Les agricultures du Sud et les responsabilités européennes
p. 125-131
Texte intégral
1L’actualité de cette fin d’année 2003 met les questions relatives aux rapports entre les agricultures des pays du Sud et celles des pays du Nord au premier plan : c’est en effet au débat agricole Nord-Sud, dit la presse, que l’on devrait l’échec de la réunion de Cancún, et donc l’arrêt du processus de négociation de l’actuel round de l’OMC que l’on a qualifié de « Round du Développement » et qui a commencé à Doha.
2Il y a, bien évidemment, des causes économiques au blocage de Cancún. La principale porte sur les subventions agricoles de l’UE et des USA qui sont récusées par un grand nombre de pays, en particulier le nouveau « groupe des 21 » dont le leader est le Brésil, et dont les positions de négociation sont finalement proches de celles des grands pays exportateurs de céréales et de grains que sont les pays du groupe de Cairns. Il y a aussi et surtout l’opposition des USA à réduire les subventions à la production cotonnière qui ont contribué à faire baisser les prix internationaux en 2003 et qui mettent en situation difficile les pays cotonniers d’Afrique de l’Ouest. Mais il y a beaucoup d’autres contradictions potentielles dont on parle peu, en particulier celles qui opposent les pays en développement entre eux dans leurs relations commerciales à propos des pics tarifaires. Cependant, c’est le choc des intérêts du Nord et du Sud qui est apparu comme la cause de l’échec.
3Ce blocage résulte aussi d’oppositions politiques, lesquelles sont bien évidemment très liées aux antagonismes économiques. Ainsi, l’accord entre les USA et l’UE pendant l’été 2003 sur le maintien des subventions agricoles à l’exportation (malgré leur niveau réduit) ne pouvait apparaître que comme une nouvelle version des accords politiques que ces très grandes puissances commerciales avaient l’habitude de conclure lors des rounds de négociation antérieurs, puisqu’elles imposaient par la force des choses aux pays tiers sans que ceux-ci aient eu véritablement un pouvoir de négociation. Pour les pays tiers, cet accord apparaissait donc comme une sorte de provocation les amenant à manifester leur refus de subir une éventuelle hégémonie des deux grands dans le débat. Le refus des USA de réduire leurs subventions à l’exportation du coton est apparu ensuite comme un signal politique supplémentaire de mépris par rapport aux pays les plus pauvres, d’autant que ce refus était assorti de la suggestion maladroite faite à ces pays de s’adresser au FMI si la baisse des exportations devait entraîner chez eux un choc macro-économique.
4Comment dès lors s’étonner du résultat ?
5Cette situation de blocage durera sans doute quelque temps. La Commission européenne sera renouvelée et les USA entrent en période électorale dès la fin 2003. Ce n’est qu’après ces échéances que la négociation pourrait reprendre. Mais celle-ci pourrait être éventuellement plus difficile encore et les échéances être reportées assez loin : la fin de la « clause de paix » pourrait amener le Brésil à élever une plainte contre la PAC et demander un panel d’arbitrage ; les contradictions entre les USA et l’UE sur les OGM restent importantes ; il peut y avoir un risque de montée en puissance des rapports de force et de perte de crédibilité des panels si ceux-ci ne sont que partiellement ou pas respectés. Cette période apparaît donc comme une période d’hésitation entre un retour au bilatéralisme (qui consacrerait l’échec de cette réunion), ou un avènement d’un « régionalisme » (priorité aux préférences régionales) ou encore une confirmation du multilatéralisme (en cas de retour à la table des négociations et conclusion d’un accord). Le retour au bilatéralisme ne gênerait pas les USA qui d’ailleurs, en cette fin 2003, s’engagent dans des discussions bilatérales de manière ostensible, ainsi que dans des réunions de promotion des espaces commerciaux régionaux (grand marché des Amériques, accord Asie-Pacifique-Amérique). L’UE pourrait faire la même chose avec l’Afrique et l’ensemble moyen-oriental à partir de son expérience passée de coopération avec ces deux régions. Mais tout le monde sait que l’utilisation d’accords multilatéraux reste la voie qui, en théorie, est la plus sûre pour que les pays en développement n’y perdent pas sur le long terme. La condition est, bien entendu, qu’ils fassent entendre leurs voix et défendent leurs intérêts pour obtenir un accord équitable, même s’ils subissent fréquemment des pressions pour accepter les compromis majoritaires. Cependant, une négociation avec de telles inégalités de rapports de force peut-elle aboutir à des situations équitables ?
6Pour s’interroger sur le rôle que pourrait avoir l’UE dans ce contexte et face à cette situation de non-équité, il faut prendre de la distance avec ces événements. On peut le faire de trois manières : voir la mondialisation alimentaire « de plus haut », dépasser la vision simpliste « Nord contre Sud », se projeter sur le long terme.
