Pour une sécurité alimentaire durable des pays les plus pauvres
Quelques enjeux
p. 133-145
Texte intégral
1Le nombre de personnes qui continuent de souffrir de sous-alimentation a décru ces dix dernières années, mais à un rythme très inférieur aux objectifs fixés par les Sommets mondiaux de l’alimentation (1996 et 2002). Le nombre de personnes sous-alimentées est estimé à 842 millions en 1999-2001 (10 millions vivent dans les pays industrialisés, 34 dans les pays en transition et 798 dans les pays en développement). Dans les PVD, la réduction touche à peine 2,1 millions de personnes par an, diminution très inférieure à celle qui serait nécessaire (22 millions par an) pour atteindre l’objectif fixé par les sommets mondiaux : la réduction de moitié en 2015 du nombre de personnes sous-alimentées. Le taux de décroissance constaté est 10 fois inférieur à celui qui avait été souhaité. Mais les observations les plus récentes (FAO, 2003) font apparaître non plus une réduction annuelle, mais une croissance du nombre de sous-alimentés dans les cinq dernières années, en particulier dans les régions d’Afrique subsaharienne qui enregistrent la plus forte proportion de malnutrition chronique (34 %), d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Les progrès sont importants en Chine, alors qu’en Inde, la tendance à la baisse s’est inversée.
2Ces évolutions récentes traduisent la persistance d’une problématique caractérisée par la disponibilité de nourriture à l’échelle de la planète (en fait, souvent au niveau des pays et des régions) mais aussi par une incapacité de tous les individus de produire ou d’accéder aux denrées. La question ancienne, mais tant négligée, de la répartition des richesses est centrale, car l’accroissement des inégalités de répartition des ressources disponibles à l’échelle de la planète est aujourd’hui tel que 15 % de la population mondiale bénéficie de plus de 85 % du revenu mondial. L’écart de revenu nominal par habitant a atteint le niveau record de 1 à 400. À l’intérieur même de chaque pays, les inégalités croissantes de répartition du revenu national constituent l’un des facteurs essentiels de la persistance du problème de la faim.
3Une forme d’organisation de l’économie agricole mondiale semble aujourd’hui largement rejetée : celle dans laquelle un petit nombre de pays gros producteurs et exportateurs d’Europe et d’Amérique du Nord satisfont de façon croissante les besoins des nombreux pays déficitaires. Dans ce schéma, ces derniers doivent recourir de plus en plus au marché mondial pour leurs approvisionnements alimentaires sous forme d’importations commerciales ou bien encore d’aides, en cas de difficultés de financement des importations. La Sécurité alimentaire mondiale (SAM) repose, dans ce cas, exclusivement sur le commerce international supposé accroître la consommation, être le moyen le plus économique de pallier l’instabilité de la production et éviter la constitution de stocks de sécurité coûteux.
4Le scénario le plus souhaitable ne repose pas sur la capacité de quelques grands exportateurs à couvrir les besoins planétaires. La sécurité alimentaire de tous les habitants de la planète s’accommode mal de la constitution d’un marché mondial unique et homogène, « valeur totémique » du paradigme néoclassique et objectif explicite de l’Organisation mondiale du commerce. Elle repose sur le renforcement des capacités de production et d’accès en biens alimentaires de tous les individus, en particulier dans les « Pays à faible revenu et à déficit vivrier » (PFRDV). La plupart de ces pays - ils sont plus de 80 - ont la capacité physique et économique de pourvoir à leurs besoins. Ce schéma suppose la volonté politique d’élaboration et de mise en œuvre de véritables stratégies globales de sécurité alimentaire, alliant rôle du marché et de l’État, dans lesquelles la croissance de la production devient prioritaire par rapport aux échanges extérieurs. Mais cette évolution se heurte à de multiples contraintes liées à la globalisation et à ses disciplines commerciales, aux politiques économiques nationales, au rôle de la recherche, aux disponibilités en terre et en eau, à la réduction de la biodiversité, à l’évolution démographique et aux conflits locaux.
5Comment les pays à faible revenu et à déficit vivrier peuvent-ils significativement accroître leurs productions domestiques et permettre l’accès de tous les individus aux disponibilités alimentaires ? L’objet de cette intervention est de discuter trois points essentiels de l’environnement international qui constituent autant de débats cruciaux du point de vue de la capacité des pays du Sud les plus pauvres (PMA, pays africains...) à assurer leur sécurité alimentaire.
