Chapitre 8. La phytothérapie standardisée au Ghana
Une part de marché conséquente contre le paludisme
p. 191-210
Texte intégral
Introduction
1L’étude des médicaments de phytothérapie standardisés1, que certains auteurs appellent « néotraditionnels » (Simon et Égrot, 2012) et d’autres « nouveaux médicaments traditionnels » (Pordié, 2012), constitue depuis le début des années 2000 un intérêt croissant en sciences sociales2. Menés principalement en Asie (Chine, Inde, Sri Lanka, Indonésie), mais également en Afrique et en Amérique latine, ces travaux s’intéressent à la régulation de ces produits par les États ainsi qu’au changement de leur statut juridique lorsqu’ils circulent (Hsu, 2009 ; Pordié et Hardon, 2015), à leur industrialisation (Afdhal et Welsch, 1988 ; Bode, 2006 ; Pordié et Gaudillière, 2014) ainsi qu’aux modalités de leur expérimentation scientifique (Micollier, 2011, 2013 ; Scheid, 2007). Leurs réseaux internationaux de circulation sont également étudiés (Hsu, 2009 ; Kouokam Magne, 2010).
2L’émergence de ces produits doit être pensée, en Afrique, en lien avec les initiatives nationales de promotion des médecines traditionnelles lancées par l’OMS à partir de la fin des années 1970, dans le contexte de la politique des soins de santé primaires. « L’idée était qu’en ayant recours aux thérapeutiques traditionnelles à priori culturellement plus acceptables, on pourrait enfin relever le défi d’un développement sanitaire équitable. » (Baxerres et Simon, 2013 : 8). Dans le contexte des post-indépendances africaines durant lequel les nouveaux États cherchaient à affirmer leur identité nationale, les médicaments de phytothérapie standardisés pouvaient apparaître en outre comme des symboles identitaires forts. Sur le plan sanitaire, « l’hypothèse retenue était que les indications thérapeutiques des tradipraticiens pourraient avoir une efficacité biologique réelle, qui restait à évaluer et à améliorer dans un souci d’obtenir des préparations utilisables en santé publique » (Baxerres et Simon, 2013 : 9). Il s’agissait alors « d’améliorer » les remèdes dits « traditionnels » en identifiant précisément leurs composés botaniques, en précisant leurs dosages et en respectant des règles d’hygiène pour leur séchage et leur conservation, quitte à faire fi du rôle du thérapeute pourtant central dans les médecines dont ces remèdes sont issus (Pordié, 2012). Parfois sous l’impulsion de l’État, comme nous le verrons au Ghana, et plus fréquemment via la privatisation croissante du secteur de la santé dans les pays africains à partir de la fin des années 1980, les médicaments de phytothérapie standardisés se sont multipliés, de manière toutefois plus ou moins forte suivant les pays3. Puis, au début des années 2000, cette tendance s’est renforcée avec l’arrivée de compléments alimentaires et de produits de phytothérapie en provenance principalement des USA et de la Chine (Simon, 2008).
3Ces produits sont de plus en plus largement commercialisés dans l’ensemble des pays d’Afrique, où ils cristallisent un enchevêtrement d’enjeux économiques, technologiques, sociaux et médicaux4. Ce chapitre examine comment ces enjeux s’articulent, en mettant un accent particulier sur les médicaments contre le paludisme et sur ceux utilisés en santé sexuelle et reproductive. Documentant la vie sociale des produits de phytothérapie standardisés, les premiers fournissent des éléments plus particulièrement concernant l’étape biographique de la fabrication des produits, les deuxièmes concernant leur vente et leur consommation.
4Historiquement, les remèdes « de maison » à base de plantes, connus sous le nom de abibiduro5, ont joué un rôle pivot dans le recours aux soins des Ghanéens. Comme nous allons le voir, le premier président du Ghana, Kwame Nkrumah, en lien avec son approche panafricaine, a déployé des efforts pour standardiser les remèdes traditionnels et les incorporer au système de santé biomédical. Ainsi, les études concernant la phytothérapie, menées au Ghana, se sont penchées sur son utilisation croissante et son inclusion dans le système de santé (Amoah et al., 2015 ; Osseo-Asare, 2014 ; Aziato et Antwi, 2016).
5Mais à partir des premiers jours de l’indépendance, ces médicaments de phytothérapie ont connu une transition, passant de la sphère de remèdes « de maison » à celle de produits commerciaux. Comme nous allons le voir dans ce chapitre, leur production s’est améliorée, tant au niveau de la formulation – ils sont désormais disponibles sous forme de suspensions, comprimés et gélules (Bayor et al., 2011) – que de l’emballage (Senah, 1997). En même temps, cette transition a sorti les phytothérapies de leur sphère thérapeutique pour les transformer en marchandises.
6Les anthropologues du médicament ont examiné les spécialités pharmaceutiques au-delà de leur fonction de materia medica (Whyte et al., 2002 ; Van der Geest et Hardon, 2006). S’agissant des phytothérapies, elles revêtent maintenant les caractéristiques spécifiques de produits commerciaux, tant dans leur développement (fabrication, stratégie autour de la marque, distribution) que dans leur consommation, étape finale de leur vie sociale. Ces produits sont mis au point à la fois dans une forme d’imitation des spécialités pharmaceutiques (formulation, emballage, instructions) et de méfiance envers elles (critique des substances chimiques, valorisation de la nature et des traditions) (Hardon et al., 2008 ; Simon et Égrot, 2012). Ainsi, sur les plans sociaux et sanitaire, les phytothérapies sont l’objet de discours, de perceptions et de pratiques variables, en fonction des caractéristiques sociales, culturelles et économiques des personnes. Comme dans le cas des produits pharmaceutiques (Van der Geest et Whyte, 2003), on peut mettre en évidence des dynamiques à la fois de popularité et de scepticisme à leur égard (Baxerres et Simon, 2013). En matière de recours aux soins, elles peuvent être utilisées en complément ou en alternative aux spécialités industrielles, ce qui peut s’avérer variablement bénéfique ou nocif en fonction du problème de santé rencontré (Cohen et Rossi, 2011 ; Hardon et al., 2008). Pour le paludisme, question de santé majeure au Ghana, particulièrement pour les enfants de moins de 10 ans, mais aussi pour d’autres « niches » thérapeutiques, il est important de comprendre, au-delà de l’histoire, des régulations, de l’industrialisation et de la marchandisation des produits de phytothérapie standardisée, la manière selon laquelle ceux-ci sont utilisés par les personnes.