Voir de plus haut la mondialisation alimentaire
7La mondialisation économique se fait beaucoup par le commerce, mais elle se fait aussi par d’autres mécanismes :
- les actions de la Banque mondiale et du FMI dans le cadre du consensus de Washington, qui ont abouti à la promotion des politiques d’ajustement structurel dont les résultats sont souvent négatifs en Afrique et dont l’effet d’ouverture des frontières va beaucoup plus loin que ce que les pays avaient négocié dans le cadre des accords antérieurs (Marrakech) ;
- le développement des mouvements de capitaux - investissements, transferts financiers, aide publique au développement - a été notablement réduit depuis plus de dix ans ;
- l’importance des migrations internationales et régionales, en particulier l’immigration définitive vers les pays du Nord qui est freinée, les mouvements des travailleurs qualifiés et des scientifiques du Sud vers le Nord ;
- le développement des influences culturelles, et particulièrement la diffusion de nouveaux comportements alimentaires issus des pays les plus riches, dans les zones urbanisées du monde entier ;
- le développement de flux d’information transfrontière au sein des sociétés civiles et particulièrement dans les réseaux d’ONG qui peuvent aider les élites des pays du Sud à mieux comprendre les enjeux des débats et à se positionner ;
- et surtout, l’apparition de grands problèmes environnementaux mondiaux : le changement climatique, la désertification, l’érosion de la biodiversité, la déforestation, l’émergence de maladies nouvelles s’étendant potentiellement à l’échelle mondiale, autant de menaces globales qui sont aussi des menaces particulières pour beaucoup de pays en développement.
8Il est difficile de faire la prospective des effets de tous ces flux et de tous ces effets dans le domaine particulier de l’alimentation, de l’agriculture et de l’environnement qui nous occupe ici. On peut cependant en redouter les risques.
9Que peut faire l’Europe dans ce domaine ? L’Europe n’est pas un des lieux principaux d’influence dans cette évolution, bien qu’elle y participe. Elle ne pèse pas du poids positif que pourraient lui conférer son économie et sa capacité d’influence sur le cours des événements. Et pourtant, sa continuité territoriale avec l’Afrique et le Moyen-Orient la désigne comme étant fortement concernée par les risques potentiels d’une mondialisation mal maîtrisée, et comme devant dès lors anticiper les évolutions à venir afin d’en garantir la viabilité et l’acceptabilité.
Sortir d’une vision opposant le Nord et le Sud d’une manière caricaturale
10II y a de nombreux Sud, très différenciés. Le Brésil par exemple est un ensemble composite fait d’une agriculture de pauvres et de très petites exploitations à une extrémité de l’échelle sociale et d’une agriculture de grandes exploitations conquérante des marchés mondiaux à l’autre extrémité. C’est ce deuxième Brésil riche en terres, consommateur de forêt amazonienne et utilisant une main-d’œuvre extrêmement mal payée qui parle dans les conférences à l’OMC. La Chine, au contraire, a une agriculture pauvre dont une partie importante des paysans quitte les campagnes alors que le pays entre en période d’ouverture commerciale, qu’en même temps le mode de consommation de ses populations évolue très rapidement vers une importante demande en viande et que l’on s’inquiète pour l’avenir des capacités productives, par exemple du fait de la raréfaction de l’eau pour l’irrigation. Quel rôle jouera-t-elle dès lors dans les échanges agricoles mondiaux ? Sera-t-elle le très grand importateur que les agricultures nord-américaine et européenne attendent ? L’Inde, autre poids lourd démographique et agricole, pourrait rapidement atteindre ses limites productives alors que sa population augmente encore et qu’elle est encore loin de se nourrir suffisamment. Comment s’insérera-t-elle dans les échanges agricoles internationaux elle aussi ? L’Afrique du Nord et le Moyen-Orient devront accroître encore leurs importations, faute de pouvoir accroître leur production ; pourront-ils sans difficulté équilibrer leurs balances des paiements ? L’Afrique subsaharienne reste en situation tendue quant à sa sécurité alimentaire mais aucun signe ne semble indiquer qu’il y aura une inflexion positive dans le rythme de production. Les Sud, on le voit clairement, ont donc des situations très différentes, des intérêts divergents et des avenirs potentiels distincts. Raisonner l’avenir de la mondialisation implique d’analyser finement cette diversité.
11Quant au Nord, lui aussi est divers et les intérêts des ensembles sont contradictoires. L’Europe élargie va devoir associer des agricultures très différentes en terme de productivité, réduire ses subventions aux exportations et s’adapter à une politique agricole finançant les activités de bien public des producteurs au titre de l’environnement. Les USA connaissent une évolution vers un accroissement rapide de la productivité des grandes fermes exportatrices et entendent rester les principaux exportateurs mondiaux. Le Canada, l’Argentine et l’Australie, pays ayant de très grandes structures d’exploitation et des niveaux élevés de compétitivité en raison de leur forte extensivité, sont en conflit contre les autres exportateurs que sont l’UE et les USA.