Les limites de l’intégration des PFRDV dans le marché mondial
6L’existence d’un équilibre alimentaire planétaire offre-demande et le maintien d’un fort pourcentage d’individus qui ne satisfont pas de manière adéquate leurs besoins nutritionnels sont les conséquences, on le sait, des évolutions contradictoires de l’agriculture mondiale. Dans les pays industrialisés, des gains élevés de productivité et de fortes politiques de soutien public ont engendré des excédents de production importants. Les USA, l’UE ont écoulé leurs excédents sur le marché mondial par des politiques agressives de subventions aux exportations. L’une des conséquences majeures de ces politiques a été que le cours mondial n’a plus joué le rôle d’indicateur d’efficacité et de signal efficient dans le processus d’allocation des ressources, alors que les PVD ont été invités par le Gatt puis l’OMC, mais surtout dans le cadre des politiques d’ajustement, à fonder leurs choix productifs sur les signaux du marché mondial.
7Les subventions aux exportations pratiquées par les pays du Nord ont un effet déstabilisant. Le déclin des prix mondiaux fait croître les subventions qui, à leur tour, relancent le processus. Ces prix ont un impact décisif sur la capacité des pays du Sud à dégager des revenus sur le marché mondial. Dans un récent rapport, l’Ifpri estime que les subventions aux agriculteurs du Nord ont eu pour conséquence une perte annuelle de 24 milliards de dollars aux exportations des pays du Sud. On sait, par ailleurs, l’impact négatif sur la production locale dans le Sud de la concurrence des produits subventionnés du Nord. Le sort négatif réservé récemment à Cancun à la demande de quatre pays africains (Bénin, Mali, Burkina et Tchad) producteurs de coton traduit bien le refus d’une régulation véritable de l’économie agricole mondiale. Rappelons que 25 000 producteurs de coton des États-Unis ont perçu 3,9 milliards de dollars de subventions en 2001-2002, soit trois fois plus que le budget de l’Usaid (US Agency for International Development) destiné à 500 millions d’Africains. La demande des quatre pays portait sur l’arrêt des subventions, responsables de très importantes pertes de revenus pour plus de 10 millions de producteurs africains et, dans l’immédiat, sur le versement de compensations financières.
8Les pays les moins avancés (PMA), les pays importateurs nets de produits alimentaires, les moins compétitifs, peuvent-ils s’insérer durablement dans le marché mondial et tirer profit du nouveau cadre du commerce des produits agricoles ? En modifiant les courants d’échanges, les termes de l’échange et les prix, ces réformes commerciales ont une incidence sur le revenu national et sa répartition, et donc un impact direct sur la capacité d’accès à la nourriture, la disponibilité des produits de base, les approvisionnements et leur stabilité.
9Le processus de globalisation met en concurrence directe des systèmes agraires aux productivités sans commune mesure. La grande majorité des agriculteurs de la planète (plus de 2 milliards d’individus) relèvent de systèmes agraires qui n’ont aucun point commun avec le système le plus performant qui, lui, ne concerne qu’environ 20 millions d’agriculteurs des pays de l’OCDE.
10Les niveaux de productivité atteints au Nord reposent sur l’incorporation systématique des résultats de la recherche dans la production et la mise en œuvre de politiques publiques de soutien interne de grande ampleur. Le montant des « équivalents subventions à la production » (MSG) calculé par l’OCDE en 2002 pour ses 20 millions d’agriculteurs représente 350 milliards de $/an, soit près de 6 fois le montant de l’aide publique au développement (57 milliards de dollars par an), que ces mêmes pays de l’OCDE accordaient à 2,5 milliards de personnes ou encore près de 10 fois le montant de l’aide publique à l’agriculture (4 milliards de dollars par an, dont 21 % à l’agriculture africaine).
11Le type d’agriculture performante et intensive du Nord n’a pénétré que quelques zones limitées du Sud. L’essentiel de la paysannerie au Sud (plus de 80 % en Afrique, plus de 50 % en Amérique du Sud et en Asie) continue de n’utiliser que des outils manuels et la traction animale n’est utilisée que par 30 % d’entre eux. Ainsi le rapport de productivité du travail entre ces deux groupes atteint en moyenne 1 à 500. Ces énormes disparités de productivité du travail n’empêchent pas la mise en confrontation directe des deux types d’agriculture. Les conséquences de cette confrontation sont préjudiciables à l’accès des populations aux denrées alimentaires dans les très nombreux pays qui ne peuvent participer à cette course à la compétitivité.
