Chapitre 7. Une distribution et des usages divergents des CTA au Bénin et au Ghana
Quand le système pharmaceutique génère des attachements persistants ou de nouvelles appropriations de molécules
p. 173-189
Texte intégral
Introduction
1La recommandation par l’OMS d’utiliser les combinaisons thérapeutiques à base d’artémisinine en traitement de première intention du paludisme date de l’année 2001 pour les pays d’Asie du Sud-Est, où les résistances du parasite (Plasmodium falciparum) aux antipaludiques utilisés jusqu’alors (chloroquine, sulfadoxine-pyriméthamine, méfloquine) étaient devenues intolérables (Souares, 2007). C’est après un lobbying de plusieurs années, orchestré par l’ONG Médecins sans frontières, que cette recommandation a été appliquée à partir de l’année 2006 à l’Afrique, continent le plus touché par la maladie (Balkan et Corty, 2009)1. Avant cela, dès 2004, le Fonds mondial contre le sida, la tuberculose et le paludisme s’était mis à promouvoir l’utilisation des CTA sur ce continent. Ainsi, sans attendre une recommandation officielle de l’OMS, c’est la même année que les ministères de la Santé du Bénin et du Ghana décident de changer leur recommandation de traitement de première ligne du paludisme. Au Bénin, bien que les scientifiques aient porté leur choix sur une autre combinaison (artésunate-méfloquine), les autorités sanitaires adoptent l’association artéméther-luméfantrine (AL) mise en avant par un accord conclu en 2001 entre l’OMS et la firme Novartis (voir chapitre 5). Le Ghana, pour sa part, choisit prioritairement la combinaison artésunate-amodiaquine (Asaq) avant, en 2007, d’ajouter l’AL à sa recommandation, suite à la « crise de l’Asaq » causée par un industriel local en raison de limites technologiques des industriels ghanéens, de lacunes réglementaires de l’autorité de régulation d’alors et du refus de l’État de soutenir financièrement à l’époque les producteurs de médicaments (Pourraz, 2019).
2On voit ainsi d’ores et déjà se dessiner des enjeux institutionnels, industriels, politiques et économiques dans la décision d’adoption par les pays des CTA, ainsi que dans leur choix de molécules. Sur le plan sanitaire, le Bénin et le Ghana, très proches d’un point de vue géographique, présentent une situation épidémiologique à l’égard du paludisme très comparable2. Nous allons voir à travers ce chapitre comment les combinaisons de molécules mises sur le marché des deux pays vont ensuite passer par le tamis du système pharmaceutique en place avant d’être mises à la disposition des consommateurs3. Ainsi, bien que ceux-ci, nous allons le voir, perçoivent la maladie de manière assez comparable, ils ont un usage très différent des CTA. De plus, ces médicaments, lorsqu’ils sont introduits dans les pays, n’arrivent pas sur une table rase. Sans parler de la phytothérapie, dont il sera question dans le chapitre suivant, les CTA doivent composer avec les nombreuses autres spécialités industrielles disponibles, antipaludiques ou non. Ce chapitre va ainsi souligner comment les liens qui unissent les individus aux molécules pharmaceutiques, qu’il s’agisse d’attachement, de rejet ou d’appropriation, se construisent principalement à travers les législations et les modes de distribution pharmaceutique en place. L’anthropologie du médicament étudie depuis les années 1980 les rapports qui se tissent entre les individus et les spécialités industrielles (Van der Geest et Whyte, 1988). La compréhension de ces liens était au départ avant tout recherchée dans la culture locale. Était étudiée l’incorporation des médicaments à des traditions médicales dont les notions différaient de celles de la biomédecine. Plus tard, des éléments économiques, politiques et tenant à l’organisation du système de santé ont été associés à l’analyse (Desclaux et Égrot, 2015 ; Petryna et al., 2006). C’est dans cette deuxième perspective que nous nous plaçons. Dans ce chapitre, qui tire sa force de l’association de résultats d’études qualitatives et quantitatives et de la comparaison entre deux pays, nous allons souligner de manière quasi exemplaire la prégnance des facteurs structurels sur les facteurs culturels4.
Des perceptions populaires de la maladie proches au Bénin et au Ghana
3Une littérature anthropologique assez fournie portant sur le paludisme a mis en évidence les décalages qui existent entre cette entité biomédicale et les perceptions des individus, qui l’associent à diverses entités nosologiques populaires (Jaffré et Olivier de Sardan, 1999). Il est question, de longue date, au Sénégal de sibidu et de sumaan ndiig, au Bénin d’atikéssi et de hwevó et au Burkina Faso de koom, de weogo et de sagba, et dans ces différents pays francophones également de palu5 (venant de paludisme) (Baxerres, 2013 a ; Bonnet, 1986 ; Faye, 2009 ; Kpatchavi, 2011). Ces différentes entités populaires ne sont pas strictement congruentes avec l’entité biomédicale « paludisme », même si, sur certains aspects, elles peuvent en être proches. Les différences qui existent entre elles concernent les manifestations ou premiers symptômes de la maladie (qui sont beaucoup plus larges dans les perceptions populaires), les agents étiologiques (qui vont bien au-delà du seul moustique) et la gravité potentielle de la maladie (bien moindre dans les perceptions populaires, où celle-ci est souvent banalisée en raison de sa fréquence et des nombreux cas qui évoluent spontanément vers la guérison). Toutefois, des études ont montré que ces perceptions populaires peuvent sensiblement évoluer au cours des années sous l’influence des professionnels de santé et des campagnes de sensibilisation de santé publique (Faye, 2009 ; Baxerres et al., 2021).
4Au Bénin, nous avons constaté, depuis nos premières recherches de terrain en 2005 (Baxerres, 2013 a), une sorte de normalisation biomédicale des perceptions liées au palu, qui était toutefois plus fortement perceptible à Cotonou que dans le département du Mono, en zone rurale. Le terme palu y désigne à présent, et contrairement à notre étude précédente, quasi exclusivement des maux de tête, la fièvre, des vomissements, des maux de corps, des frissons (avoir froid), la fatigue, la perte d’appétit et la couleur jaune des yeux et de l’urine6 ; en accord avec les symptômes décrits par la biomédecine en cas de paludisme simple. Le terme palu a pris le dessus sur celui de hwevó (qui veut dire « soleil » en fon, langue majoritairement parlée à Cotonou), très rarement cité dans les entretiens. En revanche, dans le département du Mono, à côté du palu et concernant une symptomatologie et des étiologies similaires, il est fréquemment question du hwecivio (en langue pédah) et du hwecivoè (en langue sahouè), qui signifient tous deux aussi « soleil », du tanvio, qui veut dire « bouche » ou « salive amère » en langue pédah, et d’atikéssi qui veut dire « eau de racine de l’arbre » en langue ouatchi7. En lien peut-être avec cette terminologie, les symptômes évoqués par les individus sont plus larges que ceux énoncés à Cotonou. Il y est également question de maux de ventre, de ventre sale, des yeux lourds, des yeux rouges, de bouche amère, de tête lourde, de ne pas être actif, de ne pas être soi-même, d’être triste, de dormir mal, de faire des cauchemars.
