et les inégalités, sur les registres de communication les moins délétères ou encore sur les mesures environnementales de réduction des risques qui pouvaient être appliquées (par exemple les purificateurs d’air et détecteur de CO2) ont été mobilisées au cours de la première année et peine encore à l’être, en France, lors de la seconde année.
Cet exemple montre bien comment une approche mono-disciplinaire peut être nuisible, notamment dans le choix de mobiliser certaines données (de cette discipline) au détriment d’autres et peut conduire à une politique de santé néfaste. Ainsi, le recours aux données probantes n’est pas un bienfait en soi, si la question est mal posée, si les réponses apportées ne sont pas interdisciplinaires et si les modalités et les processus mis en œuvre pour y répondre sont mal définis. Si ces comités scientifiques avaient intégré d’autres experts de santé publique, tels que des spécialistes des stratégies de prévention, des psychologues, des sociologues, ou encore des acteurs des milieux de vie pour envisager des aménagements moins délétères aux mesures, les réponses auraient sans doute été différentes.
De l’utilisation des résultats à l’influence des connaissances
8Dans l’histoire de la réflexion concernant la question de l’utilisation de la recherche (Parkhurst et al., 2018), on rappelle souvent les travaux de Weiss (1979) qui a proposé trois formes d’usages qui se sont largement diffusés par la suite. Elle suggérait ainsi que les résultats de recherche peuvent être utilisés de manière :
instrumentale : changer des pratiques, des actions, des politiques ;
conceptuelle : renforcer la compréhension d’un phénomène ;
symbolique : légitimer une décision, parfois (souvent) déjà prise.
9Cette trilogie a donné lieu à de multiples débats et raffinements (Alkin et Taut, 2002) et les travaux sur la question de l’utilisation de la recherche se sont multipliés (Cousins et Shulha, 2006). Certains ont ensuite proposé de ne pas limiter la question de l’utilisation à celle des résultats des recherches (findings use), mais aussi aux processus de recherche (process use), expliquant que c’est aussi durant la mise en œuvre des interventions que la recherche peut être utilisée par les parties prenantes d’une Risp (Cousins, 2008). On s’approche ici de la démarche d’évaluation développementale proposée par Patton (2010) dans laquelle l’équipe d’évaluation n’est pas externe, mais partie prenante de l’intervention. Elle cherche à faire en sorte que l’intervention soit guidée par les résultats de l’évaluation, et que ces derniers soient partagés au fur et à mesure, sans attendre le temps long de la production des analyses et des rapports. C’est en quelque sorte le terme à la mode d’implementation research, mais tout au long de la vie de l’intervention et pas uniquement lors de sa formulation (Peters et al., 2013), comme proposé par les tenants de ce concept.
10Ainsi, dans un article célèbre, Karen Kirkhart (2000) a proposé d’avancer dans la réflexion sur cette question de l’utilisation de la recherche en usant plutôt du vocable d’influence, au sens de la capacité des résultats de la Risp à produire des effets sur la prise de décision par des moyens indirects et donc plus subtils que la vision parfois instrumentale et directe du terme d’utilisation. En ayant recours au terme d’influence, elle propose ainsi d’ouvrir la focale des effets de la recherche dans une perspective multidirectionnelle (des sources multiples), temporelle (selon la vie de l’intervention) ou intentionnelle (ou non). La question de l’absence d’utilisation, voire d’utilisation abusive a aussi été abordée dans les écrits sur le sujet (Cousins, 2004).
11Puisque la Risp vise aussi à faire en sorte que les connaissances soient utiles à la prise de décision, il faut s’interroger sur cette dernière notion. De quelles connaissances parle-t-on dans le contexte d’une Risp ? Évidemment, dans le secteur de la santé, le réflexe est de penser aux données probantes, aux preuves et aux résultats de recherche, autant de traductions du concept anglophone « evidence », intraduisible en français, sauf à user d’un anglicisme qui semble se déployer à grande échelle. Cette question des données probantes n’est pas nouvelle en Risp, car elle a été l’objet de nombreux débats, notamment par les acteurs de la promotion de la santé (O’Neill, 2003 ; UIPES, 2004) qui ont dû, et doivent encore, lutter pour montrer que les connaissances issues de leurs approches, différentes des sciences de la santé et de l’evidence-based medecine (Sackett et al., 1996) (voir chapitre 1) et autres méthodes expérimentales, sont toutes aussi valides pour soutenir et influencer les prises de décision. Ces données probantes peuvent aussi être qualifiées de connaissances tacites ou explicites, provenant de la recherche, mais aussi de l’évaluation ou des bases de données de santé publique. Par exemple, les données de routine, celles collectées quotidiennement dans les formations sanitaires peuvent être de puissantes informations pour évaluer des expérimentations naturelles (Petticrew et al., 2005 ; Shadish et al., 2002) dans le contexte de la Risp à l’aide de devis quasi expérimentaux (voir chapitre 1) et de séries chronologiques. L’évaluation de l’efficacité d’une intervention de santé maternelle financée par l’Agence française de développement au Tchad a récemment montré la pertinence de ces données de routine (Manoufi et al., 2021), y compris dans un contexte difficile comme ce pays secoué par des troubles politiques réguliers. Encore faut-il que ces données soient accessibles au bon moment pour la Risp, sans compter les défis inhérents à l’éthique (et sa bureaucratie) de leur utilisation par les demandes d’autorisation d’utilisation à l’administration et aux comités d’éthique.
12Mais, il « n’existe pas de connaissance explicite en soi » (Catinaud, 2015), elles sont toujours contextuelles et influencées par des enjeux sociaux tels que cela a bien été montré pour les politiques de santé en Afrique par exemple (Fillol et al., 2020). L’utilisation des résultats de recherche et le transfert de connaissances s’inscrivent donc nécessairement dans cette contextualisation des données probantes. Ainsi, au-delà des connaissances issues de la recherche, il est aussi essentiel de comprendre et de tenir compte des connaissances expérientielles et des savoir-faire des intervenants de santé publique, dont la mise au jour n’est pas toujours systématique alors qu’elles sont tout autant à prendre en compte.