Des politiques en faveur du développement de la phytothérapie standardisée
7L’intérêt pour la recherche sur les phytothérapies et leur fabrication remonte aux efforts d’Oku Ampofo qui, avec l’appui de son confrère Albert Nii Tackie, a fondé le Centre for Scientific Research into Plant Medicine (CSRPM) à Mampong Akuapem, au Ghana, rebaptisé Centre for Plant Medicine Research (CPMR) en 1975. Oku Ampofo se serait intéressé aux phytothérapies pour diverses raisons, notamment le fait que le cousin de son père utilisait les remèdes à base de plantes et que sa fille souffrait de drépanocytose, ce qui l’a incité à rechercher des alternatives naturelles à la médecine dite « occidentale ». Il était également influencé par les idéologies et les activités du courant panafricain qu’il avait rencontré à l’issue de ses études de médecine au Royaume-Uni, vers la fin de la période coloniale et le début des années postcoloniales (Sutherland-Addy et Ansah, 2018). De retour à Mampong Akuapem, le facteur déclenchant son investissement dans la recherche sur la phytothérapie a résidé dans le fait que la plupart des personnes venues consulter dans sa clinique présentaient des cas de paludisme (Osseo-Asare, 2014). Oku Ampofo, l’un des rares Ghanéens ayant suivi une formation médicale au Royaume-Uni à cette époque, a ainsi commencé à documenter des recettes à base de plantes vers la fin de la période coloniale. Il a découvert que le Cryptolepis était utile contre le paludisme. Ses activités personnelles de bioprospection de plantes médicinales ont été reprises par le gouvernement pour créer une base de données nationale de plantes servant à la production de thérapies.
8À partir des années 1960, diverses initiatives ont été lancées pour mettre au point des phytothérapies au Ghana. Des biochimistes et phytochimistes de renom ont commencé à reconnaître les propriétés médicinales des plantes et ont incorporé la démarche scientifique dans la production des phytothérapies (Addae-Mensah, 1975). La division pharmaceutique de la société ghanéenne de holding industriel, Gihoc, a été achetée à cette époque par une entreprise américaine, Phyto-Riker, qui s’est lancée dans la fabrication de médicaments génériques. Parmi ceux-ci, Phyto-Laria, mis au point en 1999, était une phytothérapie produite à partir de Cryptolepis, un « véritable remède à base de plantes » découlant des connaissances traditionnelles (Osseo-Asare, 2014 : 159).
9Les efforts du gouvernement en matière de standardisation des phytothérapies ont contribué à sensibiliser les personnes à l’utilisation de ces produits en tant que traitement complémentaire ou alternatif. En ce qui concerne la recherche, le Council for Scientific and Industrial Research (CSIR) a été créé en 1975 en vue d’identifier et de documenter les plantes médicinales. En 1991, le gouvernement a établi la Traditional and Alternative Medicine Directorate (Direction des médicaments traditionnels et alternatifs), qui à son origine était une simple unité du ministère de la Santé. Elle a pour but de prendre les décisions stratégiques dans ce domaine. Le Food and Drugs Board (FDB), agence nationale de régulation des médicaments, a été créé en 1992. Il est devenu en 1996 la Food and Drugs Administration et plus tard, en 2002, la Food and Drugs Authority (FDA). La Ghana Federation for Traditional Medicine Practitioners Associations (Ghaftram) a été fondée en 1999 pour servir de porte-parole commun aux divers types de thérapeutes, les bonesetters6, les accoucheuses traditionnelles et les guérisseurs religieux.
Régulation administrative et professionnelle de la phytothérapie standardisée
10La régulation des produits de phytothérapie standardisée au Ghana est le résultat d’efforts collaboratifs complexes, mais aussi de contradictions et de tensions, entre les organismes de régulation existants. Cette situation découle des différents mécanismes réglementaires mis en place par les autorités. Avant l’établissement du FDB dans les années 1990, le contrôle des médicaments et de la pratique de la pharmacie était régi par la loi de 1961 concernant les pharmacies et les médicaments, Pharmacy and Drug Act (Act 64). Le Provisional National Defence Council (PNDC, Conseil de défense nationale provisoire), par le biais de la loi régissant les narcotiques (Narcotics Drugs Control, Enforcement and Sanctions Law, PNDCL 236), a établi le Narcotics Control Board qui, en 1992, a séparé de la pratique de la pharmacie le contrôle des médicaments autres que les narcotiques.
11La FDA comprend aujourd’hui un département en charge des plantes médicinales, qui supervise spécifiquement l’enregistrement des produits phytothérapeutiques. La FDA est sous le contrôle et la supervision du ministère de la Santé et est mandatée par le Public Health Act 851 (2012) : « Il est ici établi une personne morale connue sous le nom de Food and Drugs Authority. L’objectif de cet organisme est de définir les normes et de les mettre en application concernant la vente de produits alimentaires, phytothérapeutiques, cosmétiques, pharmaceutiques, de dispositifs médicaux et de substances chimiques à usage domestique. » (Republic of Ghana, 2012 : 80-81).
12Les fabricants de produits de phytothérapie sont tenus de présenter à la FDA un rapport d’analyse concernant leurs produits émanant d’un des organismes habilité à réaliser des tests en la matière, généralement le CPMR ou la Knust (Kwame Nkrumah University of Science and Technology), ainsi que les formulaires d’enregistrement (qui peuvent être obtenus auprès de la FDA), un échantillon du produit, et le montant demandé7. Les tests requis incluent une analyse physicochimique pour confirmer que le médicament est à base de plantes, ainsi que des tests toxicologiques et microbiens. Les échantillons présentés ne doivent contenir aucun micro-organisme pathogène comme E. coli, Salmonella ou Staphylococcus. Si un échantillon de produits comporte une trace de l’un de ces organismes, il est immédiatement rejeté, car il pourrait provoquer une diarrhée ou autre pathologie. Les médicaments pour le traitement des maladies chroniques comme le diabète ou l’hypertension nécessitent une documentation supplémentaire, au-delà des tests physicochimiques, toxicologiques et microbiens, si bien que leur enregistrement n’est pas facile. Au moment de notre étude, le directeur du département des phytothérapies de la Knust avait indiqué que la plupart des membres de la Ghaftram apportaient leurs échantillons à la Knust selon la recommandation des dirigeants de la fédération. La Knust et la Ghaftram ont en effet établi une relation cordiale grâce aux ateliers de formation qu’elles organisent conjointement depuis 2012.
13Une autre loi a également été promulguée, le Traditional Medicine Practice Act 575 en 2000. Il s’agit d’« une loi pour la formation d’un conseil chargé de réglementer la pratique de la médecine traditionnelle, d’enregistrer les praticiens et d’autoriser leur pratique, de réglementer la préparation et la vente des phytothérapies et de prendre en charge les autres aspects connexes » (Ministry of Health, 2000 : 5). La loi donne au Traditional Medicine Practice Council (TMPC) le mandat de réguler la pratique ainsi que les praticiens de médecine traditionnelle. Les mentions légales de régulation de ces pratiques au Ghana prévoient l’enregistrement des installations, dont les usines, cliniques, magasins de phytothérapies et véhicules, ainsi que la pratique de préparation des phytothérapies pour les clients.