5Concernant les agents étiologiques du palu, à Cotonou, il semble que la causalité liée au moustique ait été plus largement intégrée aux perceptions populaires que lors de l’étude précédente. Elle a été systématiquement énoncée par les personnes interrogées dans l’étude qualitative et neuf des quinze mères de famille cotonoises ne citent que le moustique comme cause du palu. « C’est moustique, plus rien d’autre n’amène le palu, c’est moustique. Si moi-même je suis fatiguée un jour et que je me couche par terre là, il faut savoir que moustique va manger les enfants et moi-même, si tu te négliges et tu te laisses à moustique, lui il crache les choses sales dans ton corps. » (mère de famille « démunie », Cotonou, février 2015). La plupart des personnes interrogées dans le Mono, ainsi que six mères de famille cotonoises, se réfèrent également à d’autres causalités qui étaient déjà décrites dans notre étude précédente : le soleil et la chaleur ; d’autres éléments auxquels sont exposés les individus (la pluie, la fraîcheur, le froid, le vent, l’harmattan, la poussière, des saletés contenues dans la nourriture, une nourriture qui ne convient pas à la personne, être sale) ; des difficultés de la vie (travail intense et difficile, soucis, réfléchir trop, se fâcher, nécessité de faire des déplacements, ne pas dormir assez).
6Dans les deux contextes urbain et semi-rural au Bénin, les individus mettent en avant l’existence de deux sortes de palu, l’un plus grave que l’autre. Cette gradation existait déjà au moment de notre étude précédente à Cotonou et nous l’expliquions par l’influence des perceptions biomédicales en termes de « paludisme simple » et de « paludisme grave ». Il semble qu’elle se soit encore renforcée, dans les discours tout au moins où il arrive qu’un lien soit fait entre un palu et un décès potentiel, ce qui n’était pas le cas lors de notre étude précédente. « Hwecivio asì là, c’est ce qui fait sortir la fièvre et dont nous avons parlé. Hwecivio asú là, fait qu’on a les yeux jaunes, même la paume des mains est toute jaune, et quand tu écarquilles les yeux, tu verras que c’est jaune, là on parle de hwecivio asú et ça, c’est le danger… Ce n’est pas bon, si tu ne te dépêches pas pour ça, ça amène souvent la mort8. » (père de famille « intermédiaire », département du Mono, décembre 2015).
7Au Ghana, contrairement à ce que nous pensions lors de nos premières investigations de terrain9, les perceptions populaires associées à la malaria sont proches de celles en cours au Bénin. Yannick Jaffré et Jean-Pierre Olivier de Sardan soulignent les « résonances », « similitudes » et « recouvrements » à l’œuvre concernant les entités nosologiques populaires actives dans les différents pays d’Afrique de l’Ouest (Jaffré et Olivier de Sardan, 1999). À Accra, peut-être en raison de l’utilisation plus importante de l’anglais en ville par rapport aux zones rurales, le terme malaria est généralement utilisé, même dans les langues locales. À Breman Asikuma, en milieu semi-rural, la malaria peut également être appelée abun en fanti (qui veut dire « vert » et peut aussi évoquer la couleur du vomi) dans les familles interrogées, quel que soit leur statut socio-économique. Une mère a décrit abun comme étant synonyme de « fièvre ». « On l’appelle abun… c’est aussi la même chose [que la fièvre]... les deux sont les mêmes. Parfois, on l’appelle atridii10 en twi. » (mère de famille « intermédiaire », novembre 2014).
8Quelques différences ont été notées dans la conception de l’étiologie et des symptômes de la malaria entre les milieux ruraux et urbains, notamment une tendance plus forte à définir la maladie en termes biomédicaux à Accra. Mais, que ce soit en milieu semi-rural ou urbain, la définition populaire de la malaria est beaucoup plus large que celle de l’entité biomédicale. Comme on pouvait s’y attendre, la malaria est souvent associée à la fièvre, mais ce n’est pas le seul symptôme décrit par les personnes interrogées. Comme au Bénin, la présence de la malaria ou abun est définie au-delà d’une poussée de température (et parfois sans la mentionner) : elle signifie également avoir des frissons, être faible, avoir une bouche amère, un manque d’appétit ou des douleurs corporelles. Une personne a déclaré : « Si la malaria entre dans le corps, on se rend compte que toutes les articulations font mal et on ne peut rien faire. Si on doit ramasser quelque chose du sol, c’est un problème. Et aussi la bouche est amère, et on ne peut pas profiter du goût de la nourriture, quelle que soit la quantité. » (mère de famille « démunie », Breman Asikuma, juillet 2015). D’autres symptômes, qui indiquent en eux-mêmes pour les personnes la présence de malaria ou abun, ont également été cités : par exemple, Anthonia11, mère de famille « nantie » vivant à Accra, a déclaré que ses lèvres et sa langue prennent alors souvent une couleur blanche. Selon M. Tetteh, en plus d’être faible et d’avoir des douleurs corporelles, le paludisme « rend les yeux jaunes, et on n’est pas capable de manger ; quand on urine, c’est une couleur jaune très foncé... Ça rend aussi les articulations faibles et ça donne des maux de tête » (grand-père de famille « intermédiaire », Breman Asikuma, mars 2016).