12Considérons le niveau d’intégration des PMA et l’accès aux marchés du Nord. La situation des 49 PMA ne s’est guère améliorée dans la période la plus récente (2000-2002). Une étude de l’OMC montre que la participation des PMA dans le commerce mondial reste très faible ou marginale sur des marchés peu nombreux et sans diversification (38 des 49 PMA ont un indice de concentration supérieur à 50 %, ce qui veut dire que pour ces 38 pays, 3 produits représentent plus de 50 % de leurs exportations globales et 15 de ces pays voient leurs produits agricoles représenter plus de 50 % de leurs exportations totales). Sur plusieurs dizaines de milliers de produits classés dans le système harmonisé, seuls 8 d’entre eux voient la part des exportations des PMA être supérieure à 50 % des exportations totales.
13Entre 1996 et 2002, les importations en franchise de droits par les pays développés de produits exportés par les PMA se sont accrues. Selon les données purement tarifaires, 75 % des produits des PMA sont admis en franchise de droits (la prise en compte du pétrole, principal produit d’exportation des PMA, réduit ce pourcentage à 69 %). Cependant, si une part importante des produits exportés par les PMA entre en franchise de droits sur les marchés du Nord, la progressivité des droits reste importante. Par ailleurs, des mesures non tarifaires viennent réduire l’impact de cet accès sans droits aux marchés des pays développés.
14De la même façon, la plupart des produits agricoles provenant des pays ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) entrent sans droits sur le marché européen. Cela est davantage encore le cas des PMA qui bénéficient de l’initiative européenne « tout sauf les armes » depuis 2001. Mais le système de préférences mis en place dans le cadre des accords de Lomé et ensuite de Cotonou ne parvient pas à permettre la croissance de la part des exportations des pays ACP vers l’UE. Cette part est passée de 8 % en 1975 à 2,8 % en 2000. Elle ne permet pas non plus la diversification. Cependant, là aussi, les normes sanitaires et techniques, la progressivité des droits, la cohérence de la politique européenne constituent des facteurs très contraignants.
15Ces diverses mesures commerciales ne parviennent pas à renforcer l’intégration de ces pays au marché mondial. Or, on sait que dans la logique de l’intégration la plus poussée au marché mondial, du point de vue de la sécurité alimentaire, les revenus tirés de l’exportation importent et sont seuls susceptibles de permettre le financement de disponibilités alimentaires importées. Les pays à déficits sont supposés par leurs avantages comparatifs dégager des ressources susceptibles de permettre les importations alimentaires et ainsi d’assurer la disponibilité et l’accès des individus aux biens. Cela implique une spécialisation dans des cultures de rente dont les cours soient stables et/ou dans des productions industrielles dont la composante en travail soit élevée. Ces dernières activités se situent souvent au-delà des spécialisations traditionnelles. Ainsi, la sécurité alimentaire au niveau national peut être assurée pour un PVD en forte croissance et ayant réussi sa diversification. Mais elle n’est nullement acquise pour le vaste ensemble de pays qui ne parviennent pas à engager ce processus de diversification.
16Les PFRDV doivent pouvoir disposer des instruments de politique économique nécessaires à la poursuite d’une stratégie autonome de renforcement de leur production, en particulier au moyen d’une politique de protection et, quand cela leur est possible, par le soutien à la production. La plupart de ces pays n’ont pas disposé des moyens financiers nécessaires au soutien de leur agriculture. Leurs dépenses restent insignifiantes et ils n’ont pas été concernés par des engagements de réduction à l’OMC. Pourtant, un soutien dans les domaines du crédit, des transports, de l’irrigation et de l’énergie constitue un élément important d’une stratégie de développement agricole et les PVD doivent pouvoir prendre ces mesures de soutien s’ils en ont les moyens politiques et budgétaires, sans être entravés par les règles commerciales multilatérales. Toutes les mesures relatives au renforcement de la sécurité alimentaire doivent être incluses dans la boîte « verte » ou dans une boîte « développement » incluse dans le « traitement spécial et différencié », traitement qui doit devenir une réalité concrète et ne plus être entravé par les contraintes de l’ajustement structurel.
