Chapitre 4
Politiques foncières rurales et trajectoires des États
Entre policies, polity et politics
p. 257-316
Remerciements
Nous remercions chaleureusement Catherine Boone, Lauriane Gay, Horacio Mackinlay et Denis Pesche pour leurs commentaires.
Texte intégral
Introduction
1Les politiques foncières ont pour finalité d’organiser les droits de propriété sur les terres (et les ressources naturelles1) et les processus d’acquisition et de transfert de ces droits. Elles désignent les autorités ayant juridiction sur ces droits et orientent leur répartition entre différents groupes sociaux. De tout temps, et en particulier depuis les physiocrates du siècle des Lumières, les politiques foncières ont été au cœur des débats sur l’économie et le politique, avec des orientations qui ont varié selon les époques. Depuis le tournant néolibéral, au milieu des années 1970, l’objectif principal assigné aux politiques foncières est de formaliser les droits sur la terre encore « informels » et d’en garantir une administration rigoureuse, permettant de sécuriser et de fluidifier les transferts de terre, via notamment le fonctionnement des marchés (Deininger, 2003). Ces prescriptions sont l’objet de vives controverses, en particulier quant aux liens entre marchés fonciers et équité ou aux incidences productives et économiques des politiques de formalisation des droits sur la terre (Colin et al., 2009). Ces débats sont amplement examinés dans d’autres chapitres de cet ouvrage, comme ceux portant sur les marchés fonciers (chap. 7), les grandes concessions/acquisitions au bénéfice de firmes (chap. 9), les réformes agraires (chap. 11), ou encore les programmes de reconnaissance des droits (chap. 10).
2Décalant le regard par rapport aux débats sur leurs impacts économiques et sociaux, l’objectif de ce chapitre est d’analyser les politiques foncières en tant que politiques publiques. Il s’agit de les situer dans leur histoire politique et institutionnelle, de les interroger en tant que dimension spécifique des modes d’action des États et élément de la construction étatique2 et des régimes politiques. Il s’agit aussi de prendre acte de la nature fondamentalement politique des politiques foncières, en les considérant comme un moyen de recomposer les rapports entre les différentes composantes de la société (Colin et al., 2019). Elles ont en effet historiquement constitué un facteur central dans la formation et la transformation des régimes de gouvernance (voir Moore, 1966). À travers le contrôle des dispositifs d’allocation des droits sur la terre et les ressources naturelles, elles sont couramment mobilisées comme levier de reconfiguration des rapports entre centres et périphéries politiques, entre élites nationales et populations rurales, entre les structures et pouvoirs villageois, d’une part, et les formes étatiques, d’autre part. Au-delà de leur apparence dépolitisée et technicisée, les politiques foncières contemporaines demeurent au centre des projets de (re)fondation des pactes de gouvernance entre différents secteurs des sociétés nationales (agriculteurs familiaux et autres acteurs des sociétés villageoises, entrepreneurs locaux et urbains, élites nationales, etc.), diverses composantes de l’État (administrations sectorielles, instances décentralisées, etc.) et acteurs transnationaux (firmes, grandes ONG, agences de coopération binationale et multilatérale, etc.) dont l’influence s’est souvent renforcée au cours des dernières décennies.
3Ce caractère stratégique des politiques foncières dans la construction des États et des régimes politiques explique la succession de changements dans les cadres légaux et les dispositifs administratifs, au gré des changements dans la structure et la distribution du pouvoir, tant au niveau du pouvoir central que dans ses relations avec les pouvoirs locaux. Les changements de politique foncière ont historiquement revêtu deux formes principales : les « réformes foncières », qui portent sur le contenu légal des droits fonciers et sur les systèmes d’autorité qui en régulent l’exercice (cf. chap. 10) ; et les « réformes agraires », qui visent à modifier la distribution des droits au sein de la société – et donc les structures agricoles –, en faveur de petits producteurs ou de paysans sans terre (cf. chap. 11). Dans la pratique, ces deux dimensions se sont souvent combinées et les réformes agraires ont fréquemment intégré une redéfinition du contenu légal des droits sur la terre3.
4Ces processus répétés de réforme ont souvent opéré plus sur le mode de l’empilement, de la superposition de systèmes de droits et d’autorités foncières que sur celui de la substitution (Bierschenk, 2014), pour former des « couches » institutionnelles, coexistant de façon plus ou moins fonctionnelle ou conflictuelle selon les rapports de pouvoir internes aux sociétés locales et les articulations entre ces dernières et les instances étatiques. Ces processus expliquent la dimension intrinsèquement politique des politiques foncières, ainsi que la complexité et la diversité des enjeux, des intérêts et des arènes sociales au niveau desquels cette dimension s’exprime. Ce sont des éléments centraux à prendre en compte pour comprendre la fréquente pluralité des cadres normatifs et juridictionnels opérant dans la régulation foncière, ainsi que leur résilience aux réformes politiques. Ils contribuent notamment aux décalages couramment observés entre le contenu formel des politiques foncières et leurs résultats en termes de pratiques dans l’accès et les usages des ressources foncières.
5Ces décalages ne peuvent en effet s’expliquer en interrogeant uniquement l’efficacité des cadres légaux et des dispositifs de l’action publique au regard de leurs objectifs sectoriels affichés. Les politiques foncières cristallisent des dimensions entremêlées de policies, de politics et de polity. Leur analyse ne peut être limitée à la politique publique, ses instruments et ses dispositifs d’action appliqués à ce secteur (policy). Elle doit être articulée : d’une part, à celle des politics, qui ont trait à l’activité politique, à la lutte pour le pouvoir et l’hégémonie, aux rapports de force, aux conflits, aux jeux stratégiques au sein de l’État comme au niveau des élites et des mouvements de contestation, dont l’enjeu est le contenu et l’application de la politique publique ; et, d’autre part, aux enjeux de polity, ceux d’une « communauté politique » qui se caractérise par « un ordre politique stable » (Hajer, 2003 : 181), « un ensemble de choix collectifs » et l’affirmation d’une « identité collective englobante » (Leca, 2012 : 62-63), au sein de laquelle s’inscrivent la compétition politique et la production des politiques publiques. En référence à différents contextes nationaux et infranationaux, historiques et contemporains, la démarche que nous suivrons dans ce chapitre consiste à mettre au jour les connexions entre les processus de production et de mise en œuvre des politiques foncières et les enjeux de politics et polity auxquels elles sont confrontées et qu’elles nourrissent.
6Ce chapitre est organisé en quatre parties. Dans la première, nous poserons un cadre d’analyse des politiques foncières, de leurs finalités et de leurs principaux instruments, à partir de notions clés de l’analyse des politiques publiques, dans une perspective processuelle, non fonctionnaliste et non linéaire. Il s’agira de souligner leurs multiples dimensions et les enjeux qui entourent leur mise en œuvre. Dans un second temps, nous expliciterons les grandes orientations des politiques foncières depuis le xixe siècle, dans leurs rapports avec les évolutions du paradigme standard du développement. En mettant en évidence les mouvements de balancier entre des aspirations souvent contradictoires – comme la volonté de soutenir le développement du marché et le souci de réduire les inégalités et de protéger l’agriculture familiale, ou encore la diffusion de droits de propriété individuelle et la protection/redéfinition des droits des communautés locales –, nous mettrons en perspective historique les orientations actuelles des politiques foncières. Dans une troisième partie, nous examinerons plus en détail les liens entre politiques foncières et construction de l’État et de ses dispositifs de représentation dans les espaces ruraux, sous l’angle des rapports entre celui-ci, les élites nationales et les sociétés locales, dans des pays marqués par une histoire coloniale qui a induit des structures de gouvernance ainsi que des traditions juridiques spécifiques. Enfin, dans un dernier temps, nous reviendrons sur la formulation et la mise en œuvre des réformes foncières contemporaines, en insistant sur le rôle des institutions internationales et les processus de mise sur agenda des réformes, pour en analyser les problèmes de mise en œuvre et les contradictions.
Les politiques foncières : policies, politics et polity
Les politiques foncières, au cœur des rapports entre l’État et la société
7Les politiques foncières visent à promouvoir certains modes de répartition des droits sur la terre et les ressources naturelles entre les acteurs sociaux ; elles définissent les catégories juridiques organisant l’accès à ces droits et les modalités de leur circulation, ainsi que les dispositifs chargés de leur gouvernance4 et de leur administration5. Les politiques foncières établissent les types de droits légalement reconnus et donc, en creux, ceux qui sont illégaux ou du moins « extra-légaux »6. Elles reflètent les compromis négociés entre les acteurs étatiques, les élites économiques, les mouvements sociaux et, de façon croissante dans le contexte contemporain, des acteurs supranationaux. Elles portent de ce fait des enjeux cruciaux en termes d’inclusion/exclusion sociale et économique, mais aussi de structuration du champ politique. Du fait des multiples significations et fonctions qui entourent les usages et le contrôle du foncier (économiques, politiques, territoriales, symboliques, cf. chap. 1), les politiques foncières expriment des conceptions particulières de la société et de la nation, constituent un mode fondamental de régulation socio-politique. Elles contribuent en même temps à la représentation et à la légitimation de l’État, à travers la façon dont leurs dispositifs participent à construire l’ancrage de cet État dans les sociétés rurales. Les politiques foncières touchent ainsi aux ressorts fondamentaux du régime de gouvernementalité7 rurale (Chauveau, 2017), en constituant un levier essentiel de construction et de reconfiguration des rapports entre les différents niveaux d’autorité politique et territoriale, mais aussi entre les conceptions locales et nationales de la citoyenneté (Jacob et Le Meur, 2010).
8Comme toute politique publique, les politiques foncières sont un des moyens à travers lesquels des autorités publiques tentent d’organiser un secteur de la société (ici, le secteur rural), en fonction de leur projet et de leur représentation de ce secteur et de ses enjeux (Hassenteufel, 2009). Dans une acception classique, une politique publique propose un ensemble de solutions à des problèmes identifiés, visant des objectifs à atteindre et relevant d’un choix entre plusieurs alternatives (Kingdon et Thurber, 1984). Un regard sociologique sur la production et la mise en œuvre des politiques conduit toutefois à nuancer et complexifier cette vision et à mettre en avant leur caractère composite, contradictoire (Lascoumes et Le Galès, 2007 a : 34-35). Les politiques publiques n’ont pas forcément, ou pas seulement, pour but de résoudre des problèmes. Elles portent la marque de « l’État en action » (Jobert, 1985) ; elles expriment un rapport au monde (Muller, 1995), une conception de la société, du pouvoir et de la légitimité qui est celle de l’autorité publique. Elles s’inscrivent dans une histoire institutionnelle du secteur (Dubois, 2003), qui se sédimente dans des cadres de pensée, des institutions, des corporations professionnelles directement intéressées à leur mise en œuvre (Jobert, 1998). Elles se concrétisent à travers des instruments appliqués par des organisations variées, étatiques ou non étatiques, qui ont une certaine autonomie par rapport aux finalités qu’elles sont censées servir (Lascoumes et Le Galès, 2007 b). Mais l’action publique ne passe pas toujours par des cadres formels et institutionnalisés : elle peut correspondre à des discours, des actes posés par les acteurs politiques et non par les administrations spécialisées ; elle intègre des « non-actions », en d’autres termes, des choix délibérés de ne pas agir pour laisser opérer des rapports de force (politiques, de marché). Les politiques publiques sont ainsi le produit de confrontations d’idées, d’intérêts, d’institutions (Palier et Surel, 2005), qui prennent la forme d’alliances, de conflits, d’évitements et de malentendus.
9Le tournant néolibéral du milieu des années 1970 puis le processus de globalisation ont, conjointement, renforcé le poids des intérêts économiques transnationaux et induit une multiplication des échelles de décision et une fragmentation des cadres de production des politiques publiques. Mais même à l’âge d’or des États « rationnels-bureaucratiques » (Weber, 1971 [1921]), les pouvoirs centraux n’ont jamais été en situation d’exercer le plein contrôle des leviers de l’action publique : la micro-histoire ou les subaltern studies, qui ont pointé le jeu des groupes dominés et des processus bottom-up dans la résultante des actions publiques, ont montré que la mise en œuvre des politiques publiques relevait de processus multiniveaux de négociation, réinterprétation, évitement et réappropriation, mettant en jeu des catégories d’acteurs hétérogènes, aussi bien au sein des instances étatiques que des sociétés locales (Guha, 1992 ; Joseph et Nugent, 1994).
10Pour autant, la multiplication actuelle des acteurs et des échelles dans les processus de fabrique des politiques accentue les incertitudes sur la capacité de régulation des sociétés (Massardier, 2003 : 140 ss). Elle pousse à réintroduire la question des projets de société dans l’analyse des débats de politiques publiques et à interroger la production et la mise en œuvre de ces dernières comme processus contingents, voire contradictoires. Ces questionnements sont encore plus forts dans les contextes postcoloniaux, marqués par une pluralité des normes et des systèmes d’autorité, par une emprise et une institutionnalisation inégales de l’État sur le territoire, par le poids des firmes et des institutions transnationales. Là où l’aide internationale est prégnante, les politiques publiques sont de plus coproduites par les institutions bi- ou multilatérales, et les États connaissent une sédimentation de réformes successives incomplètes (Bierschenk, 2014). Mobiliser les concepts et outils de l’analyse des politiques publiques dans ces configurations suppose de prendre au sérieux la question de la nature de l’État et des alliances politiques qui ont fondé ses trajectoires de construction, celle de son degré d’institutionnalisation et de la différenciation entre élites politiques et bureaucratie, celle des modalités de son ancrage local, du rôle de l’informalité, tout comme celle du degré de dépendance aux normes et aux ressources mobilisées par les firmes internationales et le système d’aide (Darbon, 2004).
