Conclusion. Rationaliser les marchés de médicaments dans les Suds
Réinventer et développer l’usage des médicaments essentiels
p. 289-305
Texte intégral
Introduction
1Dès lors que les médicaments sont considérés non seulement comme des marchandises mais aussi comme des biens essentiels1 pour protéger les populations, il se pose la question de rationaliser leurs marchés dans l’intérêt de la santé publique. Nous souhaitons, dans cette conclusion, à partir de nos travaux et en tenant compte de ce qui a été expérimenté par le passé, proposer des pistes de réflexion et des outils qui permettent de gouverner les marchés pharmaceutiques et dont peuvent se saisir les puissances publiques et les sociétés civiles.
2Dans l’histoire des politiques pharmaceutiques, l’idée de mesures « rationnelles » vise à introduire des critères d’utilité thérapeutique pour organiser le marché, à réduire la prolifération des spécialités sans intérêt médical notable, à faire référence à la médecine des preuves plutôt qu’au marketing pour décider du caractère indispensable ou prioritaire des thérapies (rapport d’Halfdan Mahler2, 3 avril 1975). Dans les pays dits alors « en développement », plusieurs gouvernements ont ainsi élaboré et appliqué, dès le début des années 1960, des listes restreintes de « médicaments de base » pour organiser leur accessibilité et réduire l’encombrement du marché (Sri Lanka, Pérou, Colombie) (Greene, 2016 ; Garcia, 2020). Des pays dits « du Sud » aussi importants dans la géopolitique pharmaceutique que l’Inde et le Brésil ont changé leur loi de propriété industrielle en 1970 et 1971 pour autoriser la croissance d’un marché des génériques et faire baisser les prix des médicaments (Cassier, 2008). Plusieurs pays, au sortir des indépendances, se sont engagés dans des politiques de production locale, le cas échéant publiques, pour produire des copies moins chères que les médicaments de marque et pour réduire la dépendance de leurs approvisionnements (Inde, Maroc, Égypte, Ghana, Tanzanie, etc.). À la fin des années 1970, l’OMS a élaboré une liste modèle de médicaments essentiels, qui a été révisée vingt fois depuis 1977, tous les deux ans, pour aider les pays à mettre en place des listes nationales adaptées à leurs besoins prioritaires de santé. Dans le contexte de l’épidémie de sida, l’Afrique du Sud a adopté en 1997 une loi pour promouvoir l’approvisionnement et l’usage des médicaments génériques (Pelletan, 2019). L’histoire contemporaine récente ne manque donc pas d’instruments et d’expérimentations, plus ou moins abouties ou lacunaires, pour aménager les marchés pharmaceutiques.
3Jeremy Greene (2011) attire notre attention sur la plasticité, les déplacements, les circulations, entre les Suds et les Nords, du concept de médicaments essentiels. Selon nous, l’essentialité des agents thérapeutiques est aujourd’hui redéfinie dans le contexte d’une nouvelle géopolitique des médicaments, des interventions des patients dans les débats sur la propriété intellectuelle, de la constitution de marchés communs régionaux dans les Suds, de l’industrialisation des médicaments traditionnels, des nouvelles convergences entre Nords et Suds sur la transparence des prix des produits de santé. En témoigne la géographie des signataires du projet de résolution adoptée par l’Assemblée mondiale de la santé en mai 2019 : « Améliorer la transparence des marchés des médicaments, des vaccins et des autres produits de santé », entre les pays du pharmerging (Afrique du Sud, Brésil, Inde, Kenya, Égypte) et les pays de l’Europe du Sud et de l’Est (Italie, Espagne, Grèce, Portugal, Fédération de Russie), entre autres pays3.
4Nous envisageons ci-dessous, de manière synthétique, sept pistes de réflexion sur des politiques et outils de régulation des marchés de médicaments.
L’usage des listes de médicaments essentiels
5Les listes restreintes de « médicaments de base » ou de « médicaments essentiels » ont été conçues comme des outils de rationalisation des marchés pharmaceutiques et de l’usage des médicaments dans un sens favorable à la santé publique. Il est utile de rappeler les objectifs du directeur général de l’OMS devant la 28e assemblée générale de la santé le 3 avril 1975 : il s’agit pour les pays en développement d’augmenter l’efficacité de leurs dépenses de médicaments, qui sont grevées par des prix trop élevés, de se prévenir contre la commercialisation de médicaments qui ont été retirés du marché dans leur pays d’origine en raison de leur caractère dangereux ou de leur manque d’efficacité ou encore, fait complètement oublié aujourd’hui, de « l’exportation de produits périmés vers les pays en développement qui ne sont pas en mesure de procéder à un contrôle de qualité ». Il s’agit aussi de veiller à la disponibilité de traitements dont la production a été arrêtée parce qu’ils ne sont pas jugés suffisamment rentables et de faire en sorte que les médicaments essentiels retenus soient disponibles à des « prix raisonnables » (rapport d’Halfdan Mahler, cité précédemment).
6Les critères de sélection des médicaments inscrits dans la liste de médicaments essentiels (LME) sont ici cruciaux pour gouverner les marchés pharmaceutiques pour l’intérêt de la santé publique, sous les aspects de la sûreté, de l’utilité thérapeutique et de l’accessibilité des produits. La LME doit être formulée en termes de dénomination commune internationale, ce qui provoquera les foudres du syndicat international de l’industrie pharmaceutique, qui y voit une déclaration de guerre contre ses marques. Le principe d’une liste restreinte de 220 produits, en 1977, qui sont de surcroît tous dans le domaine public en raison de l’expiration de leurs brevets, est également dénoncé par les industriels qui font valoir la dynamique du marché et de l’innovation.