13Enfin, on ne peut faire l’économie de l’analyse politique de la production des connaissances et des injustices épistémiques et cognitives qu’elle peut engendrer (Piron et al., 2016). Les démarches de Risp, où les enjeux de pouvoirs peuvent être importants, doivent nécessairement prendre en compte cette problématique, notamment (mais pas uniquement) lorsque l’on travaille avec des populations vivant dans des situations difficiles, comme des migrants sans statut administratif, des personnes racisées1 ou des populations autochtones pour ne prendre que ces exemples. La Risp doit, elle aussi, devenir plus inclusive. Rien ne doit se faire pour eux sans eux, comme le proposent Émilie Robert et ses collègues (Robert et al., 2018).
14Les résultats des Risp sont donc de multiples natures et leur utilisation lors des interventions ou à la fin des analyses pour influencer les décisions et les pratiques ne sont ni simples ni évidentes. Le besoin de formation des parties prenantes au transfert de connaissances est aussi urgent à développer qu’essentiel à institutionnaliser (encadré 25). En effet, la recherche et l’expérience ont montré que de multiples facteurs pouvaient influencer leur utilisation (Dagenais et al., 2013), ce que nous résumons dans la section suivante.
Encadré 25. Des cours en ligne gratuits et en français pour se former au transfert de connaissances
L’équipe Renard au Québec (https://www.equiperenard.org), une équipe de recherche en partenariat sur le transfert de connaissances, en collaboration avec l’Institut de recherche pour le développement (IRD) a développé trois cours en ligne gratuits et en français. Face à la demande de plus en plus grande de former les acteurs de la Risp (voir chapitre 5) au transfert de connaissances, ils ont décidé de déployer ces formations à grande échelle afin de les rendre accessibles au plus grand nombre de la planète francophone. Le contenu de ces cours en ligne a largement inspiré ce chapitre. Trois cours sont aujourd’hui accessibles pour introduire le transfert de connaissances (20 heures), produire des notes de politique (15 heures) et former les acteurs au courtage en connaissances (15 heures).
Les facteurs qui influencent l’utilisation des résultats
15Les stratégies mises en œuvre pour favoriser l’utilisation des résultats de la Risp sont un des facteurs essentiels qui influencent l’utilisation des résultats et nous allons les évoquer en détail dans la prochaine section. On peut cependant ici annoncer l’importance de choisir la stratégie la plus pertinente au regard des besoins et des fenêtres d’opportunité, un café le matin avec un ministre est parfois plus utile qu’un atelier de trois jours avec 300 personnes… mais pas toujours. Ensuite, il faut être en mesure d’établir, sur le long terme, des contacts réguliers, soutenus et directs avec les utilisateurs potentiels des résultats de la Risp. Il faut être tenace et résilient. Ensuite, il est important d’adapter les connaissances produites pour en favoriser la prise en compte, mais aussi afin d’être en mesure, ce qui n’est jamais facile, de les rendre opérationnelles pour qu’elles soient potentiellement utilisables. Enfin, et les débats sont nombreux à ce sujet, certains proposent que les équipes de recherche n’arrêtent pas leur rôle à la production des connaissances – y compris dans un processus de co-construction (Dupin et al., 2015) –, mais continuent à soutenir les décideurs et les intervenants en les accompagnant dans les changements de pratiques ou de politiques qu’ils souhaitent organiser. Ainsi, en s’inscrivant dans cette perspective, on voit bien combien l’organisation actuelle et traditionnelle du monde de la recherche (de ses modes de recrutements, d’évaluation ou de financement par exemple) rend ces processus difficiles à mettre en œuvre (Ridde, 2009).
16L’ensemble des acteurs impliqués dans une Risp (voir chapitre 5) ne disposent pas forcément ni de l’envie ni des compétences pour s’engager dans des processus de transfert de connaissances. Ces dernières sont en effet multiples et une communauté de pratique a proposé une liste des compétences essentielles (https://www.inspq.qc.ca/sites/default/files/documents/referentiel_competences_transfert_connaissances.pdf).
17Ce travail permet de mettre en exergue les connaissances requises et les atouts pour la réalisation d’un transfert de connaissances, ainsi que les comportements qu’il faudrait observer à cet égard. Ces compétences sont organisées autour de cinq dimensions d’un processus de transfert de connaissances, proches des processus a priori efficaces selon un travail de synthèse effectué il y a quelques années concernant la science de l’utilisation de la science (Langer et al., 2016) :
adaptation des connaissances et production d’outils de transfert de connaissances ;
diffusion et partage de connaissances ;
soutien à l’organisation des pratiques et à l’appropriation des connaissances ;
soutien à l’évaluation des produits, activités ou stratégies de transfert de connaissances ;
soutien au développement de la capacité organisationnelle en matière de transfert de connaissances.
18Puis l’outil propose la présence de sept compétences essentielles qui se déclinent en autant de tâches au sein des cinq dimensions :
établir et maintenir des liens et des collaborations entre les parties prenantes ;
identifier les besoins en transfert de connaissances ;
planifier et assurer la gestion des projets de transfert de connaissances ;
développer des outils spécifiques et pertinents ;
collecter, analyser et synthétiser les informations et les données probantes ;
rédiger et présenter de manière accessible les connaissances ;
adopter une approche réflexive.
19Pour continuer concernant ces facteurs, il est évident que les équipes de recherche, tant par leurs caractéristiques propres que leurs attitudes et leurs compétences, exercent une influence sur l’utilisation des résultats. On ne compte plus les chercheurs qui ne souhaitent pas s’impliquer au-delà de la production d’articles scientifiques ou les professeurs arrogants qui ne sont pas en mesure de parler et de communiquer sans jargon (de l’usage du concept d’épistémologie à celui du odds ratio) et avec suffisance auprès des intervenants de terrain, pourtant souvent désireux de contribuer à la recherche (Dagenais et Ridde, 2020). L’humilité est une compétence rare en recherche (The Lancet Global Health, 2021), mais fondamentale pour naviguer et construire avec les acteurs de la Risp (voir chapitre 5). Cette dernière étant par nature interdisciplinaire, l’esprit d’ouverture aux autres disciplines scientifiques et aux autres méthodes est essentiel. En effet, pour disposer de données à partager dans ce domaine, il faut être en mesure d’étudier les interventions dans leur globalité. Par exemple, les débats sont parfois sans fin entre statisticiens et sociologues sur la nature de la causalité ou de la preuve dans une Risp. S’ils ne donnent pas lieu à des compromis et des décisions pragmatiques, il devient difficile de proposer des devis pertinents (voir chapitre 3) pour évaluer l’efficacité des interventions. Dans une région française, les chercheurs d’une Risp souhaitant tester la valeur heuristique du concept de mécanisme (Lacouture et al., 2015) de l’évaluation réaliste (voir chapitre 3) autour d’une Risp n’ont jamais réussi à s’entendre, les sociologues et les épidémiologistes ayant une autre vision du concept que les experts en santé publique et en évaluation (Breton et al., 2017). Il faut aussi que les chercheurs soient favorables à la Risp, donc des chercheurs intéressés par l’usage de méthodes rigoureuses, mais pas uniquement par cela. Ils doivent être en mesure de souhaiter s’aventurer dans des recherches pour répondre à des questions relativement opérationnelles. Les analyses théoriques, conceptuelles ou méthodologiques sont essentielles à la science, mais moins prioritaires en général dans les Risp. De ce fait, les équipes de recherche doivent vouloir, et pouvoir, maintenir des liens réguliers avec les intervenants et les décideurs et souhaiter sortir autant de leur zone de confort scientifique que de leur tour d’ivoire (même si cette image reste un mythe). Les habilités humaines sont donc tout aussi importantes que les compétences techniques.