11Du fait de leur dimension politique intrinsèque, parce qu’elles touchent à une ressource stratégique pour la reproduction et l’organisation territoriale des sociétés rurales, les politiques foncières, plus que d’autres outils de l’action publique, traduisent une façon de penser la société, les inégalités socio-économiques et statutaires, les rapports hiérarchiques entre individus, collectifs sociaux et État, et donc une certaine conception de l’ordre social et politique. Dans des sociétés marquées par l’hétérogénéité, par une tension entre citoyenneté nationale et citoyenneté locale, entre pouvoir étatique et pouvoirs locaux, les choix de politique foncière ont des enjeux sociétaux structurants.
Des politiques foncières au service d’objectifs politiques multiples
12Les politiques foncières sont des politiques en soi, dotées d’objectifs et de dispositifs propres, mais également des moyens au service d’autres secteurs de l’action publique, dont elles traduisent les orientations : politiques de développement économique et social (en l’occurrence, des politiques agricoles gérant la tension entre modèle de l’agriculture familiale et celui de l’agrobusiness), d’aménagement, d’organisation politique, etc. Au-delà de leurs objectifs opérationnels explicites (sécuriser les droits fonciers ; assurer un bon fonctionnement des marchés ; favoriser une gestion durable et efficiente des ressources naturelles ; etc.), les politiques foncières sont au carrefour de différents objectifs politiques, explicites, implicites ou dissimulés, qui peuvent se contredire et dont le poids relatif et les critères de hiérarchisation peuvent varier :
- des objectifs politiques généraux : efficience économique (encourager l’allocation de la ressource aux acteurs les plus efficaces) ; équité sociale (réduire la pauvreté et l’exclusion) ; bonne gouvernance politique (mettre en place des instances participatives, assurer la transparence, la fiabilité de l’administration foncière) ; etc. ;
- des objectifs sociétaux éventuels : inclusion sociale de groupes subalternes (indigènes, femmes, jeunes, castes dominées, etc.) ; incorporation de sociétés locales à la société nationale ; redressement d’injustices historiques (comme les spoliations perpétrées vis-à-vis de certains groupes sociaux et les accaparements d’une oligarchie foncière) ;
- des objectifs de développement sectoriel, à l’interface des deux précédents : impulsion d’un modèle de développement agricole (en influençant les rapports entre agriculture familiale, agriculture entrepreneuriale, agriculture de firme – privée, coopérative ou étatique –, cf. chap. 6) ;
- des objectifs politiques : consolider le pouvoir en place et assurer le soutien de ses clientèles, en favorisant l’accès de certains groupes sociaux à la terre et en marginalisant les opposants ; assurer l’ancrage local de l’État dans les zones rurales ; favoriser l’accès des élites politiques ou bureaucratiques à des opportunités de rente ; etc.
13Les réformes des politiques foncières traduisent des changements dans ces objectifs et leur hiérarchie, changements eux-mêmes liés aux évolutions de la doctrine, à des crises sociales ou politiques, et aux recompositions des alliances au pouvoir qu’elles induisent. Ces transformations dans les orientations stratégiques se traduisent par la mise en place d’instruments spécifiques (lois, dispositifs et instances de régulation et d’administration foncière, procédures, etc.), destinés à remplir, le plus souvent en les combinant, tout ou partie des fonctions suivantes :
- la définition des régimes juridiques des terres (foncier privé, domaine de l’État public ou privé, terres communes ou coutumières, etc.) et du contenu légal des droits fonciers dans chacun de ces régimes (ce qui pose la question de la prise en compte de la pluralité des formes d’appropriation de la terre et des ressources naturelles, et des rapports entre droits individuels et collectifs dans le cadre légal, cf. chap. 1) ;
- la désignation des instances habilitées à reconnaître et/ou accorder des droits fonciers, ainsi qu’à réguler leur exercice et, à travers elles, l’organisation des dispositifs de gouvernance foncière (les rapports entre pouvoirs et la définition des normes gouvernant le foncier) et d’administration foncière (l’ensemble des procédures institutionnalisées pour gérer les droits). La nature des instances impliquées dans ces dispositifs et leurs rapports, et en particulier leur degré de centralisation ou de décentralisation, la place accordée aux pouvoirs locaux, font de ces dispositifs une partie intégrante de la gouvernance ;
- la définition et la mise en œuvre des procédures et mécanismes d’affectation et de formalisation de droits sur les terres, à la fois en termes de régimes juridiques, de validation des pratiques sociales de transferts fonciers (marchés du faire-valoir indirect et de l’achat-vente, héritages, etc.) et d’administration des droits (tenue des registres d’ayants droit, traitement des conflits, etc.) (cf. chap. 10) ;
- la définition et la mise en œuvre de mesures visant à influer sur la distribution des droits de propriété et d’usage des terres, par des interventions directes (réformes agraires, classements, concessions, régulation des marchés fonciers, contrôle des superficies possédées, etc.) et des mesures indirectes (fiscales, réglementaires, mais aussi réformes agraires assistées par le marché) (cf. chap. 11).
Interroger les politiques foncières : de la polity aux policies
14Les politiques foncières peuvent être analysées sous plusieurs angles complémentaires. Sous l’angle du polity, il s’agit d’interroger les liens entre politiques foncières et régimes politiques (voir B. Moore, 1966, et C. Boone, 2013, pour une application à l’Afrique subsaharienne) et les conceptions de l’État et du citoyen qui sont sous-jacentes aux controverses autour des politiques et de leurs réformes.
15Sous l’angle des politics, on s’intéresse aux stratégies des élites nationales et locales, et à la façon dont elles cherchent à traduire dans les politiques leurs intérêts et leurs projets de société, en définissant la place des questions foncières dans les programmes d’action de l’État, en les inscrivant et en les politisant, ou non, dans les discours et les projets des partis politiques en compétition pour le pouvoir. La question de la compétition et des alliances avec les pouvoirs locaux, autour du contrôle direct des terres, et celle de l’instrumentalisation politique conjointe de la question foncière et des identités sont également cruciales (voir, pour une perspective historique élargie, Jessenne et al., 2016). Dans cette perspective, l’analyse dans la durée des stratégies des élites et des formes d’ancrage local de l’État s’avère particulièrement pertinente. Sur un pas de temps plus réduit, il s’agira d’étudier les réseaux de politique publique (Le Galès et Thatcher, 1995) qui portent les projets de réforme, en référence aux alliances et clivages qu’ils traduisent, aux rapports entre pouvoir politique et administrations (Smyrl, 2002), ou aux stratégies des bureaucraties de l’administration foncière en termes de recherche de rentes et de luttes interinstitutionnelles. Les enjeux politiques locaux (entre représentants des différents niveaux de pouvoir et entre ceux-ci et les composantes de la société locale) et intra-sectoriels (entre agences et corps professionnels en charge de l’administration foncière) sont au centre des questionnements.
16Sous l’angle des policy processes, celui des processus de formulation et de mise en œuvre des politiques, on s’intéresse aux cadres cognitifs qui informent les débats (Sabatier et Schlager, 2000), aux référentiels (Muller, 1995) et aux récits de politique publique (Radaelli, 2004) qui sont mobilisés dans les forums et les arènes politiques (Fouilleux et Jobert, 2017), à leur histoire et à leur circulation, et à leurs rapports avec les intérêts en jeu. La focale de l’analyse est placée sur les formes institutionnelles, les dispositifs administratifs et les pratiques de leurs agents qui donnent corps aux politiques en acte (Nuijten, 2003), tant dans leur formulation que leur mise en œuvre. Il s’agit en premier lieu de mettre au jour les permanences et les changements dans les orientations des politiques, dans la façon dont elles sont mises à l’ordre du jour, formulées, contestées et négociées au long de processus de « fabrique politique des politiques publiques » (Zittoun, 2013) impliquant acteurs étatiques, experts, lobbies, mouvements sociaux, réseaux transnationaux, etc. L’analyse des pratiques permet de révéler les phénomènes de « traduction » et de réappropriation associés aux transferts de normes et d’instruments, à l’interface des dispositifs sectoriels et territoriaux (Pressman et Wildavsky, 1984 [1973]), mais aussi la façon dont des organisations locales ou des administrations foncières opèrent comme des « champs sociaux semi-autonomes » (Moore, 1973), dotés d’une capacité à promulguer leurs propres régulations, d’une façon qui n’est pas indépendante du cadre légal/réglementaire, mais pas non plus totalement subordonnée à ce dernier. Un tel regard permet de comprendre les décalages entre intentions et effets dans la mise en actes des politiques
17Sous l’angle des effets des politiques, on étudie les jeux d’acteurs dans les interventions foncières et le fonctionnement de l’administration foncière, les décalages et distorsions entre normes et pratiques (Olivier de Sardan, 2016), les formes concrètes de gouvernance foncière – souvent hybrides, semi-formelles (Lund, 2006) – qui en résultent. On s’intéresse ainsi à la façon dont les politiques foncières remodèlent les modes d’accès à la terre des différents groupes sociaux, la répartition des droits en termes de concentration ou d’exclusion, dans les différentes régions d’un pays. On analyse les impacts de ces politiques sur les dynamiques agraires, la productivité, l’environnement. On questionne enfin leurs effets en termes de recomposition des formes de gouvernementalité rurale.
Les grands paradigmes des politiques foncières
18Les politiques publiques peuvent être analysées sous l’angle des référentiels qui les fondent, en définissant pour un temps une façon de poser les enjeux et les types de réponse (Muller, 1995), et qui sont reformulés en fonction des contextes historiques, politiques et économiques. Les choix de politique foncière sont marqués par des controverses structurelles autour de deux grands débats :
- celui de l’efficacité économique vs l’inclusion sociale (lutter contre les inégalités/contenir les risques d’exclusion), qui se superpose à un autre débat sur les modèles agricoles qu’il s’agit de promouvoir (petites structures d’agriculture familiale vs grandes structures de firme) (cf. chap. 6) ;
- celui de l’incorporation à un régime de citoyenneté nationale à caractère universel vs la reconnaissance des régimes de régulation socio-politique locale (garantir la sauvegarde d’intérêts collectifs dans un souci d’équité et de maintien du lien social) (Jacob, 2007 : 128 ss) ou la reproduction de formes spécifiques de régime politique admettant une diversité de statuts sociaux (Chauveau, 2016).
19Ces débats ont fait l’objet d’arbitrages contradictoires au cours de l’histoire moderne, dont l’évolution a été marquée par des ruptures fortes correspondant aux évolutions des paradigmes du développement économique et social. Ces ruptures de paradigmes ont été influencées de façon déterminante par les révisions idéologiques induites par les crises de régulation du capitalisme. Cette partie du chapitre propose une lecture stylisée des orientations des politiques foncières depuis le xixe siècle, autour de trois temps principaux du référentiel du développement : celui du libéralisme, issu de la philosophie des Lumières (de la fin du xviiie siècle aux années 1920) ; celui du développement national autocentré (entre les années 1930 et le milieu des années 1970) ; celui enfin du retour au paradigme libéral de régulation par les marchés (depuis 1975 environ). La nécessaire simplification de l’analyse ne doit pas faire oublier que ces référentiels sont à chaque fois contestés : des cercles académiques, des réseaux de politiques publiques portent dans le même temps des conceptions différentes ; des politiques différentes peuvent être menées au même moment par différents États, du fait de leur histoire particulière ; un même État peut mettre en œuvre des politiques contradictoires sur des portions distinctes de son territoire.
Le référentiel libéral (xviiie siècle-années 1930)
20Au cours des xviiie et xixe siècles, en Europe, la construction des États-nation se confronte aux restes des rapports féodaux et à la résilience de communautés dotées d’une propriété collective sur leurs ressources naturelles. Dans une période de développement du capitalisme et de libéralisme économique, d’une part, d’affirmation de l’État rationnel-bureaucratique (Weber, 1971 [1921]), d’autre part, l’objectif assigné aux politiques foncières est à la fois de construire la nation, de libérer les « forces vives » de la société et de permettre la mobilité des principaux facteurs de production que sont la terre et le travail. Dans la perspective libérale issue de la philosophie des Lumières et du mouvement physiocrate, la dissolution des formes communales de propriété devait favoriser l’émergence d’une classe de propriétaires autonomes vis-à-vis des dispositifs de contrôle socio-politique issus de l’Ancien Régime et des identités collectives qui caractérisaient les formes d’expression politique au sein des communautés rurales. Dans cette perspective, la transition de la propriété collective à la propriété individuelle était vue comme une étape essentielle du processus d’intégration nationale et d’institutionnalisation de l’État-nation (Vivier, 1998).