9La description des agents étiologiques de la malaria par les interlocuteurs était plus diverse au Ghana qu’au Bénin, ce qui reflète le dynamisme des perceptions populaires associées à cette entité. Tandis que la majorité des mères interrogées dans les familles étudiées à Cotonou ont cité les moustiques comme cause unique du palu, au Ghana, ils étaient mentionnés comme un seul des divers facteurs responsables des symptômes de la malaria. Certaines personnes ont expliqué qu’elles percevaient la malaria comme une affection causée par de nombreuses raisons : « Ils disent surtout que ce sont les moustiques qui causent la malaria, mais je ne suis pas tout à fait d’accord. C’est possible que des moustiques vous piquent, mais si vous travaillez dur et que vous avez de mauvaises habitudes alimentaires ou que vous ne mangez pas bien, vous attrapez souvent la malaria. Quand j’avais cette maladie, je ne mangeais pas bien, je veux dire comme quand on va quelque part pour travailler toute la journée sans manger, on est très fatigué et ça cause la malaria. » (père de famille « nantie », Breman Asikuma, mars 2016). Cette perspective très large des facteurs qui provoquent la maladie était également exprimée par les interlocuteurs habitant en milieu semi-rural comme Mary : « [La malaria paludisme est] causée par le soleil, parfois aussi les moustiques, et aussi la nourriture qu’on mange... l’eau qu’on boit. Aussi quand on voyage, on n’a pas de maison où dormir et on doit dormir dehors et le mauvais air peut [la] provoquer. » (mère de famille « démunie », Breman Asikuma, février 2015). Une consommation excessive d’huile et une mauvaise alimentation ont également été citées comme provoquant la maladie. Comme au Bénin, l’idée que l’exposition à la chaleur ou au soleil pouvait provoquer la malaria ou les symptômes qui y sont associés était particulièrement prégnante dans les familles à faible statut socio-économique, tant en milieu semi-rural qu’urbain, et lorsque les personnes interrogées parlaient de cas accompagnés d’une forte fièvre. Le soleil était souvent décrit comme agissant de pair avec les moustiques pour provoquer la maladie, comme l’expliquait Gladys : « La fièvre vient du soleil. Quand le soleil brille comme ça et que les moustiques piquent quelqu’un, ça augmente la fièvre. Les moustiques apportent la fièvre, mais la cause principale de la fièvre est le soleil, et les moustiques ajoutent la malaria. » (mère de famille « démunie », Accra, janvier 2015).
10Tant en zone semi-rurale qu’en zone urbaine, la malaria est perçue comme une maladie courante et facile à traiter soi-même à domicile en automédication. De nombreux interlocuteurs ont expliqué que, comme d’autres maladies courantes, des épisodes de malaria étaient récurrents et inévitables dans la vie quotidienne, et qu’il n’y a aucune raison de paniquer. Franck, par exemple, a déclaré que quand on ressent certains symptômes, « on sait que c’est sa malaria qui se fait sentir... car la malaria en Afrique, ce que je peux vous dire, c’est que vous allez l’avoir, que cela vous plaise ou non [...] Il me semble que quoi qu’on fasse, on l’attrape de toute façon » (père de famille « démunie », Breman Asikuma, mars 2016). Alors que cette malaria peu grave et récurrente est principalement traitée à domicile, comme au Bénin, plusieurs interlocuteurs ont décrit l’existence d’une forme plus grave de la maladie, qui exige un traitement dans une structure de santé. Quand son fils de 15 ans a souffert de cette forme de malaria, selon Judith, « [il a eu] la [forme] grave et je l’ai amené à l’hôpital Our Lady of Grace, ici à Asikuma… Il avait chaud et il est devenu très agité et agressif. Je me souviens qu’il m’a attaquée, m’a retenue de sorte que je ne pouvais pas m’échapper. J’ai dû appeler des gens pour qu’ils m’aident à l’attraper et à l’amener à l’hôpital » (mère de famille « intermédiaire », Breman Asikuma, janvier 2015).
11Les différentes entités nosologiques populaires, qui peuvent être associées au Bénin et au Ghana à l’entité biomédicale « paludisme », recouvrent finalement globalement des symptômes non spécifiques et vagues. Elles sont largement récurrentes dans la vie quotidienne des familles, concernant les enfants comme les adultes. Elles font partie du cours normal des choses. Ces entités nosologiques populaires sont globalement perçues comme étant bénignes, même si de possibles aggravations sont envisagées. Néanmoins, elles constituent des entités actives dans les contextes étudiés, que les personnes savent identifier et face auxquelles elles connaissent le ou les traitement(s) à utiliser12. Plusieurs auteurs soulignent, en Afrique, que lorsqu’ils pensent être confrontés au « paludisme », les individus se tournent prioritairement vers les secteurs privé et informel de la distribution pharmaceutique et qu’ils ne se rendent pas, dans un premier temps, auprès des structures de santé (Kamat et Nyato, 2010 ; Kangwana et al., 2011 ; ACTwatch13). Nous allons voir alors en quoi les modes de distribution pharmaceutique en place dans les pays s’avèrent primordiaux pour comprendre les usages qui sont faits des « nouveaux » traitements contre le paludisme, les CTA, recommandés officiellement au Bénin et au Ghana depuis une dizaine d’années lorsque nous avons démarré nos études de terrain.
Une distribution et des usages des CTA très différents dans les deux pays
12Pour faire face à ces entités nosologiques populaires perçues de manière relativement proche au Bénin et au Ghana, les individus disposaient d’un accès aux CTA très différent.
13Le système pharmaceutique du Bénin, dans lequel les distributions publiques et privées sont clairement dissociées14, génère le fait que les CTA subventionnées, peu chères (entre 150 et 600 francs CFA le traitement, soit 0,22 et 0,91 euro, en fonction de l’âge et du poids du patient), n’étaient distribuées que par le biais du grossiste public (la Came15) et des centres de santé publics des différents échelons de la pyramide sanitaire (hôpitaux de référence nationaux, hôpitaux de district, centres de santé d’arrondissement, de commune, maternités isolées). Les CTA subventionnées n’étaient pas disponibles dans les officines de pharmacies et les dépôts pharmaceutiques privés. Dans ces lieux n’étaient accessibles que les CTA non subventionnées dont les prix s’échelonnaient, suivant la spécialité, pour un traitement pour adulte, entre 1 425 et 4 660 francs CFA (soit entre environ 2 et 7 euros). Les prescripteurs qui exercent dans les cliniques et centres de santé privés n’étaient pas « sensibilisés » par les représentants des firmes pharmaceutiques à l’utilisation de ces produits subventionnés, comme ils le sont en revanche pour les autres produits disponibles en pharmacies privées16. Au Bénin, les structures de santé privées ne sont pas autorisées à vendre des médicaments ; les professionnels qui y exercent réalisent des prescriptions que leurs patients présentent ensuite en officines ou dépôts.
14Au Ghana, en revanche, les acteurs de la distribution privée ont un poids considérable et les secteurs public et privé sont fortement entremêlés. Les CTA subventionnées étaient disponibles, au-delà des structures de soins publiques et privées, à travers les nombreux grossistes privés (presque 600 sociétés) et l’ensemble des détaillants privés : les pharmacies mais aussi les très nombreux OTCMs, qui sont plus de 10 000 à l’échelle du territoire national17. Elles font l’objet de promotion, de la part des représentants des firmes productrices et des grossistes, auprès des prescripteurs exerçant dans le secteur public comme dans le privé. Ces CTA subventionnées ont de plus fait l’objet, au Ghana, d’une campagne de communication très efficace de la part du programme national de lutte contre le paludisme (le National Malaria Control Program), le département du ministère de la Santé chargé du paludisme, au moyen d’un logo vert représentant une feuille d’artemisia, qui était apposé sur toutes les boîtes de médicaments.