14Pour l’enregistrement des praticiens, le Traditional Medicine Practice Act stipule : « Nul ne peut diriger ou posséder un établissement en tant que praticien ou produire des phytothérapies destinées à être vendues sans avoir été enregistré conformément à cette loi. » Les qualifications requises pour l’enregistrement incluent les compétences adéquates en matière de pratique de la médecine traditionnelle ainsi que le soutien, lors du dépôt de la demande, du président de district de la fédération Ghaftram, du chef de la médecine traditionnelle de la localité ou encore du directeur coordinateur du district sanitaire (Ministry of Health, 2000 : 14).
15L’octroi de l’autorisation par le TMPC exige la soumission d’un formulaire de demande, accompagné d’une somme couvrant les coûts de formation ainsi que de délivrance de l’autorisation. Cette autorisation est octroyée à divers groupes de praticiens, dont les herbalistes (y compris les fabricants), les assistants de médecine traditionnelle et alternative, les guérisseurs religieux traditionnels, les voyants, les soignants herbalistes, etc. Selon les fabricants, seule l’autorisation TMPC est nécessaire pour préparer des produits de phytothérapie sous forme de mélanges extemporanés curatifs. En revanche, les fabricants qui choisissent de commercialiser leurs produits de phytothérapie à l’aide de publicités doivent s’adresser à la FDA, comme prévu par le Public Health Act, Act 851 (Republic of Ghana, 2012). En effet, en plus de l’autorisation de mise sur le marché, le Ghana réglemente également la publicité sur les produits de phytothérapie standardisée, celle-ci constituant une partie intégrante du commerce de ces remèdes. Sur les quatorze fabricants ayant participé à notre étude, cinq disposaient en permanence de publicités à la radio et à la télévision pour leurs produits8. Le service chargé des publicités à la FDA a confirmé cette information, montrant une tendance à la hausse des publicités pour les médicaments autorisés (tableau 6).
Tableau 6. Demandes d’autorisation de publicités pour des produits de phytothérapie standardisés.
Année | Demandes reçues | Autorisations données |
2015 | 303 | 243 |
2016 | 293 | 201 |
2017 | 361 | 294 |
16Le contenu des publicités soumises à la FDA est évalué et les demandes sont approuvées si ce contenu respecte la réglementation en vigueur. Selon les consignes de la FDA, une publicité soumise à approbation doit être « exacte, complète, claire et conçue pour susciter la crédibilité et la confiance pour le grand public et les praticiens de santé » (FDA, 2013 : 4). Les publicités pour les médicaments en vente libre, dont les remèdes à base de plantes, ne doivent pas exagérer les signes et symptômes rencontrés par les malades.
17Le Public Health Act 581 décrit les exigences réglementaires concernant la publicité pour la phytothérapie : « Nul ne peut promouvoir un médicament, une phytothérapie, un produit cosmétique, un dispositif médical ou une substance chimique à usage domestique en curatif ou en préventif d’une maladie, d’un trouble ou d’un état physique anormal, à moins que la publicité ait été approuvée par les autorités compétentes. » (Republic of Ghana, 2012 : 114).
18La cinquième annexe de la loi 585 (Act 585, Schedule 5) liste les maladies ou types de remèdes pour lesquels il est interdit de promouvoir une phytothérapie : les maladies sexuellement transmissibles, d’autres formes de maladies génito-urinaires, le syndrome d’immunodéficience acquise (sida) et d’autres maladies en lien avec la reproduction humaine, ainsi que le diabète, l’asthme, l’hypertension, l’obésité et le cancer de la prostate, entre autres.
19Les publicités pour les phytothérapies peuvent prendre plusieurs formes. Mais les plus courantes passent aujourd’hui par les médias électroniques (télévision, radio, internet). Les réseaux sociaux ont aussi récemment commencé à représenter une part plus importance dans ce secteur (Diabah, 2015). Bien qu’il existe des restrictions certaines sur les publicités portant sur les médicaments, on ne peut pas en dire de même pour les publicités concernant les maladies (Meixel et al., 2015). Les diverses bannières publicitaires sur la santé sexuelle et reproductive observables à Accra illustrent bien la manière selon laquelle les producteurs de produits de phytothérapie passent à travers les mailles du filet réglementaire de la FDA. Le contrôle du paysage médiatique par la FDA, défi colossal pour cette institution, se fait à travers une surveillance hebdomadaire et mensuelle des chaînes de radio et de télévision par lesquelles la majorité des publicités sur les produits de phytothérapie standardisée sont diffusées.
20Malgré leur fonction légalement différente, la composition du TMPC suggère qu’il existe une approche collaborative entre les organisations de régulation des phytothérapies. Les membres du TMPC incluent :
cinq personnes représentant la Ghaftram, dont au moins une femme ;
deux personnes représentant le ministère de la Santé, dont le directeur de la division chargée de la médecine traditionnelle ;
deux représentants des universités et instituts de recherche, dont l’un doit être un(e) pharmacien(ne) qui s’intéresse à la médecine traditionnelle et l’autre à la biodiversité ;
le directeur du Centre for Scientific Research into Plant Medicine ;
le directeur général de la Food and Drugs Authority ;
le fonctionnaire nommé en vertu de la section 29 de la loi 575 (Ministry of Health, 2000 : 8-9).
21Les attentes de la FDA et du TMPC en matière de commercialisation des phytothérapies semblent contradictoires. Même si l’autorisation du TMPC, selon les exigences de la FDA, permet aux fabricants de mettre un produit sur le marché, tout produit à usage externe ou interne doit en principe passer par le processus d’enregistrement de la FDA. Toutefois, les producteurs interrogés soulignaient uniquement l’interdiction de faire la promotion du produit, comme l’a confirmé cet entretien : « Si vous avez votre carte de membre et l’autorisation du TMPC, vous pouvez vendre un produit. Vous pouvez en vendre un peu, mais si vous vous adressez à la FDA, ils vous disent de ne pas vendre le médicament jusqu’à ce qu’ils aient fini avec vous [le processus d’enregistrement]. » (entretien avec un fabricant, Accra, 23 mars 2017).
22Étant donné que l’encadrement par des organisations de la standardisation de la phytothérapie a commencé avant que l’autorité de régulation n’ait été formée, la Ghaftram sert d’intermédiaire entre le TMPC et ses membres concernant la régulation. En outre, les documents de demande d’enregistrement doivent être approuvés par le président de l’association, entendue comme « une association ou ensemble d’associations de tradipraticiens reconnus par le ministère de la Santé » (Ministry of Health, 2000 : 34).
23Les fabricants interrogés ont également exprimé à quel point la Ghaftram s’avère utile dans le processus de demande d’autorisation de mise sur le marché auprès de la FDA. C’était particulièrement le cas pour ceux qui avaient récemment commencé à commercialiser des produits et dont l’importance grandissait dans le secteur. La fédération constituait le point d’entrée pour certains de ces fabricants : « Je me suis rendu compte que nous devons tout faire passer par les dirigeants [de la Ghaftram]. J’ai apporté ma demande à l’un des dirigeants, celui qui organise, et il a indiqué que pour sa part, il passe généralement par là [la FDA] et que la FDA, c’est comme chez lui. » (entretien avec un fabricant, Accra, 23 mars 2017).