20En ce qui concerne les organisations, commençons par les centres de recherche ou les universités où œuvrent les équipes dont nous venons de parler. En effet, il faut que ces équipes se sentent et soient soutenues dans ces pratiques de Risp et qu’elles soient reconnues dans la promotion des carrières. Ce type de recherche est souvent difficile à financer, le temps long de la construction des partenariats (voir chapitre 5) ne permet pas de publier autant qu’avec des bases de données disponibles et dans des revues où les facteurs d’impacts sont les plus grands. Sans s’éloigner de la rigueur propre à toute démarche scientifique, les critères classiques d’évaluation des équipes de recherche doivent en tenir compte, par exemple en privilégiant la construction de partenariat à long terme plutôt que la quantité de publications, l’écriture d’articles en collaboration avec des acteurs de terrain, la production de documents et d’outils autres que les articles dans des revues à comité de lecture, etc. De même, les organisations qui sont responsables de la mise en œuvre des interventions doivent être ouvertes à la recherche et donner du temps à leurs collaborateurs pour travailler avec les équipes de recherche. L’implication du monde de la recherche dans les organisations d’interventions de santé publique demande parfois des temporalités différentes, une rigueur plus importante, mais aussi un investissement dans les activités qui permettent de disposer ou de collecter des données pour la Risp. Il suffit de penser à la disponibilité que cela demande aux intervenants lorsque les équipes de recherche ont besoin de données pour évaluer la fidélité d’implantation d’une intervention (Pérez et al., 2019) ou aux groupes de discussion que les chercheurs proposeront aux équipes, pour comprendre la théorie de l’intervention ou les défis de la mise en œuvre. Ce temps dédié à la recherche pourrait être perçu comme perdu pour l’intervention, mais gagné pour la Risp et donc in fine pour l’intervention. Ces enjeux concernent aussi les organisations qui prennent des décisions sur la base de résultats de Risp. Elles doivent aussi disposer de processus et de politiques pour valoriser les produits de la recherche et la prise de décision fondée sur des données probantes, même si personne n’est dupe sur l’influence réelle de la science. Il n’empêche que cette dernière est parfois utile et qu’il ne faut pas désespérer, ou plutôt, qu’il faut tout faire pour que cela perdure. La résilience est aussi une qualité demandée aux chercheurs – l’exemple de ceux qui travaillent sur les inégalités sociales de santé est éloquent (Ridde, 2019) – comme aux décideurs. Comme la crise de la pandémie de Covid-19 le montre bien, la culture scientifique reste peu ancrée dans les schèmes de pensées des personnes qui sont au cœur des décisions politiques dans de nombreux pays.
21Du côté des intervenants, des acteurs de première ligne – les véritables faiseurs de politiques (Lipsky, 2010) –, au contact direct avec les personnes à qui s’adressent les actions, leur attitude envers le monde de la recherche et la volonté de rompre avec les routines sont un facteur important de l’utilisation des données probantes. Comme les décideurs, ils peuvent être plus ou moins favorables à la recherche et disposer de connaissances de base sur la manière dont les données probantes sont produites dans le contexte d’évaluation d’intervention. Percevoir la recherche comme une activité de contrôle de leurs actions risque de ne pas favoriser leur implication dans des Risp, pas plus qu’un questionnement sur l’intérêt de la science en amont, lors de la formulation de leurs interventions. Il n’est évidemment jamais facile pour personne de se remettre en cause ou de vouloir innover en changeant les pratiques habituelles. En outre, nombreuses sont les personnes impliquées dans les interventions qui ont eu des expériences négatives avec des équipes de recherche qui ont, par exemple, pris ces intervenants de haut ou ne sont jamais revenues pour partager leurs analyses des données pourtant collectées en collaboration.
22Les organismes qui financent la recherche ou l’intervention jouent aussi un rôle important dans l’utilisation des résultats. Ces financeurs sont, en effet, encore trop souvent cloisonnés, ceux soutenant financièrement les interventions étant réfractaires à voir des lignes budgétaires trop importantes pour la recherche (parfois la refusant même), et ceux centrés sur la recherche ne comprenant pas trop pourquoi les chercheurs sont aussi proches des actions. Ces organismes doivent donc mieux comprendre le rôle de la Risp, ceux de l’intervention, en saisissant que la science (et non pas la consultation) est utile pour formuler et évaluer des interventions et ceux de la recherche, en considérant que la Risp est tout aussi utile et rigoureuse que la recherche biomédicale ou clinique (voir chapitre 3 sur la scientificité des approches). En attendant de disposer de plus d’organisations de financements spécifiques à la Risp, les deux types de financeurs doivent accepter que les chercheurs demandent un budget pour des activités de transfert de connaissances et que les interventions planifient des dépenses pour réaliser des recherches avec leurs collaborateurs universitaires. Certains organismes de financement de la recherche commencent à peine à accepter ces dépenses et à demander des plans de transfert de connaissances dans les protocoles proposés en réponse à leurs appels d’offres. Mais ils doivent comprendre qu’il faut innover et que les stratégies ne peuvent pas se limiter à une dizaine de lignes à la fin du protocole dans lesquelles les équipes de recherche disent planifier un atelier final de dissémination des résultats et la publication d’articles scientifiques. Ainsi, une plus grande sensibilité, voire une obligation, des financeurs à l’égard du transfert de connaissances pourrait influencer les pratiques et l’utilisation de la science dans les décisions. L’argent étant malheureusement bien souvent, mais pas uniquement, un incitatif efficace.