15Au moment de nos enquêtes, les CTA subventionnées étaient vendues entre 1 et 6 cedis ghanéens (GHC), soit entre 0,2 et 1,2 USD, en fonction de l’âge et du poids du patient. Le prix du traitement par CTA non subventionnées pour adulte variait de 3,5 à 36,2 GHC, soit entre 0,7 et un peu plus de 7 USD, en fonction des marques et des lieux de distribution18.
16Il ressort de ces différences de distribution entre les deux pays, une appropriation et un usage très différent de l’ensemble des CTA (pas uniquement les subventionnées) de la part des individus au Bénin et au Ghana.
17Au Bénin, les situations étaient assez différentes entre Cotonou et le département du Mono. Dans ce dernier, nos études qualitatives soulignent que les personnes utilisaient très peu de CTA de leur propre chef, en automédication19. Parmi les quinze familles enquêtées, c’est seulement dans deux familles « intermédiaires » et une « démunie20 » que de l’automédication à base de CTA avait été pratiquée. Les CTA consommées par les familles dans le département du Mono étaient dans la grande majorité des cas prescrites dans les structures de santé publiques, rarement privées, ou par le biais de relais communautaires21. Les CTA subventionnées, comportant le logo green leaf, très largement distribuées au Ghana22, franchissaient de manière informelle les frontières et se retrouvaient dans les marchés informels du Bénin (Baxerres et al., 2015). Mais le fait que les CTA subventionnées ne soient pas, au Bénin, prescrites par les professionnels de santé du privé, ni promues par les distributeurs détaillants privés, entraînait que les green leaf étaient également peu demandées par les individus. Le système pharmaceutique formel influence ainsi également la demande auprès des vendeurs informels.
18Les choses étaient sensiblement différentes à Cotonou. À part les familles « démunies » qui ne consommaient pas ou peu de CTA en automédication, les familles « intermédiaires » et plus fortement les familles « nanties » pratiquaient toutes, de temps à autre, pour les enfants comme pour les adultes, de l’automédication avec des CTA. En accord avec les perceptions populaires du palu, ces usages pourraient sembler abusifs à des médecins. Une mère de famille « nantie » avait par exemple consommé une CTA « parce qu’elle avait des maux de tête et le froid » (suivi bimensuel, Cotonou, août 2015). Une CTA avait été donnée à un petit garçon de 18 mois d’une famille « intermédiaire » « parce qu’il ne mangeait pas bien » (suivi bimensuel, Cotonou, octobre 2015). Quelques familles pratiquaient aussi de l’automédication avec des CTA pour prévenir le palu23. « Les enfants, chaque trois mois, je les traite, symptômes ou pas symptômes […], chaque trois mois j’achète les médicaments de palu, je prends para, amoxi et puis un antipaludéen, très souvent CTA, que je leur donne et après je les déparasite. » (mère de famille « nantie », Cotonou, décembre 2014). On pourrait penser que ces pratiques d’automédication à base de CTA se développent progressivement des familles les plus favorisées aux moins favorisées et des villes aux campagnes. En même temps, au sujet de pratiques observées entre six et neuf ans après la mise à disposition de ces médicaments, on en vient à se demander s’il ne s’agit pas, plus radicalement, de non-appropriation par les familles les moins favorisées. En effet, les parents de certaines familles « nanties » ou « intermédiaires » de Cotonou ne connaissaient que les CTA pour prendre en charge le palu de leurs enfants. « J’ai l’impression que le CTA existait avant la naissance de mes enfants. Le palu… la première fois qu’ils ont souffert du palu, c’est le CTA que j’ai acheté, c’est à l’hôpital qu’ils nous l’ont prescrit. » (mère de famille « intermédiaire » de quatre enfants ayant entre 1 et 9 ans, Cotonou, décembre 2014). À contrario, plusieurs des familles « démunies » habitant Cotonou n’évoquaient tout simplement pas ces traitements.
19Au Ghana, en revanche, les individus, quel que soit leur statut socio-économique, connaissaient très bien les CTA, qui faisaient l’objet d’une appropriation importante et avec lesquelles ils pratiquaient fortement l’automédication. Celles-ci étaient largement utilisées pour traiter la malaria par les adultes et les enfants, tant dans les familles habitant en milieu urbain que par celles vivant en milieu semi-rural. Ces médicaments sont généralement perçus de manière très positive24. Lors du suivi de la consommation pharmaceutique des familles, 25 sur 30 d’entre elles avaient signalé qu’un membre de la famille avait pris des CTA au cours de la période de suivi. Des familles appartenant aux trois statuts socio-économiques avaient mentionné ce fait dans les deux types de milieux étudiés (urbain, semi-rural). La majorité de ces CTA avaient été obtenues dans les OTCMs et les pharmacies, et utilisées en automédication ou selon les recommandations du vendeur. Lors des entretiens, de nombreuses personnes avaient exprimé le souhait d’éviter le temps d’attente et les désagréments associés aux structures de santé.
20Au-delà du fait de traiter la malaria ou abun, de nombreuses personnes interrogées à Breman Asikuma et à Accra avaient dit utiliser couramment des CTA pour soigner des troubles comme les maux de tête ou la fièvre, en utilisant soit le stock de médicaments dont la famille disposait déjà ou en se les procurant auprès d’un OCTMs ou d’une pharmacie en milieu urbain à Accra. Par exemple, les membres d’une famille « nantie » habitant en milieu semi-rural consommaient des CTA achetées dans la pharmacie locale pour la prévention de la malaria, et Agnès, adolescente de cette famille, avait dit avoir pris trois comprimés de CTA pour traiter un mal de tête. Un autre exemple de cette utilisation élargie des CTA a été mentionné par Rabiatu, mère de famille « démunie » vivant en milieu urbain à Accra : selon elle, chaque fois que son mari « se sent un peu chaud ou malade, il va acheter des CTA » (entretien, avril 2015).
21Le succès d’un traitement précédent était souvent cité comme raison pour utiliser à nouveau un médicament lors d’un autre épisode de maladie. Certaines personnes avaient également déclaré qu’elles imitaient les habitudes de prescription des centres de santé ou hôpitaux. La plupart des médicaments consignés lors des visites de suivi bimensuel étaient destinés aux jeunes enfants. Ils étaient souvent donnés parce qu’ils avaient été efficaces par le passé, comme dans le cas de Bérénice (mère de famille « intermédiaire »), qui avait acheté des comprimés d’artésunate-amodiaquine Winthrop (CTA subventionnée) à la pharmacie pour les « symptômes habituels de la malaria » (vomissements et rhume) que sa fille de 5 ans avait (suivi bimensuel, Accra, 2015). Certaines personnes avaient également dit qu’elles suivaient les recommandations des vendeurs en pharmacie, par exemple lorsque l’association artéméther-luméfantrine Ipca (subventionnée) avait été recommandée pour les symptômes de Godwin, âgé de 2 ans (famille « démunie ») : « Son urine était très jaune, il ne pouvait pas jouer avec les autres enfants et son corps était très chaud. » (suivi bimensuel, Breman Asikuma, octobre 2015).
