Allocutions de clôture
p. 146-153
Note de l’éditeur
Allocations prononcées à Paris, le 15 octobre 2003.
Texte intégral
1Outre le mérite d’associer trois organismes de recherche, ce colloque s’est emparé d’un problème global complexe, l’alimentation dans le monde, qui touche par définition les hémisphères nordet sud, et dont le traitement relève de la pluridisciplinarité.
2Le problème est en effet complexe dans la mesure où les paramètres déterminants sont étroitement imbriqués, qu’ils soient environnementaux, économiques, sociaux ou politiques... Il présente ainsi de fortes similitudes avec les problèmes de santé publique au point qu’il faut se demander si le problème de l’alimentation approchée de façon Nord-Sud, globale n’est pas un problème de santé publique ? Cette dimension « santé » est devenue essentielle, et notamment dans le contexte Nord-Sud, où l’accès à l’aliment est un droit, l’aliment un bien public. C’est aussi un déterminant de santé, aussi bien sur le plan quantitatif, la faim, que sur le plan qualitatif, alors que l’aliment est un déterminant culturel, au Nord comme au Sud.
3Mais l’aliment est aussi un déterminant de santé dans les pays émergents, dans lesquels on observe la transition sanitaire ou épidémiologique. Alors que le tribut payé aux maladies transmissibles est encore important, s’ajoutent les maladies non transmissibles - obésité, maladies cardio-vasculaires, cancers -posant de redoutables problèmes de choix de priorités. Pour l’aliment comme pour les autres déterminants de santé, les stratégies globales imposées par une chaîne complexe en 5 ou 6 étapes, de la production à l’assiette, doivent s’accompagner de stratégies locales où la notion de bien-être et la dimension culturelle auront toute leur place. Enfin, ici aussi, avec l’aliment, la pluralité des acteurs est une caractéristique et au sein de tous ces acteurs, la femme joue un rôle essentiel, comme toujours en santé. En fait, l’aliment comme déterminant de santé est particulièrement complexe.
4Comme le montrent les contributions présentées dans cet ouvrage, la question de l’alimentation, comme tous les déterminants de santé, nécessite l’élaboration de politiques publiques s’appuyant sur un équilibre entre l’État, puissance publique, et la société civile et ses organisations non gouvernementales. On ne rappellera jamais assez la nécessité du débat public, sous toutes ses formes.
5Enfin concernant l’aliment en tant que déterminant de santé, un paramètre important est également celui de la rapidité de l’évolution de la situation globale et de la prise de conscience. Il ya dix ans, le problème ne se posait pas, on l’ignorait. Il y a à présent urgence et l’appel aux connaissances scientifiques et à la recherche est pressant et insistant.
6La question et les réponses qui peuvent être données se situent donc bien à l’interface entre recherche et politique. Les chercheurs et les gestionnaires d’établissement ont une obligation de rendre la connaissance intelligible et accessible au politique afin que ce dernier soit en mesure des en emparer pour établir des priorités et faire des choix. Ce n’est pas là la moindre des responsabilités des chercheurs.
7Merci à Bertrand Hervieu, merci à l’Inra et au Palais de la Découverte d’avoir organisé cette journée pendant la fête de la science et en associant les établissements que sont l’IRD et le Cirad.
8Je n’ai pas pu assister à toute la journée et, si j’y avais participé, la richesse des débats comme le dernier auquel nous avons assisté m’empêcherait de tirer aisément des conclusions. Je ferai donc simplement deux remarques, d’abord entant que citoyen, puis en tant qu’acteur de la recherche.
9Ma première remarque est que l’idée de cette fête de la science ou de « la science en fête » est une excellente occasion de rapprocher science et société.
10La question que nous avons abordée ici aujourd’hui apparaît relativement simple : le monde peut-il nourrir le monde ? En réalité, cette interrogation renvoie à un très grand nombre d’autres questions dont on voit qu’elles font débat dans notre assemblée, et de façon encore plus amplifiée dans la société. Cette question est d’ailleurs de même nature que celles qui se réfèrent au développement durable qui, lui aussi, est un sujet de grand débat dans la société. Je suis convaincu que, si l’on interrogeait 10 citoyens du Nord et 10 citoyens du Sud, ou des différents Sud, simplement pour définir le développement durable, nous aurions au moins 20 réponses différentes.