23La pandémie de Covid-19 a rappelé combien les médias jouent un rôle dans la prise en compte des données de recherche pour prendre des décisions à titre individuel (il suffit de penser à la vaccination) ou collectif (il suffit de penser au traitement des mesures gouvernementales) (Cambon et al., 2021). La situation est très contrastée à ce sujet sur la planète, car certains pays disposent d’une presse indépendante avec quelques journalistes scientifiques, tandis que d’autres n’ont rien de tout cela, avec une presse parfois aux ordres des gouvernants (encadré 19) ou essentiellement guidée par les effets d’annonces à produire. Au Sénégal, l’essai comparatif du vaccin contre la méningite en 2007 a donné lieu à de nombreuses controverses avec la population et les chercheurs, montrant le manque de culture scientifique des journalistes et une tentative d’instrumentalisation politique (Ouvrier, 2015). Ailleurs, on a vu des formations à l’épidémiologie se multiplier en période de pandémie de Covid-19 pour outiller les journalistes dans leur traitement de l’information, tant leur rôle est central. On a également vu, en France, des médecins, sans véritables compétences en épidémiologie, se targuer de prédiction dans les médias en face de journalistes ne disposant pas des compétences nécessaires pour discuter ou remettre en cause la pertinence de leurs propos, voire des journalistes se mettant à faire leur propre calcul prédictif2. Une meilleure utilisation de la recherche passe ainsi notamment par une connaissance accrue des acteurs et des canaux médiatiques pour mieux diffuser les résultats des Risp. Il ne s’agit pas de tomber dans du plaidoyer commercial, mais de partager des connaissances avec des équipes de journalistes qui doivent pouvoir informer la société de manière juste et rigoureuse. Par exemple, depuis quelques années, on insiste sur l’importance de prendre en compte dans la formulation des politiques publiques, le poids de l’influence des industries commerciales qui vont au détriment de la santé des populations (de Lacy-Vawdon et Livingstone, 2020). Depuis l’analyse des stratégies des compagnies du tabac (Breton et al., 2008) notamment, nous savons combien ces industries peuvent manipuler ou distordre les résultats de recherche à travers certains médias et journalistes. Nous savons également que les médias sociaux peuvent être de puissants vecteurs, favorisant ou non la diffusion de données probantes et de débats sur les infox (encadré 26).
Encadré 26. La science vue par la Presse au Mali
Au Mali, une analyse d’une centaine de journaux en 2017 ainsi que de 14 entretiens avec leurs journalistes donne une idée intéressante de la manière dont la science est traitée par la presse dans ce pays de l’Afrique de l’Ouest. Par exemple, seulement 101 articles sur les 2500 pages imprimées de 242 éditions trouvées en kiosque sur deux semaines ont utilisé des données de type scientifique. La santé et l’économie sont les deux secteurs qui en ont le plus usé. Dans le domaine de la santé, ce sont surtout des questions médicales qui sont abordées. En revanche, dans le domaine politique, très présent dans les tribunes de presse, la science est quasiment absente (seulement 15 articles). Dans l’ensemble, l’étude montre que la « moitié des articles utilise “mal” le matériau scientifique : données non présentées ou imprécises, faible niveau d’analyse, absence de citation des sources ». Elle permet aussi de comprendre que les journalistes qui rédigent des articles où la science est présente et bien comprise sont ceux qui ont une meilleure formation initiale et continue, au-delà de la diversité de leurs parcours. Les autres vont souvent se contenter des documents officiels ou de ceux remis par les personnes des événements ou des organisations qu’ils doivent couvrir, sans se donner la peine d’en vérifier la véracité ou d’aller chercher des données scientifiques ailleurs. Leur culture scientifique est globalement très réduite et la notion de science est souvent confondue avec les mathématiques, les chiffres et autres pourcentages. Ce qui n’est pas sans rappeler la défaillance de connaissances de chercheurs canadiens dans le domaine biomédical à l’égard de la recherche qualitative, montrant le caractère universel des besoins en formation ! (Albert et al., 2008).
Source : Escot (2019).
24Par exemple en France, lors de la première partie de la crise de Covid-19, ce sont bien les médias sociaux qui ont relayé l’intérêt du port du masque alors même que le discours officiel était inverse et conçu probablement pour protéger l’information relative à l’absence de stock national. De nombreux projets de Risp tentent désormais d’agir avec des influenceurs présents sur les médias sociaux pour atteindre certains publics cibles, en particulier les plus jeunes, mais pas seulement.
25Face à ces multiples facteurs d’influence, il ne faut pas baisser les bras et laisser faire. Le cœur de la Risp est sa pertinence sociale, avons-nous dit. Il est donc essentiel de s’engager dans des processus et des activités qui vont chercher à augmenter les chances de voir utiliser les résultats des Risp.
Des processus et des outils pour renforcer l’utilisation des résultats
26Plutôt que de décrire des outils ou des activités, il nous semble plus judicieux d’évoquer des processus de transfert de connaissances tant ils devraient être multidirectionnels, interactifs et quasi permanents. On se rappellera la définition en exorde de ce chapitre mettant l’accent sur le fait que le mot « transfert » ne prétend pas affirmer que certains savent et d’autres non, ou que certains doivent transférer leurs savoirs vers ceux qui n’en ont pas. Au contraire, le concept de transfert évoque la notion d’échanges et du besoin d’interactions multiples. En effet, la recherche a montré que les processus unidirectionnels n’étaient pas les plus efficaces, que ce soit l’approche de la science vers la pratique (science-push) ou celle de la pratique vers la science (demand-pull). Même si l’état des connaissances mérite encore de nombreux développements à ce sujet, l’approche interactive semble un compromis prometteur entre ces deux anciennes pratiques (Landry et al., 2006) pour mettre en exergue le besoin d’une collaboration régulière et soutenue entre les équipes de recherche, les décideurs et les intervenants (et les autres acteurs) pour une meilleure utilisation des résultats de la Risp. L’analyse d’un processus de transfert de connaissances visant à utiliser des résultats de recherche afin de réduire les conséquences liées aux accidents de la route au Burkina Faso a permis de proposer cinq recommandations (Dagenais et al., 2021) :
produire des données de recherche utiles aux acteurs de terrain ;
assurer l’acceptabilité des technologies utilisées pour la collecte des données ;
utiliser des approches collaboratives pour la recherche et l’application des connaissances ;
donner de la visibilité aux acteurs de terrain pour leur fournir des mécanismes d’action plus efficaces ;
impliquer davantage les décideurs de haut niveau dans le processus afin de maximiser les impacts de la recherche.
