Chapitre 5. Les acteurs de la Risp
p. 93-120
Texte intégral
1Nous l’avons vu dans le chapitre 1, une intervention de santé des populations n’est pas cantonnée à une liste d’activités à mettre en œuvre. C’est évidemment bien plus complexe que cela et le rôle des contextes et des acteurs est central dans la réussite d’une intervention (Craig et al., 2018), comme cela est particulièrement mis en avant dans l’approche réaliste évoquée plus avant. Les tenants de cette approche avancent même que si une intervention est efficace, ce n’est pas uniquement parce que les activités ont été bien mises en œuvre, mais surtout parce que les acteurs (sociaux) ont décidé que cela était possible. Ils nous expliquent que ce sont les personnes, à travers leurs décisions, volontés et raisonnements qui font en sorte qu’une intervention de santé des populations fonctionne (ou pas) (Pérez et al., 2021 ; Robert et Ridde, 2014). Nous n’aborderons pas dans ce chapitre les enjeux méthodologiques et épistémologiques de cette vision du monde (Pawson, 2013), mais elle est utile pour montrer combien les acteurs sont au cœur des interventions de santé des populations (Gilson, 2012). Comme les systèmes de santé, les interventions de santé des populations sont évidemment des objets sociaux où le rôle des individus est central (Whyle et Olivier, 2020). Il est donc important de comprendre ces différentes catégories d’acteurs et, dans le cadre de la Risp, les différents rôles qu’elles peuvent jouer.
La catégorisation des acteurs de la Risp
2Notre ouvrage n’est pas une réflexion de sociologues ou de politologues (Crozier et Friedberg, 1977 ; Lipsky, 2010) sur les acteurs sociaux au cœur de la Risp. Nous cherchons surtout à outiller les personnes concernées par ce sujet pour mieux l’appréhender. Cependant, être en mesure de comprendre les parties prenantes autour d’une intervention, les catégoriser, les analyser et dialoguer avec elles est aussi une compétence essentielle en évaluation et en santé des populations (Stevahn et al., 2005). En effet :
3« Le fait de ne pas tenir compte des intérêts, des besoins, des préoccupations, des pouvoirs, des priorités et des perspectives des parties prenantes constitue un grave défaut de réflexion ou d’action qui conduit trop souvent et de manière trop prévisible à de mauvais résultats, à un échec total, voire à une catastrophe. » (Bryson et al., 2011).
4Si ce savoir-faire doit être mobilisé tout au long de la démarche d’une Risp (Bryson et al., 2011), il sera surtout essentiel lors de son démarrage, lors de la phase de pré-évaluation notamment (evaluability assesment) (Beaudry et Gauthier, 1992 ; Soura et al., 2019). Ainsi, il est utile pour ce chapitre et pour la pratique de la Risp, de montrer comment différentes personnes peuvent proposer des approches différentes pour catégoriser les acteurs. Chacun pourra, selon les circonstances, les objectifs et ses habilités, choisir les démarches méthodologiques les plus appropriées pour cet exercice de cartographie des parties prenantes (stakeholder analysis) (Brugha et Varvasovzky, 2000 ; Hurteau et al., 2012). Bryson et ses collègues proposent quelques outils forts utiles (Bryson et al., 2011). De plus, cette liste ne vise pas l’exhaustivité (comme au chapitre 1), mais juste l’éclairage des possibilités à partir de quelques approches disciplinaires (voir tableau 6).
5Dans le domaine de l’évaluation et notamment au regard de la prise de décision qu’elle implique, certains ont proposé la présence de trois groupes de personnes. D’abord les actants, les personnes qui mettent en œuvre des interventions. Ensuite les réactants, celles qui devraient bénéficier des actions et pour qui elles ont été normalement pensées. Enfin, les légitimants, soit les personnes qui vont, in fine, officialiser les décisions (Monnier et Spenlehauer, 1992). Dans le domaine de l’étude des politiques, Kingdon (1995) et Lemieux (2002) ont proposé de répartir les acteurs en quatre groupes selon leur position à l’égard du gouvernement et leur expertise du sujet concerné. Ainsi, ils proposent la présence des responsables (dans le gouvernement, mais non spécialistes), des agents (dans le gouvernement et spécialistes), des intéressés (hors du gouvernement et spécialistes) et des particuliers (hors du gouvernement et non spécialistes). Ce sont autant de groupes au sein desquels il est possible de placer des acteurs sociaux, étant entendu, évidemment, que ces catégories sont perméables et que les personnes sont mobiles. Dans le contexte des réformes des systèmes de santé, Rocher (2004) propose une série un peu différente d’acteurs concernés. Il suggère ainsi l’existence des concepteurs des réformes, puis des promoteurs, et des modélistes qui auront la responsabilité de transformer les idées en plans d’action. Ensuite, il décrit l’existence des passeurs, des intermédiaires diffuseurs des idées de la réforme auprès notamment des acteurs de première ligne (Lipsky, 2010), à l’image des entrepreneurs de la diffusion analysés par Lara Gautier dans une intervention de santé au Mali (Gautier et al., 2019). Enfin, Rocher propose la présence des opérateurs de la réforme, celles et ceux qui les mettront en œuvre, mais aussi les opposants, qui useront de leur énergie et position pour contrer et résister à la réforme. Cette perspective sociologique s’inscrit dans la réflexion classique des politistes et du rôle du pouvoir dans les analyses des interventions (Béland, 2010). En effet, nous savons très bien que « c’est par l’exercice du pouvoir que se réalisent ou non » (Lemieux, 2002) les interventions de santé des populations. Reich et Campos (2020) ont récemment suggéré une méthode d’analyse des acteurs des réformes de santé en fonction de leur position à l’égard des changements proposés, mais aussi de leur pouvoir (ou influence) à ce sujet. Cette approche permet notamment de regrouper les acteurs selon le fait qu’ils soutiennent, s’opposent ou sont neutres à l’égard de la réforme ainsi que leur niveau d’influence possible. Intérêt, position et pouvoir sont des dimensions classiques de l’analyse des acteurs concernés par une intervention de santé (Balane et al., 2020). À partir d’une revue des écrits scientifiques, d’une consultation d’experts et d’un exercice de consensus de groupe, Balane et ses collègues proposent que l’analyse des parties prenantes étudie les acteurs concernés autour de quatre dimensions ayant un effet possible sur l’intervention : les connaissances (leur étendue), les intérêts (et motivations), le pouvoir (politique, financier, technique, leadership) et les positions (soutien, opposition, neutralité) (Balane et al., 2020). Enfin, dernier exemple, celui du domaine de l’anthropologie du développement, où Bierschenk et Olivier de Sardan (1994) ont proposé, à la suite d’un sociologue allemand (Evers), des groupes labiles d’acteurs qu’ils nomment des groupes stratégiques. Ces groupes sont des points de départ des analyses empiriques, notamment autour de conflits et de controverses (un peu à l’image de la théorie de l’acteur-réseau), sans qu’ils deviennent forcément des groupes d’arrivée.