22Concernant la prise en charge du palu ou de la malaria par les familles, les données quantitatives, issues des enquêtes que nous avons menées en population en 2016 et 2017 dans environ 600 familles en milieu urbain et rural dans les deux pays, montrent clairement une différence entre le Ghana et le Bénin. Au Bénin, les CTA étaient effectivement relativement peu utilisées en première intention. Parmi les traitements pharmaceutiques pris en automédication contre le palu, elles ne représentent que 21 % des prises à Cotonou et 28 % dans le département du Mono. Toutefois, si on prend en compte aussi les traitements de phytothérapie pris seuls, sans association de spécialités industrielles, en milieu rural ce taux descendait à 10 % contre 19 % à Cotonou (Damien et al., 2020).
23Au Ghana, les CTA étaient beaucoup plus souvent utilisées par les familles. Elles représentaient de 77 à 90 % des spécialités industrielles consommées en automédication contre la malaria, respectivement en zone rurale et urbaine. Néanmoins, tout comme pour le milieu rural béninois, il convient de prendre en compte l’utilisation exclusive par les familles de la phytothérapie, qui représentait près de 40 % des cas à Accra (38 %) comme en milieu rural (37 %). À côté des décoctions de plantes préparées à la maison, un phénomène important en termes de recours aux soins apparaît dans le cas du Ghana : celui des produits de phytothérapie standardisée, vendus dans les OTCMs et les pharmacies, à côté des traitements industriels25. Ce phénomène apparaît plus prégnant en milieu urbain. En effet, parmi les produits de phytothérapie consommés à Accra contre la malaria, 55 % étaient standardisés contre 33 % en milieu rural. Le chapitre suivant du livre est consacré à cette question.
Multiplicité des antipaludiques et attachements variables aux molécules
24Les CTA n’arrivent pas sur une table rase dans les deux pays. À côté de la phytothérapie, le quotidien des personnes est déjà très peuplé en molécules industrielles qu’elles utilisent contre le palu, la malaria, hwevó, abun, tanvio, atikéssi, etc., molécules auxquelles elles sont plus ou moins attachées en fonction de leur statut socio-économique, de leur lieu de résidence (urbain ou rural), mais aussi surtout en fonction des contextes nationaux.
25Au Bénin, les molécules antipaludiques antérieures aux CTA sont bien connues des consommateurs. Certaines personnes les assemblent en une catégorie unique qu’elles nomment les quine-quine, prouvant qu’elles les interprètent comme ayant des effets similaires. Toutefois, la plupart des personnes perçoivent des différences entre la chloroquine, la Nivaquine (qui est pourtant une dénomination commerciale de la chloroquine) et la quinine. La chloroquine est bien connue en raison de sa promotion durant de longues années par la santé publique pour le traitement et la prévention du paludisme26. Suite à l’importance de la chimiorésistance du parasite, Plasmodium falciparum, à cette molécule, à partir de la fin des années 1990, d’autres antipaludiques ont été recommandés par les autorités sanitaires. Pourtant, nos enquêtes montrent que la chloroquine était encore utilisée par plusieurs des familles interrogées, en curatif mais surtout en prévention des entités nosologiques populaires dont il était question précédemment. C’était le cas de plus de la moitié des familles suivies dans le département du Mono, quel que soit leur statut socio-économique ; c’était aussi celui d’une famille « démunie », d’une « intermédiaire » et d’une « nantie » résidant à Cotonou. Notre enquête quantitative réalisée en population générale a montré que près de 10 % des familles utilisaient en première intention la chloroquine pour traiter un palu, ceci aussi bien en zone urbaine (8,8 %) qu’en zone rurale (9,2 %).
26La quinine en comprimés était également utilisée en automédication curative, et parfois préventive par plusieurs familles « démunies » et « intermédiaires » habitant Cotonou et dans une moindre mesure le département du Mono. Notre enquête quantitative a chiffré à près de 30 % (28,8 %), les familles déclarant utiliser la quinine en automédication curative à Cotonou, contre seulement 4,5 % dans le département du Mono. La sulfadoxine-pyriméthamine (SP), recommandée dans un premier temps par le ministère de la Santé et l’OMS en remplacement de la chloroquine dans le traitement présomptif du paludisme simple et utilisée depuis le début des années 2000 en traitement préventif intermittent du paludisme pendant la grossesse, est également utilisée en automédication curative, plus fortement à Cotonou que dans le Mono, par des adultes et des enfants. Plusieurs des familles interrogées, notamment des « intermédiaires » et des « nanties », utilisaient la SP avant de passer aux CTA. Notre enquête quantitative révèle que 7 % des familles de Cotonou ont déclaré utiliser la SP contre le palu ; cette molécule n’a en revanche pas été déclarée par les familles habitant le département du Mono.
27Pour plusieurs familles, ces diverses prises d’antipaludiques n’étaient pas antinomiques et elles pouvaient utiliser parfois les unes et parfois les autres. Ainsi, pour les mêmes personnes, certains palu requièrent des CTA alors que pour d’autres la SP ou la quinine suffit. C’était le cas d’une famille « intermédiaire » habitant le département du Mono. Deux des quatre enfants de cette famille, âgés de 4 ans et de 12 mois, avaient consommé des CTA contre le palu, suite à une prescription dans un centre de santé pour le premier, qui avait été reproduite quelques jours après pour le deuxième. La mère de famille était allée consulter car elle était particulièrement inquiète des symptômes présentés par les enfants. C’est d’ailleurs la seule consultation biomédicale qui avait été pratiquée par cette famille en plus d’un an d’enquête. Habituellement, c’était la « nivaquine » qui était donnée aux enfants de cette famille pour traiter le palu.
28Enfin, au-delà des molécules antipaludiques, plusieurs autres spécialités industrielles étaient utilisées au Bénin en automédication curative ou préventive contre les entités nosologiques populaires décrites précédemment. Il arrivait aussi, surtout dans le département du Mono, tous statuts socio-économiques confondus, et concernant les familles « démunies » habitant Cotonou, qu’aucun antipaludique ne soit associé à ces autres molécules. Les classes thérapeutiques mobilisées alors étaient des antalgiques (paracétamol, paracétamol associé à la caféine, aspirine, Efferalgan), des anti-inflammatoires (Ibuprofène, diclofénac), des vitamines (fer, foldine), quelquefois des antibiotiques (cotrimoxazole, amoxicilline, Ampicilline) et des anti-helminthiques (albendazole, mébendazole). Le paracétamol arrivait largement en tête de ces consommations27. En raison des résistances du parasite à la chloroquine, des sensibilisations sur la non-efficacité de cette molécule ont été menées. Elles peuvent avoir eu comme conséquence, pour ceux qui ne peuvent se payer des CTA, de discréditer l’ensemble des antipaludiques. « On a dit après que si les enfants ont la fièvre et qu’on utilise nivaquine, ce n’est pas bon, c’est un docteur qui m’a dit que la fièvre augmente, c’est ce qui fait que je n’utilise plus nivaquine et j’ai préféré le paracétamol. » (mère de famille « nantie », département du Mono, février 2015). Les enquêtes quantitatives montrent que ces spécialités, utilisées sans l’association d’antipaludiques, représentaient 27,5 % des traitements pharmaceutiques utilisés en automédication contre le palu à Cotonou et 58,5 % dans le Mono (voir portfolio, photo 17).