7Pour l’OMS, l’élaboration et l’application d’une LME, adaptée aux besoins sanitaires, suppose que les pays se dotent d’une politique pharmaceutique nationale ainsi que des outils, institutions et experts pour sélectionner, importer, éventuellement produire sur place, et aussi distribuer ces médicaments. À la fin des années 1970, l’OMS se dote d’un programme d’action concernant les médicaments essentiels pour assister les pays. Ainsi en 1978, l’OMS déploie une action spécifique en direction de la « région africaine » : il s’agit de proposer l’adhésion des pays africains au système qualité de l’OMS, de former les prescripteurs, d’élaborer une première liste de 40 médicaments pour encourager des achats groupés pour les pays de la région (rapport du 26 mars 1979, archives OMS4). Dans les années 1990, des économistes attachés à l’OMS diffuseront des guidelines qui envisageront la centralisation des achats, les options de financement par la création d’un fonds international pour l’achat des médicaments essentiels ou par le marché via le système de recouvrement des coûts5 et les conditions d’une production locale (Dumoulin et al., 1991).
8L’adoption de LME par les États africains interviendra généralement dans les années 1980, dans le contexte de la crise économique, de la mise en place du recouvrement des coûts par l’Initiative de Bamako en 1987 (Blaise et al., 1998) et de la contraction des dépenses publiques de santé. Ce qui fait dire à des économistes spécialistes des politiques pharmaceutiques en Afrique, Cassandra Y. Klimeck et Georges Peters, « pour cette raison, le système [des médicaments essentiels] est devenu symbole de disette pour les soignants et les habitants de certains pays » (Klimeck et Peters, 1995 : 49). Les LME visent alors à s’approvisionner à meilleur prix, en recourant aux médicaments génériques. Le Ghana et le Bénin, comme de nombreux pays africains, se dotent de LME à la fin des années 1980, en 1987 au Bénin, en 1988 au Ghana. Dans les pays francophones d’Afrique, les centrales d’achat de médicaments essentiels sont mises en place pour s’approvisionner en génériques6. On relève alors l’usage de la catégorie de « médicament essentiel générique » (MEG) (Crozier, 2017). Dans ces pays francophones, la dévaluation du franc CFA en 1994 accélère le recours aux MEG.
9Les études comparatives sur les listes de médicaments essentiels pointent des variations vis-à-vis de la liste de l’OMS : la sélection des médicaments essentiels tient compte des usages de prescription déjà installés dans le pays. Également, les médicaments ajoutés récemment dans la LME de l’OMS (par exemple les nouveaux antiviraux contre l’hépatite C) sont adoptés par moins de pays que les médicaments anciennement inscrits. Les pays avec une richesse nationale plus basse ont aussi tendance à omettre davantage de médicaments essentiels qui figurent dans la liste de l’OMS (Persaud et al., 2019). Il faut souligner un changement majeur survenu au début des années 2000 dans la sélection des médicaments essentiels par l’OMS : c’est l’inscription de nouvelles thérapies brevetées, notamment des antirétroviraux (ARV) contre le VIH/sida, revendiquée alors par MSF. Dans quelle mesure les LME de pays à moyens et bas revenus sont susceptibles d’intégrer ces médicaments essentiels brevetés qui ont des prix beaucoup plus élevés ?
10Pour ce qui concerne l’inscription des nouvelles classes thérapeutiques qui figurent dans la LME de l’OMS, on relève que le Ghana et le Bénin ont inscrit la quasi-totalité des ARV contre le VIH/sida et des CTA contre le paludisme. Il n’en va pas de même pour les nouvelles molécules arrivées depuis 2012 pour lutter contre les tuberculoses résistantes : si la liste du Bénin a inscrit la bédaquiline, le delamanid n’est pas inclus ; la liste du Ghana ne comporte aucune des deux. Les nouveaux antiviraux contre l’hépatite C arrivés sur le marché depuis 2014 et rapidement inscrits sur la LME de l’OMS sont seulement partiellement sélectionnés sur la LME du Bénin en 2017 (avec l’enregistrement de deux génériques pour le sofosbuvir), mais ils sont absents de la LME du Ghana de 2017. Enfin, les nouvelles molécules contre le cancer inscrites par l’OMS sont sous-représentées au Ghana comme au Bénin. Ces différences avec la liste de l’OMS s’expliquent en partie par les possibilités de financement de ces classes thérapeutiques : les ARV comme les CTA (les prix des CTA étant beaucoup plus bas que ceux des ARV) sont largement financés par le marché des donateurs globaux (Fonds mondial), tandis que les nouveaux antiviraux contre l’hépatite C et les nouveaux anticancéreux sont des molécules brevetées en dehors de ces marchés et largement inaccessibles. La part du financement des donateurs est moindre pour les antituberculeux que ce qu’elle n’est pour le sida et le paludisme, d’où la sensibilité plus forte des États aux prix des nouvelles molécules. La LME du Ghana nous rappelle les critères de sélection qu’elle a adoptés : en plus de la sûreté et de l’utilité des produits, elle mentionne deux critères économiques relatifs au coût, « le médicament dont le coût est le plus faible, calculé sur la base de l’ensemble du traitement », et à la production locale, « le médicament pour lequel une fabrication commode sur le plan économique est disponible dans le pays7 ». Les LME apparaissent ainsi clairement enchâssées dans les économies des pays.
11Nous signalerons plusieurs limites à l’application des LME. Si l’élaboration de celles-ci peut aider à déterminer la liste des médicaments remboursables par une couverture santé, leur application se heurte aux limitations de ces couvertures santé dans les pays à bas revenus, y compris dans un pays comme le Ghana, qui a déployé une couverture santé universelle (Antwi, 2019). La part des dépenses publiques de santé est inférieure au paiement direct des ménages et elle a eu tendance à stagner voire à diminuer depuis quelques années. Les ménages assurent 40 % des dépenses de santé8 au Ghana et 45 % au Bénin.
12Dans les pays africains, si le recouvrement des coûts a permis, dans une certaine mesure, de réduire les pénuries (Dumoulin et Kaddar, 1993), les économistes et spécialistes de santé publique n’ont pas manqué de souligner l’impact de ce principe sur les inégalités sociales de santé et le difficile accès aux traitements pour les populations démunies (Klimeck et Peters, 1995 ; Ridde, 2005). La logique de marché qui sous-tend le recouvrement des coûts peut aussi freiner l’adoption d’une liste restreinte de médicaments essentiels, les vendeurs privilégiant une offre plus large et des produits à plus forte marge (Dumoulin et Kaddar, 1993). Les prix élevés des médicaments, en particulier des nouvelles molécules brevetées de la LME de l’OMS, sont de fortes barrières pour les populations. Quand bien même le sofosbuvir contre l’hépatite C figure-t-il sur la LME du Bénin, son prix demeure très élevé, même si le pays est éligible pour recevoir les génériques des licences distribuées par Gilead aux fabricants de génériques pour les pays à bas revenus9. Au Ghana, les experts encouragent le gouvernement à se procurer des génériques de ce médicament (Tachi, 2018).