21Amorcé dès le xviie siècle au Royaume-Uni, le mouvement des enclosures a permis la consolidation de la grande propriété au détriment de la petite et moyenne tenure paysanne, mais surtout des terres communes ; l’affirmation de la propriété exclusive au xviiie siècle s’y appuie aussi sur des politiques répressives vis-à-vis des usages paysans des forêts privatisées (Thompson, 2014). En Europe continentale, les politiques publiques suivies au cours du xixe siècle couplent la promotion de la propriété privée de la terre et la construction de l’État moderne, en conditionnant parfois l’exercice des droits civiques aux contributions fiscales liées à la propriété (démocratie censitaire). Elles visent à spécialiser les espaces (en instituant un domaine forestier dont sont exclus paysans et éleveurs), à abolir les droits d’usage collectif (vaine pâture, glanage) et à démanteler les communaux (les pâturages communs en particulier). Ces politiques mettent en cause les modes paysans d’exploitation du milieu et suscitent des révoltes sporadiques, comme la guerre des Demoiselles, en Ariège, suite au Code forestier de 1827 (Bensaïd, 2016).
22Dans les anciennes colonies espagnoles d’Amérique, la formation des États-nation s’est heurtée à la légitimité institutionnelle et sociale des communautés indiennes, que la législation coloniale avait dotées de la propriété de leur territoire, et à partir desquelles s’étaient formées les nouvelles municipalités dans de nombreuses régions. Les réformes promulguées par les États indépendants ont révoqué le statut légal des propriétés de ces municipalités et communautés. Celles-ci ont longtemps résisté, et ce n’est souvent que dans le dernier quart du xixe siècle ou au début du xxe que les États ont été en mesure d’imposer la privatisation de leurs terres (Kouri, 2004). La mise en œuvre de ces réformes, dans des contextes de fortes asymétries de pouvoir, a généralement conduit à des processus accélérés de concentration foncière, de consolidation de latifundia et de dérive autoritaire des régimes politiques (Mahoney, 2001 ; Williams, 1994).
23Dans les colonies européennes d’Afrique et d’Océanie, mais aussi dans les zones de frontière interne au nord ou dans le cône sud du continent américain, la doctrine foncière libérale a assumé d’autres formes : les populations considérées comme « barbares » ou « sauvages » se sont vu dénier leurs droits fonciers et territoriaux, alors que les droits de citoyenneté étaient réservés aux colons et, dans le meilleur des cas, aux fractions de la société « indigène » proches du pouvoir colonial (noblesse, chefferie traditionnelle, tribus incorporées aux forces armées, nouvelles élites bureaucratiques incorporées dans le dispositif colonial). Les lois ont souvent imposé un principe de domanialité8 niant les droits indigènes, dans l’objectif d’assurer une mise en valeur rapide des ressources, via leur affectation à des catégories d’acteurs censées en avoir les capacités – et en pratique incorporées aux clientèles du pouvoir –, ou via leur mise en réserve pour un usage futur (Davis, 2007). Parallèlement, les pouvoirs coloniaux ont renforcé les prérogatives foncières de certaines élites politiques locales, auxquelles elles confiaient des responsabilités dans une logique d’administration indirecte (Mamdani, 1996).
24Dans les pays de colonisation agraire, ces logiques ont été exacerbées. Au Kenya, les populations occupant les vallées fertiles ont été reléguées dans des zones marginales, alors que leurs terres étaient octroyées à des colons et que des politiques de migration étaient organisées pour assurer leur approvisionnement en main-d’œuvre (Berman et Lonsdale, 1992). En Algérie, en Australie, en Nouvelle-Calédonie, dans l’ouest des États-Unis, en Argentine ou encore au Chili, le transfert de propriété des ressources s’est de même appuyé sur le déplacement des populations autochtones (Guéno et Guignard, 2013) et, parfois, sur leur confinement dans des « réserves » – quand ce n’était pas leur extermination (Boccara, 1998 ; Merle, 1999).
Le référentiel du développement autocentré (1930-1975)
25La crise de 1929 a marqué la fin de la « première mondialisation » (Berger, 2003) et une profonde remise en question de la doctrine libérale. Dans la plupart des pays du Sud, elle s’est traduite par l’effondrement des revenus tirés de l’exportation des matières primaires et par l’affaiblissement des oligarchies foncières qui contrôlaient souvent l’appareil d’État. Ces évolutions conjoncturelles ont créé les conditions d’une révision radicale des modèles de développement. Dans de nombreux pays, des gouvernements populistes ont accédé au pouvoir au cours des années 1930 ou au tout début de la décennie suivante, et ont orienté leur stratégie vers un projet autocentré d’industrialisation par substitution des importations s’appuyant sur l’essor de la demande intérieure. Le secteur agricole s’est vu allouer le rôle d’approvisionner à moindre coût les centres industriels en matières premières, et de fournir un marché intérieur pour la production nationale de biens de consommation et d’équipement. Cet objectif passait par l’élargissement de la base productive et de l’accès à la terre de la population rurale, à travers notamment une redistribution de la propriété.
26En Europe occidentale, les politiques de redistribution de la terre ont combiné des mesures incitatives touchant, d’une part, les codes du faire-valoir indirect et, d’autre part, la fiscalisation de la propriété et des successions dans un sens qui a favorisé un transfert massif des droits des élites agraires vers les tenanciers (Swinnen, 2002). Ces mesures ont parfois pris forme dès la fin du xixe siècle, comme en Grande-Bretagne et en Irlande, où l’élargissement du droit de vote aux tenanciers (détenteurs d’une tenure sur un domaine) a permis l’introduction de législations qui leur étaient favorables. Mais plus généralement, ce renforcement de leur position a suivi la dégradation de leur situation économique, du fait de la Grande Dépression (Ibid.). Aux États-Unis, l’effondrement des prix agricoles et la faillite de nombreux petits producteurs ont conduit à la mise en œuvre de programmes facilitant l’accès à la terre pour les fermiers appauvris et expulsés, en particulier dans les États du Sud les plus touchés (Salamon, 1979).
27Les réformes agraires ont toutefois constitué la pierre angulaire des politiques foncières entreprises à partir des années 1930 (cf. chap. 11). Si les premiers programmes de redistribution de la propriété se sont inscrits dans des processus révolutionnaires antérieurs à la crise de 1929 (Union soviétique et Mexique), leur diffusion – à des échelles variées – dans un certain nombre de pays du Sud et d’Extrême-Orient est indissociable des effets de cette crise, puis du nouvel ordre géopolitique issu de la Seconde Guerre mondiale. L’audience très large des réformes agraires durant cette période s’explique en premier lieu par les ruptures de régime politique provoquées par l’enchaînement de la Grande Dépression et du conflit mondial. Par la suite, la montée des mouvements paysans radicaux, dans le cadre des luttes pour l’indépendance ou de révolutions populaires, a alimenté des processus de diffusion des réformes agraires issues de revendications paysannes. La stratégie de contention de tels mouvements en fragilisant leurs bases sociales rurales, dans le cadre de l’« Alliance pour le Progrès » promue par la coopération nord-américaine, a également conduit à une généralisation de ces programmes entre les années 1950 et 1970 en Amérique latine et en Asie du Sud-Est (avec, souvent, un accent mis sur la colonisation agraire plus que sur le démantèlement des grands domaines). Après les Indépendances, les pays à orientation socialiste ont, avec des succès très variables, promu des formes collectives de production, sur la base soit des anciens domaines coloniaux (Algérie), soit d’une collectivisation de terres paysannes (Vietnam). Les réformes de cette période ont donc privilégié, selon les cas, le modèle de la petite exploitation familiale ou celui de la grande ferme collective, sans qu’un lien mécanique puisse être établi entre ces choix et l’orientation politique des régimes en place (Kay, 1998 ; Borras et al., 2005 ; pour une présentation plus détaillée des débats qui ont entouré la mise en œuvre de ces projets, cf. chap. 11).
28En Afrique subsaharienne, cette période n’a pas marqué de véritable rupture. À des degrés divers, la crise puis le conflit mondial ont cependant encouragé un relâchement des pressions coercitives qui visaient à mettre à la disposition des colons des terres et du travail indigènes (Cooper, 1996), ce qui a permis le développement de filières paysannes et l’émergence d’une bourgeoisie agraire nationale (comme en Côte d’Ivoire, avec le développement des plantations de café et cacao). Après la Seconde Guerre mondiale, les pouvoirs coloniaux ont tenté de reconstruire une légitimité par des politiques de reconnaissance des droits fonciers, sans véritablement les mettre en œuvre (Chauveau, 2016), à l’exception du Kenya9. Selon la nature des pouvoirs issus des Indépendances et leur orientation politique, les domaines coloniaux ont été maintenus (au Zimbabwe, par exemple) ou nationalisés puis redistribués aux clientèles agraires et/ou bureaucratiques des nouveaux régimes (comme au Kenya). De façon générale, si le dualisme agraire entre une agriculture familiale marginalisée et les grandes exploitations a parfois été partiellement aboli, le dualisme légal entre terres paysannes et domaine étatique a été maintenu.
Le tournant néolibéral (à partir de 1975)
29Un second moment de bifurcation radicale dans le contenu des politiques foncières a été induit par une nouvelle crise du système de régulation des échanges internationaux, à partir de 1975. Avec l’achèvement de la période de croissance continue de l’économie mondiale, puis la crise de la dette et la faillite financière des États du Sud, les normes du développement basculent en faveur de l’insertion compétitive dans les échanges internationaux et de l’élimination des distorsions de marché induites par les interventions étatiques.
Le retour au paradigme de privatisation des droits fonciers
30Ce nouveau tournant s’accompagne de prescriptions fortes en termes de privatisation des terres. Il s’agit à nouveau de libéraliser la circulation des facteurs de production à travers la promotion d’un régime de propriété privée et l’attribution de titres individuels transférables sur le marché10. Les pays qui avaient mené des réformes agraires conduisant à des formes collectives de propriété sont engagés à en privatiser la tenure au profit, selon les cas, des anciens ouvriers ou d’entrepreneurs nationaux, voire, parfois, à restituer ces terres aux anciens propriétaires (cf. chap. 11). En Afrique subsaharienne, où l’accès à la terre demeure majoritairement organisé par des régimes coutumiers, ces prescriptions recommandent le remplacement des droits locaux, considérés comme « flous » et dissuasifs de l’investissement, par des droits de propriété privée, via des opérations systématiques de titrage ou de certification (Johnson, 1972). De telles opérations doivent en particulier porter sur les espaces communs, savanes arborées ou pâturages indivis, considérés comme sous-exploités (World Bank, 1975).
31Au cours des années 1970 et 1980, les programmes systématiques d’enregistrement des terres (titrage) ont connu une certaine audience en Asie du Sud-Est (Thaïlande, Indonésie) et en Amérique latine (Chili, Équateur, Guatemala, Honduras, Nicaragua, Pérou, Salvador), beaucoup moins en Afrique subsaharienne, le cas amplement publicisé du Kenya mis à part. Leurs résultats mitigés ont toutefois conduit à remettre en question ces expériences (cf. chap. 10). En premier lieu, les asymétries de pouvoir et les défaillances de marché (du crédit notamment) obèrent les effets favorables qui en sont attendus en termes d’allocation de la terre au bénéfice des exploitants familiaux, considérés comme plus efficients que les grands exploitants dans son usage (voir Carter et Olinto, 2003, ainsi que le chapitre 6 pour le débat sur les économies d’échelle en agriculture). En second lieu, les incidences déstabilisatrices des programmes d’ajustement structurel et de dérégulation des marchés ont largement annulé les incidences attendues de ces programmes sur l’investissement, la croissance et la réduction des niveaux de pauvreté rurale (Binswanger et al., 1995).
La réhabilitation des dimensions institutionnelles du développement et les inflexions de la doctrine de privatisation
32Au début des années 1990, après la chute du mur de Berlin, l’échec des politiques exclusivement tournées vers les grands équilibres macroéconomiques et les cours cahotants des processus de démocratisation ont conduit les agences internationales à réhabiliter le rôle des institutions (au sens de régulations encadrées par des instances publiques, étatiques, locales, ou internationales) dans les trajectoires de développement. La lutte contre la pauvreté (re)devient alors l’objectif affiché des institutions internationales. Le thème de la « bonne gouvernance », associé au renforcement institutionnel des communautés, à la mise en œuvre de politiques de décentralisation et à l’inclusion sociale et politique de secteurs discriminés des sociétés (les femmes notamment, mais aussi les indigènes et les castes subalternes), est placé en haut de l’agenda du développement (World Bank, 1992). Enfin, dans le prolongement de la Conférence de Rio de 1992, la thématique environnementale émerge comme un enjeu central de l’action publique pour le développement. Ces évolutions ont des implications directes sur l’orientation des politiques foncières.
33À cette époque, les transitions démocratiques et un regain des mouvements sociaux demandant un plus large accès à la terre ont remis à l’ordre du jour les problèmes d’inégalité et d’injustice historiques dans la distribution foncière (Afrique australe, Colombie, Amérique centrale, Nouvelle-Calédonie, par exemple). Trois principaux types d’actions sont alors mis en avant (voir à ce sujet le chapitre 11). D’une part, des politiques de « réforme agraire assistée par le marché » sont conduites en Afrique du Sud, au Brésil, en Inde, aux Philippines, à travers lesquelles les États soutiennent la mise en place d’instances de rencontre entre demandeurs et possesseurs de terre, sur la base de transferts volontaires (Borras, 2003 ; Lahiff et al., 2007). D’autre part, sont mises en œuvre des politiques de restitution de terres (en Afrique du Sud, en réparation des spoliations perpétrées par le régime d’apartheid) ou de création de territoires communautaires (Brésil, Colombie, Équateur, Nicaragua)11. Enfin, des dispositions légales sont promues pour ouvrir aux femmes l’accès aux droits fonciers, aussi bien dans le cadre des dispositifs coutumiers que dans celui des programmes publics (Agarwal, 2003 ; Rao, 2007).