Les conséquences au Sud de l’extension des droits de propriété intellectuelle sur le vivant
17L’une des contraintes majeures d’une nouvelle révolution verte incluant les préoccupations d’équité et d’environnement réside dans l’accès aux technologies agricoles dans les pays pauvres. Cet accès n’est pas assuré. Le changement technique s’inscrit aujourd’hui dans un système économique libéralisé et globalisé. La compétitivité et le marché règlent les comportements des acteurs étatiques et privés. La protection par brevet devient le moyen de contrôle de l’information et de la compétition industrielle. Un processus de privatisation de la science, des produits mais aussi du savoir lui-même se développe. Dans le domaine des biotechnologies, des réseaux structurent à la fois des pôles de recherche et des entreprises multinationales, les interventions des États industrialisés consistant à soutenir leurs systèmes nationaux d’innovation.
18Les pays à déficit vivrier, dont les systèmes publics de recherche, d’encadrement, de formation, de vulgarisation sont d’une grande faiblesse ou quelquefois démantelés, disposent de moins en moins de moyens d’intervention sur leur propre devenir économique et social. Ils risquent de subir « un véritable apartheid scientifique », selon l’expression du président du Groupe consultatif pour la recherche agricole internationale. Seuls de rares pays (Brésil, Inde...) peuvent disposer d’un système de recherche autonome. La recherche publique peut-elle réduire l’énorme fossé entre les pays industrialisés et les pays du Sud ?
19Le renforcement des capacités de production dans les pays du Sud repose sur une meilleure connaissance des systèmes de production, des combinaisons entre systèmes écologiques, pratiques culturales et structures sociales. La recherche publique doit être mise au service des systèmes de production des groupes sociaux les plus pauvres. Elle doit se donner pour objet principal de développer la production dans les zones à faible potentiel où se concentre la pauvreté rurale en ne négligeant pas l’intensification dans les zones à haut potentiel, dans le respect de l’environnement et des ressources naturelles. L’ampleur des efforts de recherche et la façon dont ils se répartissent entre cultures et entre régions déterminent le niveau et la répartition des gains de productivité.
20Par ailleurs, la généralisation du brevet comme mode d’appropriation privative des ressources génétiques peut avoir des conséquences néfastes sur la sécurité alimentaire des plus pauvres par la réduction de la libre circulation de l’information et de l’accès au savoir.
21La convention sur les ressources phytogénétiques de 1983 avait invoqué l’idée de patrimoine commun de l’humanité mais n’avait pas réussi à imposer l’idée de libre accès garanti à des variétés protégées par des certificats d’obtention végétale. La philosophie de ce dispositif basé sur la nécessaire circulation des ressources afin de satisfaire les besoins alimentaires de la planète s’est progressivement heurtée au processus de libéralisation. Dès le milieu des années quatre-vingt, les premiers brevets sur le vivant sont obtenus. Ce qui est protégé n’est plus seulement la variété nouvelle produite et le procédé ayant permis de l’obtenir, mais toute l’information génétique contenue et les applications qu’elle peut permettre.
22La convention sur la diversité biologique, en 1992, a inscrit la biodiversité dans le champ du commerce. Elle affirmait la souveraineté des États sur leurs ressources génétiques et liait l’accès aux ressources à la condition que le pays d’origine soit associé équitablement à leurs utilisations. Les pays étaient ainsi conviés à définir des droits de propriété intellectuelle sur ces ressources. L’intégration des droits de propriété intellectuelle dans le champ des disciplines du Gatt a été consacrée par l’Organisation mondiale du commerce. L’accord de 1995 sur les « Aspects des droits de propriété intellectuelle liés au commerce » (Adpic) stipule dans son article 27 que les produits des biotechnologies peuvent faire l’objet de brevets. Les technologies qui relèvent du vivant ne peuvent plus être exclues du droit des brevets. Les droits sur les variétés végétales et animales doivent donc être protégés par des brevets ou par des législations sui generis efficaces. Cette protection a donc un impact sur les domaines essentiels que sont les droits des paysans, la défense des savoirs locaux et des innovations et pratiques des communautés locales (article 8J de la convention de 1992), le droit sur les ressources génétiques naturelles, la biosécurité, la qualité et l’innocuité des produits alimentaires.
