Les récifs coralliens et leur mystérieux fonctionnement interne
p. 90-99
Texte intégral

Motu dans le lagon de Tikehau.
© J. Orempuller
1Les récifs coralliens qui cernent la plupart des îles hautes polynésiennes et les atolls constituent des oasis de vie au sein d’un océan tropical réputé pour la transparence de ses eaux. Cette transparence étant synonyme de grande pauvreté sur le plan des sels nutritifs et des planctons, la présence de récifs coralliens très productifs au sein d’un désert océanique constituait un évident paradoxe que nous avons tenté de résoudre en analysant les eaux présentes à l’intérieur de ces structures récifales.
Résumé
Les récifs coralliens et les atolls sont des systèmes à forte productivité qui baignent dans un océan tropical très pauvre : ce sont des oasis de vie dans le grand désert bleuté (moana). Des forages sur les récifs-barrières de l’atoll de Tikehau et de Tahiti ont montré que les eaux qui se trouvent à l’intérieur de ces structures calcaires poreuses sont aussi riches en sels nutritifs que les eaux profondes (à partir de 400 mètres de profondeur) autour de ces îles.
On a ainsi déduit, puis démontré que ces eaux océaniques pénètrent à l’intérieur des récifs, remontent vers le haut, et ressortent au niveau des constructions coralliennes.
Celles-ci reçoivent de cette façon un fluide nourricier qui permet le développement des coraux et des innombrables micro-organismes, bactério-planctons, algues et invertébrés qui caractérisent la grande biodiversité et la richesse des récifs de corail.
D’autres mystères du monde des atolls peuvent également être résolus en utilisant ce nouveau modèle de fonctionnement : il permet de comprendre pourquoi des atolls peuvent être progressivement noyés et se retrouver en profondeur. On montre également comment le kopara des lagons d’atolls fermés (Niau) peut se transformer en phosphate insoluble (atoll soulevé de Makatea).
Tumu parau
Te mau aau e te mau motu, e mau vāhi i reira e hotu ai te mau î oraora e rave rau, noa atu ē, tē ora nei rātou i roto i te moana ano : e puna ora rātou i roto i teie mete-para nui nīnamu. Ua hou-hohonu-hia te aau no Tikehau e no Tahiti e te feiā māìmi, e ua ìtehia ē, te pape miti no roto mai i te hohonuraa o taua mau aau ra, hoê ā ia fāito faufaa to na i to te pape miti i te hohonuraa e hau atu i te 400 metera e faaàti ra i teie mau fenua.
Ua haamāramaramahia e ua haapāpūhia ē, e tomo mai te pape moana hohonu i roto i te aau, e maraa aè i nià, e e matara mai na nià i te papa. Na taua pape miti faufaa ra e faaàmu i te aau e te mau î e rave rau (mea oraora naìnaì, remu naìnaì, etv) e ora nei i nià i teie mau aau. E haamāramarama atoà teie huru faanahoraa i te tahi atu mau òhipa huru ê o taua mau aau ra, òia hoì te mure-marū-noa-raa o te aau. E faaìte-atoà te reira hōhoà ē, e mea na hea te kopara no te mau motu ava òre (mai ia Niau) e riro ai ei phosphate tahe òre i te pape (mai to Makatea).
Bilan des recherche et perspectives
2De nombreux forages effectués dans les années 1990 sur l'atoll de Tikehau et sur le récif-barrière de Tahiti ont permis de prélever et d'analyser les eaux interstitielles se trouvant à l'intérieur de ces récifs coralliens.
3Ces eaux se sont révélées riches en sels nutritifs et en matières organiques dissoutes ; de plus ces teneurs augmentent avec la profondeur, ce qui fait qu'à partir d'une vingtaine de mètres de profondeur, ces eaux sont aussi riches que les eaux océaniques situées à plus de 400 mètres de profondeur autour de ces île récifales.
4Il était donc évident qu'un mécanisme interne permettait aux eaux océaniques profondes de :
pénétrer à l'intérieur du socle calcaire poreux et perméable des atolls et récifs barrières ;
s'élever à l'intérieur de ceux-ci ;
atteindre les parties hautes et productives des couronnes récifales coralliennes ;
ressortir dans les zones coralliennes poreuses, cavitaires et fracturées, balayées par les vagues océaniques.