34On assiste dans le même temps à une inflexion du précepte de remplacement des droits locaux par la propriété privée au bénéfice d’un paradigme « d’adaptation » (Bruce et al., 1994), qui valorise la sécurité et la flexibilité des régimes « coutumiers », ainsi que le rôle des « communautés » comme cadre de validation et de sécurisation des droits fonciers. Des programmes de formalisation des droits coutumiers sont ainsi mis en place, qui concentrent progressivement l’attention et les financements des pouvoirs publics (Colin et al., 2009). Dans une logique d’inclusion des pauvres au marché, ces programmes proposent de remplacer les procédures lourdes et centralisées de titrage par des opérations souples de certification, reposant sur des instances décentralisées également investies de fonctions de régulation de proximité des rapports fonciers (Deininger et al., 2009 ; Teyssier et al., 2009). Au-delà de son influence dans l’inflexion de nombreux cadres officiels de régulation foncière (qui peuvent aller jusqu’à reconnaître des droits collectifs sur certaines ressources naturelles renouvelables – forêts, parcours), cette évolution dans la façon de poser la question de la formalisation des droits coutumiers demeure globalement marquée par la prégnance du paradigme évolutionniste d’individualisation et de privatisation, très souvent considéré comme l’aboutissement d’un processus inéluctable et même souhaitable (cf. chap. 10).
L’approfondissement du référentiel néolibéral et la promotion du développement par l’agrobusiness
35Dès le début des années 2000, ces approches gradualistes d’adaptation des régimes fonciers « coutumiers » et les timides tentatives de redistribution foncière ont été concurrencées par un regain des arguments en faveur de l’enregistrement massif des droits individuels et des mécanismes de marché, cette fois présentés comme des moyens de lutte contre la pauvreté (De Soto, 2000). La période inaugurée par la crise des marchés internationaux des matières premières agricoles, à partir de 2007, a consacré le renforcement du référentiel néolibéral et la promotion de l’entrepreneuriat de grande échelle. La crise de 2007 a justifié le retour de discours disqualifiant les agricultures familiales et valorisant l’agrobusiness. Combinée avec le développement des marchés des crédits du carbone et de la restauration environnementale (cf. chap. 12), l’explosion de la bulle financière a stimulé les stratégies foncières de grandes firmes (agro-industries traditionnelles à la recherche d’opportunités d’intégration verticale – huile de palme, hévéa, soja, céréales, etc. –, entreprises du secteur énergétique – agrocarburants – et minier, fonds de pension en quête de nouveaux gisements spéculatifs), mais aussi de fonds souverains de pays en situation de dépendance alimentaire pour acquérir des terres dans les pays du Sud, soit par l’achat, comme en Amérique latine (Brésil, Colombie, Paraguay, Pérou, Uruguay), soit à travers les concessions accordées au titre du régime domanial qui prévaut en Afrique subsaharienne (Chouquer, 2012, cf. chap. 9). À ces logiques de firme se combinent celles des élites nationales (fonctionnaires et politiciens, commerçants) qui peuvent jouer de leur double insertion dans les systèmes de pouvoir local et national pour acquérir des terres et en sécuriser la possession (Côte d’Ivoire : Colin et Tarrouth, 2017 ; Algérie : Daoudi et al., 2017). Cherchant à acheter des terres pour en faire des réserves, ou à négocier des concessions de gestion d’aires protégées, les grandes ONG conservationnistes internationales sont également partie prenante de ces processus.
36En Afrique subsaharienne et en Asie, ce contexte induit un retour remarqué de la concession publique par bail emphytéotique de 30 à 99 ans, un mode d’allocation des ressources qui avait caractérisé la période libérale et les régimes coloniaux (Neef et al., 2013 ; Cotula et al., 2009). Le recours à la concession peut parfois être vu par les gouvernements du Sud comme une opportunité de réaffirmer un pouvoir de régulation étatique centralisée fortement remis en question par les programmes d’ajustement structurel entrepris durant les années 1980 et 1990, par la dilution des politiques de développement dans des structures de projets confiés à des acteurs non étatiques (ONG et agences de coopération internationale), puis par les politiques de décentralisation qui ont favorisé la formation d’instances de gouvernement local investies d’un pouvoir de décision élargi en matière de développement. Ces concessions peuvent porter sur des espaces pastoraux ou les réserves foncières des communautés paysannes, considérés par l’État comme « libres », mais aussi impliquer des déplacements de population. Dans des pays comme l’Éthiopie ou le Mozambique, ces concessions peuvent concerner des terres récupérées par l’État à l’issue de programmes de formalisation de droits coutumiers qui excluent de leur accès les populations migrantes (ou déplacées par la violence) ayant acquis des terres par délégation de la part de groupes autochtones, mais qui ne reconnaissent pas davantage à ces derniers la possession originelle de ces terrains, rendant ainsi possible leur mise à disposition pour des firmes ou des élites nationales (Stein et Cunningham, 2015)12.
37La période récente voit ainsi une marginalisation des programmes qui, à la charnière du xxe et du xxie siècle, ont promu la reconnaissance de droits coutumiers pluriels ou la restitution de terre aux groupes sociaux marginalisés par des politiques antérieures, au profit de formes plus dures de privatisation. On voit parallèlement des États autoritaires reprendre le contrôle des dispositifs d’allocation foncière, sous couvert de l’ouverture aux investissements privés et avec la bienveillance des agences de coopération internationale, comme dans les cas mentionnés ci-dessus (Lavers, 2012).
Les politiques foncières et la construction de l’État
38Les paradigmes internationaux n’ont pas structuré mécaniquement les politiques nationales. Dans chaque pays, les fluctuations des référentiels internationaux se sont conjuguées avec les enjeux politiques internes, les intérêts des élites au pouvoir et les stratégies de construction de l’État pour dessiner des trajectoires spécifiques de formation d’une polity. Si l’argumentaire de l’efficience économique et de la compétitivité ou celui de la justice sociale sont couramment mobilisés pour justifier l’introduction de réformes des politiques foncières, c’est souvent sur un autre registre que ces réformes sont arbitrées dans les arènes nationales, car :
- autant qu’à ses enjeux économiques, la controverse sur l’individualisation des droits fonciers ou le maintien des formes communautaires d’accès à la terre renvoie au clivage qui oppose une conception unitaire de la nation et une conception unifiée du droit, pensé comme relevant de catégories universelles et condition d’une citoyenneté nationale, à une perspective qui reconnaît, voire valorise, le pluralisme normatif et promeut des citoyennetés plurielles ;
- les enjeux liés au contrôle des terres ne sont pas seulement productifs ou relatifs aux intérêts matériels des élites économiques, mais concernent aussi la façon dont ce contrôle affecte les rapports de force entre pouvoirs aux différents niveaux de gouvernance politique, les équilibres entre les composantes socio-politiques et les rapports de clientèle qui lient certaines de certaines de ces composantes à l’État, ainsi que les stratégies d’ancrage local de l’État.
39Cette partie s’intéresse aux dimensions politiques de la politique foncière, sous le double angle des politics et de la polity, en analysant la façon dont les rapports entre les statuts fonciers des individus et leur participation aux arènes politiques et aux instances de pouvoir contribuent au processus de formation de l’État.
40La recherche a principalement abordé ces dimensions politiques des politiques foncières sous deux angles complémentaires :
- celui du jeu des dépendances de sentier institutionnelles13 dans les trajectoires des politiques foncières et les stratégies des élites (Mahoney, 2001), en particulier quant à la façon dont l’histoire coloniale encadre durablement les configurations foncières, les cadres cognitifs, les choix opérés en termes de contenu des réformes légales et les formes des dispositifs d’administration foncière ;
- celui, ensuite, des incidences des réformes foncières sur la configuration des régimes politiques nationaux et des modes de gouvernance rurale, en particulier du point de vue de leurs rapports mutuels et de l’instrumentalisation stratégique des réformes à des fins de légitimation des projets des élites au pouvoir et d’extension de l’ancrage de l’État.
Les legs coloniaux : dualisme légal, dualisme agraire, domanialité, informalité
41Avec des histoires très différentes, la majorité des pays du Sud ont connu une histoire coloniale qui a marqué durablement les trajectoires institutionnelles de la régulation foncière, trajectoires dans lesquelles la violence – étatique ou privée – a souvent joué un rôle central.
42Précoces, les processus de colonisation de l’Amérique latine ont d’abord été le fait d’entrepreneurs, autant économiques que militaires, avant que la Couronne espagnole tente d’organiser son contrôle sur le territoire et, face à la destruction des sociétés amérindiennes, endosse un devoir de protection des communautés natives. Un système dual de propriété a ainsi été institué, combinant l’attribution de droits collectifs, sur des territoires délimités, aux pueblos d’Indiens et la concession de droits privés sur les « terres vacantes » aux individus (Espagnols, métis et Indiens) qui pouvaient en faire valoir la possession pacifique. Au xixe siècle, les Indépendances ont placé au pouvoir des élites créoles qui ont fait du démantèlement des droits collectifs des communautés un objectif fondamental des politiques d’institutionnalisation de l’État-nation et de modernisation économique. Dans le même temps, des politiques de colonisation agraire ont été conduites dans les régions où les populations indigènes étaient pour l’essentiel nomades et faiblement organisées (États-Unis et Canada, Argentine, Chili), politiques qui s’appuyaient sur un discours civilisateur, niant les maîtrises territoriales des tribus « sauvages », et qui ont donné lieu à un paysage foncier marqué par la prédominance de la grande propriété (Yuln, 2016).
43Les colonisations de la fin du xixe siècle (Afrique, Asie, Océanie) ont été le fait d’entreprises privées (Congo belge) et surtout d’États rationnels-bureaucratiques, qui ont eux aussi organisé juridiquement leur contrôle du territoire, au détriment des droits territoriaux et fonciers préexistants.
44Création de la propriété par concession royale en Amérique latine, immatriculation de terres coutumières, intégrées au domaine privé de l’État en Afrique francophone, ou affectées à l’État en tant que trustee garant de l’intérêt général dans les pays anglophones : avec des variantes selon les formes de colonisation, l’État colonial a en effet cherché à légitimer son contrôle sur le territoire et à organiser l’allocation des droits de propriété. Avec des contenus juridiques et des dénominations variées, les politiques foncières coloniales ont : 1) intégré des pans majeurs des territoires conquis dans un domaine étatique, afin de légitimer le droit du pouvoir colonial à les réorganiser ; 2) institué des dispositifs administratifs de délivrance de droits de propriété aux citoyens de plein droit, via les procédures d’immatriculation foncière ou de concession (forestière, minière) favorisant la clientèle politique du pouvoir ; 3) laissé à des autorités politiques locales, diversement recomposées, le pouvoir d’octroyer et de réguler les droits fonciers des « indigènes » ; 4) dans les colonies de peuplement, organisé le confinement des sociétés locales dans certains espaces (voir supra) afin de libérer les terres fertiles pour les colons.
45Tout en se référant au paradigme juridique de la métropole (Code civil, Common Law, Ordonnances de Castille), le droit appliqué dans les colonies n’a eu que peu de choses à voir avec celui en vigueur dans cette dernière14. Là où le pouvoir colonial considérait ne pas avoir besoin des terres, il s’est accommodé des régulations « coutumières », en s’appuyant sur les pouvoirs locaux dans une logique d’administration indirecte et en renforçant leur pouvoir foncier, en échange de leur contribution à l’ordre colonial. Ailleurs, le statut domanial de la terre a permis l’expropriation des communautés locales au profit des colons européens et leur relégation dans des espaces marginaux. Il a aussi parfois légitimé l’organisation de migrations agraires. En ouvrant des espaces à la colonisation agraire, en aménageant des « paysannats » où les migrants recevaient une parcelle en échange de conditions de production souvent fortement encadrées, l’État gérait les inégalités démographiques en même temps qu’il renforçait son contrôle sur ces espaces (au détriment des populations autochtones) et constituait une clientèle politique.
46Ni les évolutions du régime colonial tardif, ni les Indépendances n’ont en pratique transformé la présomption de domanialité sur les terres coutumières ; au contraire, dans un certain nombre de pays, comme en Côte d’Ivoire sous Houphouët-Boigny, la pratique administrative a renforcé ce statut, afin de faciliter l’accès au foncier des migrants d’autres régions et de favoriser l’émergence d’une bourgeoise agraire d’État. Plus largement, les États africains ont repris à leur compte le cadre légal colonial, au nom de politiques de modernisation qui justifiaient que l’État puisse mobiliser la terre pour les projets d’aménagement ou la rétribution de ses clientèles politiques (Berry, 1993 ; Platteau, 1993).
47Les politiques coloniales ont ainsi à la fois organisé le territoire en espaces de statuts juridiques différents, restructuré les sociétés et les pouvoirs locaux, et mis en place des cadres institutionnels qui ont marqué durablement tant les structures agraires que les politiques foncières. Dans les colonies de peuplement, le dualisme légal institué par le principe de domanialité (propriété privée pour les uns, incorporation dans le domaine public pour les autres) s’est doublé d’un dualisme agraire, instituant un clivage entre grande propriété coloniale et petite agriculture familiale. Avec des différences significatives entre l’Amérique latine, l’Asie du Sud et du Sud-Est et l’Afrique, une part importante des terres continue de relever de droits « informels », ou plus précisément « extra-légaux », sur des espaces relevant formellement d’une propriété publique. Les questions de l’extra-légalité, celle de la domanialité et des accaparements fonciers qu’elle rend possibles demeurent des enjeux centraux des débats de politique foncière.