24Un autre exemple illustrant les efforts collaboratifs entre les principaux organismes intéressés s’observe au niveau des formations. Le TMPC, la FDA, la faculté de Pharmacie de la Knust9 et le département de pharmacie de l’université du Ghana organisent des programmes de formation réguliers pour les fabricants et les praticiens. L’une des nombreuses fonctions du TMPC est d’ailleurs de « promouvoir et soutenir les formations en médecine traditionnelle » (Ministry of Health, 2000 : 7). L’enseignement et la formation continue des praticiens de phytothérapie en font également législativement partie.
25La Ghaftram joue un rôle central dans ces séances de formation, plus précisément en encourageant ses membres à assister aux ateliers et à les coordonner. Les sujets couverts sont proposés par les membres eux-mêmes. Pour tous les acteurs impliqués, ces séances de formation ne sont pas uniquement des exigences réglementaires, mais visent également à rationaliser les activités des praticiens pour la protection de la santé publique. Pour les praticiens qui se demandent comment leur pratique est perçue par les soi-disant élites, ces séances de formation sont un moyen de se tailler une niche professionnelle. Leur niveau d’enthousiasme face à ces séances de formation montre leur appréciation : « Ils [nos prédécesseurs] n’ont pas été à l’école, mais ils connaissaient la médecine. Mais maintenant, sans avoir fait d’études... Alors il y a des choses qu’il faut apprendre. Vous devez suivre une formation. » (entretien avec un fabricant, Accra, 23 mars 2017).
26Le point culminant de ces séances de formation, pour les praticiens, est la remise des certificats. Lors de nos observations, des photographes avaient profité du nombre de participants et avaient fourni des toges universitaires (contre paiement) à ceux qui le souhaitaient pour les prendre en photo et leur vendre les clichés. Les organisateurs avaient toutefois conseillé aux participants de ne pas afficher les certificats et les photos dans le but de promouvoir leur pratique, ce qui montre qu’ils sont bien au fait des pratiques de promotion et de valorisation de la part des producteurs.
27Partant du processus de standardisation, on observe ensuite une attention croissante à la professionnalisation de la pratique de la phytothérapie, dans le but d’attirer des clients potentiels. Des efforts du même type ont été observés ailleurs, notamment dans le système médical néotraditionnel tibétain, où certaines pratiques des guérisseurs néotraditionnels (connus sous le nom d’amchi) tendaient à se modeler sur les pratiques biomédicales : une certaine rationalisation des processus, comme la tenue de registres des soins administrés et l’utilisation de formulaires médicaux et d’ordonnances (Besch, 2006). Comme le décrit Janes (2002), ces tentatives des tradipraticiens « apportent divers bénéfices économiques, en plus d’avantages en matière d’influence, de légitimité, de prestige, d’autorité et de pouvoir » (Janes, 2002 : 269).
28Au Ghana, certains points de vente ou cliniques de phytothérapie ajoutent le terme « scientifique » à leur nom. Les publicités mettent sciemment l’accent sur l’aspect « scientifique » de la pratique et utilisent couramment les termes abaafo (moderne ou scientifique en akan) ou nfidie (machine). Ainsi, l’industrialisation de la phytothérapie n’a pas uniquement pour but le « régime de la reformulation » des médicaments (Pordié et Gaudillière, 2014), mais également la professionnalisation des praticiens et de la pratique elle-même.
La marchandisation et l’industrialisation de la phytothérapie standardisée
29Au fil des ans, l’industrie pharmaceutique ghanéenne a connu une transition allant de l’importation à la fabrication des médicaments. C’est en partie la conséquence du soutien apporté par l’OMS aux gouvernements africains pour stimuler la production locale des médicaments. Vers les années 2000, la politique industrielle du Ghana a encouragé la création de firmes pharmaceutiques par des pharmaciens ghanéens. Ces firmes, telles que Kinapharma, Danadams et Ernest Chemists, ont commencé comme grossistes importateurs pour le compte des firmes internationales (voir chapitre 1). À partir de 2014, le Ghana et le Nigeria avaient la plus grande concentration de fabricants enregistrés dans la région – 36 et 120, respectivement – sur un total de 166 (West African Health Organization, 2014).
30Par ailleurs, bien que l’État soit responsable de l’importation et de la fabrication des médicaments, par l’intermédiaire du ministère de la Santé (Senah, 1997), le secteur privé est devenu un acteur dominant dans la fabrication et la distribution des produits pharmaceutiques. Les phytothérapies ne font pas exception dans cette transition, ni dans le processus d’innovation dont fait preuve l’industrie pharmaceutique, comme noté par Amoah et al. (2015 : 2) : « L’évolution récente du secteur de la phytothérapie a stimulé le fait qu’un nombre important de produits à base de plantes passent par un travail autour de la marque et du conditionnement, ainsi que par des processus rigoureux de test et d’autorisation. Ceci a abouti à une augmentation de l’efficacité des phytothérapies et à une réduction de leur toxicité. »
31Les fabricants ont identifié le conditionnement comme un point de développement important de l’industrie de la phytothérapie. Selon un fabricant dont l’entreprise a été fondée par son grand-père, lorsque la production et la vente des produits de phytothérapie ont commencé, il n’y avait pas d’étiquette comme de nos jours. Les produits étaient conditionnés dans des bouteilles de Coca-Cola et les bouchons étaient scellés d’une bande adhésive pour éviter les fuites. L’étiquette était écrite à la main sur un simple morceau de papier kraft. Ce fabricant a expliqué la procédure de mise en bouteille et de lavage des phytothérapies avant leur étiquetage, qui était manuelle et laborieuse. Plus tard, vers la fin des années 1990, l’entreprise est passée à l’utilisation de bouteilles en plastique, dont elle se sert toujours aujourd’hui. C’est à la même époque que des changements ont été apportés à l’étiquette.
32L’innovation en matière d’emballage revêt la plus haute importance pour les fabricants, car les clients s’intéressent à l’apparence du médicament et à ce qu’elle suscite (the « look » and « feel »). Les efforts visant à améliorer l’aspect du produit sont en grande partie centrés sur le client. Le développement d’un conditionnement atteignant un certain niveau coûte cher, mais les fabricants estiment que cela en vaut la peine pour rehausser le produit au-delà de la sphère « locale ». « C’est cher, c’est très cher d’amener le produit à ce niveau. Mais j’ai toujours pensé que si ça doit être fait, ça doit être fait sans se préoccuper du coût. En voyant ce produit, on doit se rendre compte qu’il répond aux normes “internationales”. Et nous ne le faisons pas pour répondre aux normes locales. Nous le faisons de telle manière qu’en fin de compte, il soit acceptable tant pour les masses que pour les élites. » (entretien avec un fabricant, Accra, 30 août 2017).