12Au total, autant qu’une opposition Nord-Sud, sans pour autant en minorer l’importance politique, il y a aussi et surtout une collision complexe des intérêts des espaces nationaux et régionaux entre pays du Sud, entre pays du Nord et quelquefois des contradictions fortes au sein d’un même pays. Le grand jeu des collisions et des alliances est donc loin d’être terminé. L’Europe ne donne pas l’impression de disposer encore d’une stratégie claire pour affronter cette complexité.
Se projeter sur le long terme
13Nous connaissons tous le grand défi de l’agriculture mondiale à long terme. Rappelons-le rapidement : nourrir 9 milliards d’habitants en 2050 alors qu’aujourd’hui encore, plus de 800 millions de personnes dont les trois quarts sont dans l’agriculture ne mangent pas suffisamment ! Ce défi donne lieu à une littérature sans cesse renouvelée où s’opposent les tempéraments malthusiens (il n’y aura pas de place pour tous au « banquet de l’humanité ») et les tempéraments qui font confiance au génie humain pour trouver des réponses technologiques et économiques. Dans la littérature économique, on distingue à nouveau deux grandes voies : la voie de ceux qui font confiance aux mécanismes de marché au plan international pour que s’ajustent au fur et à mesure du temps l’offre et la demande alimentaire et la voie de ceux qui, par précaution, pensent indispensable de recourir à des politiques agricoles car on ne saurait laisser à des marchés au fonctionnement très imparfait le soin de répondre à une question aussi socialement et politiquement lourde que celle de la sécurité alimentaire des pays, des régions et de la planète. Je crois que ce sont les seconds qui ont raison. Le passé leur donne raison et l’avenir s’annonce plus délicat à gérer que le passé. Sans tomber dans un catastrophisme au demeurant assez peu utile, il y a suffisamment de travaux de prospective qui permettent aujourd’hui de s’inquiéter de la situation des agricultures qui devront accroître fortement leur production et qui manquent de surface, d’eau, de capital, ou qui risquent d’avoir à faire face à de graves problèmes environnementaux, climatiques ou même politiques. Face à ces risques, l’Europe, malgré ses efforts passés, n’a pas non plus encore de politique assez cohérente. Il est vrai qu’il ne s’agit pas d’une politique simple. Il lui faut en effet concilier des aspects quelquefois contradictoires, comme la résolution des problèmes communautaires, la réponse à la demande des pays qui lui demandent de revenir à une optique de fair trade en éliminant toute subvention couplée d’une manière ou d’une autre avec le niveau de la production, négocier pour que ses concurrents internationaux ne fassent pas du dumping écologique (par exemple « surpomper » les nappes phréatiques, détruire les forêts), rester flexible pour pouvoir faire face à d’éventuels besoins accrus de céréales en cas de réduction des stocks mondiaux, aller dans le sens d’un commerce plus équitable vis-à-vis des paysanneries qui exportent vers les consommateurs européens des produits tropicaux, savoir faire une place aux fruits et légumes du sud de la Méditerranée avant 2010, date à laquelle deviendront effectifs des accords de libre-échange, etc.
14Certes, la résolution de ces contradictions est une tâche difficile. Mais l’Europe est bien placée pour jouer un rôle actif de proposition. Depuis de nombreuses années elle a proposé et mis en œuvre des politiques internes pour l’agriculture et l’environnement qui peuvent inspirer d’autres régions du monde. Elle a su définir des mécanismes originaux de solidarité avec les pays en développement. Elle a des expériences à faire valoir en matière de promotion de la qualité. Ses producteurs agricoles représentent une force organisée qui peut constituer un modèle utile dans le monde pour rétablir un pouvoir de marché qui soit en leur faveur. Elle doit cesser enfin d’accepter d’être le bouc émissaire de l’insatisfaction des grandes agricultures qui dans le monde lui reprochent ses subventions aux exportations afin que, une fois ce problème réglé, elle fasse valoir son point de vue pour promouvoir au plan international des agricultures écologiquement viables, économiquement vivables et socialement acceptables.
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Le monde peut-il nourrir tout le monde ?
Ce livre est cité par
- Camargo, Regina Aparecida Leite de . Ferreira de Souza-Esquerdo, Vanilde. Serra Borsatto, Ricardo. (2021) Compras públicas estaduais na formação de sistemas agroalimentares locais. Raízes: Revista de Ciências Sociais e Econômicas, 41. DOI: 10.37370/raizes.2021.v41.741
Le monde peut-il nourrir tout le monde ?
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