Tableau 6. Exemple de groupes d’acteurs de la Risp selon trois disciplines.

6Ce survol des démarches possibles pour repérer et analyser les parties prenantes d’une intervention de santé est utile à la suite de ce chapitre 5 pour décrire les actrices et acteurs concernés par la Risp. Nous commencerons donc par présenter ces groupes de personnes concernées, puis nous analyserons leur place au sein de la Risp, pour ensuite insister sur l’importance des acteurs de première ligne et des défis du partenariat, démarche centrale et consubstantielle à la Risp.
Les acteurs de la Risp
7La définition de la Risp proposée au chapitre 1 montre l’ampleur de sa complexité et donc des personnes mobilisées et concernées. Sans préjuger de leur importance ou de leur préséance, et en rappelant la porosité de ces regroupements et la mobilité des personnes, les principales parties prenantes de la Risp nous semblent être au nombre de sept (figure 10).
Les intervenants
8Ce sont les personnes qui mettent en œuvre les activités des interventions de santé des populations. Elles sont parfois impliquées dans la formulation en amont et quelques fois dans les processus d’évaluation et de recherche, mais elles sont surtout responsables de l’organisation et de la mise en œuvre. Elles peuvent être impliquées à des degrés divers selon leurs expertises et compétences, et à une intensité variable selon les besoins de l’intervention et ses moyens. Elles peuvent se situer à tous les échelons des organisations responsables de l’intervention (du local au national), comme être associées à des institutions plus connexes et partenaires (ONG, associations, etc.).
Figure 10. Sept groupes d’acteurs de la Risp.

Les chercheurs
9Ces personnes sont mobilisées pour soutenir la formulation de l’intervention au regard de l’état des connaissances, mais aussi pour produire des connaissances concernant l’intervention de santé des populations. Elles travaillent la plupart du temps en toute indépendance de l’intervention, mais elles peuvent aussi parfois agir comme consultants et experts rémunérés pour évaluer l’intervention. Dans la grande majorité des cas, les chercheurs vont travailler en équipe, le plus souvent interdisciplinaire, afin d’apporter un regard diversifié sur l’intervention. Ces équipes vont pouvoir mettre au service des autres, selon les questions posées concernant l’intervention, des méthodes, des cadres conceptuels et des théories indispensables pour comprendre les actions engagées. Contrairement à la recherche clinique où les postes de soutien en personnels d’appuis (gestionnaires de base de données, ingénieurs et attachés de recherche, etc.) sont nombreux, ce n’est pas encore suffisamment le cas dans la Risp.
Les décideurs
10Même si le terme est fort et certainement galvaudé, car il est rare qu’une seule personne prenne une décision, nous évoquons ici les responsables des organisations qui vont décider d’agir pour répondre (normalement) à un besoin de santé des populations. Dans un contexte démocratique, les décisionnaires sont redevables des populations et donc des personnes qui vont bénéficier des interventions évaluées. Elles vont œuvrer pour disposer de moyens humains et matériels afin de rendre l’intervention faisable et de l’organiser. Ce sont aussi ces personnes qui devraient pouvoir bénéficier des résultats de la recherche sur l’intervention pour mieux la comprendre et prendre des décisions pour son adaptation, sa pérennité (ou son arrêt) et sa diffusion. Bien que cela soit encore rare, des acteurs intermédiaires (Ridde et al., 2013) peuvent être à l’interface entre les décideurs et les intervenants afin de favoriser l’utilisation des données issues de la recherche. Nous développerons ce point en particulier dans le chapitre 6.
La population
11Qu’elle soit patiente, bénéficiaire d’une intervention ou simplement vivant dans la région où elle est organisée, la population dans son ensemble est largement concernée par la Risp. Comme nous l’avons précisé, les frontières sont labiles entre ces groupes et les personnes bénéficiant de l’action peuvent aussi être des experts du sujet ou disposer de responsabilité dans des instances gouvernantes. Cependant, ces personnes sont plus rarement impliquées en amont dans la construction de l’intervention et plus tard, dans l’évaluation et la recherche à son sujet.
Les financeurs
12Ces personnes peuvent parfois se confondre avec les décideurs, mais souvent, les organisations qui financent la Risp sont moins présentes dans les instances dirigeantes ou les instances de gouvernance. Ces financements sont quelques fois dévolus spécifiquement à l’intervention, d’autre fois à la recherche uniquement et encore très rarement à la Risp dans sa globalité. Ces organismes de financement sont présents à toutes les échelles et paliers gouvernementaux, du très local à l’international.
Les responsables de sociétés, de revues savantes et les organismes d’expertise chargés de produire les recommandations
13La Risp participe à la construction des connaissances en santé des populations autant qu’elle devrait favoriser l’utilisation des données probantes pour définir et mettre en œuvre les interventions. Ainsi, il est essentiel de partager les résultats de la Risp au sein des sociétés savantes et des revues scientifiques. Ces deux institutions ont un réel pouvoir normatif sur la manière dont les connaissances issues de la Risp peuvent être partagées (sous la forme de synthèses, d’avis, d’articles scientifiques) et dont la scientificité de ce type d’approche, encore peu développée dans le domaine de la santé, est appréhendée dans ce champ.
Les groupes d’intérêts
14Une dernière catégorie d’acteurs est constituée des groupes d’intérêts multiples dont on sait qu’ils peuvent introduire un conflit d’intérêts (voir chapitre 6) dans les processus d’utilisation des résultats de la recherche. Il suffit de penser aux déterminants commerciaux de la santé (de Lacy-Vawdon et Livingstone, 2020) pour comprendre les effets potentiels de ces acteurs encore peu pris en considération en Risp contrairement à la recherche clinique par exemple.
L’analyse des acteurs aux trois moments essentiels de la Risp
15Dans cette section, nous souhaitons montrer comment ces multiples acteurs jouent un rôle essentiel dans les différentes étapes et processus de la Risp. Les positionnements et les jeux de pouvoir de ces acteurs vont évidemment dépendre grandement du contexte et des moments de leur mobilisation ainsi que de l’histoire de leur rencontre. Mais pour le chapitre, nous suggérons une analyse globale afin d’illustrer la teneur des possibles et des situations pour que cela puisse être source d’inspiration de l’engagement des lecteurs dans la Risp.
16Évidemment, les sept catégories d’acteurs que nous proposons peuvent s’étendre à l’infini, de même que les enjeux autour desquels nous pensons utile d’organiser la réflexion. Il nous semble cependant que les éléments importants pour élaborer notre réflexion concernent les rôles et les défis que rencontrent ces catégories d’acteurs autour des moments de l’intervention (émergence, mise en œuvre, évaluation), mais aussi de la recherche (conception, mise en œuvre, transfert de connaissances), les deux étant évidemment imbriqués comme nous l’avons vu dans la définition de la Risp proposée au chapitre 1. Il est donc impossible de représenter en deux dimensions ces sept catégories d’acteurs au regard de cette triple perspective pour la double imbrication de l’intervention et de la recherche au cœur de la Risp (7x3x2 !). Ainsi, pour rendre la réflexion plus lisible, nous regroupons ces processus en trois moments centraux (figure 11) qu’il faut comprendre comme des sous-processus souvent concomitants (à l’image de la théorie des courants [Kingdon, 1995]) et non pas des étapes linéaires : conception, mise en œuvre, transfert de connaissances (Ridde et Dagenais, 2019) comme cela a été simplifié notamment dans le chapitre 3.