29Au Ghana, notre enquête quantitative montre que les antipaludiques autres que les CTA (chloroquine, amodiaquine, quinine ou SP) étaient très peu utilisés, aussi bien en zone rurale qu’en zone urbaine (seulement sept familles sur 600 ont déclaré en utiliser). Lors des entretiens qualitatifs, de nombreuses personnes ont qualifié la chloroquine ou la quinine « d’anciens médicaments » qui ne sont plus utilisés. Les spécialités pharmaceutiques autres que les antipaludiques étaient également bien moins souvent utilisées qu’au Bénin, surtout à Accra, où elles représentaient seulement 6,4 % des cas. En milieu rural, elles représentaient encore 20 % des produits pharmaceutiques administrés. Les vitamines (blood tonics) étaient utilisées en prévention de maladies et en association avec les antipaludiques. Sous cette appellation (blood tonics), on retrouvait des compléments alimentaires comme « B’co » (contenant plusieurs vitamines B), des multivitamines ou des suppléments en fer. Les autres médicaments utilisés au Ghana étaient comparables à ceux utilisés au Bénin, dont le cotrimoxazole (pour les problèmes d’estomac), les vermifuges, les sirops contre la toux, Efpac (paracétamol, aspirine, caféine) et le « para » (paracétamol).
30Le fait, au Ghana, que les CTA subventionnées étaient extrêmement bien distribuées dans les moindres recoins du pays, via les acteurs publics mais surtout les très nombreux acteurs privés de la distribution pharmaceutique, donnait un paysage très différent de celui du Bénin. Cette large distribution des CTA au Ghana éludait finalement les autres spécialités industrielles dans le traitement de la malaria. Elle limitait ainsi le développement de perceptions populaires au sujet de ces autres molécules.
31Au Bénin, en revanche, les différentes molécules antipaludiques suscitaient des perceptions populaires variées, en lien avec le statut socio-économique des personnes et les molécules qui étaient à leur portée financière. La chloroquine, la Nivaquine, les quine-quine étaient perçues par les familles « intermédiaires » et « nanties » de Cotonou qui pratiquaient régulièrement l’automédication avec des CTA, comme étant des molécules anciennes, attachées au passé. « Chloroquine, quinine, nivaquine, c’était ça… c’était très fréquent entretemps contre le palu, je les ai toutes utilisées, surtout quand j’étais avec mes parents, on en prenait pour prévenir le palu, maman nous en donnait. » (mère de famille « nantie », Cotonou, mars 2015). C’est aussi le cas de familles « nanties » du département du Mono. La chloroquine (la Nivaquine) et la quinine étaient par ailleurs souvent décrites dans les entretiens comme entraînant de nombreux effets secondaires. Il était souvent question, pour la chloroquine, de bourdonnements d’oreille (« ça bouche trop les oreilles », « ça tue les oreilles »), de démangeaisons, d’allergies, d’effets délétères sur les yeux. Pour la quinine, en plus des précédents effets également décrits, il s’agissait de vertiges, de fatigue, d’affaiblissement, de difficultés à dormir, de maux de tête, de problèmes au ventre, d’effets sur les articulations. Le caractère très amer de ces molécules était aussi souvent souligné comme provoquant le rejet chez certaines personnes. Néanmoins, ces effets secondaires étaient surtout décrits par ceux qui « se sont mis » aux CTA28. Ainsi, pour toutes les autres personnes au Bénin, qui n’avaient pas les moyens de pratiquer l’automédication avec des CTA ou qui pensaient que celles-ci n’étaient pas requises pour le palu auquel elles étaient confrontées à ce moment-là, et bien que ces molécules n’étaient pas ou plus recommandées officiellement dans le traitement de première intention du paludisme, la quinine, et même la chloroquine, se maintenaient largement dans le temps29.
Conclusion
32Concernant la distribution et les usages des CTA au Bénin et au Ghana, nous sommes bien en face de deux situations très différentes, voire opposées, à l’œuvre pourtant dans des pays proches sur les plans géographiques, socio-culturels et sanitaires.
33La présence simultanée des différentes molécules antipaludiques au Bénin – la quinine, les CTA, la SP et même la chloroquine – dans les habitudes de consommation des familles, est surprenante. Elle peut sembler souligner, au premier abord, l’importance du temps d’appropriation des nouveaux protocoles thérapeutiques par les individus, les familles mais également les professionnels de la santé. L’empilement des recommandations thérapeutiques qui changent régulièrement pour une même pathologie et qui sont de plus, comme dans le cas du paludisme, différentes pour les enfants, les femmes enceintes et les autres adultes, pose de façon certaine des difficultés de compréhension et d’appropriation aux personnes, malades comme soignants. Les recommandations ne s’effacent pas les unes après les autres ; elles sont associées dans la mémoire individuelle et collective.
34Cependant, la comparaison avec la situation du Ghana permet finalement de mettre en évidence les éléments qui influencent ces attachements persistants ou ces nouvelles appropriations de molécules. Au-delà des perceptions des individus quant aux médicaments et de leur connaissance et compréhension de la maladie, c’est bien le système pharmaceutique en place dans un pays et la manière dont les différentes molécules sont effectivement distribuées aux personnes et à quel prix, qui apparaît avoir un impact prépondérant30. C’est, nous semble-t-il, à partir de ces facteurs structurels que la confiance des personnes envers telle ou telle molécule peut se développer (Brhlikova et al., 2011 ; Égrot, 2015 ; Hamill et al., 2019), nous l’avons vu, de manière étonnamment différente au Bénin et au Ghana. Ce sont finalement ces éléments qui déterminent le fait qu’une molécule pharmaceutique soit abandonnée, perdure ou devienne un objet intégré à l’intimité des personnes (Fainzang, 2001 ; Gregson, 2007)31.