33Cet accent mis par les fabricants sur le conditionnement sert également à gagner la confiance des « élites ». Historiquement, les phytothérapies n’intéressaient que les habitants des zones rurales. Par conséquent, le produit a dû être « réactualisé » pour le rendre plus attrayant sur d’autres marchés. Même s’il existe une certaine hiérarchie des marchés, comme reflété par le témoignage ci-dessus, les clients qui ont des moyens sont la cible privilégiée de la production, comme c’est le cas pour les autres secteurs commerciaux. Cette orientation a entraîné le développement de commerces spécifiques au conditionnement.
34La mise au point de produits de phytothérapie standardisés se fait à partir d’éléments tenant à la tradition, à la transmission d’un patrimoine et à la fusion des savoirs néotraditionnels avec les connaissances industrielles. Avant la commercialisation de ces produits, les herbalistes, qui estimaient que leurs connaissances des préparations médicinales à base de plantes étaient un « don du ciel », recevaient uniquement des marques de reconnaissance données selon le bon vouloir de leurs clients. Aucuns frais n’étaient appliqués aux services offerts. Selon les Dagomba, un groupe socio-linguistique du Ghana, « l’argent gâche les médicaments » (Bierlich, 1999 : 321). Avec le temps, d’objets « sacrés », les phytothérapies, ainsi que les pratiques qui y sont associées, sont devenues des objets « profanes », transformés en marchandises.
35Si l’on s’intéresse aux chiffres, en moyenne 500 demandes d’enregistrements sont déposées chaque année concernant à la fois de nouveaux produits et des renouvellements. Ce secteur d’activité est particulièrement dynamique (tableau 7). Une analyse de la distribution régionale des herbalistes montre qu’ils se situent principalement dans les régions fortement peuplées de la mégapole d’Accra (Greater Accra) et de la région Ashanti, ainsi que dans les régions de Brong Ahafo, du Centre, du Ghana occidental et oriental (Western, and Eastern regions), et quelques-uns dans la région du Haut Ghana occidental (Upper West region).
36En janvier 2018 seulement, la FDA avait enregistré un total de 151 produits de phytothérapie dans la seule mégapole d’Accra. Il existait différentes catégories de fabricants ayant diverses raisons de se lancer dans la production des phytothérapies, et disposant de divers parcours professionnels et d’études. Certains disposaient de récompenses et leurs médicaments étaient bien répandus sur le marché, tandis que d’autres venaient de percer dans le secteur. Certains bénéficiaient de sites de production gigantesques, tandis que d’autres utilisaient de simples cuves de cuisson pour une production à petite échelle. Nous avons catégorisé les quatorze fabricants rencontrés dans le cadre de l’étude, sur la base de plusieurs facteurs : les activités de production, distribution, commercialisation qu’ils exercent ; la visibilité de leurs produits sur le marché ; la taille de leur(s) usine(s). Les producteurs ont ainsi été classés comme suit.
Sept d’entre eux avaient une production commerciale. Leurs médicaments étaient parmi les marques de phytothérapies populaires faisant l’objet de publicités importantes au sein de ce secteur. Ils disposaient d’usines et d’employés répartis dans plusieurs secteurs de production et de marketing.
Trois dirigeaient des cliniques et produisaient principalement leurs médicaments pour l’usage dans ces établissements de soins, ils vendaient le reste de leur production sur le marché.
Les quatre dernières entreprises étaient en phase d’expansion dans le secteur et produisaient des médicaments à petite échelle.
Tableau 7. Liste des herbalistes autorisés.
Année | Nombre d’autorisations |
2012 | 741 |
2013 | 1 591 |
2015 | 833 |
2016 | 1 027 |
2017 (janvier-août) | 1 252 |
37Les fabricants rencontrés ont expliqué qu’ils se sont lancés dans l’aventure de la phytothérapie en raison à la fois de motifs religieux, utilitaires et économiques. Nous allons le voir ci-dessous, la motivation des fabricants pour se lancer dans cette pratique n’a pas changé depuis les années 1970 (Addae-Mensah, 1975). Tous ceux que nous avons rencontrés avaient, au départ, appris d’un membre de leur famille ou d’un collègue comment préparer un médicament particulier. D’après notre étude, plusieurs modes d’entrée dans le secteur de la phytothérapie existent : l’héritage d’une pratique, le retour à un passé oublié depuis longtemps, l’apprentissage, une révélation divine, et la poursuite d’une ambition personnelle. En voici trois exemples.
La poursuite d’une tradition
38Osmanu représente la troisième génération à la tête d’une entreprise de production fondée par son grand-père maternel. Ce dernier en avait transféré la propriété à sa fille, la mère d’Osmanu. Osmanu a participé aux activités de l’entreprise depuis son enfance, lorsqu’il accompagnait son grand-père en brousse pour collecter des plantes médicinales et apprendre par l’observation. À l’origine, tout se faisait dans la ferme de son grand-père, jusqu’à ce qu’un terrain soit acheté pour y établir le site de production. Osmanu a suivi au lycée des études de science, mais s’est plus tard orienté vers le marketing avant de commencer ses recherches personnelles sur les phytothérapies. Depuis lors, il a suivi des cours en ligne dans ce domaine (entretien avec un fabricant, Accra, 11 août 2017).
Des nouveaux venus dans le secteur
39Pour Teye, c’est la passion du marketing et une évaluation du potentiel commercial des phytothérapies qui ont été à l’origine de son intérêt pour la fabrication de ses produits. Il a travaillé comme distributeur pour Nestlé au Ghana avant de se consacrer au marketing des produits de phytothérapie pour un producteur de renom. Son expérience du marketing lui a rapidement permis d’entrevoir l’énorme potentiel du commerce des phytothérapies, et il a décidé de « remettre ses pieds dans leurs racines » en commençant par commercialiser une ancienne pratique oubliée, connue sous le nom de sankofa10. Il s’est rendu dans sa ville natale et a travaillé avec sa tante pour se rafraîchir la mémoire sur les remèdes à base de plantes qu’il avait connus dans son enfance (entretien avec un fabricant, Accra, 12 janvier 2017).
40Un autre fabricant, Wofa, a décidé de ne pas travailler dans la fonction publique après ses études secondaires, mais plutôt de commencer à vendre des produits pharmaceutiques. Plus tard, inspiré par sa tante qui se spécialisait dans les préparations pour soigner les rhumatismes, les problèmes de fertilité et les complications liées à l’accouchement, il est devenu apprenti chez un herbaliste, membre de son église. Évoquant la « grâce de Dieu », il a mentionné que celui-ci lui avait proposé de lui apprendre comment préparer quelques remèdes à base de plantes (entretien avec un fabricant, Accra, 28 août 2017).