27Il n’est cependant pas facile de s’y retrouver dans ces approches inter-actives tant il existe une quantité phénoménale de modèles et de cadres conceptuels qui cherchent à nous expliquer comment favoriser le passage de la recherche à l’action (Graham et al., 2006). Par exemple, l’Institut national de la santé publique du Québec (INSPQ) propose que le processus de transfert de connaissances soit jalonné de sept étapes (ou sous-processus si l’on ne croit pas à la linéarité) : la (co)production des connaissances, leur adaptation, leur diffusion, leur réception, leur adoption par les utilisateurs, leur appropriation et enfin leur utilisation. Il propose de bien distinguer les stratégies de diffusion des connaissances de celles de leur appropriation et que le cœur de l’efficacité de la démarche repose sur l’interaction, tout au long du processus, entre les producteurs de la recherche et les utilisateurs (Lemire et al., 2009). C’est ici que l’on doit évoquer la question des personnes ou des organisations à l’interface de ces deux mondes, car bien souvent, ce sont deux peuples qui vivent sur des planètes différentes. Ainsi, il peut paraître difficile d’organiser une interaction entre ces deux milieux et il peut être plus efficace de recourir à des intermédiaires.
28Mais ces intermédiaires peuvent être de multiples dimensions et il n’est jamais facile de s’y retrouver. Ainsi, des auteurs ont proposé d’organiser ces fonctions selon un continuum allant du rôle informationnel à une fonction plus systémique au sein d’une organisation pour collaborer et pour renforcer les capacités des parties prenantes en passant par une fonction relationnelle afin de mettre en musique les acteurs de la Risp et renforcer la coproduction (Shaxson et al., 2012). Selon ce modèle, quatre types d’intermédiaires – non mutuellement exclusifs (Neal et al., 2021) – pourraient être impliqués dans ces processus selon les démarches proposées :
diffuseur d’information : facilite l’accès aux résultats de recherche (informe, compile les données) ;
vulgarisateur des connaissances : aide les personnes à comprendre et à appliquer les résultats de recherche (partage, traduit, communique) ;
courtier en connaissances : améliore l’utilisation des résultats de recherche pour la prise de décision, facilite la coproduction des connaissances (crée des liens, organise des rencontres et des relations soutenues, réseautage) ;
courtier en innovation : influence le contexte plus largement pour faciliter les innovations (négocie, développe, collabore).
29Le troisième type d’intermédiaire est de plus en plus discuté dans les écrits sur le transfert de connaissances (Ridde et al., 2013 ; Munerol et al., 2013), ce qui n’est pas nouveau (Meyer, 2010). Il fait l’objet d’expériences et d’évaluations pour en évaluer l’efficacité et en expliquer les défis de mise en œuvre, tant en Amérique du Nord qu’en Afrique de l’Ouest (Dobbins et al., 2009 ; Mc Sween-Cadieux et al., 2019). En effet, les courtiers en connaissances sont certainement un métier d’intermédiation (Neal et al., 2021) d’avenir dans le monde de la Risp, car nous savons que les deux mondes évoqués plus haut ne sont pas toujours situés dans la même galaxie et que des personnes ou des organisations à l’interface peuvent certainement apporter beaucoup. Cette personne (ou ces personnes au sein d’une organisation) peut aussi être un chercheur s’il estime en avoir le temps et les compétences. Certains estiment même qu’ils en auraient plus la légitimité que des non-chercheurs, rappelant ainsi les défis de l’humilité en recherche, mais aussi de la capacité de collaborer avec des personnes dont ce serait le métier, laissant ainsi aux équipes de recherche le temps de se concentrer sur des fonctions plus scientifiques pour lesquelles elles ont été mieux formées. Cette personne devra évaluer les besoins en connaissances des utilisateurs potentiels de la Risp ; recenser, synthétiser et rendre accessibles les connaissances pour mieux développer le contenu des interventions et promouvoir l’utilisation de la recherche ; organiser des rencontres régulières entre les acteurs de la Risp et créer des réseaux en jouant notamment un rôle d’agent de liaisons et d’échanges ; renforcer les capacités des acteurs en transfert de connaissances, mais aussi plus spécifiquement, par exemple, en méthodes de recherche pour les décideurs et en communications scientifiques pour les chercheurs ; etc. Ces tâches seront multiples, variées et évolueront au gré des besoins et des contextes. Il est donc essentiel de trouver des personnes pour ce rôle qui disposent de connaissances scientifiques de base, mais aussi, sinon surtout, d’habiletés sociales essentielles aux fonctions d’intermédiaire. Évidemment, la crédibilité de cette personne vis-à-vis des utilisateurs potentiels est importante et il n’est jamais facile de trouver une personne qui dispose de toutes ces qualités. Ces courtiers ne peuvent évidemment prétendre travailler seuls et leur collaboration avec des chercheurs plus experts du sujet, et donc plus légitimes parfois pour en parler, devrait pouvoir être possible. Mais on sait que les équipes de recherche peinent à trouver du temps pour ces interactions, tant elles sont acceptées par leur métier (la recherche) et… l’administration.
30Dans un projet pilote, on a vu le courtier en connaissances, formé et accompagné pendant deux ans par des experts du transfert de connaissances, jeter l’éponge notamment car les responsables du ministère de la Santé ne lui accordaient que peu de temps, de place et de légitimité. Ils jugeaient que son master en sociologie et sa formation à la recherche ne faisaient pas de lui une personne aussi crédible que l’aurait été un médecin, même sans doctorat scientifique, pour s’occuper de transfert de connaissances en santé publique. De fait, un ministre de la Santé a compris l’importance de ces enjeux et créé une unité de soutien à la mobilisation des connaissances. Mais il a été contraint par les dispositions réglementaires de recruter des médecins qui n’étaient, finalement, ni formés ni intéressés par ces questions de transfert de connaissances et qui ne se sont jamais impliqués dans la mise en place de cette unité. Elle a donc toujours existé, mais uniquement sur le papier, le changement de ministre ayant finalement contribué à son oubli (Dagenais, 2021). Les enjeux de pouvoir (symbolique ou pas) et le contexte doivent évidemment être considérés tout autant que les budgets que l’on souhaite consacrer à ces fonctions d’intermédiation. Mais à défaut de trouver la perle rare, il est possible d’imaginer de travailler en équipe.
