Préface
p. 9-11
Texte intégral
1Tout au long de l’histoire, l’interaction des humains avec leur environnement les a conduits à élaborer des mécanismes de survie pour faire face aux maladies et aux catastrophes naturelles. Par expérimentation, en exploitant les ressources botaniques et minérales, les hommes et femmes ont éprouvé la nécessité de trouver des remèdes pour préserver leur santé. Ils ont ainsi développé des pratiques d’utilisation de médicaments et remèdes à des fins curatives, préventives ou pour promouvoir leur santé.
2Au-delà de ces objectifs sanitaires, les médicaments sont aussi progressivement devenus l’objet d’enjeux se situant au croisement des sphères socio-économiques et culturelles, impliquant des questions de savoirs, mais aussi de symboliques, de croyances, de politiques, de profits, de confiance, de conflits, etc.
3Ce livre, à travers un regard anthropologique, nous permet de mieux comprendre l’impact des médicaments dans différentes sphères sociales. Pour ce faire, Carine Baxerres et ses co-auteurs se sont focalisés sur un type spécifique de médicaments, les combinaisons thérapeutiques à base d’artémisinine (CTA) impliquées dans la lutte contre le paludisme. Les CTA, comme tout autre médicament et produit pharmaceutique, passent par des phases de conception, de production, de distribution, puis de déclin et de disparition, après lesquelles on peut encore observer des traces de leur passage, y compris dans l’environnement. Menées dans plusieurs pays, ces études sur les CTA permettent cependant, plus largement, d’apprécier et d’affirmer le caractère unique des spécialités pharmaceutiques. Indépendamment de leurs intentions thérapeutiques, ces médicaments sont en effet considérés différemment selon les cultures et les sociétés, car ils s’inscrivent dans divers contextes sociaux, mais aussi commerciaux et politiques. Les auteurs mettent ainsi en lumière le fait que les médicaments ne sont pas des articles ordinaires de commerce, et ils illustrent les différentes étapes de leur « vie sociale ». Cette conceptualisation de « la vie sociale des médicaments », proposée dans les années 1980-90 par l’anthropologue médical Sjaak Van der Geest et ses collègues, était fondée sur l’hypothèse que les différents niveaux de l’organisation sociale, ici en matière de médicaments, sont interconnectés et que ces interconnexions méritent d’être examinées à chacune de leurs étapes. À travers leurs études méticuleuses et soignées, dans les contextes spécifiques où ils ont travaillé, au Ghana, au Bénin, en Côte d’Ivoire et au Cambodge, Carine Baxerres et ses co-auteurs confirment cette proposition et l’enrichissent.
4Ils montrent comment la circulation des médicaments ainsi que les connaissances « rationnelles » qui leur sont associées, au-delà des frontières culturelles et territoriales, doivent se comprendre de manière globale au sein de la mondialisation, mais aussi les conséquences sociales et culturelles de celle-ci. Dans ce livre très bien documenté, les auteurs mettent ainsi en lumière les façons dont les médicaments sont utilisés et perçus à la fois au niveau international et national, mais aussi au niveau des institutions de santé et des familles. Ils soulignent également les causes des inégalités d’accès aux médicaments que l’on observe dans certains pays en développement, comme ici au Ghana, au Bénin et au Cambodge.
5Carine Baxerres et ses co-auteurs jettent ainsi un éclairage nouveau sur les processus de « régulation » par lesquels les pouvoirs politiques et commerciaux ainsi que les individus jouent des rôles clés. Poursuivant des intérêts personnels ou collectifs, les acteurs impliqués influencent en effet les processus d’importation, de production, de commercialisation, de distribution et de consommation des produits pharmaceutiques.
6Le choix des pays étudiés révèle également l’ambivalence historique des stratégies géopolitiques britanniques et françaises qui orientaient les programmes de développement de leurs colonies respectives. Cette dichotomie dans les modèles français et anglais est particulièrement bien mise en avant dans ce livre qui fournit un aperçu, à l’échelle des dernières centaines d’années en Europe, de certains des fondements, facteurs, motivations et priorités sous-tendant l’entreprise de colonisation, ici dans le domaine spécifique du médicament.
7La pratique de la pharmacie étant diversement considérée comme un simple commerce ou comme une profession de santé, elle a toujours provoqué un dilemme politique autour de la question d’accorder ou non un privilège exclusif (sous forme de monopole) aux pharmaciens. Le modèle du Ghana, emprunté au modèle britannique, apparemment flexible, prône une pratique professionnelle qui est l’apanage des pharmaciens mais est dissociée de la propriété des entreprises. Le modèle opposé, celui des pays francophones d’Afrique de l’Ouest, soutient un monopole des pharmaciens sur la pratique et sur la propriété du commerce. Ces distinctions entre les deux modèles génèrent une interprétation conflictuelle du rôle du pharmacien, qui peut conduire à des entraves sur le plan des normes éthiques. Il faudrait sans doute avoir la curiosité d’explorer plus encore les mérites et les démérites de ces deux modèles présentés ici.
8Les auteurs introduisent également une nouvelle terminologie, celle de « pharmaceuticalisation » et de « dépharmaceuticalisation », en décrivant l’impact divergeant des médicaments dans les pays étudiés. À cet égard, le Cambodge présente un intérêt particulier, et les lecteurs sont encouragés à explorer l’effet des transitions politiques turbulentes sur les pratiques et l’industrie pharmaceutique de ce pays. Les expériences de la pharmaceuticalisation, en revanche, notamment au Ghana et au Bénin, peuvent révéler des réalités nouvelles en termes de valeurs sociétales, telles que l’autonomie, mais aussi d’opportunités économiques et commerciales, et de recours aux soins de santé. En atteste la dépendance acquise à l’égard des médicaments pharmaceutiques.
9Ce livre souligne enfin que, pour garantir la sécurité, l’efficacité et la qualité des médicaments, il convient d’avoir une réglementation efficace et un cadre institutionnel approprié. Or, dans les pays étudiés, il apparaît que la législation et la réglementation pharmaceutique, venant de l’étranger, ont été imposées localement sans prendre en compte les systèmes de valeurs et de croyances très différents d’une société à l’autre. Conflits et tensions ont résulté de l’introduction de ces politiques, législations et réglementations sanitaires et ont produit des résultats inattendus en matière de promotion d’une santé rationnelle et du secteur pharmaceutique, provoquant à la fois l’émergence de pratiques licites et illicites et celle d’entrepreneurs pharmaceutiques indigènes.
10À travers des études réalisées à plusieurs niveaux de réalités sociales, dans différents pays issus de diverses administrations coloniales et de différents systèmes économiques et politiques, cet ouvrage livre des analyses fines, documentées et très pertinentes.
11Rédigé par des universitaires, chercheurs et praticiens de rang international qui possèdent collectivement une vaste expertise dans le domaine pharmaceutique, ce livre intéressera les étudiants et les chercheurs dans les domaines du développement, de la sociologie, de l’anthropologie, de la politique et de l’économie. Je le recommande également vivement aux décideurs, organismes de réglementation, pharmaciens et industriels de la santé.
Auteur
Directeur du Pharmacy Council du Ghana entre 2005 et 2016, actuellement président du Ghana College of Pharmacists.
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