13Dans ces conditions, il apparaît nécessaire de promouvoir des aménagements spécifiques de la propriété intellectuelle pour permettre le déploiement des médicaments essentiels innovants sous forme générique, et simultanément d’étendre les fonds publics internationaux et nationaux et les couvertures santé universelles pour acquérir ces produits. La viabilité des couvertures santé suppose d’agir sur le prix des médicaments.
Promouvoir la production locale
14La production locale a été un des aspects de la politique des médicaments essentiels dès les années 1970 (Velásquez, 1991). Une rencontre entre l’OMS et la région africaine à Brazzaville en 1980 préconise des initiatives interpays ou à l’échelle régionale pour éviter la fragmentation des marchés10. On évoque simultanément la création de laboratoires de contrôle qualité. Quelques pays souhaitent alors une assistance technique, par exemple le Burundi, le Zaïre, le Rwanda. Le manuel sur l’économie des médicaments essentiels de l’OMS publié en 1991 par Jérôme Dumoulin, Miloud Kaddar et Germán Velásquez signale que, si l’impact sur les prix est incertain, la production locale permettra d’assurer une sécurité des approvisionnements, en veillant toutefois aux aléas pour se procurer matières premières et machines. L’industrie pharmaceutique internationale fut très réservée sur ces initiatives de promotion de l’industrie locale. Rappelons qu’elle retirait ses investissements de la région africaine dans les années 1990 dans le contexte des politiques d’ajustement structurel qui réduisaient les marchés (Peterson, 2014).
15Nous avons étudié dans ce livre la politique de production locale du Ghana, dès le tournant de l’indépendance, pour se doter d’usines de formulation, en se tournant vers les investissements directs de firmes étrangères et en négociant des accords de transferts de technologie ( Pourraz, 2019). Des États africains ont encouragé l’implantation d’une industrie pharmaceutique, en utilisant le secteur public ou privé (Mackintosh et al., 2016 ; Chorev, 2020). À travers l’étude de l’émergence d’une production pharmaceutique dans trois États d’Afrique de l’Est, Le Kenya, la Tanzanie et l’Ouganda, Nitsan Chorev met en évidence le fait que l’aide internationale au développement ne peut remplacer l’intervention des États pour soutenir les marchés (en réduisant les taxes sur les importations de matières premières, en autorisant dans les appels d’offres une certaine marge de majoration de prix pour les médicaments produits localement, en encourageant les producteurs locaux à produire des kits de médicaments essentiels) et pour favoriser l’apprentissage technologique et l’élévation graduelle des standards de fabrication. L’aide internationale et la politique pharmaceutique de l’État doivent se compléter pour créer des marchés et organiser les transferts de technologie. À l’inverse, Jessica Pourraz (2019) a montré l’échec d’une dizaine de projets industriels au Bénin, faute d’une politique nationale orientée vers la production locale. L’aide internationale peut aussi produire des effets adverses, lorsque les producteurs locaux ne sont pas en mesure de soutenir la concurrence des médicaments subventionnés par le Fonds mondial, à l’instar des firmes du Ghana qui produisaient des CTA au début des années 2010.
16Il existe une discussion sur l’intérêt et la viabilité d’une production locale comparée à l’importation de médicaments en provenance des grands pays producteurs, du Nord ou asiatiques, qui dominent largement le marché. Les économistes comme les acteurs politiques11 pointent le coût élevé du capital en Afrique (Chaudhuri et al., 2010), l’insuffisance de pharmaciens industriels, la quasi-absence de laboratoires de bioéquivalence pour tester les médicaments génériques, le problème de l’harmonisation des normes de certification et d’enregistrement des médicaments, la fragmentation des marchés. La crise du Covid-19 a relancé les discussions sur la production locale dans un contexte marqué par des ruptures d’approvisionnements en principes actifs et en médicaments fournis par la Chine et l’Inde.
17Nous indiquons ci-dessous cinq éléments importants à prendre en compte.
Afin de conjuguer la politique industrielle et l’intérêt de la santé publique, il apparaît crucial de privilégier les investissements visant à produire des médicaments retenus sur les listes de médicaments essentiels12.
Il n’est pas possible de construire une industrie pharmaceutique viable sans une infrastructure à la fois technologique et réglementaire. D’où la priorité de former suffisamment de pharmaciens industriels, de créer des laboratoires de bioéquivalence pour la région, de renforcer les autorités de régulation en personnel et matériel.
Il est essentiel, non seulement de créer des fonds d’investissement pour financer l’industrie comme le propose l’appel d’Abidjan, mais de réduire drastiquement le coût du capital en proposant même des crédits à taux zéro ou négatifs pour encourager l’investissement industriel (Cassier, 2018).
Il apparaît que les pays d’Afrique de l’Ouest n’utilisent pas les flexibilités offertes par l’OMC aux pays les moins avancés pour copier gratuitement les nouvelles thérapies en s’émancipant des brevets. Or l’application de ces flexibilités, en révisant par exemple les accords de Bangui13, ouvrirait une fenêtre pour la production locale africaine alors que les producteurs indiens doivent depuis 2005 se conformer aux brevets pharmaceutiques.
Il importe de rappeler que la politique des médicaments essentiels de l’OMS intégrait l’usage des pharmacopées traditionnelles. Les politiques de certification des mélanges à base de plantes ainsi que les projets d’innovation pour l’isolement de nouvelles substances actives sont à étendre (voir chapitre 8 sur la politique du Ghana dans ce domaine).