23Le droit de la propriété intellectuelle s’oppose donc au libre transfert des technologies et même, dans leur principe, à la mise en œuvre de recherches autonomes sur la base d’un libre accès aux ressources génétiques, base commune de connaissances de l’humanité. La capacité d’innovation et de production de nouveaux matériaux est, par définition, limitée dans les PFRDV. La plupart de ces pays n’ont pas la capacité de recenser la totalité de leurs ressources et n’ont pas de législation adaptée. Le risque est grand de voir apparaître, aujourd’hui, un phénomène nouveau de dépendance, de voir les paysanneries du Sud confrontées à un processus de privatisation de leurs ressources, de généralisation des brevets et d’impossibilité d’utiliser des ressources auparavant collectives.
24On peut donc aisément imaginer que la partie du monde la plus défavorisée se trouve totalement amputée de capacités propres de recherche ainsi que de ses pratiques et savoirs traditionnels. Un risque supplémentaire est la destruction de l’un des aspects de la sécurité alimentaire qu’est la conservation de la biodiversité, résultat naturel des pratiques culturales des paysanneries locales, le matériel végétal servant à la fois à la production et à la conservation des gènes. La gestion traditionnelle du risque conduit des paysanneries locales à combiner différentes variétés en fonction de besoins divers dans le cadre d’une polyculture. Le maintien de ces pratiques est une condition de la réduction de l’insécurité alimentaire. La sécurité alimentaire de chaque société s’oppose à la généralisation du droit de propriété intellectuelle sur le vivant.
La sécurité alimentaire, le rôle des États et la remise en cause du consensus de Washington
25La croissance de la production et le développement agricole dans les PFRDV passent par la mise en œuvre de véritables stratégies globales de sécurité alimentaire. Leurs moyens sont constitués par des mesures de politique économique (commerce extérieur, prix, production, commercialisation et consommation), des programmes et des projets. Les politiques de régulation des échanges extérieurs et de prix jouent, au sein de ces stratégies, un rôle décisif, car elles traduisent le type du développement poursuivi. Tous les pays doivent pouvoir se protéger, réguler leurs échanges, comme l’a fait l’Europe avec sa Politique agricole commune, afin de préserver son agriculture, son mode d’organisation sociale, sa culture.
26L’intégration régionale est un moyen essentiel d’accroître la sécurité alimentaire en Afrique. Elle est depuis longtemps l’objet de nombreux débats mais d’une mise en œuvre limitée. Dans une zone d’intégration, la protection aux frontières est assurée par un tarif extérieur commun. Ce tarif est établi à un niveau tel qu’il assure la compétitivité des céréales locales en limitant la concurrence des importations et stimule la production régionale de produits de base en permettant la croissance de la productivité. Des mesures internes de libéralisation et de dynamisation du secteur privé assurent la stabilisation des marchés intérieurs. Mais l’intégration suppose un certain nombre de conditions économiques. Les investissements d’infrastructures nécessitent un apport important de ressources d’origine publique et privée. Les dépenses publiques doivent assurer la protection aux frontières régionales et la mise en œuvre de politiques de consommation destinées aux couches les plus défavorisées touchées par un niveau des prix à la consommation plus élevé. La libre circulation des produits à l’intérieur de la zone protégée suppose une harmonisation et une coordination régionale, ou bien des politiques économiques communes. Dans ce cadre de coopération agricole, la spécialisation des agricultures régionales sur la base des capacités maximales de charge et des coûts les plus bas par unité produite conduit à une répartition nouvelle efficiente des cultures à l’échelle de la zone d’intégration. La mise en œuvre effective de ce schéma reste encore très hypothétique par manque d’une volonté politique affirmée, notamment en Afrique.
27Le désengagement des États n’est pas un facteur favorable au processus d’intégration. Le marché à lui seul ne peut permettre d’atteindre la sécurité alimentaire. Il est nécessaire pour les États des PFRDV, en particulier en Afrique, de retrouver leurs grandes fonctions de régulation de l’activité économique, à l’inverse du processus constaté ces vingt dernières années.
28Dans les premières approches théoriques sur le développement, la capacité de l’État à corriger les échecs et les imperfections du marché et à orienter les économies vers les objectifs de développement était largement reconnue. Avec le « consensus de Washington », l’accent est mis sur les échecs de l’intervention de l’État dans la régulation de l’économie. Celui-ci ne trouve plus de place dans l’espace de l’analyse économique et devient étranger à un monde entièrement conçu autour de l’idée d’échanges privés. Les accords privés se substituent à un arbitre extérieur comme mode de régulation du système. De là découle un principe dominant du consensus et donc de l’ajustement : le moins d’État. L’État étant créateur de distorsions, de conflits artificiels dans la sphère des relations marchandes généralisées.