31Le courtier dont nous venons de parler n’a malheureusement pas eu le soutien du médecin de santé publique sénior qui devait l’aider dans ses fonctions et qui n’a pas souhaité s’impliquer dans ce courtage auprès des hautes autorités, certainement pour ne pas compromettre ses activités de consultant lucratives dans un contexte où la critique est délicate (Olivier de Sardan, 2011). Ainsi, la crédibilité scientifique des chercheurs pourrait être mobilisée de manière spécifique et ponctuelle par le courtier en connaissances lorsque son analyse du contexte et du moment en montrera la pertinence. Un exemple d’activités de courtage et de qualités requises pour cette personne est présenté dans la figure 12. Une revue systématique a proposé une liste des dix activités potentielles de courtage en connaissances autour de trois fonctions principales que sont la gestion des connaissances, la gestion des échanges et des liens, le renforcement des capacités (Bornbaum et al., 2015).
Figure 12. Exemple d’activités de courtage et qualités attendues.

Source : E. Mc Sween-Cadieux, https://ideas4development.org/recherche-developpement-courtage-connaissances/
32Parmi les nombreuses activités possibles pour réaliser un transfert de connaissances, qui peuvent parfois être spécifiques à certains contextes (Siron et al., 2015), une recension gigantesque a été effectuée par une équipe de recherche pour en comprendre les différents niveaux d’efficacité (Langer et al., 2016). Ainsi, elle propose une liste de six mécanismes a priori efficaces pour le transfert de connaissances :
sensibiliser et favoriser des attitudes positives en faveur de l’utilisation des données probantes ;
trouver un consensus sur des questions de Risp pertinentes pour les personnes qui prendront les décisions et adapter les connaissances à cet égard ;
renforcer la communication et l’accès des données probantes ;
faciliter les interactions entre les personnes qui prendront les décisions et les équipes de recherche ;
développer des compétences pour l’accès et la compréhension des données probantes ;
influencer les structures et les processus de prise de décisions
33Dans une revue récente, une autre équipe a recensé pas moins de 38 stratégies différentes qui seraient efficaces pour l’utilisation des résultats de recherche (Zhao et al., 2020). Enfin, dans le cadre d’une Risp menée en France, une taxonomie d’activités de transfert de connaissances a été créée et évaluée comme pertinente à déployer dans les contextes locaux de mise en œuvre de politiques de prévention. Ainsi, 18 activités standardisées (un objectif et un libellé précis) de transfert de connaissances regroupées en 11 catégories d’activités ont été produites (Affret et al., 2020).
34Nous vous épargnerons ces longues listes accessibles dans les deux articles. Mais au-delà de ces processus et de ces activités, il est aussi utile de recourir à des outils spécifiques que nous ne pouvons pas tous décrire dans cet ouvrage (infographies, caricatures [encadré 27], vidéos, site internet, communauté de pratique, etc.).
Encadré 27. L’usage de caricatures pour partager des résultats de recherche
Au Burkina Faso, une équipe de chercheurs, avec l’aide d’un courtier en connaissances et des membres d’une association organisant l’intervention analysée dans le cadre d’une Risp sur la suppression du paiement direct des soins de santé pour les enfants, s’est associée avec un caricaturiste pour diffuser les résultats. L’usage des caricatures s’inscrivait comme un élément parmi les nombreuses autres activités de transfert de connaissances organisées par l’équipe (ateliers, notes de politique, site Internet, presse, etc.). Les caricatures ont été un objet très innovant, car l’idée était de partager des résultats de recherche sérieux et rigoureux, mais selon une démarche accessible et humoristique.
Un travail important en amont a été réalisé pour que les chercheurs expliquent les résultats de recherche afin que le dessinateur puisse s’approprier le contenu pour le caricaturer. Un chercheur et un courtier en connaissances ont ainsi longuement travaillé avec le dessinateur, notamment autour de plusieurs ébauches, afin de s’assurer de la pertinence scientifique, mais aussi contextuelle du contenu présenté. Les acteurs de l’intervention ont aussi été sollicités pour vérifier l’acceptabilité sociale des dessins tant l’humour est évidemment culturel. La collaboration avec un dessinateur très connu au Burkina Faso et en Afrique de l’Ouest a largement favorisé la pertinence des propositions puis leur diffusion. L’humour a permis, à de nombreuses reprises (mais pas toujours), d’engager un débat sur les résultats de la Risp. Par exemple, l’idée selon laquelle supprimer le paiement des soins par les usagers allait coûter trop cher à l’État qui devrait le subventionner a été illustrée par la comparaison de ce coût avec celui de l’achat de trois bières. Ces caricatures ont été utilisées dans un album imprimé et disponible sur Internet3, présentées lors de conférences de presse, d’ateliers nationaux et de conférences internationales.
Figure 13. Le financement de l’accès au service de santé des enfants en Afrique de l’Ouest coûte moins de 5 $ par enfant et par an et passe par la volonté politique des décideurs.

© Damien Glez
Figure 14. L’usage des caricatures comme outil de transfert de connaissances.

© Damien Glez
35Cependant, si les outils de transfert de connaissances sont nombreux, les notes de politiques et les ateliers délibératifs sont des moyens innovants dont il faut certainement multiplier les usages.
36Les notes de politique sont un texte court, écrit en langage clair et présenté dans un format attrayant (Dagenais et Ridde, 2018). Une note résume les résultats d’une recherche et formule des recommandations opérationnelles adressées aux décideurs et aux intervenants, à qui elle propose des solutions que la Risp a permis d’identifier afin d’améliorer les pratiques, les interventions ou les politiques. Elle se distingue des résumés de recherche et autres notes de recherche ou research snapshot dans le sens où il ne s’agit pas uniquement de présenter des résultats de la Risp, mais aussi, sinon surtout, de proposer des recommandations pratiques pour nourrir les prises de décisions lors d’un atelier délibératif par exemple (voir infra). La note peut être rédigée selon un format que l’on propose dans l’encadré 28. Elle doit servir de base pour engager un dialogue avec les parties prenantes intéressées ou touchées par un enjeu. Il est essentiel de prendre le temps de préparer et de rédiger cette note très en amont et d’en tester le contenu et la forme auprès d’un échantillon de personnes cibles pour s’assurer de la pertinence des recommandations et du niveau de langage approprié. Dans le cas contraire, on prend le risque que le jour de son utilisation, par exemple lors d’un atelier délibératif, un haut responsable non impliqué en amont s’attarde sur des détails de forme (le titre est trop percutant, il remet en cause ma structure, etc.) pour en dénigrer le fond (qu’il n’aura pas lu), car les résultats de la Risp ne correspondront pas à ce qu’il ou elle voulait entendre ou faire.