11S’interroger sur la manière de construire le débat science et société sur le développement durable renvoie à la place donnée aux générations futures. Comment en effet nos enfants perçoivent-ils et s’approprient-ils ces idées complexes que nous abordons aujourd’hui ? Ce sont eux les acteurs de demain. Michel Griffon nous a opportunément rappelé que, en Afrique, multiplier par cinq la production à l’horizon 2050 pour faire face aux besoins, ce sera l’œuvre des jeunes qui naissent aujourd’hui, car ce seront eux qui feront la production de demain. Nous devons ainsi nous interroger sur la façon dont nous donnons « envie de science » à la société et comment nous donnons « envie de société » à la science.
12Ma deuxième remarque, comme acteur de la recherche, a trait au positionnement de nos organismes de recherche. Comment définir nos priorités, comment les hiérarchiser, et comment les mettre en œuvre ? Il ne s’agit pas de refaire la hiérarchie des priorités actuelles, mais il me semble indispensable de mieux articuler les niveaux planétaires et locaux dans nos recherches à propos des systèmes alimentaires en voie de mondialisation.
13Cette question a été abordée ce matin. On ne peut pas se contenter de dire que « l’on pense globalement et on agit localement » car définir des actions efficaces suppose d’aborder les sujets dans leur complexité aux différentes échelles et de les articuler dans différentes perspectives. Comment par exemple évalue-t-on le changement des habitudes alimentaires et les effets des concentrations urbaines ? En dix ans les situations ont profondément changé partout dans le monde. Comment en tirer des conséquences dans nos domaines de recherche, par exemple pour une exploitation plus judicieuse de la diversité des ressources naturelles et génétiques ?
14Le débat entre « artificialisation accrue de la production » et « production moins intensive » est une bonne illustration de ces enjeux. Il est bien plus complexe que ce que cette formulation semble le laisser entendre, puisque l’on doit à la fois augmenter la production et gérer les ressources naturelles de manière à assurer leur renouvellement. Dans ce cadre, l’utilisation des ressources génétiques, leur accès et leur mode de propriété sont stratégiques.
15Se pose aussi la place de la demande de qualité dans la consommation des produits alimentaires. Cela renvoie à des questions concernant toute la chaîne de production et de transformation, sur la traçabilité et, peut-être avant tout, sur le comportement et les attentes des consommateurs du Nordet du Sud. Comment aborde-t-on concrètement ce type de sujet, qui interroge à la fois la société et la recherche ?
16Aujourd’hui, la question du mode de travail de la recherche est devenue centrale. Gérard Azoulay a utilisé le mot très fort « d’apartheid scientifique » vécu par certains pays du Sud. On peut certes faire beaucoup de recherche dans nos pays industriels ; elle est très utile. Mais s’il n’y a pas assez de chercheurs dans les pays en développement concernés par les questions alimentaires et de développement durable, cela ne servira pas à grand-chose. Je suis frappé, lors de mes nombreux contacts avec nos partenaires du Sud, de voir combien est immense la demande de construction de compétences scientifiques et techniques, tant pour agir au sein des pays que pour accompagner et éclairer les politiques publiques. Cela a été rappelé par Jean-François Girard. Ces compétences sont par ailleurs indispensables pour définir les choix internationaux de ces pays qui se sont par exemple exprimés à Cancun d’une manière assez nouvelle.
17La présence effective du Cirad sur les terrains du Sud, avec les acteurs scientifiques de ces pays mais également avec l’ensemble des partenaires des systèmes d’innovation, est une de nos réponses essentielles pour aborder les questions de recherche les plus importantes, sur les terrains concrets, mais également pour participer en même temps à la construction des systèmes de recherche et de développement.
18Pour terminer, je reviens sur nos « agendas ». Pour ne pas les construire seuls, nous faisons un travail inter-organismes comme vous le voyez ici au niveau national et européen, d’une part, et le Cirad lance une consultation de nos partenaires du Sud dès janvier 2004, d’autre part, afin que notre agenda de recherche ne soit pas simplement le nôtre, mais soit également celui de nos partenaires du Sud.