Les politiques foncières au cœur des projets de gouvernementalité rurale
48En s’intéressant à la dynamique des alliances et des conflits entre bourgeoisies urbaines, élites foncières et paysanneries dans les sociétés pré-industrielles d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Asie, et à leurs incidences sur l’évolution des régimes politiques, B. Moore (1966) a mis en évidence le rôle des choix effectués en matière de politique foncière à des moments charnières de l’histoire15. Dans son sillage, un courant de l’économie politique a souligné les rapports entre la distribution des droits fonciers et l’évolution des systèmes politiques (Binswanger et al., 1995). La distribution des droits de propriété sur la terre et la désignation des instances chargées de réguler et de sanctionner leur exercice a en effet constitué un moyen dont les États ont couramment usé pour construire des alliances avec certains secteurs de la société – ou certaines formes de pouvoir local –, et ainsi consolider ou recomposer le régime de gouvernance politique. En sens inverse, des changements dans les rapports politiques entre les différents secteurs de la société nationale induisent fréquemment des tentatives de réforme du régime de gouvernance foncière (Swinnen, 2002). Deux dimensions centrales de ces jeux d’alliance et de recomposition des régimes de régulation foncière peuvent être distinguées : d’une part, la façon dont les politiques foncières ont conduit à exclure des opposants et/ou à intégrer des soutiens, souvent à travers des mouvements de population ; et, d’autre part, et de manière souvent concomitante à la précédente, la façon dont elles ont permis de mettre en place des dispositifs spécifiques d’ancrage des instances étatiques et de contrôle du territoire dans les zones rurales.
Construire des alliances et affaiblir les opposants
49L’un des objectifs sous-jacents des politiques foncières, le plus souvent implicite (mais parfois explicite, comme dans le cas des réformes agraires), est en effet d’induire un affaiblissement de l’influence politique de certains acteurs (oligarchies foncières, organisations communautaires, etc.), ou (de façon plus discrète) de secteurs de la population (groupes ethniques, ressortissants de pays étrangers ou foyers de mouvements contestataires) perçus comme antagonistes des intérêts des élites au pouvoir. L’importance du pouvoir de déléguer des droits fonciers dans la construction des régimes féodaux a abondamment été mise en évidence par l’historiographie16. À des degrés divers, les pouvoirs coloniaux et postcoloniaux se sont eux aussi octroyé le pouvoir d’attribuer des droits fonciers et de réorganiser les territoires, et en ont fait un instrument politique, prolongeant ainsi des pratiques classiques des États précoloniaux. Pour l’Afrique, Sara Berry (1993) a montré comment, loin de promouvoir la mise en place d’une administration foncière neutre, les tentatives des États pour contrer les pouvoirs fonciers des élites coutumières et revendiquer un monopole foncier visaient avant tout à recomposer à leur profit les réseaux clientélistes d’accès à la terre.
50Les réformes agraires ont été un outil privilégié de ces stratégies de légitimation de l’État, en particulier lorsque celui-ci était issu d’une rupture violente de régime (révolution, guerre d’indépendance, intervention militaire), à travers la redistribution de la propriété foncière et la reconfiguration de ses dispositifs d’accès et des instruments de contrôle politique qui leur sont liés (cf. chap. 11). Une telle fonction a largement été commentée au sujet de la réforme agraire mexicaine (Pansters, 1997). Les réformes agraires ont aussi pu être instrumentalisées comme outil de consolidation du clientélisme politique autour d’un régime autoritaire, comme l’a souligné S. Borras (2006) dans le cas des Philippines, où, durant les années 1970, le régime du président F. Marcos a employé les redistributions de terre pour affaiblir les groupes d’opposition et consolider le clientélisme agraire autour de ses relais locaux. Le revirement de la politique agraire au Zimbabwe et sa radicalisation à partir des années 1990, avec la promulgation du Fast Track Land Reform Programme et l’appui aux invasions de terres des grands fermiers blancs (initialement protégés par le régime), étaient une réponse à la fragilisation politique du président Mugabe et visaient une large reconstruction de ses alliances, aussi bien avec les vétérans de la lutte armée qu’avec les autorités coutumières (Moyo, 2000)17.
Recomposer et contrôler le territoire
51Les réformes foncières constituent un puissant outil de reconfiguration des organisations politico-territoriales. Cette fonction a en particulier été mobilisée pour forcer l’incorporation à la nation d’organisations de type communautaire qui étaient demeurées jusqu’alors très autonomes ou faiblement intégrées aux institutions nationales. Au Mexique et au Pérou, par exemple, les réformes agraires mises en œuvre dans les régions de peuplement indien ont été l’occasion de reconfigurer des communautés issues du régime colonial (sous la figure de l’ejido et de la « communauté paysanne » respectivement), à la fois en termes de délimitations territoriales, de gouvernement local et de régime de droits fonciers (Del Castillo, 2003 ; Léonard, 2004). Une logique similaire a été décrite dans la mise en œuvre de la réforme agraire au Vietnam, dans les régions peuplées par des ethnies montagnardes, où les institutions étatiques disposaient d’une faible légitimité (Fortunel, 2009). Ces politiques n’ont pas nécessairement altéré la structure de distribution des terres, ni (le cas du Vietnam mis à part) les rapports socio-démographiques internes aux régions concernées, mais elles ont conduit à instaurer de nouvelles formes communautaires et de nouvelles instances de gouvernement politique et foncier, placées sous le contrôle de l’administration étatique.
52Ces politiques se sont fréquemment appuyées sur des migrations – souvent spontanées, mais parfois activement soutenues par l’État – pour opérer une recomposition des structures socio-démographiques et territoriales. Les fronts pionniers amazoniens ont été l’archétype de migrations visant à coloniser des terres « libres », assurer la maîtrise des marges territoriales nationales et réduire la pression et les contestations sociales dans les régions rurales pauvres dominées par la grande propriété (Léna, 1992)18. Toujours au Vietnam, Sikor (2004) et Fortunel (2009) ont montré que la collectivisation des terres conduite à partir de 1975, outre son rôle dans les politiques d’aménagements hydrauliques du delta du fleuve Rouge, s’est inscrite dans la trajectoire historique de la colonisation de ses marges internes par l’État kinh : conjointement à l’incorporation des minorités montagnardes au projet national d’unification, elle a été l’occasion d’installer des migrants kinh, porteurs de ce projet, sur les territoires de ces minorités. Dans la même logique, le régime à majorité hutu qui s’est emparé du pouvoir au Rwanda à l’Indépendance a organisé la colonisation agricole des zones pastorales auparavant contrôlées par l’aristocratie tutsi, et celle des terres abandonnées par les Tutsi ayant fui les pogroms initiés à cette époque, pour étendre et consolider sa base territoriale et socio-politique (André, 1997).
53La Côte d’Ivoire fournit un autre exemple de mobilisation conjointe de la politique foncière et d’une stratégie politique d’encouragement à la migration, dans un triple objectif de mise en valeur, d’occupation du territoire et de contrôle politique de régions perçues comme peu fiables par le pouvoir de F. Houphouët-Boigny. Le slogan « La terre appartient à celui qui la met en valeur » a fait office de loi non écrite et a soutenu le développement des fronts pionniers. Les transferts fonciers entre autochtones et migrants, dans un cadre régulé par les rapports de tutorat foncier et la « pratique administrative “coutumière” » – le jeu informel des représentants locaux de l’État dans la mobilisation des institutions formelles – (Ley, 1972), ont constitué la clé de voûte des processus de colonisation agraire et du développement des productions de cacao et de café. Comme au Nicaragua, la remise en cause de ces transferts, dans un contexte de crise économique et de faible légitimité étatique, a constitué un ressort central des mobilisations violentes qui ont accompagné la crise politique des années 2000 (Chauveau et Richards, 2008).
Réaliser l’ancrage local de l’État dans les sociétés rurales
54La désignation de qui est légitime pour allouer des droits sur la terre et le territoire, et en valider les usages, est un enjeu central des processus de construction étatique. À travers la nomination des autorités investies des fonctions de régulation foncière, la redéfinition des périmètres administratifs et territoriaux des communautés locales (voir supra), ou par le biais des mesures de classement/réglementation des usages sur des espaces déterminés, la politique foncière constitue un formidable instrument d’ingérence de l’État dans les régimes de gouvernance rurale. Elle a ainsi constitué un instrument historique d’ancrage local et de manifestation du pouvoir de l’État national, en particulier durant les périodes qui suivaient des bouleversements politiques tels que des guerres ou des changements violents de régime (voir Peluso et al., 1995).
55Suivant Boone (2013), on peut distinguer deux idéaux-types d’organisation politique des sociétés rurales dans les pays du Sud, qui recoupent la distinction classique entre administration coloniale directe et indirecte : d’une part, un régime de tenure foncière « néocoutumière », par lequel des instances locales (familiales, lignagères, communautaires) disposent des compétences de définition et de régulation des droits sur les ressources naturelles, soit par délégation de l’État, soit du fait de l’absence de celui-ci ; et, d’autre part, un régime étatique, dans lequel les droits sont distribués par l’État, parfois de manière directe, à travers son administration foncière, parfois par le biais d’agents politiques qui utilisent leur pouvoir foncier pour récompenser leurs clients. Ces deux figures ont une incidence sur les formes de citoyenneté et les rapports à l’État et à la nation. Dans le premier cas, ce sont des catégories de citoyenneté et d’appartenance locales, souvent définies selon un mode collectif de représentation, qui façonnent les rapports fonciers, quand, dans le second, les catégories de la citoyenneté nationale et le droit individuel de tout citoyen à posséder et utiliser la terre dans l’espace national font référence.
56Dans le Pacifique, les politiques foncières postcoloniales ont, pour une large part, promu des régimes dits « coutumiers », au sens où ils établissaient un certain nombre d’interdits sur les transactions foncières (Ward et Kingdon, 1995). Ces dispositions prolongeaient des politiques coloniales souvent réticentes à faire entrer la terre dans le jeu du marché pour des raisons de stabilité socio-politique. Dans un certain nombre de cas, les critères surplombants de valorisation économique des terres coutumières ont toutefois conduit les États à se substituer aux propriétaires coutumiers pour signer des baux fonciers au profit d’élites locales ou extérieures, allouer des concessions touristiques et minières, au besoin en créant des institutions ad hoc et en identifiant des « propriétaires coutumiers » (Herrenschmidt et Le Meur, 2016), ce qui a notamment contribué à l’émergence d’une idéologie « propriétariste » en matière foncière (Mcdonnell et al., 2017).
57Dans une majorité de pays d’Afrique subsaharienne, le processus d’ancrage local de l’État via la politique foncière s’est réalisé à travers des dynamiques de construction d’un régime de tenure néocoutumière. En Côte d’Ivoire, l’État colonial, puis postcolonial, a favorisé les flux migratoires, tout en articulant leur accueil avec l’institution traditionnelle du tutorat foncier établissant un cadre d’obligations socialement normées liant les migrants aux autochtones. Sous les pressions politiques autant que démographiques, l’institution du tutorat a évolué vers des formes individualisées et monétarisées et une dissociation progressive de ses composantes foncières et socio-politiques. Le jeu informel des instances étatiques a contribué à faire du tutorat une institution multiplexe, intervenant aussi dans les relations entre les pouvoirs villageois et l’État et dans les rapports de force au sein des communautés autochtones (Chauveau, 2007). Dans ces contextes, l’ancrage rural de l’État dépend d’intermédiaires politiques et d’arrangements locaux, partiellement autonomes vis-à-vis des institutions formelles et des règles bureaucratiques de l’État : les définitions des droits de propriété et des droits politiques restent essentiellement gérées au niveau des collectivités villageoises. On peut observer des situations comparables en Afrique australe. Au Kwazulu-Natal, dans le contexte post-apartheid et de décentralisation, les restitutions de terres aux communautés natives ont conduit au renforcement du pouvoir des « leaders coutumiers » que les régimes colonial et d’apartheid avaient mis en place (Mathis, 2007). L’ancrage local de l’État se réalise ainsi à travers les chefferies administratives dont le fonctionnement relève d’un régime de « despotisme décentralisé » (Mamdani, 1996).
58Au rebours de ces situations, le centre du Kenya illustre la mise en place d’un régime foncier étatique dans les contextes africains (Boone, 2014). Les terres de la Vallée du Rift, qui avaient été confisquées par expropriation aux Masaï et à d’autres groupes autochtones au profit de grands fermiers blancs au début de la période coloniale, y ont été utilisées à partir de l’Indépendance pour installer des petits exploitants recrutés sur une base régionale ou ethnique et ont constitué un élément clé de la construction de réseaux clientélistes autour de la figure présidentielle et des notables du régime. Poursuivant les politiques historiques de marginalisation sociale et politique des groupes autochtones, ces logiques ont constitué une source de tensions qui ont pris une forme de plus en plus politisée sur des lignes de clivage ethnique.