Figure 11. Trois moments essentiels de la Risp.

La conception de la Risp
17La conception de la Risp est un moment crucial afin de permettre de construire un partenariat (voir infra) de tous les acteurs concernés pour comprendre le problème à l’origine de la solution que l’on va tenter de régler par une intervention de santé des populations. Les acteurs doivent donc définir tant le contenu de l’intervention que celui de la recherche associée et des processus de transfert de connaissances.
Tableau 7. Rôles et défis autour des acteurs de la Risp lors de sa conception.

18Les intervenants connaissent normalement parfaitement le contexte et les besoins des populations à l’égard du problème à traiter. Ainsi, leur rôle sera notamment d’expliciter les déterminants du problème et de proposer les actions à mettre en œuvre. Pour cela, ils peuvent solliciter les équipes de recherche pour mieux comprendre l’état des connaissances du sujet concerné ainsi que celui concernant les interventions à organiser. Pour faciliter les processus d’évaluation et notamment les choix méthodologiques, ils doivent pouvoir expliquer la disponibilité des données ainsi que les questions qu’ils se posent au sujet l’intervention (Bamberger et Rugh, 2012). Les intervenants peuvent aussi jouer un rôle essentiel dans la mobilisation des acteurs locaux et dans l’adaptation des solutions aux contextes, qu’ils maîtrisent le plus souvent bien mieux que toutes les autres parties prenantes. Ils peuvent notamment soutenir la recherche de financement, mais aussi s’impliquer dans l’adaptation des outils que proposeront les chercheurs. Les défis sont liés à leur fine connaissance des contextes faisant en sorte qu’ils peuvent orienter les débats et les interventions au-delà des intérêts populationnels et faire fi des enjeux de pouvoir et des conflits préalables que les personnes extérieures ne comprendront pas forcément rapidement ni facilement. Les intervenants peuvent aussi parfois avoir tendance à décider du contenu des actions sans considérer les fondements scientifiques ou théoriques au préalable et s’inscrire simplement dans la continuité de leurs routines. Ils peuvent aussi commencer à penser à collaborer avec une équipe de recherche pour la Risp alors même que l’intervention est en place depuis longtemps et qu’il est donc impossible, ou difficile, de mobiliser des données de comparaison. Ces personnes peuvent aussi avoir tendance à s’intéresser plus à l’analyse de l’efficacité de leurs interventions qu’à la compréhension des processus qui ont conduit (ou pas) à l’atteinte de leurs objectifs. Ce défi est d’autant plus important qu’ils ont tendance à oublier ou à minimiser les coûts des dimensions évaluatives de la Risp et à manquer de disponibilité ou d’expertise pour collaborer avec les chercheurs.
19Les populations seront le premier public cible de l’intervention, comme usagers ou patients, et doivent pouvoir être impliquées très en amont dans la compréhension du problème (et ses déterminants) et dans les solutions à apporter pour y remédier. Cette implication peut être directe, en participant à des réflexions et des ateliers de formulation de l’intervention, ou indirecte par l’intermédiaire de l’équipe de recherche qui organisera une collecte de données pour relever leurs perceptions. Dans la mesure du possible, il faut trouver un moyen pour les impliquer dans la production et la validation de la théorie de l’intervention, de multiples méthodes participatives existent pour cela. La question de la représentation des personnes et de la diversité (Ridde et al., 2021) est un défi important, car s’il existe des représentants de quartier ou des responsables d’associations de malades, d’une part, cela n’est pas le cas pour toutes les problématiques, et, d’autre part, cela pose la question de la représentativité des personnes que l’on implique dans les processus (Saillant, 2004). En outre, ces personnes ont parfois une vision restreinte du problème abordé, centré sur leur contexte local sans prise de conscience de l’état des connaissances scientifiques. À l’inverse, il peut arriver que les représentants des populations soient aussi des personnes expertes du domaine abordé (un médecin ou un scientifique à la retraite), posant un défi différent dans leur capacité à tenir compte de savoirs plus expérientiels.
20Au sein d’une Risp, les équipes de recherche vont notamment avoir le rôle de soutenir l’explicitation de la théorie de l’intervention à partir des expertises des intervenants et des autres personnes concernées, mais aussi de leurs propres connaissances scientifiques (et des écrits disponibles) sur la manière dont le problème pourrait être abordé. Elles pourront ainsi enrichir cette théorie de l’action à partir d’éléments que parfois les acteurs de terrain oublient ou dont ils n’ont pas toujours conscience. Elles devront aussi expliciter les enjeux d’évaluation que posent les questions auxquelles les autres parties prenantes s’intéressent. Elles devront notamment expliciter ce qui est réalisable sur le plan méthodologique, mais aussi faisable sur le plan budgétaire, tout en s’engageant dans la recherche de financement. Il s’agira de proposer des méthodes adaptées au contexte et aux besoins et pas forcément celles avec lesquelles les chercheurs sont les plus habitués. Pour les chercheurs, les défis seront de bien comprendre le contexte local, l’intervention et sa logique causale. Ils devront accepter d’organiser une équipe interdisciplinaire pour répondre aux questions et partager leur pouvoir pour laisser de la place à une discussion ouverte sur les enjeux épistémologiques, disciplinaires et méthodologiques. Les équipes devront s’inscrire moins dans une recherche fondamentale que dans la mobilisation de méthodes de recherche rigoureuses, mais utiles pour comprendre une intervention (et donc répondre aux questions des intervenants) tout en poursuivant leurs agendas de recherche pour le développement des connaissances scientifiques. Les équipes de recherche font donc face au défi d’une tête à deux chapeaux, ou d’une pièce à deux faces lors de la mobilisation des méthodes, d’une part, pour répondre à des questions relativement opérationnelles, et d’autre part, pour développer l’état des connaissances et participer à la construction du champ. Le défi de la recherche du financement sera important puisque la Risp n’est pas encore la norme dans le monde scientifique et dans les appels d’offres habituels (encadré 15).
Encadré 15. la conception de la RISP contre le vecteur de la dengue au Burkina Faso
Au Burkina Faso, comme ailleurs en Afrique de l’Ouest, le paludisme est l’une des maladies contre lesquelles des interventions sont le plus souvent mises en place. Ainsi, les autres maladies vectorielles, notamment la dengue, sont oubliées alors que son vecteur (Aedes aegypti) est bien présent. Une Risp a donc été planifiée dans la capitale du pays afin d’évaluer l’efficacité d’une intervention communautaire de lutte contre la dengue en agissant sur la présence de son vecteur. Pour décider du contenu de l’intervention à déployer, l’équipe a utilisé quatre sources d’informations : i) une revue systématique de l’état des connaissances scientifiques ; ii) des modèles conceptuels pour orienter le choix de la théorie d’intervention ; iii) une analyse du contexte local et une étude quantitative et qualitative des préférences de la population à l’égard de quelques activités prometteuses ; iv) une analyse des possibilités d’actions selon les intervenants (Ouédraogo et al., 2019). L’évaluation a montré que l’intervention était efficace (Ouédraogo et al., 2018).
