Le difficile chemin des politiques de sécurité alimentaire en Afrique
p. 117-121
Texte intégral
1Mes commentaires s’articulent autour de cinq points distincts.
2Je voudrais tout d’abord insister sur la complexité des pays du Sud. Ces derniers sont extrêmement variés par leur géographie, leur culture et leur histoire. Cette complexité de situations n’autorise plus des comparaisons faciles et ne permet pas de régler les problèmes de la même manière. De ce point de vue, j’adhère totalement à ce que Courade écrit de la comparaison de l’Asie avec l’Afrique.
3Le deuxième point sur lequel je voudrais attirer l’attention est celui des objectifs que l’on assigne dans les pays du Sud aux politiques alimentaire et agricole. En effet, dans les pays asiatiques, les politiques alimentaires et agricoles visent à faire de ces pays, naguère sous-développés, des pays émergents. En Afrique au contraire, les objectifs de la politique alimentaire sont passés par des étapes évolutives qui méritent d’être signalées :
au début des indépendances, les objectifs assignés à l’agriculture étaient de permettre aux États africains d’amorcer leur processus de développement. On peut donc dire que la mission assignée à l’agriculture est essentiellement celle du développement ;
à partir de 1981 avec le démarrage des Programmes d’ajustement structurel, les objectifs qui sont assignés à l’agriculture ne sont plus ceux du développement, mais plutôt des objectifs de paiement des dettes. Ce changement d’objectifs me paraît important à évoquer pour comprendre pourquoi les efforts consentis à moderniser le secteur agricole africain n’ont pas débouché sur le progrès des sociétés. Cela permet de comprendre les raisons des échecs évoqués par Courade. Après 1981, les principales activités agricoles ont été menées pour permettre aux États de payer les dettes contractées au début des indépendances pour la réalisation des infrastructures et équipements de base : routes, ports, aéroports, équipements scolaires et sanitaires, etc. Ces préoccupations n’ont donc pas permis à l’agriculture d’être orientée vers les politiques de sécurité alimentaire. On a plutôt privilégié la concentration des investissements vers des productions spéculatives dont la vente à l’extérieur amènerait les devises nécessaires pour payer les dettes. Cette orientation a posé beaucoup de problèmes sur lesquels je souhaite que l’on insiste pour comprendre la différence d’option entre l’Asie et l’Afrique. Alors qu’en Asie, Chine et Inde par exemple, on est préoccupé par la logique de faire de l’agriculture la base de l’économie avec des révolutions agricoles assez poussées, en Afrique on est plutôt resté cantonné à la spéculation rentière autour des filières comme le cacao, le café et le coton. En Afrique, on vendait pour payer les dettes et en vendant ainsi, on n’a pas pu réaliser les accumulations nécessaires pour faire de l’agriculture la base du développement et de la sécurité alimentaire.
4Troisièmement, au-delà de ces objectifs extrêmement différents de l’Afrique et de l’Asie, les problèmes à résoudre ne sont pas non plus les mêmes. En Afrique, la question de l’équilibre de l’environnement reste au cœur des préoccupations, avec des sécheresses périodiques, notamment dans la zone soudano-sahélienne. Il fallait résoudre les problèmes liés à ces dégradations de l’environnement et maîtriser les dégâts causés par l’avancée du désert qui en résulte. Il fallait également faire face à d’importants problèmes sociaux, notamment une évolution démographique galopante. Dans la zone, le taux de croissance démographique est de l’ordre de 2,8 % par an, entraînant une forte proportion de jeunes dans la population et une forte urbanisation.
5Aujourd’hui, les problèmes de l’Afrique en matière de développement agricole sont de nourrir convenablement ces jeunes, dont la plupart sont des populations à charge, et de faire face à la demande des villes en nourriture. Or, les objectifs assignés à l’agriculture ne sont pas de nourrir la population, mais plutôt de payer les dettes. Cette situation crée beaucoup de difficultés dans la manière de gérer les politiques agricoles, d’où l’importance de l’aide au développement pour permettre à cette partie du monde de faire correctement face à ses différents problèmes
6Quatrièmement, au moment où il fallait régler tous les problèmes sociaux évoqués ci-dessus, les États africains étaient confrontés à des problèmes d’ajustement avec le désengagement complet de la plupart des secteurs vitaux de l’économie, comme certains auteurs ont eu à le montrer dans leurs communications. Ces désengagements de l’État posent beaucoup de problèmes. Vous êtes tous des spécialistes du monde rural. Le développement du monde rural passe par des contraintes que le secteur privé africain, dans son état actuel, ne peut pas assumer. La première de ces contraintes est le financement du secteur agricole dont l’amortissement reste lent et incertain. En effet, quand on plante, il faut attendre longtemps avant de récolter. Cette récolte est souvent compromise par des aléas climatiques et par la fluctuation des prix internationaux. Mais ce problème de financement n’est pas le plus épineux. Le plus épineux est celui de l’encadrement correct des producteurs, sans lequel il n’y a pas de succès dans l’agriculture. Le secteur privé ne peut pas assurer correctement cet encadrement parce que celui-ci ne se fait qu’à travers un contrat de confiance entre les producteurs à la base et l’État. Ce sont ces évolutions qui expliquent la faiblesse du secteur agricole en Afrique comparé à celui de l’Asie. Ici, les bases du développement agricole sont ébranlées par les réformes imposées par les institutions internationales. L’Afrique éprouve de la peine à s’adapter à ces réformes entraînant, en conséquence, des crises parfois profondes dans le secteur rural. Toujours dans ce débat politique, les filières porteuses sont également devenues concurrentielles avec beaucoup d’autres régions du monde. Pour le montrer, on peut citer le cas de la filière cacaoyère avec l’Asie, de la filière palmier à huile avec la Malaisie et la filière coton avec les États-Unis. Tous les problèmes qui ont été évoqués ces jours-ci à Cancun relèvent de cette concurrence des filières. Les conditions dans lesquelles se développe l’agriculture africaine ne sont plus favorables. Tous ceux qui conseillent à l’Afrique de produire pour payer les dettes souhaitent en même temps que ces produits soient bradés sur le marché international. Dans ces conditions, l’Afrique ne peut pas aller plus loin par rapport aux objectifs de développement agricole, dont le premier serait d’assurer correctement et convenablement la sécurité alimentaire des populations.