Encadré 28. Le plan d’une note de politique
Taille : maximum 4 pages imprimées recto verso, 1 000 à 1 500 mots selon l’usage d’images.
Titre : court, percutant et informatif.
Résumé : persuader le lecteur de continuer sa lecture.
Faits saillants : 3 ou 4 messages dans un encadré.
Introduction : Expliquer pourquoi ce sujet est important, pourquoi le lecteur doit s’en préoccuper ; quels étaient les objectifs de la Risp.
Approches et résultats : résumer les faits, le contexte et les données disponibles ; réduire les détails à ce que le lecteur doit savoir de la Risp ; fournir des exemples concrets pour soutenir vos affirmations et vos recommandations opérationnelles.
Conclusion : fondée sur les résultats présentés ; propose des conclusions concrètes et des affirmations soutenues.
Sources consultées ou suggérées : rapports de recherche ou articles sur lesquels est fondée la note (lien Internet).
Recommandations pour l’action : les mesures ou les actions essentielles que vous suggérez de mettre en œuvre (par qui, quand, où ?) et qui sont à la fois réalistes et faisables.
Source : Dagenais et Ridde (2018).
37Ce dialogue peut notamment s’organiser lors des ateliers délibératifs au cours desquels la distribution préalable des notes de politique, ainsi que leur analyse, est recommandée pour établir un dialogue entre les acteurs de la Risp (Mc Sween-Cadieux et al., 2018 ; Boyko et al., 2012). Ces ateliers sont définis comme : « un processus de dialogue délibératif, fondé sur des données probantes, entre de multiples parties prenantes, pour une prise de décision vigoureuse et globale en matière de politique et de pratique » (Nabyonga-Orem et al., 2016). Nous sommes au cœur d’une approche interactive regroupant toutes les personnes concernées par le problème abordé par la Risp et considérant que l’intelligence collective sera plus efficace pour trouver des solutions que l’intelligence de quelques personnes. Comme nous l’avons tenté au Niger par exemple (Hamani Souley et al., 2017), l’objectif est d’établir un dialogue et une délibération, et non pas un débat et un combat comme on aime trop souvent le faire dans le monde francophone. Il faut organiser un contexte qui va permettre aux parties prenantes de collaborer, de discuter du contenu des résultats des recherches au regard de leurs propres connaissances empiriques pour comprendre et apprendre ensemble afin de faire des choix éclairés avec la Risp. C’est ici qu’il faut parfois faire appel à des personnes qui disposent de réelles compétences de gestion de groupe et d’animation professionnelle afin de tenir compte des enjeux de pouvoir inhérent à ces modes de consensus de groupe. À partir de notre expérience collective dans l’organisation de ces processus délibératifs, nous proposons dans l’encadré 29 quelques leçons apprises pour celles et ceux qui voudraient s’engager dans ces processus.
Encadré 29. Quelques leçons apprises de l’organisation d’ateliers délibératifs
– Varier les types de données présentées à partir d’expériences pratiques et de recherches tant qualitatives que quantitatives.
– Assurer la présence d’une diversité des parties prenantes concernées par la Risp.
– Prévenir et préparer les participants à l’avance de ce qui est attendu d’eux lors de l’atelier.
– Rendre les données et les présentations visibles et accessibles (la forme et le fond).
– Donner du temps à la délibération, aux débats et aux échanges.
– Créer des petits groupes de travail pour approfondir certains sujets.
– Produire des recommandations opérationnelles solidement ancrées sur les données de recherches et d’expériences.
– Tenir compte des enjeux de pouvoir dans la préparation, l’organisation et le suivi.
– Ne pas transformer l’atelier en un plaidoyer pour un projet ou une solution en particulier.
– Préparer en avance l’atelier : les contacts préalables avec les décideurs, les présentateurs, les notes de politique, etc.
– Préparer des synthèses de données sous la forme de notes, dans un langage adapté et distribuées (et si possible testées) en avance.
– Se donner le temps à la fin de l’atelier de préciser le contenu des recommandations pour les présenter à tous avant la fin.
– Créer un comité de suivi des recommandations et lui donner les moyens de fonctionner.
– Évaluer les processus et les effets des ateliers pour s’améliorer.
Source : Ridde et Dagenais (2017).
La question des liens d’intérêts lors des RISP
38Pour terminer ce chapitre, il nous faut aborder un point sensible et rarement discuté en public, celui de l’indépendance de la recherche et des liens/conflits d’intérêts dans le contexte de la Risp. En effet, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, la Risp est un processus qui implique de multiples acteurs, d’horizons et de cultures différents, mais qui a pour principe d’associer la pratique de la science à celle de l’action. Les dangers sont donc grands que les intervenants cherchent à orienter la recherche – voire le concept d’enclicage par Olivier de Sardan (1995) – sur ce qui fonctionne bien au détriment des défis rencontrés lors de l’intervention, ou encore que les bailleurs de fonds incitent les équipes de recherche à montrer une efficacité là où il n’y en a pas (Gorman, 2018). Ces questions deviennent cruciales dans des contextes à rareté de ressources ou dépendant de l’aide internationale ou des finances publiques nationales (encadré 23). Cela est d’autant plus vrai lorsque les bailleurs de fonds veulent diffuser des modèles d’interventions « prêts à porter » sans toujours avancer la preuve de leur efficacité ou de leur capacité à s’adapter au contexte local (Olivier de Sardan, 2021 ; Gautier et al., 2020). De la même manière, les populations et les personnes qui bénéficient de l’intervention ou de ses avantages ne voient pas toujours d’un bon œil une équipe de recherche qui pourrait remettre en question cette utilité ou cette efficacité présumées (voir chapitre 2). Le cartel du succès rôde (Rajkotia, 2018). Ainsi, des chercheurs se sont récemment ouverts dans les revues de santé publique pour demander davantage de vigilance quant à l’indépendance de la recherche (Storeng et al., 2019) dans un contexte où les financements publics sont de plus en plus compétitifs et se tarissent.