21Les décideurs et les financeurs devraient avoir le rôle de rendre compte des besoins à l’origine de la Risp et de participer, dans la mesure du possible, à sa conception initiale dont on sait qu’elle sera un facteur favorable à la pérennité et à l’utilisation ultérieure des résultats (voir infra) (Seppey et al., 2021). Ils devront bien expliciter les processus de prise de décision autour de la Risp afin que toutes les parties prenantes en tiennent compte pour leur implication subséquente. Évidemment, on s’attend aussi (on peut rêver) à ce que les décideurs tiennent compte des plus récentes données probantes dans la définition du contenu des interventions qu’ils souhaitent voir testées par la Risp programmée. L’un des défis est qu’ils doivent accepter que les enjeux politiques ne soient pas les seuls considérés dans la formulation des interventions et qu’ils donnent les moyens financiers à la Risp. Leur disponibilité et leur ouverture à la complexité (que la politique cherche à simplifier) sont d’autres défis à considérer dans les interactions avec eux (encadré 16).
Encadré 16. Des financeurs impliqués dans la formulation d’une intervention pour un plaidoyer fondé sur des preuves scientifiques
La malnutrition est un enjeu majeur au Burkina Faso, notamment dans le Nord du pays. Dans ce contexte, nous savons que l’accès aux soins est un déterminant important de la nutrition des enfants, notamment depuis sa modélisation par l’Unicef dans les années 2000. Or, en Afrique de l’Ouest, l’accès au système de santé est payant pour tous, y compris les plus pauvres qui sont ceux pour lesquels l’alimentation est un défi. Les gouvernements n’ont jamais souhaité s’engager dans des processus d’exemption du paiement des soins. Ainsi, le bureau de l’aide humanitaire (Echo) de l’Union européenne s’est-il lancé au milieu des années 2000 dans le financement d’interventions visant à supprimer le paiement des soins pour les enfants de moins de cinq ans, afin de montrer que cette amélioration du recours aux soins allait agir sur la malnutrition. En plus de financer des interventions d’ONG comme c’est son mandat, Echo a financé plus de 1,2 million d’euros de recherches et de courtage en connaissances sur huit ans afin de disposer de preuves scientifiques de cette approche pour soutenir son plaidoyer pour un changement de politique, ce qui n’avait jamais été fait auparavant par cette organisation. Dix ans après, la stratégie de l’exemption de paiement est devenue une politique nationale financée par l’État (Ridde et Yaméogo, 2018).
22Souvent de nature privée, mais pas uniquement, les groupes d’intérêts peuvent tenter d’influencer les agendas du monde de la recherche. En effet, on peut penser par exemple à la définition des plans stratégiques de recherche dans certains domaines très spécifiques (nutrition, santé au travail, cancer, etc.) où de multiples groupes souhaiteraient influencer la manière dont le problème est abordé et compris, donc étudié par la suite. Les États se lançant de plus en plus dans la définition de priorités de recherche nationale (parfois, mais pas assez régionales), cela peut comporter des risques sur la manière dont le problème est compris (et donc des solutions envisagées à travers les interventions étudiées) si ces groupes sont en mesure d’être présents directement ou d’influencer indirectement. Il suffit de penser aux groupes d’intérêts économiques (déterminants commerciaux de la santé, influence sur les stratégies de lutte contre l’alcool par exemple), communautaires (associations de patients) ou idéologiques (confessionnels, stratégies en santé sexuelle). La construction sociale d’un problème est un classique de l’étude des politiques publiques (Cobb et Coughlin, 1998) et il n’y a pas de raison qu’elle ne s’exerce pas dans le champ de la Risp.
La mise en œuvre de la Risp
23L’organisation de la Risp concerne tout à la fois la mise en place de l’intervention au bénéfice de la population que la mobilisation des activités de recherche pour mieux la comprendre, ainsi que les stratégies propices à l’utilisation des résultats (voir tableau 8).
Tableau 8. Rôles et défis des acteurs de la Risp lors de la mise en œuvre.

24Dans cette démarche, les intervenants ont le rôle de s’assurer du difficile équilibre entre la fidélité au plan de mise en œuvre planifié, qui est souvent oublié par les chercheurs usant d’approches expérimentales (Pérez et al., 2018), et l’adaptation continue au contexte, aux besoins et aux réactions des acteurs de première ligne et des populations (voir infra). Ils doivent s’assurer d’informer les équipes de recherche et les décideurs de ces évolutions ou, à tout le moins, s’organiser pour en conserver la mémoire afin que l’évaluation n’étudie pas une intervention qui n’existe pas (ou juste sur le papier) ou qui a fondamentalement changé (ce qui peut être bien… ou pas), la fameuse erreur de type 3 (Ridde et Haddad, 2013). L’arrivée de nouvelles interventions ou la présence d’événements perturbateurs importants doivent être rapidement explicitées par les intervenants pour permettre aux évaluateurs d’en tenir compte dans les processus évaluatifs ou aux décideurs dans leurs réflexions. Les intervenants doivent pouvoir faciliter l’accès et la compréhension du terrain pour les équipes de recherche afin de renforcer la qualité des méthodes qu’ils déploient. Dans le contexte de cette collecte de données, ils doivent s’engager à fournir des réponses justes et ne pas distordre la réalité pour instrumentaliser l’intervention, notamment. Pourtant, la Risp ne porte pas de jugement sur les personnes ou les compétences individuelles, mais sur les interventions dans leur globalité, ce qui pose évidemment un défi de compréhension pour les intervenants impliqués dans les actions dont les postes et salaires sont associés.
25Les patients et les participants aux interventions de santé des populations devraient pouvoir décider de leur implication dans la mise en œuvre. Leur rôle dans ce processus ne devrait pas être perçu comme relevant uniquement de la réception, mais aussi de la participation, voire de la co-construction (des instruments et des activités) lorsque cela est pertinent et nécessaire (Daigneault et Jacob, 2012). Ils doivent pouvoir être parties prenantes de l’intervention, mais aussi de l’évaluation, donc de l’ensemble des processus de la Risp (Ridde, 2006). Évidemment, au-delà des défis de disponibilité de cette participation, elle doit être comprise comme une possibilité et non une obligation. Aussi, il est essentiel de s’assurer que les personnes aient les moyens (techniques, humains, financiers) et le temps (disponibilité et mobilité) de cette participation. Si cela n’est pas le cas, le rôle des autres acteurs de la Risp est de faire en sorte que cela soit possible (encadré 17). Ceci peut se concrétiser par des instances de participation (voir infra) ou d’activités de renforcement des capacités par exemple. Les enjeux de pouvoir peuvent parfois être exacerbés à l’occasion de l’inclusion des populations dans le jeu de la Risp où intervenants, décideurs et chercheurs ont souvent un capital symbolique imposant et déstabilisant si ces derniers n’y font pas attention. Cette question est encore plus importante lorsqu’il s’agit de tenir compte des enjeux de diversité dans la Risp afin de s’assurer que tous les membres de la société soient présents et concernés (Ridde et al., 2021).