59Plus éloigné des contextes africains décrits par Boone, le Mexique est également représentatif de ce régime de régulation étatique. Issu d’une révolution dont les revendications foncières étaient un levier fondamental de mobilisation, l’État mexicain a fait de la réforme agraire une obligation constitutionnelle. Sa réalisation a conduit au démantèlement des latifundia sur lesquels reposaient les structures de pouvoir régional, mais elle a aussi fragmenté et recomposé les anciennes organisations villageoises dans de nombreuses régions, en créant de nouvelles communautés politiques et territoriales, les ejidos. La réforme agraire a aussi institué une double structure bureaucratique, administrative et syndicale, qui exerçait la tutelle sur les processus d’enregistrement légal des demandeurs de terre et sur la régulation ultérieure de leur accès aux droits fonciers et aux droits politiques (Léonard, 2004 ; Pansters, 1997). Sous ce régime de régulation, la gouvernance locale était organisée dans une large mesure à travers les routines de mise en rapport entre les communautés ejidales, l’administration foncière, le syndicat officiel et les entreprises du secteur public (Nuijten, 2003).
L’administration foncière comme foyer de production de nouvelles règles
60Les caractéristiques de l’ancrage local de l’État à travers l’administration foncière et les formes organisationnelles de l’accès à la terre sont très variables. Dans les contextes de régime néocoutumier, l’administration foncière est peu présente sur le territoire. Le monopole de l’État sur les terres publiques favorise les accaparements : la complexité et le coût des procédures d’accès aux droits légaux, le contrôle des informations foncières perpétuent le clivage entre formalité et informalité des registres de droit et alimentent la corruption (Klopp, 2000), dans une « gestion de la confusion » (Mathieu, 1996 ; Piermay, 1986) où la complexité des statuts et des procédures favorise le clientélisme politique et les manipulations par les acteurs les plus puissants (Berry, 1993). L’imbrication des dispositifs bureaucratiques et d’une logique de gestion centralisée du clientélisme foncier peut conduire à une sous-dotation structurelle de l’administration foncière19, voire à son démantèlement partiel dans le cadre des stratégies d’instrumentalisation politique de l’accès à la terre (Médard, 2008 ; Onoma, 2010).
61Dans les pays à régime de régulation étatique, les administrations foncières présentent au contraire des formes d’articulation complexe avec l’administration territoriale qui opère en relais du pouvoir étatique. Dans ces contextes, leur fonctionnement peut révéler des formes de semi-autonomie dans l’application des politiques foncières20. Les administrations foncières, en effet, ne sont pas des instances neutres, dont le fonctionnement doit être analysé seulement en référence aux objectifs et aux moyens qui leur sont formellement assignés. Ce sont des organisations complexes, structurées par des référents professionnels, des habitus propres, et qui ont une capacité à générer leurs propres règles. L’inachèvement juridique et institutionnel (Ouattara, 2010), autrement dit les lacunes, imprécisions ou ambiguïtés des textes légaux et réglementaires, fait ainsi couramment l’objet d’interprétations, d’ajustements et d’adaptations qui permettent de résoudre des problèmes pratiques, en fonction des lectures qui sont faites des évolutions du contexte social, des pratiques locales et des enjeux qui en découlent (Colin et al., 2009 : 29-32). Il fournit aussi des opportunités de négociations, voire de pratiques corruptives, contribuant à la politisation de la gouvernance foncière.
62Le Mexique et le Vietnam sont des illustrations intéressantes de la façon dont les politiques foncières conduisent à mettre en place des appareils administratifs qui, à la fois, jouent un rôle central dans l’organisation des rapports entre l’État, le système politique national et les sociétés rurales locales, et assurent des ajustements pragmatiques permanents dans le contenu des règles officielles. Ainsi, au Mexique, Arce et Long (1993) et Nuijten (2003) ont montré que les fonctionnaires de la réforme agraire chargés d’encadrer et de sanctionner les pratiques foncières au sein des ejidos ont couramment dû répondre à des injonctions (éthiques et opérationnelles) contradictoires. Face à la généralité des pratiques illégales de recours au marché foncier (cessions en faire-valoir indirect et, dans une moindre mesure, ventes), les agents de l’administration ont développé une attitude tolérante dès lors que ces pratiques s’inscrivaient dans un cadre local de régulation permettant une allocation souple et non conflictuelle des droits (Bouquet, 2009). Dans certains cas, ils ont même produit des contrats ad hoc, maquillant des baux de longue durée en formes associatives entre ejidatarios et investisseurs extérieurs pour permettre la réalisation de cultures d’exportation intensives en capital, voire promu des accords couvrant des ventes de terre afin d’éviter le développement de conflits fonciers (Léonard et Velázquez, 2010). De façon analogue, Kerkvliet (1995) a montré comment, au Vietnam, les responsables locaux des coopératives ont été amenés à ajuster les règles de gestion collective des terres pour les adapter aux pratiques locales d’individualisation de la production, de façon à pouvoir remplir les objectifs qui leur étaient assignés.
63Dans ces contextes, l’effectivité du dispositif d’ancrage étatique dans les sociétés rurales et les interactions continues entre les représentants de l’un et des autres ont joué dans le sens d’altérations plus ou moins importantes du cadre officiel de régulation foncière. Ces adaptations ont pu influencer directement les évolutions ultérieures de la loi. Au Vietnam, dès les années 1970, les situations d’individualisation locale des pratiques foncières ont graduellement conduit les échelons supérieurs du gouvernement à réviser les normes officielles de collectivisation, pour déléguer l’usage des ressources aux ménages (Ibid.). Au Mexique, des logiques similaires, liées à la forte articulation du régime d’État-parti à ses formes d’ancrage local, ont influencé le contenu de la réforme foncière de 1992, qui combine un régime de propriété distinct de la propriété privée avec une individualisation formelle de la possession et la légalisation des transferts marchands – une « propriété privée modérée » dans les termes de J-C. Pérez Castañeda (2002) (voir également Bouquet et Colin, 2009 et le chapitre 11).
Fragmentation des espaces de régulation et autonomie relative des communautés rurales dans leurs rapports à l’État
64À des degrés variables, les États du Sud se caractérisent par un morcellement des espaces et des régimes de la régulation foncière. Au sein même des espaces nationaux, la diversité des formations sociales précoloniales, les recompositions des projets des élites coloniales et postcoloniales, celles des formes d’intervention sur les territoires et des dispositifs d’ancrage étatique qui en ont résulté ont modelé des configurations variées, en termes d’imbrication des organisations socio-politiques locales et des dispositifs locaux de l’État, et de persistance des situations de pluralisme normatif.
65Sur des parts importantes du territoire, la régulation foncière révèle une semi-autonomie, tant des sociétés rurales dans la régulation de leurs affaires foncières que des dispositifs locaux de l’État dans l’orientation et le contrôle de ces régulations. Ces situations traduisent les difficultés des politiques foncières à réduire le pluralisme normatif et à unifier les systèmes de droits fonciers dans l’espace national, mais elles peuvent aussi exprimer l’absence de volonté politique à cet égard. Elles portent aussi la marque d’interdépendances durables entre formes étatiques et formes communautaires : les interactions quotidiennes entre les agents de l’État et les acteurs locaux de la régulation foncière constituent une dimension centrale de celle-ci et s’expriment sous la forme de dispositifs « semi-formels », de coordinations personnalisées, de « petits papiers » validés par des agents publics mais sans existence légale, etc. Elles sont aussi une variable clé à prendre en compte dans les processus de production et de mise en œuvre des réformes et des politiques foncières, pour comprendre comment les réformes contemporaines font l’objet de formes contrastées de mise en œuvre et d’appropriation/réinterprétation dans le cadre des dispositifs d’action publique et de gouvernance locale.
Les réformes foncières contemporaines : ajustements et compromis
66Depuis le début des années 1990, de nombreux pays du Sud ont engagé des réformes de leurs politiques foncières, à l’aune du référentiel néolibéral et du nouveau contexte institutionnel issu des décentralisations administratives, souvent avec l’appui de bailleurs de fonds internationaux. Leur orientation globale porte sur la reconnaissance légale et la formalisation des droits – individuels et, parfois, collectifs – sur la terre (cf. chap. 10). Ces réformes s’inscrivent dans le retour du paradigme de la privatisation, selon lequel des droits de propriété formels et complets, circulant par le marché, sont une condition de développement économique. Elles présentent toutefois une tension entre des formes dures et douces (cf. supra), tension qui est alimentée par un renouveau du débat sur la pluralité des normes et des alternatives au marché, et qui se traduit par une diversité de contenu de ces politiques.
67La période contemporaine est en effet marquée par la prolifération et le caractère partiellement contradictoire des normes portées par des institutions internationales, institutions qui sont elles-mêmes souvent en concurrence pour faire valoir leurs propositions. Le paradigme néolibéral du marché se combine avec d’autres injonctions qui ont pris corps au cours des années 1990 et se sont renforcées durant la décennie suivante : celle de la bonne gouvernance et de la promotion d’instances décentralisées et participatives, communautaires notamment, dans la régulation des relations de propriété, selon une combinatoire associant droits individuels et collectifs sur des ressources différenciées ; celle de l’adaptation des régimes fonciers coutumiers au régime de droit formel, qui promeut la reconnaissance des droits locaux et met en avant la communauté comme espace de validation sociale de ces droits, et non plus leur remplacement par le titrage massif et systématique ; celle de la protection de la biodiversité et de la limitation des rejets de carbone, qui justifie un regain des mesures de classement, voire de concession à des grandes organisations de conservation, ONG et privées ; celle des droits de l’homme, qui promeut à la fois les droits individuels de certaines catégories d’acteurs (femmes, jeunes ruraux, membres de castes dominées) et les droits collectifs de minorités ethniques menacées ou spoliées par les régimes antérieurs.
68Ces injonctions contradictoires sont la base de controverses sur les orientations des politiques foncières, qui traversent à la fois les échelles transnationales et nationales. Elles cristallisent des réseaux d’acteurs hétérogènes autour de plusieurs débats distincts mais enchevêtrés, qui s’imbriquent dans les enjeux nationaux de construction des politiques foncières :
- entre agriculture familiale et agrobusiness/agriculture entrepreneuriale ;
- entre promotion du marché foncier et défiance vis-à-vis du marché ;
- entre uniformisation du cadre légal et reconnaissance/valorisation de la pluralité des normes – ou, dans une formulation alternative, entre une approche universaliste des droits de l’homme et leur conception stratifiée dans les « us et coutumes » locaux ;
- entre rejet et valorisation des appartenances communautaires ;
- entre contrôle centralisé et décentralisation des instances de gestion des registres fonciers ;
- entre intervention transformatrice et accompagnement des changements endogènes.
69Cette nouvelle vague de réformes foncières s’inscrit dans un contexte international particulier. Celui-ci est marqué, en premier lieu, par le nouveau paradigme de l’aide, selon lequel la participation de la société civile à la formulation des politiques est un impératif ; mise en œuvre de façon souvent très instrumentale, la participation ouvre aussi des espaces de prise de parole et de revendication et fait des politiques une question publicisée. En second lieu, la question foncière est devenue un thème majeur de l’agenda international, dont se sont emparées à la fois les institutions financières multilatérales, les coopérations bilatérales, les organisations des Nations unies, et les ONG internationales, multipliant études, diagnostics, propositions. Les questions d’accaparement foncier, de marginalisation des populations autochtones – ou de reconnaissance de leurs droits en tant que peuples premiers – sont par ailleurs devenues des objets de vigilance et de dénonciation de la part de la société civile transnationale. Enfin, le contexte contemporain est marqué par l’activisme d’un ensemble d’entreprises d’ingénierie et de conseil sur la formalisation des droits fonciers, qui engagent les agences de coopération nationale ou internationale jusqu’aux cabinets privés, en passant par des ONG de taille variable ; ces activités d’expertise ont eu pour premier marché les réformes entreprises dans l’ex-bloc soviétique, avant d’essaimer un peu partout dans le monde. Les experts (géomètres, juristes – dont les défenseurs des droits de l’homme –, géomaticiens, fournisseurs informatiques, etc.) sont devenus des acteurs de poids dans la définition des bonnes pratiques et de l’architecture des politiques foncières, en formant des coalitions agissantes auprès des instances nationales et internationales21.
70Tout en partageant un objectif affiché de lutte contre « l’insécurité foncière »22 par la formalisation des droits sur la terre, les réformes et les opérations foncières contemporaines sont ainsi promues et mises en œuvre par une grande diversité d’acteurs, porteurs de modes opératoires et de projets politiques variés, qui opèrent fréquemment sans coordination et parfois en concurrence ouverte.
71Cette partie poursuit l’exploration des imbrications entre les dimensions politiques (politics et polity) des politiques foncières, en se focalisant sur les processus contemporains de réforme. Nous illustrerons comment ces enjeux entremêlés éclairent la forme que prend le policy process, les réseaux d’acteurs qui tentent de l’influencer et les arbitrages politiques qui en résultent, avant de souligner que les modalités de mise en œuvre des réformes – en particulier là où elles sont financées par l’aide internationale – interrogent leur effectivité23.
La formulation des réformes : controverses et bricolage institutionnel
72Les réformes des politiques foncières depuis les années 1990 se cristallisent à la confluence de l’ajustement global/sectoriel24 des politiques économiques, des recompositions des élites au pouvoir et de leurs stratégies d’alliances, des pressions internationales et de la résurgence de macro-acteurs dans les dynamiques foncières (firmes agroalimentaires et financières, ONG internationales, fonds souverains). Leur timing et leurs orientations s’inscrivent toutefois dans des histoires foncières et politiques spécifiques.