39Dans une Risp, les influences peuvent ainsi être multiples et les conflits d’intérêts ne peuvent se limiter à ce que l’on sait des industries pharmaceutiques, de tabac, d’alcool ou agro-alimentaires. Que penser des liens d’intérêts lorsque, par exemple, un directeur d’une association négociant puis disposant de larges financements d’une organisation internationale pour réaliser une Risp devient, quelques mois plus tard, membre du personnel de la direction de cette organisation ? Que penser d’un groupe de chercheurs en santé mondiale qui affirme vouloir influencer de manière indépendante la politique de son pays alors qu’il accepte un financement de la banque de développement de ce même pays et qu’il organise ses réunions dans les bureaux d’une agence de financement de la recherche de ce pays ? Les chercheurs et les évaluateurs dans le domaine de l’évaluation des interventions sont évidemment aussi concernés (encadré 30).
Encadré 30. Deux exemples de tentative d’influence d’un bailleur de fonds d’une RISP
Une banque de développement a réalisé une évaluation d’impact d’une intervention pour plus de deux millions de dollars. Elle a financé la totalité de l’intervention, mais aussi la totalité de l’évaluation. Ses propres experts contractuels sont co-auteurs de plusieurs articles scientifiques issus de cette évaluation. Les résultats, peu concluants, n’ont pas été rendus publics plus de deux ans après la fin de l’intervention. Ils sont pourtant connus depuis longtemps. Aucun atelier officiel de restitution finale des résultats n’a eu lieu et le bailleur de fonds n’a jamais souhaité l’organiser. Un atelier de partage des résultats préliminaires a bien eu lieu, mais aucun document n’a été remis aux participants et ils n’ont jamais pu disposer des diapositives présentées. Il faut certainement comprendre cette stratégie dans le contexte où cette banque était en négociation avec le gouvernement pour le convaincre de poursuivre cette approche plus de dix-huit mois après la fin du précédent projet. Le rapport sera finalement mis en ligne plus de deux années après son écriture.
Un médecin de santé publique a soutenu comme consultant pendant de très nombreuses années une intervention. Un de ses premiers rapports d’évaluation sur l’efficacité du dispositif était plutôt positif bien que la méthode employée ne fût pas suffisamment rigoureuse pour soutenir une telle affirmation, que personne au sein de l’organisation n’a remise en cause. Plus tard, le bailleur de fonds a demandé à des chercheurs de réaliser une évaluation indépendante. Il a mandaté une de ses employés, formée aussi à la recherche, mais ne disposant pas de poste académique, pour suivre ce dossier. Plus le temps a passé et plus cette dernière s’est immiscée dans les réflexions et les méthodes proposées par les chercheurs. Elle est devenue de plus en plus intrusive, a corrigé tous les détails, a remis en cause toutes les solutions et surtout a cherché des solutions statistiques pour que les résultats de l’évaluation soient positifs. Mais rien n’y a fait, l’intervention n’était vraiment pas très efficace malgré les millions investis. Un peu plus tard, de nouvelles données ont permis, après de multiples tentatives, de montrer un résultat positif, mais relativement faible. Un atelier de planification de la suite de l’intervention a été organisé, sans proposer aux chercheurs d’y participer, mais en la présence du consultant qui a dénigré les résultats de la recherche sur « son » intervention. Localement, personne n’a osé remettre en cause la poursuite de l’intervention qui a continué, et le consultant a encore appelé à soutenir le processus. Cela n’a pas empêché, plus tard, ce bailleur de fonds d’affirmer dans un livre (coordonné justement par cette employée !) que le travail de l’équipe de recherche avait été utile et pris en compte pour changer radicalement l’intervention.
40Ce type de conflits d’intérêts a été abordé il y a très longtemps par Scheirer (1978). Elle évoquait les mécanismes cognitifs pouvant pousser les évaluateurs à mettre en avant les effets positifs des actions. Elle citait une revue des écrits des années 1970 montrant les défis des évaluations internes (qui depuis ont été largement abandonnées au profit d’évaluations externes) puisque « les évaluateurs qui étaient affiliés à l’intervention évaluée étaient beaucoup plus susceptibles de signaler la réussite du programme (58 %) que les chercheurs non affiliés (14 %) ». Il n’y a pas de recettes magiques pour contrer ces conflits ou ces liens d’intérêts, mais il est essentiel d’en parler en équipe, entre les parties prenantes de la Risp, d’en faire un objet de débat serein et apaisé afin de trouver les solutions appropriées, comme cela est aussi conseillé lorsqu’il s’agit de décider qui signe (ou pas, et dans quel ordre) les articles scientifiques issus des Risp. Mais il convient d’être transparent et honnête à l’extérieur de ces groupes afin que les lecteurs des écrits qui seront publiés à la suite de la Risp ou qui écouteront une conférence sur ces résultats, comprennent les enjeux en présence et analysent les résultats au regard de ces liens d’intérêts.
Conclusion
41Ce chapitre 6 visait à expliciter l’importance du transfert de connaissances dans le domaine de la Risp. L’utilisation des résultats des Risp est un critère d’efficacité important. Au-delà de la rigueur des méthodes déployées pour renforcer la crédibilité des résultats, il est essentiel de planifier et d’organiser des activités spécifiques qui vont accroître le potentiel de leur utilisation.
42Évidemment, rien n’est facile et l’utilisation n’est jamais ni systématique ni directe. Il s’agit surtout de tenter d’influencer les prises de décision, car les contraintes au transfert de connaissances sont nombreuses, tout à la fois organisationnelles, institutionnelles, personnelles, contextuelles ou culturelles. En ce sens, nous avons proposé un survol des connaissances sur l’efficacité de certaines interventions et de certains outils qui devraient éclairer vos choix pour renforcer l’utilisation de vos recherches.
Notes de bas de page
1 Simona Tersigni explique qu’« une personne racisée est l’objet d’un processus de catégorisation et de différenciation en fonction de caractéristiques somato-psychologiques héréditaires socialement instituées comme naturelles » (Crenn et Tersigni, 2012).
2 Voir https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/06/18/le-lourd-cout-humain-d-un-troisieme-confinement-tardif-en-france_6084619_3244.html
3 Voir https://www.acfas.ca/publications/magazine/2015/04/caricatures-partage-savoirs-contrer-oulipo-academique

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