Encadré 17. L’implication des populations vulnérables dans une recherche-action
Dans l’encadré précédent, nous avons expliqué comment l’accès aux soins en Afrique était contraint par une barrière financière importante. Cette barrière est insurmontable pour les plus pauvres, ce que les politiques publiques désignent en Afrique de l’Ouest comme les indigents. Au Burkina Faso et au Mali, nous avons entrepris plusieurs recherches-actions afin de trouver des solutions opérationnelles à leur accès aux soins. Le défi principal que nous n’avons encore jamais réussi à surmonter est celui de leur implication dans l’ensemble du processus. En effet, ces personnes vivent la plupart du temps dans des conditions d’extrême dénuement matériel et social et sont totalement à la marge des sociétés locales. Les conditions de leur participation à la définition des interventions ont toujours été un sujet de débat entre les acteurs des différentes recherches-actions : enjeu éthique, défi de stigmatisation, enjeu de pouvoir, etc. (Yaogo et al., 2012). Conscient de ces enjeux, les équipes de recherches-actions ont décidé de ne pas organiser de regroupement collectif de ces personnes pour disposer de leur point de vue, mais plutôt de les rencontrer individuellement pour prendre le temps d’échanger dans des conditions favorables à l’expression de leur besoin. L’analyse de ces discours, des modes de vie et des difficultés de recours aux soins est ainsi venue compléter les analyses contextuelles et la recension des écrits scientifiques pour définir le contenu des interventions à mobiliser avec les intervenants (Kadio et al., 2020 ; Bonnet et al., 2019).
26Les équipes de recherche devraient s’assurer d’être en mesure de se mobiliser dans un temps restreint et proche de celui de l’intervention. Le temps long de la recherche n’est pas celui de la Risp. La rigueur des méthodes doit être mise en concurrence avec le temps relativement court auquel s’attendent les autres collègues de la Risp et les contextes en constante évolution (voir chapitre 1). Leur rôle est de se mettre au service des questions d’évaluation à propos de l’intervention et de ne pas imposer une méthode en particulier, celle que les chercheurs préfèrent. Le principe est de collecter les données dont on a besoin pour répondre aux questions d’évaluation sans s’engager dans un processus long et coûteux d’une collecte tous azimuts dont on ne saura que faire par la suite (voir chapitre 4). Évidemment, il ne s’agit pas de passer à côté, lorsque cela devient possible et que l’intervention le permet, du développement de connaissances plus théoriques, plus académiques ou moins évaluatives et pragmatiques. Le défi pour les équipes de recherche est de pouvoir garder un équilibre entre ces deux facettes d’un même métier spécifique à la Risp. La gestion des données, tant du point de vue de la parcimonie que de leur transparence, est un rôle central dévolu aux équipes de recherche (qui ont besoin de personnel d’appui), toutes les parties prenantes de la Risp devraient y avoir accès. Le bien-fondé de ces méthodes et de l’utilisation des données doit être explicité à tous, sans présager (et préjuger) de l’incapacité des uns et des autres à les comprendre. Il s’agit aussi de partager du pouvoir et de contribuer au cours de la Risp, dans la mesure du possible, au renforcement des capacités des intervenants dans le domaine de l’évaluation, voire des décideurs et des populations. Le défi pour ces équipes est de bien vouloir travailler en interdisciplinarité, car la Risp est fondamentalement une aventure de plusieurs disciplines qui doivent s’accorder sans complaisance et en toute complémentarité (Pluye, 2019). Ainsi, le travail en équipe, usant de méthodes mixtes complémentaires et d’approches disciplinaires différentes (Pluye, 2019), respectueuses les unes des autres est un défi essentiel à relever dans le cadre de la Risp ainsi qu’une approche réflexive pour en faire avancer les démarches (encadré 18).
Encadré 18. De l’impossible conciliation épistémologique entre chercheurs
En France, un programme de Risp sur les inégalités sociales de santé démarre. L’originalité du projet est notamment de réunir des chercheurs qui n’ont pas encore travaillé ensemble, mais qui possèdent des compétences très complémentaires, sur le papier, et a priori utiles pour comprendre ce sujet complexe que sont les interventions qui visent à réduire les inégalités. Ils se connaissent de loin, lors de rencontres, de colloques ou de lectures de leurs articles. Il y a un médecin épidémiologiste, une sociologue et trois chercheurs en santé publique et promotion de la santé. Ces derniers prônent l’utilisation d’un plan de recherche inspiré de l’évaluation réaliste (chapitre 3), encore très nouvelle en France et peu appréhendée par les autres. Les débats sont sans fin tant la distance épistémologique est grande, voire irréconciliable. Lors des réunions tendues, les étudiants présents n’en reviennent pas et s’ils n’osent en parler, ils s’envoient des SMS en direct pour exprimer leur surprise de la virulence des propos. Les débats butent notamment sur la définition du concept de « mécanisme » (Lacouture et al., 2015) qui est au cœur de l’approche réaliste et largement débattue dans le champ de la sociologie, voire de l’anthropologie (Olivier de Sardan, 2021). Finalement, le programme se terminera sans aucune collaboration possible et chaque groupe avancera ses réflexions de son côté (Breton et al., 2017).
27Ensuite, lorsque les chercheurs agissent comme consultants rémunérés par le budget de l’intervention du même financeur que cette dernière, des liens et des conflits d’intérêts peuvent apparaître dans le processus de la Risp. Si tous les liens d’intérêts ne se transforment pas en conflits d’intérêts, les rendre publics est essentiel, comme le font maintenant (presque toutes) les équipes en recherche clinique. Enfin, les aléas liés à l’intervention elle-même, tout comme ceux liés à la mobilisation des acteurs, rendent la Risp fondamentalement dynamique. Cela présente un intérêt, mais nécessite aussi de la part des chercheurs de trouver l’équilibre entre rigueur et méthodes souvent prédéterminées, d’une part, et nécessité d’ajustement dans la production de connaissances, d’autre part (encadré 19). Ainsi, les questions de recherche comme les méthodes d’investigation peuvent être amenées à évoluer au cours du projet de Risp (encadré 20), à l’image d’un plan de recherche flexible (Robson, 2011).