7Le dernier point sur lequel je voudrais insister concerne les problèmes actuels de l’Afrique. Parmi ces problèmes, il y a les crises politiques qui résultent de la faillite des institutions. Mais en parlant de ces crises politiques, on évoque très peu cette faillite des institutions. Pourtant, celle-ci fait plus de ravages que les crises politiques elles-mêmes. En effet, les différentes réformes institutionnelles suggérées par les bailleurs de fonds nécessitent une nouvelle refondation de l’État en Afrique et une nouvelle redéfinition des rapports sociaux. En l’absence de cette refondation de l’État et de cette redéfinition des rapports sociaux, la démocratisation, malgré ses aspects positifs, se fait dans la douleur et entraîne par conséquent beaucoup de ravages. Celle-ci a complètement dénaturé les États, les rapports sociaux, etc. L’organisation d’élections périodiques qui paraît comme l’un de ses meilleurs acquis n’est pas toujours adaptée aux sociétés africaines à travers les différents systèmes de régulation des rapports sociaux au niveau traditionnel. On pourrait citer l’exemple du Rwanda et du Burundi pour l’illustrer. Les nouvelles formes de démocratie modifient donc les anciens rapports sociaux à travers les différents privilèges qui en résultent, notamment ceux relatifs aux droits fonciers. La modification des rapports sociaux entraînée par la démocratisation de l’État et de la société provoque des inquiétudes qui débouchent sur des revendications identitaires et sur la tribalisation des pouvoirs politiques en Afrique. Cette tribalisation est devenue un handicap à la politique libérale et à la privatisation des instruments du développement, notamment le droit à la terre. Cette situation est devenue un des facteurs limitants de la politique agricole et de la politique de sécurité alimentaire tout court.
8L’autre situation sur laquelle je voudrais attirer l’attention et qui me paraît aussi importante est le phénomène de la mondialisation. Cette mondialisation est imparfaite. Cette imperfection entraîne même pour les pays développés beaucoup de conséquences négatives : inégal développement, inégale répartition des facteurs de production, chômage, etc. Dans un monde aussi imparfait, quelles sont les chances des pays pauvres de pouvoir élaborer des politiques de développement cohérentes et susceptibles de répondre aux différents besoins de leur population ?
9J’ai tenu à évoquer brièvement ces problèmes pour montrer que les perspectives d’avenir des pays africains passent nécessairement par la refondation des États sur des bases nouvelles autres que celles que nous sommes en train de privilégier aujourd’hui. Si on ne le fait pas, aucune politique agricole et alimentaire ne pourra être menée avec succès. C’est une question que je pose ici. Une autre perspective est la nécessité d’améliorer les mécanismes de partenariats entre le Nord et le Sud. Ce partenariat a pris un sérieux coup avec les différentes crises qui affectent l’Afrique, notamment la crise ivoirienne. Cette dernière a porté un coup dur à la sphère francophone en Afrique faute d’un leader politique digne et respectable dans le milieu. En conséquence, tous les pays francophones d’Afrique de l’Ouest, à l’exception du Mali et du Bénin, sont en situation de crise politique latente. La dernière tentative de coup d’État au Burkina Faso atteste bien de notre inquiétude.
10Somme toute, les questions du développement agricole et de la sécurité alimentaire durable ne peuvent trouver de solutions heureuses qu’à travers une mondialisation parfaite et la renégociation des rapports Nord-Sud. La mondialisation débouche désormais sur la renégociation de tous les accords commerciaux. Elle exige aussi un discours libéral qui pousse les États à redéfinir leurs relations avec les multinationales, dont certaines sont plus puissantes que les États africains pris individuellement. Ces États africains ont signé avec des pays du Nord des accords de coopération fondés sur des intérêts mutuels. L’intervention des multinationales dans les relations internationales fausse la base de ces accords fondés sur des intérêts mutuels. Les multinationales sont des entreprises égoïstes dont l’intérêt se base uniquement sur le profit, qui se fait le plus souvent aux dépens des pays pauvres. La lutte devient donc âpre entre les intérêts égoïstes des multinationales et la nécessité pour les pays du Sud d’assurer un minimum de bien-être à leurs populations. Cela entraîne par conséquent des tensions assez fortes dans la manière dont sont exploitées les ressources de développement dont disposent ces pays pauvres. Il me paraît alors utile d’avoir une bonne compréhension de ces situations conflictuelles pour montrer les limites des politiques de développement, et singulièrement des politiques de développement agricole menées actuellement par les pays africains.
Auteur
Géographe, professeur à l’université nationale du Bénin.
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