Le marketing entourant les produits de phytothérapie standardisés
41Les stratégies de marketing utilisées par les fabricants dépendent de leurs capacités et de leurs ressources. Leur expérience professionnelle détermine également la portée géographique de leurs produits : les entreprises bien établies ayant des marques bien connues les distribuent dans le Ghana, et parfois même au-delà. C’est principalement la capacité à promouvoir les produits, à en faire de la publicité qui influence cette tendance.
42Pour les « petits » fabricants, la publicité passe souvent par des recommandations de la part de clients à d’autres clients. L’une des stratégies de marketing de ces fabricants est la distribution d’échantillons pour permettre aux clients d’essayer les produits. C’est notamment le cas de fabricants dont les marques sont peu connues, car ils ne réalisent pas de publicité, et de ceux qui en sont encore à chercher des marchés. Après la présentation initiale du produit par les producteurs aux distributeurs, leur diffusion dépend des commandes que ces derniers passent.
43Les fabricants bien établis ont la possibilité d’atteindre les marchés qu’ils ont ciblés grâce à leur capacité de marketing. Teye, par exemple, dispose de quatre camionnettes qui vont dans les régions Ashanti, du Centre, de l’Est, du Nord, de l’Ouest et de la mégapole d’Accra, pour approvisionner des grossistes et des détaillants. En outre, sa société exporte au Nigeria voisin, l’un des pays majeurs pour les exportations en partance du Ghana.
44Nii Kpakpo fournit ses médicaments dans le pays entier, en fonction de la demande qui émane des différents distributeurs. Il a des représentants itinérants qui ciblent les magasins (spécialisés dans la vente de la phytothérapie ou des médicaments OTC). Il utilise l’approche sale or return où après avoir fourni les médicaments, il reçoit soit l’argent de la vente, soit les produits en retour, selon qu’ils aient été vendus ou non.
45Une des caractéristiques de l’offre de ces produits, qui est commune aux fabricants bien établis comme à ceux qui démarrent, est la demande suscitée par le « bouche-à-oreille ». La vente des produits en dehors du Ghana par les « gros » fabricants dépend également des recommandations de clients satisfaits. Les numéros de téléphone imprimés sur les emballages des médicaments jouent aussi un rôle essentiel dans leur couverture géographique. Le fait d’avoir un accès direct aux fabricants établit un lien entre ceux-ci et leurs clients. Les producteurs restent à l’écoute des consommateurs et ne sont ainsi détachés ni de leurs produits ni de leurs clients.
46Les producteurs qui distribuent en dehors du Ghana attribuent ces exportations à plusieurs raisons dont les principales sont le « bouche-à-oreille », la distribution par des représentants locaux, et leurs efforts pour cibler les marchés étrangers. Teye, mentionné précédemment, explique la pénétration de ses produits sur les marchés africains et internationaux aux études de marketing qu’il a faites et à son approche panafricaine en la matière, « nos propres produits fabriqués localement ». « Pourquoi devrions-nous suivre une formation et être fiers de dire “je travaille chez Toyota” ? Pourquoi ne sommes-nous pas fiers des choses locales ? Que pouvons-nous nous aussi prendre ou trouver dans notre pays et envoyer là-bas pour qu’ils l’achètent ? Je dois trouver quelque chose qui est spécifique au Ghana et le mettre en avant, utiliser mes compétences professionnelles pour développer le produit pour qu’il puisse aussi traverser les frontières. » (entretien avec un fabricant, Accra, 12 janvier 2017).
47Wofa est un autre fabricant dont les médicaments s’exportent au-delà des frontières du Ghana. Il a des clients en Angola qui achètent ses Koo Capsules. Wofa a également mentionné que chaque fois qu’il voyage en dehors du pays, il prend des échantillons de médicaments, surtout lorsqu’il se rend à Londres ou au Canada. Krause (2008) a indiqué que les phytothérapies étaient l’une des options thérapeutiques utilisées par les migrants ghanéens à Londres et que ceci est facilité par les réseaux de migrants qui se font envoyer des médicaments par le biais de « réseaux thérapeutiques transnationaux ».
48Un inventaire des produits de phytothérapie entreposés dans le magasin de phytomédecine étudié dans le cadre de cette recherche a révélé que certains des produits avaient des notices écrites en français. Ceci pourrait être une des stratégies utilisées par les fabricants en vue de s’étendre au-delà des marchés ghanéens et anglophones. L’entremêlement de ces marchés anglophones et francophones constitue, en Afrique de l’Ouest, l’un des éléments centraux de la réinvention de la phytothérapie dans cette région (Pordié et Gaudillière, 2014).
La phytothérapie du paludisme
49Parmi les traitements utilisés en première intention par les personnes que nous avons interrogées dans nos études quantitatives (voir chapitre sur la méthodologie) pour l’entité nosologique populaire « malaria » (voir chapitre 7), 14,29 % avaient utilisé exclusivement des produits de phytothérapie standardisés, et 17,86 % exclusivement des remèdes « maison » à base de plantes, ce qui n’est pas négligeable. Ces données ont été collectées à Accra, dans le quartier relativement hétérogène de Madina. Notre étude souligne également que 38 % de l’automédication pratiquée à Accra (Madina) et 37 % en milieu rural, à Breman Asikuma (Kuntenase) s’était faite au moyen de phytothérapies. Parmi celles-ci, 55 % étaient des produits standardisés et 45 % des préparations « maison » à Accra (Madina), tandis qu’à Breman Asikuma, 33 % étaient standardisés et 67 % « maison ».
50Il est notable aussi que toutes les personnes qui utilisent des produits de phytothérapie standardisés les utilisent exclusivement, sans y associer de produits pharmaceutiques, ce qui soulève des questions de santé publique concernant la lutte contre le paludisme.
51Globalement, les malaria mixtures11 pour le traitement du paludisme constituaient une grande proportion des produits de phytothérapie disponibles sur le marché (Komlaga et al., 2015) (tableau 8). Des enquêtes ethnopharmacologiques sur les plantes médicinales pour le traitement du paludisme ont indiqué que ces produits disposent d’un marché considérable et d’une grande valeur économique (Van Andel et al., 2012). Neuf des fabricants que nous avons interrogés produisaient des médicaments antipaludiques, soit comme unique produit, soit entre autres productions.
Tableau 8. Médicaments contre le paludisme stockés dans le magasin de phytothérapie étudié à Accra.
Nom du produit | Ingrédients actifs | Indications | Prix | |
(GHC-₵) | (USD) | |||
Angel Herbal Mixture | Cola gigantea, Solanum torvum, Spathodea campanulata, Bombax buonopozense, Vernonia amygdalina | Douleurs menstruelles, paludisme, fièvre, perte d’appétit, douleurs corporelles | 10 | 1,7 |
Masada | Cryptolepis sanguinolenta | Paludisme | 8 | 1,3 |
Rooter Mixture | Aloe schweinfurthii, Khaya senegalensis, Piliostigma thonningii, Cassia siamea | Paludisme, fièvre typhoïde, jaunisse | 8 | 1,3 |
Tinatett Malakare | Carapa procera, Cryptolepis sanguinolenta | Fièvre paludique, typhoïde, fatigue, maux de tête, stress, douleurs articulaires et corporelles | 13 | 2,22 |
52La société d’Abrantee est établie depuis 2008 et ne vend qu’un seul produit, à la fois sous forme de décoction et de gélule. Il s’agit d’un antipaludique et Abrantee explique sa motivation à le produire de la façon suivante : « Au Ghana, notre problème principal, c’est le paludisme. C’est la maladie qui nous tue le plus. Tout le monde n’a pas un cancer ou un diabète, un AVC ou une autre maladie mortelle. Mais vous et moi, nous avons déjà connu le paludisme... » (entretien, Kumasi, 2 août 2017).