Encadré 19. Des chercheurs obsessionnels et académiques
Le milieu de la recherche est constellé d’une myriade de personnes très différentes. Cependant, lorsqu’il s’agit de s’engager dans une Risp, les équipes de recherche doivent être en mesure de s’adapter aux besoins, en cherchant un compromis entre leur rigueur scientifique et le partage des résultats en temps opportun. Bien qu’ils connaissent parfaitement ces enjeux, deux chercheurs n’ont jamais vraiment pu concilier cette question alors qu’ils ont été très souvent impliqués dans des Risp. Ce sont des médecins formés à l’épidémiologie ou l’économie de la santé qui ont toujours été obnubilés par la précision de leurs analyses. Ils ont toujours poussé pour des plans de recherche expérimentaux qu’il était impossible à financer et lors de leurs analyses statistiques des effets des interventions, ils ont toujours cherché à les valider durant des mois, voire des années. Dix ans après, certaines des analyses ne sont toujours pas publiées, une thèse de doctorat en épidémiologie n’a jamais été terminée. Ils ont souvent refusé de publier des résultats préliminaires pour les intervenants tant qu’ils n’étaient pas publiés dans une revue scientifique dont on sait que cela nécessite souvent plusieurs années. Ce n’est pas l’apanage des quantitativistes, puisqu’un médecin anthropologue vient de refuser d’écrire une note de politique de ses résultats tant que son article ne serait pas publié par une revue savante, ce qui a été le cas un an après, même en choisissant une revue dont le taux d’acceptation est de 40 %.
Encadré 20. De l’efficacité à l’acceptabilité
En Nouvelle-Aquitaine, une Risp vise à évaluer lors d’une étude pilote la transférabilité (l’efficacité dans un autre contexte) d’une stratégie de réduction des risques (RDR) liés à la consommation d’alcool dans différents contextes de soins et d’accompagnement des patients (centres de soins en addictologie, foyers, associations, etc.).
Un protocole mixte d’évaluation a été conçu pour évaluer à la fois l’effet de la stratégie sur la consommation d’alcool, l’addiction et des indicateurs de qualité de vie et de rétablissement (étude quantitative), mais aussi les adaptations réalisées à la stratégie RDR dans chaque contexte de soin et d’accompagnement (enquête qualitative). Au fur et à mesure de l’organisation de la stratégie de RDR, elle s’est avérée finalement peu proposée aux patients par les professionnels au regard des autres stratégies. Elle a aussi été peu acceptée par les patients alors même qu’elle rencontrait un franc succès dans le contexte initial où elle a été développée.
L’équipe a donc réorienté ses questions de recherche en ne travaillant plus sur les conditions d’efficacité dans d’autres contextes (la transférabilité), mais sur les conditions de son adoption ou non (faisabilité, acceptabilité, etc.).
28Les décideurs et les financeurs devraient être en mesure de suivre de manière régulière la mise en œuvre de l’intervention et de participer aux prises de décision de l’évolution du contenu de la Risp au cours du temps. Des espaces de discussion à cet égard devraient être organisés (voir infra). Selon les contextes, ils pourront aussi faciliter l’accès aux terrains, surtout pour les équipes de recherche et s’assurer que des moyens suffisants sont déployés. Les défis sont ici liés au risque de vouloir orienter les interventions vers des problématiques moins pertinentes pour les populations que pour des enjeux politiques ou organisationnels. Les décideurs devraient aussi être attentifs aux normes éthiques de la Risp qui ne peuvent copier celles de la recherche en santé, souvent biomédicale, et s’adapter aux besoins des personnes concernées par les interventions, surtout en contexte de vulnérabilité (Ridde et al., 2016). De ce point de vue, le défi est que la plupart des comités d’éthique et leurs membres sont très souvent des cliniciens ou des éthiciens avec peu de connaissances des enjeux spécifiques de l’éthique de la Risp (Yaogo et al., 2012 ; Hamelin et al., 2018 ; 2020). Ainsi, leurs conseils ou recommandations peuvent parfois introduire des biais importants dans l’acceptabilité des interventions par les personnes concernées.
Le transfert de connaissances et la Risp
29La Risp est fondamentalement préoccupée par l’utilisation de ses résultats, sa fonction sociale décrite au chapitre 1, au-delà de l’unique diffusion des connaissances dans des revues savantes (voir supra). Ainsi, la question du transfert de connaissances, terme consacré et qui ne préjuge en rien du caractère interactif et multidirectionnel des savoirs et des stratégies (Dagenais et al., 2013), est au cœur de la Risp. Il sera abordé en détail dans le chapitre 6.
Tableau 9. Rôles et défis des acteurs de la Risp lors du transfert de connaissances (TC).

30Les intervenants doivent être en mesure, non seulement de tenir compte de l’état des connaissances pour développer leur intervention (voir supra), mais aussi d’expliciter leurs besoins à cet égard afin d’obtenir le soutien des équipes de recherche ou des courtiers en connaissances (Ridde et al., 2013) qui auront un rôle d’intermédiation (voir chapitre 6). Leur participation devrait être active lors de toutes les stratégies de transfert de connaissances issues de leur intervention car, si les décideurs sont souvent les principaux destinataires de ces processus, les intervenants ont aussi tout à gagner au renforcement de leurs actions. Ils doivent pouvoir faciliter ces processus, repérer les besoins et les enjeux des décideurs et des personnes devant en bénéficier afin de soutenir leur adaptation pour qu’ils soient les plus efficaces possibles. Les défis sont liés au besoin de disponibilité et de financement pour ces activités de transfert de connaissances que les intervenants oublient souvent de planifier dans leurs budgets d’interventions. Ils ont souvent tendance à se méfier des équipes de recherche, surtout lorsqu’elles ont des comportements de supériorité laissant peu de place aux échanges de savoirs. Il faut être en mesure de surmonter ce défi pour que la collaboration soit fructueuse. Les intervenants ont parfois aussi tendance à penser qu’ils n’ont pas de rôle à jouer dans les activités de recherche ou d’influence des décideurs, alors que leur participation est pourtant essentielle et que leur investissement à cet égard peut être très utile. Certains souhaitent être très distants des décideurs et des financeurs par peur d’une récupération politique et d’une instrumentalisation de leurs interventions dans les contextes locaux.
31Les populations sont rarement associées aux activités de transfert de connaissances et souvent cantonnées à être les récipiendaires de séances de vulgarisation scientifique ou de restitution de résultats. Pourtant, les patients-experts et autres personnes mobilisées dans leurs communautés peuvent être des personnes clés de la réussite de ces stratégies (Langer et al., 2016). Il est donc important de les impliquer, dès le début, dans la planification des activités de transfert de connaissances, puis subséquemment dans l’ensemble des processus. Elles peuvent avoir un rôle important à jouer dans l’influence des décideurs dans des contextes locaux, car les populations sont aussi celles qui votent et qui ont des relations privilégiées avec les élus. Pourtant, les défis de leur implication dans le transfert de connaissances sont nombreux : leur disponibilité, leur expertise à propos du sujet abordé, les moyens et les ressources pour s’impliquer, leur volonté d’influencer les décideurs, leur souci du plus grand nombre au-delà de leurs propres intérêts.