73Les réformes résultent parfois, comme en Amérique latine, de l’arrivée au pouvoir d’élites économiques converties au néolibéralisme, marquant le basculement « des États développementistes et des activistes des années 1960 [vers les] démocraties libérales caractéristiques du monde contemporain » (Dezalay et Garth, 2002 : 49). Ainsi, au Pérou, « c’est sous le régime du président Fujimori, dans les années 1990, qu’a commencé la grande réforme néolibérale du cadre légal de régulation de l’accès aux terres, qui visait à promouvoir l’investissement, y compris sur le territoire des communautés paysannes et natives. Avec la Constitution de 1993, les terres des communautés paysannes ont cessé d’être inaliénables. Cette même constitution a éliminé la limite de superficie en propriété individuelle instaurée par la réforme agraire, ouvrant ainsi la porte à la nouvelle concentration foncière. Par la suite, en 1995, la Ley de tierras a ouvert aux communautés paysannes la possibilité de louer leurs terres, de les hypothéquer ou de les vendre à des intérêts privés, si c’était la décision des deux tiers des comuneros inscrits sur leur registre » – avant de réduire, en 2015, ce quorum à 50 % des comuneros présents lors de l’assemblée délibérative dans les régions littorales les plus convoitées (Burneo, 2016 : 58). Les opérations de titrage ont complété l’offensive contre les droits collectifs (Mesclier, 2009).
74Dans d’autre pays, le basculement dans le paradigme du marché est davantage négocié, mais la diffusion des thèses libérales n’en est pas moins réelle. Au Vietnam, les réformes ont correspondu à une volonté pragmatique du régime socialiste de consolider son pouvoir tout en répondant aux impasses de la collectivisation. L’ouverture économique amorcée avec le Doi Moi (« Renouveau », 1987) a remis en question la collectivisation des terres et des formes de production. La décollectivisation a débouché sur un vaste programme d’allocation de droits d’usage des terres agricoles et forestières, via la distribution de certificats individuels et familiaux de longue durée, cessibles et pouvant servir de garantie financière, connus sous le nom de « carnets rouges », la terre restant propriété de l’État (Kerkvliet, 1995). Combinant nationalisation de la propriété et individualisation de la possession, cette politique représentait un compromis entre les aspirations libérales des Vietnamiens du Sud et des élites urbaines et la posture conservatrice des cadres du Parti et les foyers ruraux du Nord (Bergeret, 2002). Elle a rencontré un succès populaire important et conduit à une croissance économique inédite, ainsi qu’à une division par deux de la pauvreté relative entre 1993 et 2003. À partir de cette date, toutefois, la priorité donnée à l’accroissement de la productivité agricole et à l’industrialisation s’est traduite par un changement de cap de la politique foncière : l’État a créé de nouveaux droits qui facilitent la mise en marché des terres et la mobilisation du foncier agricole par les entreprises privées et les étrangers. Par le jeu des changements de catégorie de terres et des expropriations qui les accompagnent, cette politique a fini par provoquer des protestations violentes, dans un contexte d’essoufflement de la croissance au cours des années 2000 (Mellac, 2013).
75Dans d’autres cas, les réformes foncières prennent corps dans une séquence politique spécifique, correspondant à la fin d’un conflit politico-civil de longue durée : fin de l’apartheid (Afrique du Sud : Weideman, 2004), sortie de guerre civile (Mozambique, Ouganda, Guatemala : Garrard-Burnett, 2010), ou encore volonté de solder une crise politique (Kenya, après les violences électorales des élections présidentielles de 2007 : Médard, 2008). Ainsi, en Afrique du Sud, la réforme foncière des années 1990 est étroitement liée aux négociations politiques sur la fin de l’apartheid. Soutenu par l’ANC dans les années 1980, le principe de nationalisation des terres est devenu obsolète lorsque les négociations entre l’ANC et le National Party pour poser les bases du futur régime ont débouché sur la reconnaissance de la propriété privée et du marché comme fondements de la future Constitution. Condition d’une transition pacifique, cette sanctuarisation de la propriété privée revenait aussi à maintenir la structure du pouvoir économique et à gérer la transition sous forme d’un « pacte entre élites » anciennes et nouvelles, au risque d’un divorce avec les aspirations des populations noires pauvres. La Banque mondiale s’est fortement investie dès 1990, à travers une série d’études et de propositions, alimentées par ses propres experts et par ceux d’un laboratoire privé de recherche lié à l’ANC. La réforme mise en œuvre à partir de 1994 a largement repris ces propositions, en actant le principe de mise en œuvre d’une réforme agraire qui constituait l’un des socles du programme de l’ANC, mais en a grandement limité le potentiel redistributif, en faisant reposer ses mécanismes sur des ventes consenties par les grands propriétaires blancs et, de fait, en limitant sa portée à des terres peu productives (Cochet et al., 2016 ; Weideman, 2004).
76L’Ouganda représente un cas de relative autonomie de la politique foncière vis-à-vis du dispositif international, même si cette politique s’inscrit dans une orientation économique libérale de promotion de droits de propriété privée. Après son arrivée au pouvoir en 1986, à l’issue d’une guerre civile, Y. Museweni a cherché à consolider son régime en marginalisant les élites politiques du Buganda qui, depuis la colonisation britannique, avaient exercé une influence politique majeure. La réforme de la Constitution (1995), d’une part, la formulation d’une loi foncière (Land Act en 1998, National Land Policy en 2013), d’autre part, ont visé à asseoir la légitimité du régime et à renforcer l’intégration nationale. En réformant le régime foncier particulier alloué à l’élite bugandaise par les colonisateurs britanniques depuis le début du xxe siècle au profit des tenanciers des terres, le régime a cherché à marginaliser ces élites. En proposant la reconnaissance des droits coutumiers dans la région Nord du pays, particulièrement touchée par la guerre civile, il a également cherché à construire des alliances avec les pouvoirs locaux, tout en maintenant sa capacité d’affectation clientéliste des terres. L’analyse du processus de réforme montre comment le parlement, d’un côté, la commission chargée de formuler la Constitution, de l’autre, ont disposé d’une autonomie relative obligeant le régime à des compromis, dans un processus où les études soutenues par les institutions internationales ont finalement joué un rôle marginal (Gay, 2016).
77Dans les pays fortement soumis à l’aide internationale, en revanche, les réformes ont d’abord reflété les asymétries des négociations avec les bailleurs de fonds, tout en étant médiatisées par les intérêts des élites au pouvoir et de la haute bureaucratie d’État. Le cas du Bénin est particulièrement illustratif : ce pays a en effet connu dans les années 2000 deux processus contradictoires de réforme (Lavigne Delville, 2010). À la toute fin des années 1980, dans une période de déliquescence du régime socialiste, des bailleurs de fonds européens et des cadres béninois critiques mettent en avant la question de l’insécurité foncière et définissent une démarche d’identification et de cartographie des droits coutumiers, censée poser les bases d’une future réforme foncière. Les expériences pilotes entreprises entre 1992 et 2005, peu après la transition démocratique, ont été reprises dans le projet de loi foncière élaboré au début des années 2000. Votée en 2007, cette loi rompait avec la présomption de domanialité sur les terres coutumières, créait un nouveau statut juridique, correspondant à la délivrance de certificats fonciers, individuels ou collectifs, et définissait un nouveau dispositif de gestion foncière, administré par les communes nouvellement créées. Cette réforme a été mise en cause, avant même sa mise en œuvre, par une initiative concurrente, lancée depuis le sommet de l’État, portée par le ministère de l’Urbanisme et soutenue par l’aide étatsunienne. Couvrant à la fois l’urbain et le rural, cette réforme avait pour objectif de « faire de la terre un actif monnayable », en renforçant l’accès au titre de propriété privée. Le Code domanial et foncier de 2013, voté lui aussi à l’unanimité et sous pression internationale, abolit la loi de 2007 et la coexistence de différents statuts juridiques des terres, au profit de la délivrance de titres de propriété privée et de leur administration centralisée par une Agence nationale du domaine et du foncier. Ces deux processus ont été portés par des réseaux professant des visions politiques différentes, mais réunissant tous deux cadres béninois, experts et agences d’aide. Disposant de moyens financiers et d’appuis politiques plus importants – en fédérant les intérêts des élites qui investissent dans l’acquisition de terres « coutumières » –, le réseau de la privatisation a réussi à imposer un projet qui, en pratique, semble plus viser à faciliter l’accès à la propriété privée pour les classes moyennes qu’à ouvrir l’accès de l’ensemble des citoyens aux droits formels (Lavigne Delville, 2019).
78Dans certains pays, cette tendance lourde à la privatisation est toutefois contrebalancée par un nouveau mouvement de reconnaissance de droits collectifs. Cette reconnaissance peut être limitée à des espaces spécifiques, recelant des enjeux environnementaux (forêts de l’Amazonie, aires protégées), ou relever de réformes institutionnelles qui accordent une place importante à la politique foncière. Ainsi, la promulgation de constitutions plurinationales, octroyant un statut spécifique aux minorités amérindiennes ou afro-descendantes dans plusieurs pays latino-américains (Bolivie, Colombie, Équateur, Nicaragua, etc.), a conduit à l’attribution de droits collectifs à des communautés nouvellement instituées (Offen, 2003), souvent en tension avec les logiques d’exploitation minière ou industrielle. Au Mozambique, dans un contexte de sortie de la guerre civile, la politique foncière de 1997 a intégré un principe novateur de délimitation des terres communautaires, déléguant aux communautés locales le droit d’accepter ou non l’installation d’entrepreneurs. Cependant, les asymétries de pouvoir et d’information entre ces deux types d’acteurs ont abouti à un fort déséquilibre en faveur des derniers et à faire légitimer les baux concédés par l’État aux investisseurs plus qu’à les réguler (Vermeulen et Cotula, 2010).
79La mise sur agenda des réformes foncières contemporaines a résulté de conjonctions spécifiques de facteurs variés, internes et externes. Loin de correspondre à une application mécanique des doctrines internationales, ces réformes ont pris la forme de processus contingents, hautement politiques, traversés par des controverses fortes et des logiques contradictoires, qui ont abouti à des compromis fluctuants entre la promotion du marché et l’attraction de capitaux, d’une part, et la reconnaissance/protection – au moins formelle – des communautés locales, d’autre part. Leur mise en œuvre a été influencée – et parfois entravée – par les stratégies des élites, les intérêts et routines des administrations foncières, les configurations sociales et politiques locales, ainsi que par les contraintes et logiques de mobilisation des ressources de l’aide internationale, en opposant parfois entre eux des bailleurs aux doctrines divergentes.
L’effectivité incertaine des réformes soutenues par l’aide internationale
80Devant prendre acte des injonctions des agences de coopération internationale à la lutte contre la pauvreté et à la participation de la population aux politiques publiques, ou cherchant à promouvoir une administration foncière transparente, les réformes impulsées par l’aide internationale peuvent s’opposer aux objectifs des élites au pouvoir ou aux intérêts de l’administration. Dans les pays « sous régime d’aide »25, dans l’immense majorité des pays d’Afrique subsaharienne notamment, leur mise en œuvre dépend de budgets alloués par les bailleurs de fonds, qui sont sans commune mesure avec les ressources propres des États et qui suscitent des effets d’aubaine en termes de captation des ressources de l’aide. Cette double caractéristique fait porter une incertitude forte, tant sur les objectifs que sur l’effectivité de ces réformes :
- une partie des objectifs politiques poursuivis est fréquemment voilée derrière un discours dépolitisé, technicisé et consensuel ;
- les multiples étapes de traduction entre les injonctions et normes promues au niveau central, d’une part, et les dispositifs et procédures pratiques mises en place à l’échelle locale, d’autre part, offrent de larges opportunités d’expression aux intérêts qui ont été masqués à l’occasion de leur formulation.
81Deux grands types de stratégies (qui se recoupent et se combinent fréquemment) permettent d’afficher une réforme ambitieuse en termes d’inclusion et de mobiliser les ressources de l’aide, tout en assurant qu’elle n’ira pas contre les intérêts établis : d’un côté, des stratégies d’appropriation sélective et de détournement, qui visent à changer le sens des réformes à travers leurs processus d’application (application partielle des instruments, choix stratégiques des sites de mise en œuvre, complexification et détournement d’objectif des procédures, valorisation de la dimension technique des politiques au détriment de leur dimension institutionnelle, rendant impossible l’institutionnalisation des innovations, etc.) ; de l’autre, des stratégies dilatoires, visant à retarder ou enliser la mise en œuvre des réformes (processus législatifs engagés sans jamais être arbitrés ni finalisés, production sélective des décrets et documents d’application, complexification des procédures allant contre les intérêts établis, absence de passage à l’échelle des interventions pilotes, obstacles bureaucratiques à la mise en œuvre, temporisation sur les réformes institutionnelles, dans l’attente de changement – ou d’offre alternative – de politique des bailleurs de fonds, etc.). Au-delà des défaillances des administrations, l’inachèvement juridique peut résulter d’un consensus entre groupes d’intérêts pour bloquer la mise en œuvre effective des réformes.