Élaborer des standards pour une qualité « essentielle »
18La question des médicaments de qualité inférieure ou falsifiés, selon les catégories adoptées par l’OMS, ou de la « contrefaçon » et des « faux médicaments » tend à polariser le débat public et la scène politique depuis le début des années 2000 (Baxerres, 2015 ; Quet, 2018). Le Bénin étant un site privilégié de ce débat depuis l’appel de Cotonou lancé par l’ex-président français Jacques Chirac en 2009. Dans ses travaux sur les marchés pharmaceutiques au Nigeria, Kristin Peterson (2014) a analysé le changement brutal qui s’est opéré à la faveur des politiques d’ajustement structurel dans les années 1990, à savoir le passage d’un marché occupé par les médicaments de marque, parfois produits par des firmes multinationales qui s’étaient installées sur place, à un marché dominé par les médicaments génériques « de qualité variable et souvent moindre » (Peterson, 2014 : 5) qui sont pour partie commercialisés sur les marchés unofficial (non officiel). Nitsan Chorev (2020) relève également que la libéralisation des marchés avec les politiques d’ajustement structurel a favorisé l’arrivée de médicaments « sous-standards ». Elle rappelle que les multinationales vendaient aussi naguère des médicaments sous-standards en Afrique14.
19Simultanément, Nitsan Chorev observe la mise en place de régulations plus contraignantes aussi bien dans les pays producteurs que dans les pays importateurs. Les grands laboratoires indiens utilisent le système de préqualification mis en place par l’OMS (voir chapitre 6) pour garantir la qualité des médicaments génériques qu’ils produisent contre le sida et le paludisme, pour élever leurs standards de production et dominer le marché des donateurs globaux15. Les firmes indiennes de « second rang » améliorent aussi leurs standards alors que les normes des pays importateurs s’élèvent. Des producteurs africains bénéficient de programmes d’assistance technologique pour élever leurs standards de production et quelques firmes, par exemple au Kenya, parviennent à obtenir la préqualification de leurs ARV. Si d’autres ne réussissent pas à suivre le processus de préqualification jusqu’à son terme, à l’instar de Danadams au Ghana (Pourraz, 2019), elles élèvent toutefois leurs standards de fabrication. La FDA du Ghana a décidé en 2012 d’un programme pour accompagner les firmes locales à appliquer les bonnes pratiques de fabrication (BPF) (voir chapitre 1).
20Cette élévation des normes produit une hiérarchie des firmes et des marchés, entre les firmes qui parviennent à la préqualification et qui peuvent ainsi accéder au marché des donateurs globaux, soit les grands fabricants indiens, et la plupart des firmes africaines qui ont seulement des certifications nationales et qui sont cantonnés aux marchés nationaux ou régionaux. Il existe aussi de fortes disparités entre les moyens de régulation des pays africains, comme on l’a vu dans la première partie de ce livre entre l’agence du médicament du Ghana, doté de cinquante pharmaciens en 2016, et la Direction du médicament du Bénin, qui n’en comptait que six, dont deux fonctionnaires et quatre contractuels (Pourraz, 2019). Enfin, l’Afrique compte très peu de laboratoires habilités pour conduire des essais de bioéquivalence, et les firmes doivent sous-traiter ceux-ci au Proche-Orient ou en Inde.
21L’amélioration de la sûreté des médicaments génériques suppose la diffusion des BPF et du contrôle de l’équivalence pharmaceutique et de la bioéquivalence des copies de médicaments. La norme de bioéquivalence est progressivement devenue un gold standard, au Mexique (Hayden, 2013) et au Brésil (Correa et al., 2019), tandis que le Maroc, qui a vocation à exporter vers l’Afrique subsaharienne, s’est équipé d’un laboratoire en 2016. Or le coût d’accès à cette norme, en termes d’essais cliniques, représente une barrière pour la plupart des laboratoires africains16. Il conviendrait de combiner les programmes internationaux d’assistance technique et des programmes nationaux pour aider les firmes à supporter cette transition. Si quelques firmes sont susceptibles d’obtenir une préqualification OMS pour accéder à un marché international, la majorité d’entre elles a vocation à répondre aux besoins de santé domestiques et régionaux. Dans ce contexte, la satisfaction graduelle des BPF et la certification de l’équivalence pharmaceutique, en particulier pour les génériques inclus dans les LME, dans la perspective de la diffusion des essais de bioéquivalence, paraît être une route acceptable. Les initiatives d’intégration régionale pourraient faciliter ce processus17.
22Il convient aussi de s’interroger sur la notion de « surqualité » relevée par certains experts. Une pharmacienne d’une société française spécialisée dans l’élaboration de dossiers d’enregistrement de médicaments, aux États-Unis et en Europe, et engagée depuis plusieurs années dans une demande de préqualification OMS pour une usine en Tanzanie, s’interrogeait ainsi : « C’est vrai qu’on a parfois des interprétations des guidelines qui sont un peu divergentes et moi j’ai moins l’habitude des prérequis OMS que le consultant qui est spécialiste, donc on était en duo pour être sûrs de ne pas faire de la surqualité sur un laboratoire africain, parce que ce n’est pas le but ; le but c’est qu’il fabrique un médicament, pas de risque mais on ne veut pas faire de la surqualité comme parfois on peut le faire en Europe, il faut faire quelque chose de rationnel, mais pas être plus royaliste que le roi non plus. » (entretien, Bordeaux, juillet 2016).
23Il semble donc judicieux de s’interroger sur une norme de qualité « rationnelle » ou « essentielle » pour améliorer la sûreté des médicaments génériques essentiels à un coût supportable.
24Il faut avoir à l’esprit que la surqualité évoquée par cette experte en enregistrement de médicaments est une stratégie de barrière à l’entrée sur les marchés, qui bénéficie aux firmes les plus puissantes et qui exclut des producteurs qui ne peuvent avancer les investissements requis, comme le chapitre 11 le rappelle dans sa conclusion.