32Les équipes de recherche doivent pouvoir comprendre, dès le début de la Risp, l’importance des activités de transfert de connaissances et le fait que leur production de connaissances est d’abord au service de l’intervention avant leur carrière académique. Leur rôle est de mettre au jour des données probantes utiles à l’intervention et accessibles à tous. Elles ne doivent pas arrêter leur implication dans la Risp une fois que la recherche est terminée, mais au contraire participer aux processus tout au long du transfert de connaissances. Leur responsabilité est aussi de partager, auprès du plus grand nombre et de la communauté scientifique, des résultats valides dans un espace temporel raisonnable pour en faciliter l’utilisation, notamment par les décideurs et dans le cadre des interventions. Le défi pour les chercheurs est d’adapter leur langage, d’éviter le jargon et de rendre accessibles leurs méthodes et leurs connaissances sans user de leur pouvoir symbolique créant une distance inutile avec les autres parties prenantes de la Risp (encadré 21).
Encadré 21. Du jargon des chercheurs et de leurs effets sur les intervenants
À l’occasion d’une Risp centrée sur la lutte contre le paludisme, l’équipe avait décidé d’organiser de nombreuses activités de transfert de connaissances. Pour cela, plusieurs formations avaient d’abord été offertes aux chercheurs et aux intervenants, car nous savions que les premiers ont parfois du mal à adapter leurs méthodes et leurs langages pour les seconds. Il s’agissait notamment d’améliorer la qualité et la lisibilité des diaporamas utilisés par les chercheurs lors des ateliers pour les intervenants, et de rédiger des notes sur des politiques accessibles au plus grand nombre en fournissant des recommandations opérationnelles. À cette occasion, nous avons dû constater la permanence de l’arrogance de certains universitaires, pensant tout savoir mieux que les autres et incapables de parler clairement et simplement. La socialisation de certains de ces derniers fait en sorte qu’ils internalisent l’usage d’un jargon, impossible à comprendre pour certains intervenants de terrain, mais indispensable à leur statut et aux jeux de pouvoir. Ils ont refusé d’adapter leur langage et leur forme d’écriture ou de présentation, faisant en sorte que les messages n’ont finalement que peu été compris par des intervenants tétanisés, intimidés ou simplement dubitatifs pour oser poser des questions et mieux comprendre ce qu’on leur présente sur leur intervention (Mc Sween-Cadieux et al., 2017).
33Parfois, les chercheurs passent d’un projet à l’autre sans avoir pris le temps de finaliser leurs rapports ou leurs analyses, publiant les résultats très longtemps après, ce qui est un défi majeur pour la Risp dont les résultats doivent être rapidement utilisables. Il est aussi parfois difficile pour les équipes de recherche de comprendre les espaces de prise de décision, de vouloir s’y engager et d’appréhender le fait que les décideurs font face à de multiples influences, au-delà des seules données probantes issues de l’intervention (Cairney, 2016). En outre, les systèmes académiques ne valorisent pas encore suffisamment l’implication des chercheurs dans ces processus de transfert de connaissances, créant ainsi, pour certains, peu d’incitation à s’engager dans ces activités qui prennent du temps et qui ne servent pas beaucoup leur carrière (Ridde, 2009).
34Les décideurs et les financeurs doivent être en mesure d’accorder une importance particulière au transfert de connaissances, notamment dans les financements qu’ils vont octroyer à la Risp. Trop souvent, ces enjeux sont oubliés et c’est à la fin de l’intervention que l’on se demande comment faire pour que les résultats d’une Risp soient utiles, comme trop souvent on pense à la pérennité à la fin de l’action (Pluye et al., 2000). Ils doivent aussi être en mesure de s’intéresser aux résultats, de s’impliquer dans les processus de transfert de connaissances et d’être disponibles pour réfléchir à la manière dont les résultats de la Risp sont utiles à leur prise de décision. Ils doivent donc en tenir compte et informer les autres partenaires de la Risp, notamment les équipes de recherche, des moments et des espaces qu’ils jugent opportuns pour que les résultats soient présentés. Ils doivent en outre interagir avec ceux qui s’occupent de ce partage pour s’assurer que les données probantes soient compréhensibles et présentées de manière factuelle et convaincante. Leur participation à l’interprétation des résultats peut être un facteur favorable à la prise de décision ultérieure, tant que la qualité intrinsèque de l’étude (validité interne, essentiellement sous la responsabilité de l’équipe de recherche) et que la capacité à extrapoler les résultats à d’autres contextes sont sous leur responsabilité (validité externe). Les défis sont évidemment de nature politique, dans la manière et la capacité des décideurs à utiliser les résultats et à voir comment ils peuvent être pris en compte sans choisir ce qui les arrange. Leur souhait de partager la prise de décision et l’implication avec les autres parties prenantes de la Risp doit être relevé. La disponibilité des décideurs/financeurs, mais aussi leur formation (littératie) en méthode de recherche et en transfert de connaissances est un défi de leur implication et de leur compréhension de la Risp.
35Les responsables des sociétés et des revues savantes sont par ailleurs moins concernés par la conception et la mise en œuvre des interventions que par le transfert de connaissances. Ils ont en effet un rôle important à jouer en accordant plus de place à la Risp. En effet, notamment dans le domaine de la santé, les défis d’une Risp interdisciplinaire et appliquée sont nombreux pour pouvoir exister et être pris en compte. La santé, et notamment la santé des populations francophones (Ridde et al., 2021), est encore peu ouverte à ces enjeux, car elle est dominée par une approche biomédicale et pasteurienne à laquelle les logiques et les approches de la complexité de la Risp sont confrontées, comme la crise de la pandémie de Covid-19 vient parfaitement de le montrer à nouveau (Paul et al., 2020). Les sociétés savantes doivent donner plus de place aux débats et aux formations à la Risp dont les compétences essentielles sont de plus en plus normalisées (Riley et al., 2015). Les revues scientifiques doivent accorder plus de valeurs et de place aux Risp tant pour partager les résultats que pour proposer des analyses réflexives sur ces processus (Alexander et al., 2020) et sur les défis qui conduisent à créer un partenariat efficace d’une myriade d’acteurs autour d’une intervention. Un groupe de chercheurs a notamment demandé que plus de place soit laissée à la présentation des contextes dans les revues scientifiques tant ces éléments sont essentiels pour comprendre les données probantes issues des Risp (Craig et al., 2018). Enfin, comme nous l’avons abordé plus haut, les liens et conflits d’intérêts devraient être une préoccupation constante des revues savantes afin de permettre aux lecteurs des articles scientifiques de Risp de comprendre les circonstances, notamment financières, de la collaboration entre les chercheurs et les intervenants.
L’importance des acteurs de première ligne
36Pour les personnes habituées à la lecture des écrits sur les politiques publiques, elles ne seront pas surprises de lire l’importance, que nous souhaitons mettre en exergue, des acteurs de première ligne, ce que Lipsky (2010) a dénommé en anglais des « street-level workers ». Pour lui, ce sont les véritables décideurs des interventions, au-delà des personnes qui ont des responsabilités dans la formulation ou le financement des actions en amont. Ces personnes, à l’interface entre celles qui vont (devraient) profiter de l’intervention et celles qui ont décidé qu’elle devrait être organisée, sont au cœur de l’efficacité potentielle. Le soutien que l’on doit leur apporter et leur implication dans l’organisation sont bien souvent un gage de réussite et des facteurs de la qualité de la mise en œuvre (Meyers et al., 2012).