35Ces situations différentes entre les deux pays ne sont pas sans poser de questions à la santé publique. Les CTA, largement utilisées au Ghana par le biais de l’automédication, le plus souvent sans la confirmation du diagnostic palustre, ne vont-elles pas susciter des résistances du parasite à ces combinaisons ? À l’inverse, au Bénin, moins fortement utilisées en automédication, les CTA seraient-elles dans ce pays à moindre risque d’apparition de résistances ? Si tant est que ces questionnements soient pertinents dans des espaces géographiques si proches dont les frontières sont fortement perméables, on se retrouve devant un dilemme en santé publique : une large distribution et une large utilisation possiblement inappropriée des CTA pouvant susciter des problèmes de résistances, ou une distribution plus limitée, plus appropriée mais aussi un risque important de traiter de réels cas de paludisme par des médicaments non recommandés, maintenant inefficaces, voire par des médicaments inadaptés (Baxerres et al., 2015).
36Ces considérations biologiques sont importantes et il est nécessaire de les prendre en compte. Mais au-delà, nos études montrent que le fonctionnement du système pharmaceutique d’un pays apparaît avoir un impact considérable sur les usages que les consommateurs, en bout de chaîne, font des médicaments. Dans des pays à ressources limitées ou intermédiaires, comme le Bénin et le Ghana, comprendre la manière dont des molécules peu chères – qu’elles soient subventionnées comme ici pour les CTA ou remboursées à travers différents mécanismes assurantiels – sont disponibles, à travers quels lieux de distribution (formels mais aussi informels) et présents de quelle manière sur le territoire, s’avère primordial pour construire des politiques de lutte contre une pathologie et envisager leurs conséquences aussi bien en santé individuelle et publique, que sur les plans économiques et sociaux.
Notes de bas de page
1 Se reporter au chapitre 5 pour comprendre le retard des recommandations d’introduction des CTA en Afrique de la part de l’OMS. Voir aussi Pourraz, 2019.
2 Voir Ghana Demographic and Health Survey, 2014, chapitre 12 : https://dhsprogram.com/pubs/pdf/FR307/FR307.pdf, et 5e enquête démographique et de santé, République du Bénin, 2017-18 : 44-48 : https://www.insae-bj.org/images/docs/insae-statistiques/sociales/Sante/Enqu%C3%AAte%20D%C3%A9mographique%20et%20de%20Sant%C3%A9%20au%20B%C3%A9nin%20%28EDSB%29%20de%202017-2018.pdf, consultés en avril 2020.
3 Rappelons que le système pharmaceutique d’un pays se définit par l’ensemble des procédés d’approvisionnement et de distribution de médicaments disponibles sur son territoire, qu’ils soient publics, privés ou informels (voir introduction).
4 Se référer au chapitre sur la méthodologie pour avoir des informations sur la collecte des données.
5 Comme il est d’usage en anthropologie, nous spécifions les termes qui sont émiques, c’est-à-dire qui sont employés tels quels par les personnes avec lesquelles nous nous entretenions. Ils révèlent des significations importantes à prendre en compte, qu’il s’agisse comme ici d’entités nosologiques populaires ou, comme dans le chapitre 11, de catégories de médicaments. Nous précisons ces catégories ici en italique.
6 En cas de paludisme, l’éclatement des globules rouges parasités libère des pigments qui colorent les urines et les conjonctives. Dans le département du Mono, il est souvent question, à la place de la couleur jaune, du rouge.
7 On voit ainsi, à travers ces exemples, que certaines entités nosologiques populaires sont nommées en lien avec l’élément causal de la maladie et d’autres avec sa symptomatologie ou son traitement. Les personnes précisent souvent que hwecivio, hwecivoè, tanvio ou atikéssi, veulent aussi dire palu et/ou aussi l’une des autres entités précédemment citées.
8 La gravité est ici associée au caractère masculin, asì voulant dire en fon « épouse, femelle » et asú « époux, mari, mâle ». Dans le département du Mono, il a aussi été question de atikéssi rouge et de atikéssi simple.
9 Le terme « malaria » et les moustiques nous semblaient plus systématiquement cités qu’au Bénin. Le Ghana peut donner l’impression, au premier abord, surtout lorsque l’on mène les premières explorations à Accra, d’un pays plus fortement influencé que le Bénin par les modes de vie occidentaux et les savoirs biomédicaux ; impressions qui se dissipent par la suite lorsque l’on quitte la grande ville, ses panneaux publicitaires, ses échangeurs routiers multiples et ses interminables go-slow (embouteillages).
10 L’entité nosologique populaire atridii se rapproche de celle de la malaria, telle que perçue par les populations, mais nous ne l’avons rencontrée qu’à une seule occasion lors des entretiens.
11 Les prénoms mentionnés dans le texte sont des pseudonymes.
12 Le chapitre 10 est consacré à la prise en charge de la santé, au Bénin et au Ghana, entre automédication et consultation d’un spécialiste.
13 ACTwatch menait jusqu’à récemment des études majoritairement quantitatives sur la distribution et la consommation des CTA dans dix pays où le paludisme est endémique, dont le Bénin : www.actwatch.info (consulté en février 2020).
14 Se référer au chapitre 3, dans lequel sont décrits précisément les systèmes pharmaceutiques du Bénin et du Ghana et les nombreux acteurs – publics, privés et informels – qui y sont à l’œuvre.
15 Dans la vague des réformes du secteur pharmaceutique en cours au Bénin depuis 2017, la Came a été dissoute en septembre 2020 au profit d’une nouvelle société, la Société béninoise pour l’approvisionnement en produits de santé (Sobaps SA).
16 Le chapitre 9 est consacré à la question de la promotion pharmaceutique au Bénin et au Ghana.
17 Le fait que les CTA subventionnées soient distribuées dans le secteur public et privé au Ghana a été promu par le programme AMFM (Affordable Medicine Facility for Malaria), soutenu par le Fonds mondial. Il en a été question dans le chapitre précédent.
18 En fonction du cours fluctuant des monnaies, l’euro est généralement légèrement supérieur au dollar américain (1 euro ≈ 1,15 USD). Préciser les prix en euros pour le Bénin et en dollars pour le Ghana, comme c’est l’usage dans ces deux pays, permet de souligner l’influence de chacun de ces contextes financiers et par-delà culturels respectivement au Bénin et au Ghana.
19 Nous considérons l’automédication comme l’utilisation par les personnes de produits de santé sans la supervision, pour le cas considéré, d’un professionnel reconnu par elles-mêmes comme pouvant prescrire, que celui-ci soit effectivement habilité à le faire ou pas. La question de l’automédication sera largement discutée dans le chapitre 10.
20 La mère de cette famille « démunie » détonait par rapport aux autres mères des familles « démunies ». Elle avait été scolarisée jusqu’en 4e au collège et avait vécu précédemment à Parakou, la deuxième ville du pays. Elle connaissait un nombre important de médicaments dont elle maîtrisait, de son point de vue, les effets.