19Je veux tout d’abord remercier très sincèrement et très chaleureusement Bernard Hubert, qui a bien voulu prendre en charge la préparation de ces échanges et l’organisation de ce colloque ; nous savons tous que ce genre d’évènement ne peut aboutir que si quelqu’un accepte de prendre les choses en main et les faire aboutir quoi qu’il en coûte.
20Merci à lui de s’être mis au service de ce projet ; merci à tous les orateurs et à tous les intervenants - certains sont venus d’Outre-Atlantique et d’Outre-Méditerranée –au nom de tous, je les remercie tout particulièrement. Nous voulions avoir des regards venus d’ailleurs afin de ne pas être entre seuls Européens ; cela a donc été possible et je m’en réjouis.
21Sur le thème du colloque : « Le monde peut-il nourrir le monde », bien des chercheurs se sont essayés à réfléchir depuis une vingtaine d’années et je suis heureux de voir à quel point nous avons avancé et à quel point nous sommes moins ignorants et plus lucides sur une question à la fois complexe et centrale.
22Nous avons compris, au fil des années, au fil des débats, au fil de nos impasses, que pour avancer, il nous fallait changer d’échelle et surtout conjuguer des échelles et des approches diverses. Notre sujet va du plus local au plus global, du plus historique au plus instantané, et je dirais même du plus individuel au plus universel.
23Pendant vingt ans, nous avons maintenu une vision convaincante pour nous Occidentaux du développement et de sa relation avec la science et avec le progrès. Nous avons longtemps parlé dans le domaine de l’agriculture et de l’alimentation de ce que nous appelions la chaîne du progrès. Ce débat rappelle aujourd’hui la nécessité radicale de changer de paradigme et de poser les bases d’une construction conceptuelle avant même d’évoquer la pratique. Nous avons à éclairer ce que représente le passage de la notion de développement à celle de développement durable et nous devons repenser les interfaces entre la recherche, la connaissance et l’innovation.
24Je veux souligner la percée faite par la communauté scientifique grâce à l’IRD, qui le premier a intégré dans sa réflexion les questions de nutrition et de santé, permettant ainsi de sortir d’une approche trop limitée à la production agricole et aux politiques publiques de l’alimentation pour aborder la sécurité alimentaire mondiale.
25De la même façon, la souveraineté alimentaire nationale et régionale a été à juste titre re-questionnée au cours de ce colloque. Je me demande pour ma part si la notion d’autonomie ne serait pas plus judicieuse que celle de souveraineté pour nommer le caractère spécifique de la question agricole et alimentaire dans les échanges. Nous ne pouvons plus formuler cette question ainsi que nous la formulions lors du colloque de 1987 de l’Association française de Sciences politiques, consacré aux politiques agricoles, qui avait rappelé à juste titre en quels termes l’agriculture était encore une « affaire d’État ».
26La construction des blocs régionaux et les relations qu’entretiennent les autonomies, relatives au regard de l’agriculture, de l’alimentation, de la santé et de l’environnement au sein de ces blocs n’est pas encore pensée.
27Enfin, à travers nos débats, les sujets liés à la biodiversité, à la connaissance des matériels génétiques et à leur appropriation ont été abordés avec rigueur. Il est vrai qu’il ne saurait y avoir de transfert de technologies sans appropriation de ces dernières par le plus grand nombre et donc sans culture scientifique « globalement » répandue.
28Au terme de cette journée, nous mesurons que nous avons besoin de science pour comprendre et traiter ces questions, mais nous avons aussi compris que nous avons besoin d’une science partagée, d’une science comprise, ce qui suppose que nous abandonnions une vision descendante du transfert de technologies pour entrer dans une ère qui serait celle d’une production commune de la science, et, ce faisant, d’une production commune de la culture scientifique.
29En d’autres termes, la coopération scientifique ne saurait être autre chose qu’une volonté de produire en commun pour partager et diffuser le développement scientifique. Cela dépasse les frontières de nos organismes de recherche, cela dépasse également nos frontières nationales et nous fait percevoir une fois de plus que nous avons besoin de l’Europe dans la construction de cette science. En retour, nous pouvons penser que l’Europe a aussi besoin de cet élan pour être une Europe du xxie siècle.
Auteurs
Président de l’IRD.
Directeur général du Cirad de novembre 2002 à octobre 2003.
Président de l’Inra de 1999 à 2003.
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