Marchés communs et institutions régionales
25La dimension régionale apparaît dans le programme de médicaments essentiels de l’OMS dès le début des années 1980. Lors d’un meeting de la région africaine de l’OMS, il est question de créer des laboratoires de contrôle qualité à l’échelle régionale ou sous-régionale18. En 2013, après avoir analysé les circulations des médicaments entre Ghana, Nigeria et Bénin, nous avons envisagé une réforme de la régulation pharmaceutique dans le sens d’une harmonisation des autorisations de mise sur le marché à l’échelle régionale (Baxerres, 2013 a). À partir de 2014, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, la Cedeao, a lancé un plan pharmaceutique régional (l’Ecowas Regional Pharmaceutical Plan-ERPP) qui prévoit une harmonisation des réglementations pharmaceutiques, des mesures de soutien à la production locale ainsi que la création d’un centre de bioéquivalence régional qui serait localisé au Ghana (Pourraz, 2019). En 2015, la Cedeao a rejoint une initiative financée par la Banque mondiale et les Fondations Gates et Clinton, ainsi que le Nepad (New Partnership for Africa’s Development, Nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique), qui se déploie à l’échelle des huit communautés économiques africaines et qui a été initialement mise en œuvre en Afrique de l’Est. Le Nepad vise l’harmonisation des pratiques réglementaires du médicament (African Medicines Registration Harmonisation – AMRH – Initiative) et notamment l’adoption du modèle de l’agence autonome. Jessica Pourraz a relevé les difficultés de ce processus d’harmonisation entre pays francophones et anglophones, entre pays producteurs et pays importateurs, entre le modèle de l’agence et celui d’une Direction des pharmacies au sein du ministère de la Santé à l’instar jusqu’à récemment du Bénin et de la Côte d’Ivoire (voir chapitre 1). Les pays francophones craignent que l’initiative AMRH vienne éclipser leur propre effort d’harmonisation depuis le milieu des années 2000 au sein de l’UEMOA19.
26L’initiative d’harmonisation de la Cedeao repose notamment sur l’utilisation d’un dossier technique commun (Common Technical Document – CTD) pour l’enregistrement des médicaments dans les quinze pays de la région. La Cedeao prévoit d’instituer un système de certification propre pour favoriser l’appropriation de la nouvelle norme par les firmes de la région. Ce système, approuvé par l’OMS, est aligné sur les normes internationales de production (BPF) et de bioéquivalence. L’établissement d’une régulation régionale devrait conforter les investissements industriels.
27On peut remarquer que, si la proximité entre évaluateurs et industriels est de nature à favoriser l’application de ces normes, le coût des investissements industriels et de contrôle qualité pour y accéder suppose, si on veut surmonter la barrière des normes constatée jusqu’ici par les firmes régionales vis-à-vis de la préqualification OMS, de consentir un programme économique spécifique pour équiper les entreprises. De cet effort d’accompagnement dépendra le nombre d’entreprises qui pourront accéder au marché régional et international, et le nombre d’entreprises qui seront limitées aux certifications et aux marchés strictement nationaux.
28Une autre difficulté apparaît : ce processus d’harmonisation des règles tend à favoriser les pays disposant des appareils réglementaires les plus étoffés et les firmes les plus modernes, et fait ressortir les disparités interrégionales. L’harmonisation des règles du marché régional suppose ici d’être accompagnée par des projets de coopération pour décider d’une distribution des productions ou des laboratoires de contrôle qualité et de bioéquivalence entre les pays, de manière à organiser une certaine convergence entre eux. Il s’agit aussi de faire la part entre une agence régionale et les appareils d’enregistrement nationaux. Ce sont des problèmes classiques que doivent affronter les marchés communs ou uniques. Les travaux de Boris Hauray sur le processus d’harmonisation des normes et des procédures de mise sur le marché des médicaments en Europe jusqu’à la création de l’Agence européenne du médicament, du milieu des années 1960 au milieu des années 1990, ont montré les ambivalences et les fluctuations des positions des États aussi bien que des firmes, pour en rester aux agences nationales ou adopter des formes plus ou moins unifiées et centralisées des procédures d’enregistrement à l’échelle régionale (Hauray, 2007).
Distribution pharmaceutique : équilibrer dynamique de l’offre et contrôle professionnel
29Nos travaux sur la distribution pharmaceutique au Bénin et au Ghana ont mis en évidence l’asymétrie de l’offre entre les deux pays : d’un côté, 243 officines privées au Bénin en 2015, selon le régime du pharmacien propriétaire, et 165 dépôts pharmaceutiques privés dont les propriétaires sont des non-pharmaciens, placés sous l’autorité d’un pharmacien ; d’un autre côté, 2 175 pharmacies d’officine au Ghana, où le pharmacien gestionnaire n’est pas nécessairement propriétaire de la pharmacie, auxquelles il faut ajouter 10 424 OTC Medicines shops, possédées et gérées par des non-pharmaciens qui doivent suivre des séances de formation continue (post registration training) (voir chapitre 3). L’asymétrie de l’offre est également très forte pour le commerce des grossistes privés. Nonobstant la différence de population et de richesse nationale entre les deux pays, la disparité de la distribution pharmaceutique est très forte : elle explique la prolifération du marché informel au Bénin. L’asymétrie renvoie à la différence des législations pharmaceutiques : soit l’application du monopole du pharmacien au Bénin, selon l’héritage du droit français, pharmacien qui doit être propriétaire de l’officine ou de la société grossiste, qui elle-même a des obligations de service public (un pharmacien doit encore encadrer étroitement les dépôts pharmaceutiques privés) ; soit l’ouverture du capital pour les officines et les grossistes privés au Ghana, selon l’héritage du droit britannique, modéré toutefois par le contrôle du pharmacien pour la vente des médicaments de prescription dans les pharmacies et par la présence théoriquement obligatoire d’un pharmacien chez les grossistes privés. La liberté de réunir et mobiliser des capitaux pour la distribution dans l’un et l’autre régime n’est pas du tout la même.