53Nana, qui produit aussi un médicament contre le paludisme, a fait part d’une motivation comparable. Il travaillait aussi à la mise au point d’autres produits à soumettre à la FDA, mais avant cela il préférait se concentrer sur les malaria mixtures et assurer la qualité de ses produits jusqu’à ce qu’ils soient bien implantés sur le marché. C’est au cours de nos observations à Breman Asikuma que nous avons découvert pour la première fois le produit de Nana. Il était très prisé par les clients.
54Le paludisme est une maladie qui génère des profits pour les producteurs de médicaments, malgré les interventions et programmes mis en place pour l’éradiquer. Concernant le magasin de phytothérapie et la pharmacie que nous avons étudiés à Accra, nous avons observé plus de ventes de remèdes à base de plantes dans le magasin que dans la pharmacie. L’emplacement du magasin au sein même d’un marché peut expliquer ce fait. De même, les achats de « médicaments cosmopolites12 » dans la pharmacie étaient plus fréquents, selon un rapport de 10 à 1, que ceux de phytothérapie. Le pharmacien avait indiqué que les personnes achetaient des produits de phytothérapie, mais pas de façon régulière. Les analgésiques, les antibiotiques, les anti-helminthiques, les sirops de multivitamines et les antipaludiques étaient les médicaments le plus souvent achetés à la pharmacie. Les produits de phytothérapie les plus vendus lors de la période d’observation (de mai à juillet 2017) à la pharmacie à Accra étaient Rooter et Taabea Mixtures, tous les deux contre le paludisme, et les Adom Koo Capsules (gélules), contre les hémorroïdes, les douleurs abdominales et comme purgatif. Lors des « entretiens de sortie » (exit interviews), les clients de la pharmacie disaient qu’ils avaient acheté un antipaludique de phytothérapie car il était, selon eux, efficace.
55En milieu rural, les marques de phytothérapie contre le paludisme disponibles dans les OTC Medicines shops de Breman Asikuma incluaient Time Herbal Mixture, Mahay, Yaakson, Taabea, Enkaachi Malacure, Dwomoh et Golden Herbal. Toutes ces marques, à l’exception de Enkaachi, Dwomoh et Golden Herbal, étaient aussi disponibles à Accra. Ceci montre à quelles échelles géographiques les fabricants promeuvent leurs produits. Le marketing de ces produits passait par plusieurs stratégies, incluant la distribution par vans à travers le pays, la publicité à la radio et la télévision et, concernant les « petits » producteurs, des publicités qu’ils réalisaient eux-mêmes par leurs propres moyens (voir portfolio, photo 13).
Pharmaceuticalisation de la santé sexuelle et reproductive
56Après le paludisme et les hémorroïdes, la catégorie de produits de phytothérapie qui a inondé le marché est celle traitant des questions de santé sexuelle et reproductive. Bien qu’il existe des médicaments pour le traitement des infections sexuellement transmissibles pour les hommes comme pour les femmes, il apparaît que les aphrodisiaques à base de plantes pour les hommes, appelés mmarima eduro (« médicaments pour les hommes »), sont plus courants que les mmaa eduro (« médicaments pour les femmes »). Cette catégorie de médicaments révèle l’ampleur de la pharmaceuticalisation associée aux phyto-aphrodisiaques.
57Les plantes utilisées au sujet de questions de santé sexuelle et reproductive étaient déjà prédominantes dans la pratique, avant même leur marchandisation et leur prolifération sur le marché. L’éventail de médicaments de cette catégorie pour les femmes incluait des remèdes pour l’infertilité tandis que, pour les hommes, ils concernaient la puissance sexuelle et la virilité. Les aphrodisiaques à base de plantes, comme indiqué par Lampiao et al. (2017), ont en général plusieurs fonctions, dont l’augmentation de la libido, du désir ou de l’excitation, de la puissance (l’érection) et du plaisir sexuel.
58Huit des quatorze fabricants de phytomédicaments étudiés produisaient des gélules pour la « puissance masculine ». Celles-ci constituaient le ou les produit(s) le(s) plus vendu(s) de cinq de ces huit sociétés, et l’unique médicament dont disposaient trois d’entre elles. Il s’agissait de neuf produits différents portant des noms distincts, dont deux avaient une connotation sexuelle : Be4, Be4 et 230 instant capsules. Le médicament Be4 Be4, selon le fabricant, était censé rétablir l’état de « haute performance » d’antan d’hommes sexuellement « faibles », ce qui, dans le parler populaire ghanéen, est évoqué par les termes before, before. L’autre produit était appelé en lien avec la posologie à suivre : deux gélules à prendre trente minutes avant les rapports sexuels. Les producteurs associent souvent la faiblesse sexuelle avec les douleurs abdominales. Ainsi, ces douleurs constituaient une indication supplémentaire pour les gélules de « puissance masculine ».
59Les médicaments pour la santé sexuelle et reproductive des femmes étaient conçus pour maintenir le vagin dans un état « sain » ou favorisant le plaisir sexuel des hommes. Il y avait des médicaments pour l’affection connue sous le nom de white (« blanc », pour la candidose) et pour « resserrer » le vagin. Deux des producteurs interrogés produisaient des médicaments pour ces indications. Le produit Venecare pouvait être pris par des hommes comme par des femmes, car il traitait les infections sexuellement transmissibles. Néanmoins, toutes ses autres indications concernaient des pathologies féminines, dont la candidose, les démangeaisons vaginales, les pertes désagréables, les rapports sexuels douloureux, le saignement après les rapports, les infections urinaires et les douleurs menstruelles. Teye, lors de l’entretien que nous avons réalisé, avait vanté son produit en disant : « Venecare est le produit le plus vendu sur le marché. C’est un produit merveilleux, testé scientifiquement. » (Accra, 12 janvier 2017).
60Au Ghana, Enos (2001) avait observé que les femmes inséraient des substances chimiques, des plantes et des concoctions dans leur vagin parce qu’elles craignaient un agrandissement de celui-ci après l’accouchement. Cette pratique était appelée « entretien régulier » et avait pour but de resserrer le vagin des femmes pour le plaisir de leurs partenaires masculins (Enos, 2001 : 94).