82Le Cambodge donne une illustration particulièrement claire de ces stratégies de neutralisation. La politique foncière combine l’enregistrement systématique des terres agricoles et l’attribution de concessions sur les terres publiques. Celles-ci peuvent avoir un objectif « économique » ou « social », visant à permettre l’accès à la terre des ménages pauvres. L’analyse de la répartition spatiale de ces interventions (Biddulph, 2011) montre que les programmes d’enregistrement des droits ont été mis en place dans les plaines rizicoles, où il y a peu d’insécurité foncière, alors que les zones forestières éloignées sont l’objet d’accaparements, parfois violents, par les élites nationales ou par des firmes (Cismas et Paramita, 2016). La foresterie communautaire, censée préserver les modes de vie forestiers, a été mise en place essentiellement dans des sites dégradés, où les enjeux de conservation sont faibles, quand les zones à ressources ligneuses abondantes sont réservées à des concessions forestières au bénéfice de l’élite politico-économique. Au Kenya, alors même que la National Land Policy, adoptée en 2009, s’appuyait sur un large consensus social et visait à réparer des injustices historiques et à solder les violences politiques à base foncière (en parallèle à la réforme constitutionnelle de 2010), la négociation de ses lois d’application a permis à l’administration foncière de neutraliser largement son potentiel réformateur (Di Matteo, 2019).
Conclusion
83Aujourd’hui comme par le passé, les réformes foncières sont au cœur d’intérêts divergents et d’enjeux sociétaux souvent contradictoires, entre développement productif, intégration sociale et construction de la citoyenneté, auxquels s’ajoutent désormais ceux de la conservation environnementale et de la captation de l’aide au développement. Elles sont tributaires des logiques de reproduction des États et de leurs administrations, ainsi que de celles qui concernent les structures de pouvoir et d’organisation sociale dans les espaces de leur mise en œuvre. Ces caractéristiques historiques font des politiques foncières d’abord et avant tout des processus politiques, qui concernent à la fois la répartition des terres entre secteurs de société et les rapports entre État et citoyens, et qui influencent donc tant la formation que la construction de l’État (Berman et Lonsdale, 1992).
84Dans le contexte contemporain de gouvernance néolibérale, les réformes foncières doivent internaliser des objectifs d’autant plus contradictoires que les prescriptions internationales poussent à la fois à la privatisation des droits et à la reconnaissance des « communautés », au développement productif, à la lutte contre la pauvreté et à la conservation des ressources, tout cela dans un cadre très incitatif de participation et d’inclusion des segments subalternes de la société (femmes, jeunes, minorités). Les tensions entre ces objectifs ou entre les intérêts des multiples acteurs intervenant dans le processus de construction et de mise en œuvre des politiques, l’autonomie relative de ces acteurs dans cette mise en œuvre, au niveau des sociétés locales et des dispositifs d’intervention (agences étatiques, structures de projet), accentuent les incertitudes quant à l’effectivité des réformes et leurs impacts au regard de leurs objectifs affichés, en particulier lorsqu’elles mobilisent l’aide internationale et doivent, au moins en apparence, souscrire à ses mots d’ordre.
85Comme toute politique, les politiques foncières en acte résultent moins du contenu des textes et des lois que des pratiques des acteurs chargés de leur mise en œuvre, et des réactions ou des anticipations des individus auxquels elles s’adressent et qui développent des stratégies de contournement, de négociation et de réappropriation de leur contenu pratique. Les stratégies d’investissement privé et d’accaparement foncier, les recompositions d’alliance sont rarement explicites. Elles se jouent dans les pratiques quotidiennes des acteurs étatiques, des entrepreneurs et des dépositaires de l’autorité locale, souvent en marge des procédures formelles. Le temps que prennent les processus officiels de préparation et de négociation des documents de politique consensuels, puis de mise en œuvre des projets de terrain, est aussi un temps où les pratiques se poursuivent ou se renforcent, où des anticipations peuvent avoir lieu. Enfin, la mise en œuvre des politiques dépend aussi des stratégies de contestation, de résistance, de dénonciation dont elles sont l’objet, et des conflits qu’elles suscitent ; dans le contexte de la globalisation, ces stratégies peuvent, elles aussi, prendre des formes multiscalaires, mobilisant des réseaux complexes.
86La compréhension des politiques foncières, sous leurs différentes dimensions, est ainsi à la fois un objet en soi, pour analyser l’État en action, et une condition pour décrypter les jeux d’acteurs et les pratiques foncières à l’échelle locale, en les mettant en perspective. Qu’elle place ces pratiques au centre de ses objectifs, ou qu’elle vise à évaluer le degré d’effectivité des réformes au regard de leurs objectifs explicites, l’analyse des politiques foncières ne peut faire l’économie d’une appréhension de leurs dimensions politiques intrinsèques, entre consolidation/reconfiguration du régime de gouvernance rurale et des structures de l’État et des communautés, et jeux stratégiques autour de l’instrumentalisation de ces réformes par des groupes d’intérêt.
Bibliographie
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1 La terre, les ressources naturelles renouvelables et les ressources naturelles minières relèvent fréquemment de législations sectorielles différentes. Cette séparation, qui n’est généralement que partielle dans les modes locaux d’appropriation, traduit la domination d’une conception « agricole » de l’espace rural, en rupture avec des « espaces naturels » considérés comme non anthropisés, et pose fréquemment des problèmes de coordination de ces usages. Nous traiterons ici essentiellement des politiques foncières au sens strict, mais le cadre d’analyse peut être appliqué aux politiques publiques portant sur ces autres ressources.
2 Nous faisons ici « cette distinction cruciale, introduite par Bruce Berman et John Lonsdale [1992], entre la “construction de l’État” en tant que création délibérée d’un appareil de contrôle politique, et la “formation de l’État” en tant que processus historique conflictuel, involontaire et largement inconscient, conduit dans le désordre des affrontements et des compromis par la masse des anonymes » (Bayart, 1996 : 4).
3 On parle alors parfois de réforme agro-foncière.
4 Nous entendons ici la notion de gouvernance, non dans le sens normatif qui lui est donné par les instances multilatérales (celui de la « bonne gouvernance »), mais en tant qu’un ensemble d’interactions et de coordinations (négociations, coopérations, compromis, alliances, évitements, conflits…) qui engage une série plus ou moins complexe d’acteurs individuels et collectifs relevant de différents niveaux d’organisation et qui conduit à l’établissement de formes plus ou moins stabilisées de régulations quant à l’accès et à l’usage des ressources (voir Rose, 1999 ; Woodhouse et al., 2000 ; Blundo et Le Meur, 2009).
5 Au sens de dispositif technique de délivrance de droits de propriété et de validation des transferts de droits.
6 C’est-à-dire se référant à des normes locales indépendantes du cadre légal (cf. chap. 1).
7 Nous reprenons ici la définition que Foucault (1978) propose de la gouvernementalité en tant qu’ensemble constitué par des institutions, des techniques et des dispositifs de gouvernement, reposant sur la mobilisation de savoirs particuliers et le contrôle de leur distribution, dont l’enjeu est l’exercice du pouvoir et la domination sur une population.
8 Le terme de domanialité désigne le régime des biens considérés comme relevant de l’Etat, pour en assurer la protection et préserver leur affectation à l’usage du public. Les dénominations ont varié selon les contextes : terres de la couronne en Amérique latine. Dans les colonies françaises d’Afrique subsaharienne, notamment, le domaine privé de l’État (normalement constitué des terrains dont l’État est propriétaire) a été étendu à toutes les terres possédées par les communautés villageoises, mais n’ayant pas fait l’objet de procédures administratives d’immatriculation et, de ce fait, présumées « vacantes et sans maître » (Chouquer, 2019).
9 Durant les années 1950-1960, dans le cadre du Plan Swynnerton, avec des résultats pour le moins discutés, notamment du point de vue de son incidence en termes de conflits (Shipton, 1988).
10 Sur les fondements théoriques de cette approche, voir Platteau (1996) et le chapitre 6.
11 Couplé avec la question des peuples autochtones, ce dernier thème est parfois lié dans ses dispositifs de mise en œuvre à celui de la conservation des ressources naturelles et à leur patrimonialisation par délégation de la gestion des espaces protégés à des instances communautaires.
12 Les dispositifs environnementaux occupent une place notable dans ce régime de concessions et peuvent conduire à des processus de dépossession et de « green grabbing » ; sur ces dynamiques, voir notamment Fairhead et al (2012).
13 La notion de dépendance de sentier exprime l’idée que tout processus de changement institutionnel est orienté, encadré, par les trames normatives et cognitives préexistantes, qui déterminent la façon dont les acteurs, aux différents niveaux de la société, interprètent et s’approprient de façon sélective tout changement légal (voir North, 2004, et Pierson, 2000, pour un développement de cette idée, respectivement en histoire économique et en science politique).
14 En Europe, la définition des droits de propriété et les législations des xixe et xxe siècles ont été l’aboutissement de processus séculaires, entamés au Moyen Âge, avec la formalisation des coutumes locales, puis régionales, et l’enregistrement (par des écrivains publics, puis par des notaires) des transferts de terre (Stamm, 2013). Dans une logique de « création de la propriété par le bas » (Comby, 1998), ces législations ont légalisé des droits déjà largement individualisés et privatisés, tout en prenant en compte de nombreuses exceptions et coutumes.
15 Voir également Mahoney (2001) pour une application à un cadre comparatif limité à l’Amérique centrale.
16 Au-delà des logiques décrites pour l’Europe médiévale (voir North et al., 2010 : 127-169), l’Afghanistan fournit un bon exemple de ces pratiques. Les concessions de terres à des chefs de guerre et des clans alliés, accompagnées de la relocalisation des populations soumises sur d’autres espaces, y ont participé directement de la construction de l’État monarchique au cours du xixe siècle, celui-ci opérant en outre comme instance de régulation des conflits fonciers entre les clans non apparentés nouvellement installés, en l’absence d’institutions coutumières légitimes pour le faire (Ghani, 1984).
17 En Europe occidentale, les politiques foncières en faveur de l’agriculture familiale ont elles aussi coïncidé avec une transformation des rapports politiques entre l’État, les pouvoirs régionaux et les sociétés locales, mais selon une séquence inverse à celle des réformes agraires évoquées (voir Swinnen, 2002 et la première partie de ce chapitre).
18 On retrouve une logique similaire dans la réforme agraire entreprise au Nicaragua à partir de 1979, où le régime sandiniste a préféré conserver la structure des domaines expropriés à l’élite somoziste, pour détourner les demandeurs de terre vers des zones de colonisation faiblement contrôlées, occupées par des minorités amérindiennes ou afrodescendantes (Horton, 1998).
19 À Madagascar, « dans un pays qui compte autour de 5 millions de terrains agricoles et urbains [le] rythme de délivrance des titres stagne […] avec en moyenne 1 500 titres fonciers délivrés chaque année. […] Les immatriculations déjà réalisées sont d’ailleurs figées dans leur état initial, sans actualisation des éventuelles transmissions et mutations […] Il n’y a pratiquement plus de correspondance entre les occupants et les titulaires de titres fonciers » (Teyssier et al., 2009 : 275).
20 Sur la question de la semi-autonomie, voir Moore (1973).
21 Il ne s’agit pas d’un phénomène nouveau (cf. les géomètres et cartographes au xixe siècle, ou les clercs juridiques – tinterillos – dans les colonies espagnoles d’Amérique), mais leur adossement aux normes de la « bonne gouvernance » et aux guides de « bonnes pratiques » promus par la doxa globale leur confère une légitimité et une influence nouvelles.
22 Voir chap. 1 et 10 sur cette notion.
23 Nous renvoyons au chapitre 10 pour un bilan des politiques contemporaines de formalisation des droits fonciers. Le lecteur y trouvera une discussion des justifications économiques des politiques de formalisation, une mise à plat de la diversité des stratégies opérationnelles et une analyse des enjeux des opérations d’identification et d’enregistrement des droits fonciers et de leurs impacts en termes de recomposition des droits et de la gouvernance foncière.
24 Pierre Muller (1990) appelle ainsi la façon dont un changement de « référentiel global » (par exemple d’un modèle étatiste à un modèle néolibéral) induit des ajustements ultérieurs, progressifs ou brutaux, de mise en cohérence des politiques appliquées à des secteurs particuliers (ici, le foncier).
25 C’est-à-dire où l’aide internationale, ses normes, ses institutions, ses organisations spécifiques et ses financements sont structurellement présents (Lavigne Delville, 2016).
Auteurs
Socio-économiste et géographe, directeur de recherche à l’IRD (UMR Sens) et co-fondateur du Pôle foncier de Montpellier. Ses recherches portent sur les rapports entre construction étatique et construction/reconfiguration des communautés rurales en Amérique latine, à travers la construction et la mise en œuvre des politiques foncières et des dispositifs de régulation foncière. Il s’intéresse en particulier aux conflits pour la terre et aux rapports entre normes locales et dispositifs étatiques dans l’expression et la résolution de ces conflits.
Socio-anthropologue, directeur de recherche à l’IRD (UMR Sens), membre du Pôle foncier. Ses recherches se centrent sur la production et la mise en œuvre des politiques foncières en Afrique de l’Ouest, en particulier autour de la reconnaissance légale des droits fonciers coutumiers. Il aborde cette question dans une logique d’enquêtes multisites, des espaces locaux aux institutions internationales, et en croisant des perspectives de policy process et d’économie politique. Après le Bénin, son terrain actuel est le Sénégal, en partenariat avec les universités de Dakar et Saint-Louis.
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