30Au terme de notre analyse de ces questions, nous envisageons des solutions avancées par des acteurs locaux pour corriger les déséquilibres qui surviennent dans les deux systèmes : au Ghana, il s’agirait de limiter les débordements marchands aussi bien dans le commerce de détail que chez les grossistes : les titulaires des licences des OCTMs ou les pharmaciens dans les sociétés grossistes sont très diversement présents, malgré les inspections des autorités de régulation. Les propositions visent à renforcer le contrôle professionnel, notamment en l’associant à la participation à la propriété des sociétés grossistes. Au Bénin, il s’agirait au contraire de libéraliser la distribution de détail pour attirer davantage de candidats pour ouvrir des dépôts pharmaceutiques dont le nombre actuel tend à décliner et pour déplacer ainsi la frontière entre le formel et l’informel (les nombreux vendeurs). Une libéralisation de la distribution de détail, comme c’est le cas au Ghana, associée à un encadrement plus étroit de la distribution grossiste, tel que cela fonctionne au Bénin, nous semble une perspective intéressante pour profiter des dynamiques économiques que génère le marché tout en les gouvernant dans le respect de la santé publique et des réalités locales. Ce n’est pas la voie qui a été adoptée au Cambodge, où l’on constate l’inverse : une distribution de détail sous monopole du pharmacien et une distribution de gros libéralisée.
31Ces solutions visent à balancer la dynamique du marché et l’encadrement par la profession. L’équilibrage des deux est un travail délicat. La solution qui consiste à exiger que les pharmaciens détiennent la majorité des actions d’une société grossiste, à fortiori la totalité, renforce le contrôle professionnel mais réduit les sources du capital. On a vu dans la première partie du livre que les pharmaciens dans les pays francophones (Bénin, Côte d’Ivoire) se sont efforcés de contourner la difficulté en s’associant dans des sociétés anonymes ou des coopératives. Le droit français a aussi inventé, dans les années 1960, la figure du « pharmacien responsable20 » dans les sociétés de distribution et de production, pour dissocier la formation du capital du contrôle professionnel.
32La libéralisation de la création de dépôts pharmaceutiques privés au Bénin, pour élargir l’offre dans les campagnes, suppose nécessairement une forme d’encadrement par les autorités de régulation, qui manquent cruellement de pharmaciens. L’État pourrait aussi créer des incitations pour encourager l’implantation des pharmacies dans des régions rurales. On peut aussi penser à des formes d’encadrement des vendeurs informels, à l’exemple de ce qui est tenté au Cambodge (voir chapitre 4). Nous proposons encore un renforcement du rôle des professions de santé pour contrebalancer l’automédication, qui est importante dans les marchés des deux pays (voir chapitre 10).
Faire la place des consommateurs et de la société civile
33Si cet ouvrage analyse le pouvoir des consommateurs à travers l’automédication – le chapitre 10 fait référence à une gestion « essentielle » des événements de santé par les familles –, les patients en tant qu’acteurs de la société civile sont peu présents dans nos travaux. Cela tient au fait que nous n’avons pas enquêté sur les médicaments du VIH/sida et que nous nous sommes centrés sur les antipaludiques. Or, les patients du paludisme sont moins organisés en tant qu’acteurs de la société civile sur la scène de la politique du médicament, en dépit de certaines initiatives de structuration récente (Impact santé Afrique, Civil Society For Malaria Elimination, Aids Watch Africa21).
34À l’inverse, les associations de patients ont joué à la fin des années 1990 un rôle majeur pour structurer le marché des ARV, et particulièrement pour promouvoir l’accès aux génériques (Pelletan, 2019 ; Eboko et Mandjem, 2011). C’est particulièrement le cas en Afrique du Sud, en Ouganda, au Kenya, en Côte d’Ivoire. Fred Eboko et Yves Paul Mandjem ont caractérisé une pluralité de modèles associatifs, auto-organisés par les patients ou créés à l’initiative du personnel médical ou des organisations internationales. Leur champ d’action se déploie des actions de prévention et d’aide aux patients, en appui du personnel médical (Soriat, 2014), aux revendications d’accès aux traitements. L’association sud-africaine Treatment Access Campaign (TAC), créée en Afrique du Sud en 1998, a mobilisé le droit pour défendre en justice la loi sud-africaine de promotion des génériques, contre les multinationales de la pharmacie et aux côtés du gouvernement, puis a engagé un procès contre le gouvernement sud-africain qui freinait le déploiement des ARV (Heywood, 2009). TAC a enfin obtenu de firmes multinationales l’octroi de licences volontaires sur des molécules brevetées, qui ont permis de produire des génériques. Les associations de patients sont susceptibles de devenir des partenaires de la politique du médicament : dans sa thèse sur l’industrie pharmaceutique en Afrique du Sud, Charlotte Pelletan (2019) a caractérisé une « coalition santé » qui associe le ministère de la Santé, l’industrie des génériques et les associations de patients.
35Au-delà de leur action sur les dynamiques de marché et les « régimes logistiques », pour reprendre l’expression de Mathieu Quet et ses collègues (Quet et al., 2018), qui les mettent en œuvre (voir chapitres 4, 7, 8, 10 et 11)22, les associations de patients sont susceptibles d’intervenir sur l’accès aux médicaments essentiels, sur les prix et sur la propriété intellectuelle23. Ils pourraient être associés à la gestion des centrales d’achats des médicaments essentiels et des programmes nationaux et internationaux de fourniture de médicaments, pour veiller aux ruptures d’approvisionnement, à l’instar des associations sud-africaines qui n’hésitent pas à faire un procès.
36Des initiatives récentes visent à fédérer les associations de patients à l’échelle régionale, à l’instar de l’Institut de la société civile pour le VIH et la santé en Afrique de l’Ouest et du centre, créé en 2018 et qui regroupe 81 associations24. Cette initiative est soutenue par l’Agence publique française de coopération technique, l’Initiative 5 %. Il s’agit alors d’une société civile mobilisée par les actions de la Global Health, en appui du Fonds mondial. Simultanément, les associations fédérées sont aussi susceptibles de développer un activisme thérapeutique revendicatif, pour l’accès aux traitements.
37Enfin, les mouvements associatifs sont un lieu de convergence entre les Nords et les Suds pour l’accès aux traitements. Act Up a coopéré avec de nombreuses associations en Afrique (Broqua, 2018).