29Cependant, l’existence d’un marché régulé ou « gouverné » par l’État n’est plus à démontrer en Asie, et sa nécessité pour les pays les plus pauvres est de plus en plus reconnue.
30Les griefs faits à l’État en Afrique sont connus. De l’ambition d’être l’acteur essentiel d’une croissance accélérée, l’État se serait transformé en « État baudruche » à l’origine d’inefficacité et de gaspillage des ressources. Les politiques publiques, en particulier d’industrialisation (par substitution aux importations), n’ont débouché que sur l’absence d’efficacité et de compétitivité. Les ressources provenant de l’agriculture n’ont pas été utilisées pour accroître sa productivité, mais ont été transférées vers la consommation urbaine ou l’investissement industriel.
31Ainsi, l’État s’est progressivement transformé d’acteur essentiel et légitime d’une croissance accélérée en prédateur, source d’inefficacité, de corruption et de « mauvaise gouvernance ». Les analyses socio-anthropologiques fondent l’État africain moderne sur les pratiques traditionnelles du pouvoir. Ces pratiques traditionnelles du pouvoir (à structure patrimoniale) ont été institutionnalisées après les indépendances et ont abouti à des formes combinées de gestion moderne et traditionnelle. Ces formes incluent des structures juridiques et institutionnelles formelles et le maintien de systèmes d’obligations, de prébendes, de clientélisme qui supposent la captation par des « entrepreneurs politiques » des ressources publiques et leur redistribution selon des réseaux complexes de relations non propices à l’épargne et l’investissement productif.
32Dans une période « post ajustement », le rôle de l’État et le transfert des ressources extérieures constituent deux clés essentielles du développement des plus pauvres et de leur sécurité alimentaire. Un État « fort », selon l’expression introduite par Myrdall, est en mesure de mettre en œuvre des stratégies et politiques autonomes fondées sur une vision à long terme des intérêts globaux du pays en y intégrant les stratégies des acteurs privés. État « fort » et État autoritaire ne sont naturellement pas synonymes. À l’inverse, un État « mou » ne fait que subordonner les politiques qu’il met en œuvre à des intérêts particuliers. L’émergence d’États forts en Asie est considérée aujourd’hui comme ayant constitué une cause essentielle de son développement. L’Afrique continue d’être constituée d’États particulièrement faibles dans leurs capacités d’élaboration d’une vision stratégique à long terme et dans la conception et la mise en œuvre de politiques et stratégies autonomes. Le constat révèle qu’en général, les pays africains à faible revenu continuent de ne pas disposer des institutions et des procédures qui assurent de manière stable et durable l’orientation à long terme du système économique et social dans son ensemble, c’est-à-dire de la coordination des instruments de gestion de court terme avec la nécessaire accumulation du capital matériel et humain à moyen et long terme.
33La lutte contre la pauvreté est à l’évidence indissociable de la sécurité alimentaire des ménages. Cette lutte passe par la régulation du partage du revenu national et la réduction des inégalités sociales, et seul un renouvellement profond du rôle de l’État peut l’autoriser.
Conclusion
34Le renforcement des capacités de production de biens alimentaires et d’accès des individus aux denrées alimentaires dans les zones les plus défavorisées de la planète est une condition nécessaire de la sécurité alimentaire mondiale. La mise en œuvre de véritables stratégies, mobilisant les différents acteurs, recourant à des formes de protection, est indispensable. La capacité de disposer d’une recherche publique autonome, le retour des États dans des fonctions réelles de régulation, une intégration régionale poussée, le développement de la participation des individus à la vie publique constituent quelques-uns des éléments internes nécessaires à cette évolution.
35Dans les dernières négociations multilatérales, les PVD ont fait preuve de nouvelles capacités d’organisation et de proposition. La réforme des structures de l’Organisation mondiale du commerce, la prise en compte des intérêts de l’ensemble des pays en voie de développement, et en particulier de ceux des PFRDV, dans les négociations pourraient aboutir à un système multilatéral bénéfique pour tous. Le renforcement de capacités autonomes de ces pays accompagné d’un soutien actif des organisations internationales dans le financement de programmes d’investissements cohérents restent les conditions indispensables à la sécurité alimentaire dans les pays à déficit et par delà à la sécurité alimentaire mondiale.
Auteur
Économiste, maître de conférence à l’université Paris-Sud.
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