37Pourtant, les chercheurs et les acteurs de la santé des populations accordent encore trop peu d’attention au rôle de ces personnes, contrairement aux politologues, aux sociologues ou aux anthropologues pour qui les interventions ne peuvent être comprises que par le « bas » (Olivier de Sardan, 2021), sans que ce terme soit évidemment péjoratif (Erasmus, 2014). Les évaluateurs connaissent bien le concept de fidélité de l’intervention puisque nous savons que ce qui est formulé dans les documents de projet est très rarement réellement mis en place sur le terrain. On ne change pas une société par décret, disait Michel Crozier (1979), pas plus que l’on organise des interventions avec des cadres logiques (Giovalucchi et Olivier de Sardan, 2009). Fidélité et adaptation des interventions sont donc les deux faces de la pièce de l’efficacité de la mise en œuvre des actions (Pérez et al., 2016). Or, ces pièces se trouvent dans le porte-monnaie des acteurs de première ligne qui décideront, in fine, s’ils veulent que l’intervention soit disponible et utile pour les personnes concernées. Au Burkina Faso par exemple, des recherches ont montré que si des réglementations existaient depuis très longtemps pour que les plus pauvres puissent avoir accès gratuitement aux soins de santé, les infirmiers de première ligne les connaissaient peu et les appliquaient encore moins (Ridde et al., 2018). Malgré cela, et beaucoup diront que c’est un truisme ou simplement le bon sens, on voit encore beaucoup d’interventions formulées sans aucune participation des personnes qui devront les mettre en œuvre par la suite et ne parlant pas de l’implication de celles qui devront en bénéficier ou en subir les conséquences comme on l’a vu dans la crise Covid-19. De même, on voit encore beaucoup d’équipes de recherche décider, sans les intervenants, des questions d’évaluation auxquelles elles chercheront à répondre en mobilisant leurs méthodes sophistiquées. Sans s’inscrire obligatoirement dans des processus de recherche-action (voir chapitre 1) où toutes les décisions sont prises par et pour les personnes concernées (Sylvestre et al., 2019 ; Reason et Bradbury, 2001), la Risp doit accorder une place prépondérante aux acteurs de première ligne, au-delà de l’importance essentielle des personnes à qui s’adresse l’intervention. On l’aura compris, la Risp implique la mobilisation de multiples acteurs et fera donc appel à l’organisation de partenariats dont les défis sont immenses et pour lesquels les chercheurs sont rarement formés.
Conclusion : les défis du partenariat
38S’engager dans une Risp nécessite l’implication d’une large panoplie d’acteurs, comme nous l’avons vu. Il s’agit de mettre en musique des joueurs de multiples disciplines scientifiques et des expertises intersectorielles dans le domaine de l’intervention et de la mobilisation des populations. Pour les scientifiques, les défis de l’interdisciplinarité sont connus, mais rarement relevés (Resweber, 2011), notamment dans les formations en santé des populations (Ridde et al., 2021). Pour les interventions, les enjeux de l’intersectorialité sont appréhendés depuis longtemps, notamment dans le domaine de la promotion de la santé (Corbin, 2017) et lorsque l’on doit travailler avec des communautés (Boutilier et al., 2000). On ne peut évidemment faire abstraction des enjeux de pouvoir dans les processus de partenariats. En effet, le partenariat est compris comme « un espace d’interactions entre des acteurs différents et socialement inégaux qui défendent une vision de la réalité qui dépend de leur identité, de leur position sociale et de leur histoire » (Bilodeau et al., 2003). Ces enjeux concernent quasiment toutes les situations de Risp. Ainsi, les différences engendrent des enjeux de pouvoir au regard des disciplines des équipes de recherche (sciences sociales vs sciences fondamentales), des statuts des personnes (statutaires vs stagiaires et contractuels précaires ; universitaires vs associatifs) ou des genres et des origines sociales des individus mobilisés, etc. La liste des différences qui mobilisent des enjeux de pouvoir est infinie.
39Ainsi, il nous semble important de bien comprendre comment les partenariats fonctionnent pour s’assurer d’une Risp éthique, respectueuse des diversités, mais aussi efficace pour répondre aux questions posées. Les conseils d’Angèle Bilodeau à cet égard sont particulièrement utiles à partager (Bilodeau et al., 2003 ; 2011). Avec son équipe, elle a proposé un outil qui permet de réaliser un diagnostic du contexte du partenariat (en place ou à organiser) pour ensuite soutenir les efforts d’un travail en commun, autour de la Risp dans notre cas. L’outil propose une démarche en trois dimensions, pas forcément linéaire (encadré 22).
Encadré 22. Développer le partenariat
Mieux comprendre les acteurs en jeu et ceux qui doivent former le partenariat :
– explorer tous les aspects importants de la situation à modifier ;
– identifier les acteurs déjà engagés et sollicités ;
– examiner tous les points de vue, toutes les perspectives ;
– mobiliser les acteurs stratégiques et névralgiques.
Chercher à résoudre les controverses :
– définir un projet de Risp commun provisoire ;
– établir un tableau des controverses pour centrer les débats sur des litiges spécifiques ;
– identifier les évolutions/déplacements possibles des acteurs pour résoudre les controverses.
Proposer de nouvelles solutions :
– Adapter et innover
Source : d’après Bilodeau et al. (2003 ; 2011).
40Dans le contexte d’un partenariat, la qualité de la mise en œuvre d’une Risp pourrait être résumée en trois facteurs, à la suite de Bilodeau et ses collègues (Bilodeau et al., 2003) : une dynamique de participation de tous suffisante, une prise en compte de l’égalisation des rapports de pouvoir, une combinaison des savoirs.
41En effet, les questions de pouvoir, comme nous l’avons déjà évoqué précédemment, étant au cœur de ces processus, l’idée est de trouver les moyens d’établir un rapport le plus équilibré possible entre les parties prenantes associées. Il ne s’agit pas de créer des contraintes, mais de créer un environnement favorable où chacun serait en mesure de mobiliser ses atouts et ses expertises (et dont tout le monde dispose !) pour la collectivité, ici mobilisée pour la Risp. Il est essentiel donc de bien reconnaître que tout le monde dispose de forces, mais aussi de responsabilités. L’un des défis, nous dit Angèle Bilodeau, est de maintenir constante, tout au long du projet de Risp, cette attention envers ces questions de pouvoir et de compétences. Il faut se donner les moyens de travailler ensemble même si nous avons des logiques différentes. Cette question doit être abordée le plus tôt possible dans une Risp, sans se cantonner au moment de sa formulation et tout au long des étapes de sa mise en œuvre. À ce sujet, des instances de discussion et d’échange à toutes les étapes peuvent être mobilisées pour soutenir ces réflexions (Bilodeau et al., 2006). On pense notamment aux conflits permanents entre les chercheurs lorsqu’il s’agit de décider des signataires et de leur place dans les productions scientifiques issues d’une Risp (Ridde et al., 2016).

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