Marchés pharmaceutiques et communs
38En 2016, l’économiste en chef de l’Agence française du développement, Gaël Giraud, revient sur le concept des communs pour l’appliquer à l’économie du développement : « Un commun est une ressource naturelle ou culturelle que partage un groupe, avec des règles précises de distribution, de préservation et de promotion25. » Il mentionne, pour le champ de la santé, la filière de médicaments pour les maladies négligées développée par la Fondation Drugs for Neglected Diseases initiative (voir chapitre 5).
39Si on applique la perspective des communs au médicament, il convient d’en faire des biens accessibles, non exclusifs, dont la technologie doit être partagée dans un cadre collectif, gouvernés par des communautés d’acteurs bien définies qui veillent à en étendre la diffusion, le cas échant à les préserver d’une appropriation opportuniste (Cassier, 2017). Ils peuvent être distribués gratuitement par une économie publique ou par des ONG humanitaires, ou sur un marché sans exclusivités, avec des prix abordables, et le support de mécanismes de mutualisation des dépenses de santé qui conduisent à un accès universel. On reviendra ici sur quatre conditions qui sont susceptibles de supporter les aspects communs du médicament.
40D’une certaine manière, les critères de sélection des médicaments essentiels font sortir les médicaments choisis de la marchandise classique : la priorité, ce n’est pas la marge par unité de traitement et l’expansion illimitée du marché, via les marques, le marketing, etc., mais l’économie de coûts rapportée à une garantie de sûreté et d’efficacité thérapeutique, dans le contexte d’une dénomination qui n’est pas un droit intellectuel exclusif : au contraire d’une marque, cette dénomination est justement commune. Rappelons que la politique des médicaments essentiels recommande une certaine prudence vis-à-vis de la pharmaceuticalisation26 : il ne s’agit pas de faire croître le marché et la consommation de manière illimitée, mais justement d’introduire un peu d’ordre avec des listes restreintes.
41Nous avons vu plus haut qu’il existait un obstacle à la diffusion des médicaments essentiels lorsque ceux-ci sont brevetés (voir les nouvelles thérapies contre le sida, la tuberculose, le cancer, l’hépatite C, etc. qui sont inscrites dans la LME de l’OMS). Dans ce cas, l’OMS ou des ONG proposent de mutualiser ces brevets et d’autoriser la production de médicaments génériques pour les pays à bas et moyens revenus27. Ils proposent aussi d’utiliser les flexibilités des accords Adpic de l’OMC pour suspendre ces brevets temporairement (la compulsory license).
42Le chapitre 5 de ce livre revient sur la notion de biens communs à propos de l’invention et de la diffusion des CTA. Il conclut que le placement dans le domaine commun des molécules de base des CTA ainsi que des formulations développées par DNDI (Asaq, ASMQ) a favorisé le dépassement des monopoles et permis une dissémination de leur production et la formation de prix abordables. Il montre aussi que le partage de la technologie exige des investissements de transfert spécifiques pour acquérir les capacités industrielles nécessaires.
43La diffusion des médicaments comme biens communs, accessibles et abordables pour la population, suppose aussi l’extension de formules de mutualisation des dépenses de santé, sous des formes variées : marchés subventionnés par les donateurs globaux, dépenses publiques des États, couverture santé universelle, mutuelles de santé, distributions par des ONG humanitaires, etc.
44Enfin, on en revient au point précédent : les associations de patients et les organisations humanitaires sont susceptibles de jouer un rôle primordial pour la définition et la gestion des médicaments comme des biens communs, en revendiquant des aménagements de la propriété intellectuelle, en promouvant l’usage des médicaments essentiels (MSF), en participant à la conception même de la valeur d’usage thérapeutique des médicaments à l’instar de MSF et DNDI. Il s’agit encore des actions conduites pour la transparence des marchés de médicaments promue par la déclaration de l’OMS de mai 2019, dont il était question au début de cette conclusion et relayée par des associations dans les Nords, à l’instar de l’Observatoire de la transparence des politiques du médicament en France (Londeix et Martin, 2019), et dans les Suds, à l’exemple de l’association Abia au Brésil ou de I-Mak aux États-Unis et en Inde28.
45Les sept outils et pouvoirs de régulation que nous venons de préciser sont largement interdépendants : l’élaboration d’une liste de médicaments essentiels peut orienter une politique de production locale et servir de base à la mise en place d’une couverture santé ; le renforcement des agences de médicaments et des laboratoires de contrôle qualité conforte la production locale et la surveillance des réseaux d’approvisionnement et de distribution pharmaceutique ; l’intervention des consommateurs et des citoyens est susceptible de promouvoir l’expansion des couvertures santé et la vigilance sur les prix pour l’accessibilité des traitements. Ces instruments et dispositifs techniques, financiers, politiques, pourraient permettre un gouvernement des marchés plus favorable à la santé publique, aux patients et aux populations à protéger, un meilleur équilibre entre valeur d’usage thérapeutique et valeur marchande du médicament, à l’encontre de sa « marchandisation » (commodification), largement décryptée dans ce livre, à l’œuvre actuellement et par vagues depuis l’origine des spécialités industrielles.
Notes de bas de page
1 Le sous-titre général de cette conclusion s’inspire du travail de Jeremy Greene (2011), dont il est question ci-après : Making medicines essential, en anglais.
2 Archives OMS Médicaments essentiels A28-11 : rapports 1975-1990.
3 https://apps.who.int/iris/handle/10665/329303.
4 Archives OMS E19 445 3F J1 1979.
5 Le paiement des soins par les usagers en Afrique subsaharienne, pour pallier les défaillances du financement par les États, fut imposé par l’Initiative de Bamako en 1987 (Dumoulin et Kaddar, 1993 ; Ridde, 2005).
6 Les premières centrales d’achat ont vu le jour dans des pays francophones (Bénin, Burkina Faso, Mali, Niger, Sénégal, Tchad). Elles se sont associées, en 1996, à travers l’Association africaine des centrales d’achat de médicaments essentiels génériques (Acame) qui regroupe aujourd’hui 22 pays répartis en Afrique de l’Ouest et Centrale, dans l’océan Indien et le Maghreb et dont le nombre continue à croître (il était de 19 en 2010). Ils sont toujours très majoritairement francophones. Voir www.acame.net, consulté en décembre 2020.