Conclusion
61L’industrialisation des phytothérapies au Ghana a été stimulée par les politiques publiques promues par le premier président du pays, le Dr Kwame Nkrumah, qui, en lien avec l’idéologie panafricaine, cherchait à standardiser la pratique des médicaments à base de plantes. Depuis ces efforts initiaux visant à former une association pour rationaliser les activités des praticiens de phytothérapie, des progrès considérables ont été réalisés pour réguler ces produits. Entre les années 1970 et l’an 2000, de nombreuses organisations de régulation nationale ont été établies, dont le CPMR, le CSIR, la FDA, la Ghaftram et le TMPC.
62Bien que ces organisations aient un but commun, leurs mandats sont souvent contradictoires et leurs exigences de régulation différentes. Même si l’autorisation du TMPC permet aux fabricants de vendre leurs produits de phytothérapie, la FDA stipule que tout produit ingéré ou utilisé doit avoir au préalable une approbation de la FDA. Toutefois, des efforts collaboratifs sont en cours, dont des formations pour réduire ces écarts.
63La standardisation des phytothérapies et les tentatives de professionnalisation des producteurs ont généré la marchandisation des remèdes à base de plantes. Tout comme pour l’ensemble de l’industrie pharmaceutique, le secteur privé est devenu un acteur dominant dans la fabrication et la distribution des produits de phytothérapie, dont le paysage comprend à la fois des « héritiers » de la pratique et des « nouveaux venus ».
64Ce champ commercial hétérogène est constitué de fabricants qui produisent leurs biens à petite échelle pour répondre à la demande locale, ainsi que de firmes disposant d’une capacité de production à grande échelle qui leur permet d’atteindre les marchés régionaux et mondiaux par l’intermédiaire des réseaux de migrants ghanéens. Concernant le type de produits mis au point, les fabricants ont créé des créneaux commerciaux pour le traitement du paludisme et des problèmes de santé sexuelle et reproductive. Les données de consommation des produits contre le paludisme indiquent que les phytothérapies sont utilisées seules, sans autres produits pharmaceutiques, notamment lorsque les consommateurs n’obtiennent pas les résultats attendus avec les médicaments « cosmopolites ».
65Le marché des médicaments de santé sexuelle et reproductive, quant à lui, est défini par la demande et ainsi par la pharmaceuticalisation des préoccupations des personnes dans ce domaine. Les gélules de « puissance masculine » pour améliorer la virilité prolifèrent, de même que les médicaments visant à maintenir la « santé » du vagin des femmes et à le resserrer pour le plaisir sexuel des hommes, ce qui reflète bien les différentes attentes socio-culturelles en la matière pour les deux sexes.
66La phytothérapie a connu une industrialisation au Ghana, et les remèdes à base de plantes ont été transformés en marchandises. Néanmoins cette industrialisation n’a pas atteint le même niveau que celui de la médecine ayurvédique indienne. Dans le cas de celle-ci, le « régime de la reformulation » a entraîné la production en masse de médicaments et a eu tendance à « simplifier et dépersonnaliser l’acte de guérison » (Pordié et Gaudillière, 2014 : 63). Malgré les efforts pour créer une nouvelle image de ces produits, la phytothérapie standardisée ghanéenne conserve, selon nous, des caractéristiques d’ordre traditionnel. Ceci pourrait constituer un cas de « modernité alternative », qui ne doit pas être compris nécessairement comme un simple « processus d’acculturation et d’adaptation locale aux formes de connaissances, de valeurs et de manière d’agir qui viennent principalement de la modernité européenne. » « Cela implique une dynamique bien plus complexe, reposant sur une dialectique constamment redéfinie et qui déplace les limites entre “l’intérieur” et “l’extérieur” et entre ce qui est accepté comme “moderne” et ce qui est promu comme “tradition”. » (Pordié et Gaudillière, 2014 : 4-5).
Notes de bas de page
1 Le terme « standardisé » fait ici référence à la fabrication en nombre des produits selon un modèle spécifique, aux caractéristiques prédéfinies.
2 Ce chapitre a été traduit de l’anglais au français par une traductrice professionnelle, Isabelle Berquin.
3 En Afrique de l’Ouest, le marché de la phytothérapie standardisée est bien plus développé dans les pays anglophones que dans les pays francophones.
4 Les aspects idéologiques (ces produits sont souvent matière à controverse) et scientifiques (Pordié et Gaudillière, 2014) liés aux phytothérapies standardisées sont également très importants, mais nous ne les explorerons pas ici.
5 Abibiduro est le terme populaire utilisé pour la médecine traditionnelle en akan, l’une des langues les plus parlées au Ghana. Littéralement, ce terme signifie « médicaments africains/noirs ».
6 Littéralement les « fixeurs d’os », terme traduit généralement en français par « rebouteux », soignent empiriquement les problèmes orthopédiques. Ils sont principalement situés dans le nord du Ghana et ont la réputation de traiter efficacement les fractures, d’où leur popularité auprès des patients.
7 Selon le barème des frais de la FDA indiqués dans le Legislative Instrument (L.I. 2228) approuvé sous l’Act 793 en 2009, les sommes requises pour enregistrer un produit local à base de plantes pour trois ans étaient 360 cedis ghanéens (environ 62 USD), tandis que pour les produits à base de plantes venant de l’étranger, elles s’élevaient à l’équivalent en cedis de 3 600 USD. Les sommes requises pour une nouvelle analyse étaient de 50 cedis ghanéens par échantillon (Republic of Ghana, 2012 : barème des frais de la FDA).
8 Pour avoir des informations sur cette étude, consulter le chapitre sur la méthodologie.
9 Concernant la formation, en 2001, la Knust a commencé à proposer un programme de licence de science (Bachelor of science) en phytothérapie.
10 Sankofa est un concept philosophique akan qui met en scène symboliquement un oiseau mythique volant vers l’avant, tout en ayant la tête tournée vers l’arrière et un œuf dans le bec (Quan-Baffour, 2012). Il signifie « revenir en arrière pour honorer », « retourner chercher quelque chose », « regarder en arrière », décrivant l’importance du passé pour le présent et l’avenir. Ce concept est principalement utilisé pour souligner l’intérêt des connaissances indigènes ancrées dans le passé pour le développement des phytothérapies d’aujourd’hui.
11 Mixture est le terme couramment utilisé en anglais au Ghana pour désigner les décoctions de plantes.
12 Le terme « médicaments cosmopolites » est utilisé en référence globalement à tous les produits pharmaceutiques, autres donc que la phytothérapie. Cette désignation, proposée par Frederick Dunn, tient compte du fait que ce qui était couramment appelé médicaments « occidentaux » (Western) est maintenant devenu plus « global et transculturel » (Tan, 1999 : 10).
Auteurs
Assistante de recherche au Noguchi Memorial Institute for Medical Research, université du Ghana.
Chercheur senior et ancien chef du département d’épidémiologie du Noguchi Memorial Institute for Medical Research (NMIMR), université du Ghana.
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