21 Les structures de santé publiques sont globalement plus largement consultées dans le département du Mono qu’à Cotonou où l’offre de soins est plus large. Il y existe des centres de santé privés mais ils sont moins nombreux qu’à Cotonou. Les relais communautaires sont des habitants des villages identifiés par le ministère de la Santé ainsi que par les institutions qui mettent en œuvre localement des projets de santé, pour apporter des conseils de santé et/ou des soins, des traitements et des vaccins. En matière de paludisme, ils remettaient gratuitement aux familles des CTA pour les enfants de moins de 5 ans présentant une infection.
22 Les CTA green leaf étaient aussi distribuées de manière importante au Nigeria, à travers l’AMFM. Ce pays approvisionne aussi largement les marchés informels béninois (Baxerres et Le Hesran, 2011).
23 La chimioprophylaxie contre le paludisme n’est plus recommandée actuellement par les autorités sanitaires, sauf pour les femmes enceintes. Nous avons montré précédemment au Bénin que les perceptions populaires de la maladie conduisent les personnes à pratiquer de manière importante la prévention du palu, par le biais de décoctions de plantes mais également de spécialités industrielles (Baxerres, 2013 a).
24 Nous avons choisi de ne pas décrire ici de manière approfondie les perceptions populaires des CTA, puisqu’elles ne sont pas significatives des variations d’usages de ces médicaments dans les deux pays. Au Bénin, les gens connaissaient surtout le nom commercial « Coartem », car cette marque était surreprésentée depuis longtemps parmi les CTA subventionnées, quand ce n’était pas la seule option disponible. Dans les deux pays, les CTA subventionnées étaient aussi appelées ainsi : « celui qu’on prend quatre par quatre » ou « le [comprimé] jaune ». Celles non subventionnées étaient connues sous leur nom commercial et les personnes utilisaient différents noms selon ce qu’elles achetaient. Au Ghana, certains consommateurs connaissaient le terme « CTA ». La perception globale était qu’elles sont très efficaces pour le traitement de la malaria et ont peu d’effets indésirables, comme parfois une faiblesse passagère. Au Bénin, elles étaient globalement perçues comme plus efficaces que les molécules antipaludiques anciennes. Toutefois, des variations existaient en fonction du statut socio-économique des personnes et du fait que les produits étaient subventionnés ou non. Les CTA subventionnées, distribuées dans les centres de santé publics, étaient perçues par les familles urbaines « nanties » et « intermédiaires » comme étant moins efficaces que celles non subventionnées. Dans ces familles, des effets secondaires des CTA (subventionnées) pouvaient être décrits (trop sucrés, odeur désagréable, démangeaisons). En milieu rural, les CTA subventionnées étaient surtout associées aux enfants.
25 Ce phénomène existe également au Bénin mais est quantitativement beaucoup moins important. Seules trois des trente familles enquêtées selon nos méthodes qualitatives avaient utilisé une fois un traitement de phytothérapie standardisé en cas de palu.
26 Du début des années 1960 jusqu’au début des années 1990, la chimioprophylaxie de masse à base de chloroquine était préconisée en Afrique par l’OMS pour les enfants (Sarrassat, 2009). Cette recommandation a été suspendue par la suite et c’est une politique de traitement présomptif du paludisme simple au moyen de la chloroquine et sur la base d’un diagnostic clinique qui prenait surtout en compte la fièvre, qui a été mise en avant jusqu’à la fin des années 1990 où des résistances des parasites responsables du paludisme à la chloroquine se sont développées (Souares, 2007). Ce sont alors d’autres molécules qui ont été recommandées (méfloquine, sulfadoxine-pyriméthamine), avant l’avènement des CTA.
27 Le paracétamol est très consommé au Bénin et au Ghana. Cette molécule fait l’objet dans de nombreux pays de perceptions spécifiques et notamment d’une grande familiarité de la part des personnes, certaines ne le considérant d’ailleurs plus vraiment comme un médicament, potentiellement dangereux. En France, c’est la seule spécialité industrielle à échapper à la dichotomie « nature » versus « souillure » par les médicaments biochimiques (David et Guienne, 2019).
28 Il convient de noter que les personnes qui utilisaient la chloroquine pouvaient aussi indiquer ces effets secondaires concernant la quinine, et inversement. Il y a ainsi une sorte d’appropriation différentielle des molécules antipaludiques selon les personnes. La personnalisation dont les spécialités industrielles sont souvent l’objet – le fait qu’un médicament convienne à l’organisme d’un individu et pas à celui d’un autre, y compris pour un même problème de santé – a été plusieurs fois décrite dans la littérature (Hardon 1994 ; Baxerres, 2013 a).
29 La quinine était toujours recommandée au moment de nos études en traitement du paludisme grave, par voie orale suite à sa prescription en injection ou perfusion ou à celle de l’artésunate. La chloroquine était interdite pour des indications en lien avec le paludisme. Elle pouvait être prescrite pour le traitement de certaines maladies rares, comme le lupus érythémateux ou la polyarthrite rhumatoïde. Lors de notre étude, les personnes pouvaient acheter uniquement cette molécule via le marché informel du médicament. Nous avons repéré des discours et des pratiques largement partagées (plus fortement dans le département du Mono mais également à Cotonou) qui associaient cette molécule au traitement de plusieurs autres questions de santé : surtout des problèmes de ventre, de constipation mais aussi en cas d’encombrement des voies respiratoires, de problèmes de sommeil, de contraception et de grossesses non désirées. Au moment où ce chapitre s’écrit, la chloroquine revient sous les projecteurs du monde entier au sujet de sa possible efficacité contre le Covid-19. Elle a fait l’objet de vigoureuses polémiques scientifiques, largement relayées dans les médias et les réseaux sociaux.
30 Il est connu que la chloroquine, dans la seconde moitié du xxe siècle, était plus fortement promue dans les pays francophones d’Afrique alors que la SP l’était, elle, dans les pays anglophones. Mais ces éléments historiques apparaissent finalement de peu de poids en comparaison du fonctionnement actuel du système pharmaceutique des pays.
31 Deux champs de recherche passionnants peuvent être mobilisés ici : celui des études de la consommation (Chessel, 2012 ; Trentmann, 2012) et celui des études des cultures domestiques (home cultures) (Miller, 2001 ; Pink, 2004).
Auteurs
Chercheuse en anthropologie à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), dans les unités de recherche Merit (IRD-Université de Paris) et LPED (IRD-Aix-Marseille université).
Chercheuse postdoctorante à l’IRD, dans l’unité de recherche LPED (IRD-Aix-Marseille université).
Chercheur senior et ancien chef du département d’épidémiologie du Noguchi Memorial Institute for Medical Research (NMIMR), université du Ghana.
Médecin épidémiologiste et directeur de recherche à l’IRD, dans l’unité de recherche Merit (IRD-Université de Paris).
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