7 EML, Ghana, 7th edition, 2017: https://www.moh.gov.gh/wp-content/uploads/2020/07/GHANA-EML-2017.pdf, consulté en septembre 2020.
8 WHO Global Health Expenditure Database : https://apps.who.int/nha/database, consulté en septembre 2020.
9 Chronic Hepatitis C Treatment Expansion. Generic Manufacturing For Developing Countries. Gilead Sciences, 2014: https://www.gilead.com/~/media/Files/pdfs/other/HCV%20Generic%20Agreement%20Fast%20Facts%20102214.pdf, consulté en septembre 2020.
10 Archives OMS E19 445 3F J1 1979.
11 Voir par exemple « l’Appel d’Abidjan pour l’industrialisation pharmaceutique de l’Afrique de l’Ouest en pôles d’excellence », en février 2019 : http://lists.healthnet.org/archive/html/e-med/2019-02/msg00020.html, consulté en septembre 2020.
12 Il est ici possible de s’inspirer des partenariats de développement de produits encouragés par le ministère de la Santé au Brésil pour produire une liste de médicaments dits « stratégiques » (Cassier et Correa, 2019).
13 Voir les recommandations de l’International Treatment Preparedness Coalition (ITPC) : « Propriété intellectuelle et accès au médicament en Côte d’Ivoire, au Sénégal et au Nigeria », mars 2019, Pauline Londeix et Fouad Boutamak, 60 p. http://itpcwa.org/uploads/fr/ressources/brochures/5cc2ff434f6ce.pdf, consulté en novembre 2020.
14 Cassandra Y. Klimeck et Georges Peters indiquent pour leur part que les firmes françaises commercialisaient dans les années 1970 des médicaments en Afrique avec des indications fantaisistes et éventuellement dangereuses (Klimeck et Peters, 1995).
15 Les firmes indiennes représentent les deux tiers des médicaments préqualifiés par l’OMS (Lantenois et Coriat, 2014).
16 Le chef des départements de contrôle et de prévention des maladies du ministère de la Santé et de l’Hygiène publique du Kenya déclarait : « Le Kenya est également un pays qui cultive et produit de l’artemisia et de l’artémisinine mais, en raison des normes strictes de préqualification de l’OMS, il ne peut pas fabriquer localement des CTA “préqualifiées”. » Artemisinin Conference, 2013, Nairobi, Kenya.
17 Le Brésil a accompli une telle route sur une période d’une quinzaine d’années en harmonisant graduellement les standards des « similaires » et des « génériques » : en 1999, seuls les génériques devaient satisfaire la bioéquivalence, avec des essais cliniques (in vivo trials), tandis que les similaires répondaient à des tests d’équivalence pharmaceutique en laboratoire (in vitro testing) pour établir la similarité structurelle des molécules et garantir une composition qualitative et quantitative en principe actif équivalente à celle du médicament de référence. En 2014, les deux types de copies devaient nécessairement satisfaire les tests de bioéquivalence (Correa et al., 2019). Les copies certifiées génériques sont sous DCI au Brésil, tandis que les similaires ont une marque commerciale.
18 Archives OMS, E19 445 3F J1, 1979, Afrique.
19 Il convient de préciser que la Cedeao est composée de pays à la fois anglophones et francophones (Ghana, Guinée, Liberia, Nigeria, Sierra Leone, Cap-Vert et Gambie) qui ne disposent pas des mêmes capacités industrielles et pèsent donc un poids différent dans les politiques impulsées, alors que l’UEMOA est très majoritairement composée de pays francophones (Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Mali, Niger, Sénégal, Togo et Guinée-Bissau).
20 La notion de « pharmacien responsable » apparaît en France à travers des ordonnances et des décrets entre 1961 et 1969, le décret 69-13 du 2 janvier 1969 établissant clairement une dissociation de la propriété du capital et de la responsabilité pharmaceutique (Ruffat 1996 ; Fillion, 2013).
21 Voir les sites de ces organisations : https://impactsante.org/; https://cs4me.org/ et https://aidswatchafrica.net/strengthening-youth-leadership-and-engagement-in-the-fight-against-malaria-in-africa/, consultés en novembre 2020.
22 Mathieu Quet et ses collègues donnent l’exemple de patients sud-est asiatiques qui vont chercher dans d’autres pays, via des importations de type « valise », des produits dont ils ne peuvent disposer chez eux en raison des législations nationales ou internationales (traitements de l’hépatite C, pilules contraceptives ou abortives).
23 Voir par exemple la campagne de Médecins du monde « Le prix de la vie » : https://leprixdelavie.medecinsdumonde.org/fr-FR/ et le livre blanc Médicaments et progrès thérapeutique : garantir l’accès, maîtriser les prix : https://www.leslivresblancs.fr/livre/sante-medecine/medicaments/medicaments-et-progres-therapeutique-garantir-lacces-maitriser-les.
24 Voir https://www.enda-sante.org/fr/content/expertise-france-sengage-aupres-de-linstitut-de-la-societe-civile-pour-le-vih-et-la-sante-en, consulté en novembre 2020.
25 « Les communs, un concept clef pour le développement », Paris, 25 octobre 2016. Voir https://ideas4development.org/communs-developpement/, consulté en novembre 2020.
26 Voir l’introduction du livre, où ce concept est présenté.
27 Voir par exemple le Medicines Patent Pool créé en 2010 : https://medicinespatentpool.org, consulté en novembre 2020.
28 Abia pour Brazilian Interdisciplinary Aids Association : http://gapwatch.org/ ; et I-Mak pour Initiative for Medicine Access and Knowledge: https://www.i-mak.org/2018/04/26/tahir-amin-transparency-drug-pricing/
Auteurs
Chercheur senior au Centre national de la recherche scientifique (CNRS, Cermes3, Paris).
Chercheuse en anthropologie à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), dans les unités de recherche Merit (IRD-Université de Paris) et LPED (IRD-Aix-Marseille université).
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