Prélèvements d'eaux interstitielles par forage sur l'atoll de Tikehau.
©J. Orempuller
Sève récifale et endo-upwelling
5Ce mécanisme a été nommé « endo-upwelling » et permet de résoudre de nombreux paradoxes concernant les récifs coralliens, (cf. schéma 1).
6Le moteur qui permet l'ascension des eaux interstitielles est double :
par convection, grâce au flux géothermique émis par le soubassement basaltique, anciennement volcanique ;
par surpression-dépression engendrée par le battement des houles océaniques sur les couronnes récifales et la zone des éperons-sillons.
7Rappelons qu'un « upwelling » est un processus qui permet la remontée vers la couche de surface éclairée d'eaux océaniques intermédiaires ou profondes. Ces eaux sont plus froides, plus riches en sels nutritifs et matières organiques, avec un pH plus faible que les eaux des couches superficielles. Les upwellings, côtiers comme le long des côtes du Pérou et du Chili, ou hauturiers, comme le long de la ligne équatoriale du Pacifique, sont donc assez faciles à repérer. Ils sont déclenchés par l'action des vents alizés, induisent une forte productivité des eaux de surface (production primaire) jusqu'aux niveaux trophiques supérieurs (production zoo-planctonique et poissons pélagiques). Ce sont les meilleures zones de pêche au plan planétaire.
8Le terme « endo-upwelling » que nous avons forgé par analogie rend bien compte de ce que ce type de mécanisme d'enrichissement à partir des couches profondes vers la surface existe aussi à l'intérieur des récifs coralliens. Et si le mécanisme déclencheur n'est pas le même, les conséquences sont analogues : apport d'un flux nutritif, ou sève récifale, jusqu'aux consommateurs primaires qui dans ce cas sont les micro-algues symbiontes des coraux (les zooxanthelles) et la myriade d'organismes autotrophes (qui fonctionnent par photosynthèse) inféodés aux coraux : bactérioplanctons, crypto- et épi-faunes, algues encroûtantes, invertébrés, etc. (cf. schéma 2).
9Le fluide endo-upwellé qui suinte lentement à travers les porosités du récif entretient ainsi la croissance des coraux et un bloom permanent des organismes autotrophes et hétérotrophes, base de la chaîne trophique récifale. Une partie de cette énorme production est recyclée sur place dans la masse poreuse, l'autre partie est exportée perdue vers l'océan sous forme de matières organiques dissoutes ou particulaires, œufs, larves et poissons inclus.

Schéma 1. Représentation schématique de la circulation des eaux interstitielles à l'intérieur du socle calcaire d'un atoll.
Ces eaux sont originaires de l'océan profond, sont légèrement chauffées par le flux géothermique résiduel du soubassement volcanique, et s'élèvent vers le haut de l'atoll par convection thermique. Comme les eaux ascendantes sont riches en sels nutritifs, ce processus dynamique est appelé endo-upwelling (ou upwelling interne).

Schéma 2.
Production primaire corallienne et réseau trophique récifal.
Le lent suintement autour de la couronne coralienne du récif des eaux interstitielles riches en nutriants et dioxyde de carbone se traduit par un développement optimal de l'écosystème autotrophe, micro-algues symbiontes des polypes coralliens (zooxanthelles) et crête algale des éperons-sillons. La pénétration des houes favorise le mélange des eaux interstitielles - eaux organiques - ce qui oxygène le milieu.

Sur les atolls, le cadre est idyllique, mais sous la surface se cache un fonctionnement très complexe.
© J. Orempuller
Fluides nourriciers, couronnes récifales et lagons
10Le corollaire de ce modèle de fonctionnement est que les colonies coralliennes se développent à l'optimal autour des sites de sortie des eaux interstitielles, sites que la croissance-calcification des coraux tend inévitablement à obturer. Cette remarque permet de rendre compte du fait que, comme l'avait noté avec étonnement Charles Darwin il y a 150 ans, les récifs sont plus prospères dans les secteurs « au vent », là où l'énergie des houles est maximale, et ce malgré les destructions engendrées par les tempêtes et cyclones. L'action des houles sur les crêtes récifales et éperons entretient un nettoyage efficace des pores et cavités, ce qui garantit un suintement des riches eaux internes. Les récifs et platiers coralliens des lagons sont dans une situation opposée : ils sont protégés des houles océaniques, et subissent donc un taux de sédimentation important. Leurs réseaux cavitaires et poreux sont encrassés, ce qui freine ou annule les apports interstitiels. Ainsi s'explique le faible taux de couverture corallienne de la plupart des lagons, leur productivité moindre et leur tendance à se combler (lagons des atolls de Tetiaroa, Mataïva, Taiaro, Arutua).

Travail de carottage sur des récifs coralliens.
© J. Orempuller
Autres mystères du monde récifal corallien : les atolls ennoyés et les guyots
11Soyez surpris de lire qu'il existe probablement plus de structures récifales invisibles, enfouies dans la nuit permanente des couches abyssales, que de structures émergées. Pour les volcans, actifs (même par plusieurs kilomètres de profondeur) ou dormants, cela provient de l'existence de « points chauds » sous les plaques tectoniques.
12Plus intriguant est le fait que l'on trouve en profondeur des atolls ou récifs calcaires que l'on regroupe sous le nom de guyots. Ces structures étaient autrefois émergées ou affleurantes, comme le sont les atolls des Tuamotu, mais elles ont manifestement disparu dans les eaux profondes. Pourquoi ? Les réponses étaient jusqu'ici un peu confuses et contradictoires, mais rien n'interdit d'appliquer notre modèle d'endo-upwelling à ce mystère des profondeurs. Et de proposer une piste logique et argumentée : les atolls où les apports interstitiels diminuent ou cessent ne peuvent plus se maintenir en surface, sont victimes de l'enfoncement de leur plaque tectonique (par subsidence ou par subduction) et finissent par être complètement immergés. Ayant perdu la bataille pour se maintenir en zone éclairée, ces anciens récifs ont sombré à tout jamais (cf. schéma 3).
Les gisements de phosphate
13L'atoll surélevé de Makatea est un bon exemple de ce que peut entraîner une flexion tectonique, dans ce cas due à l'enfoncement local forcé par le poids du volcan Tahiti, et l'émergence d'un bombement à la périphérie. Mais rien n'expliquait la présence du gisement de phosphate-apatite de plusieurs millions de tonnes sur le plateau de Makatea. L'explication habituelle, également utilisée pour d'autres atolls soulevés comme Walpole, Nauru ou Océan, est que ce sont les oiseaux de mer qui ont déposé leurs fientes, le fameux guano des rivages du Pérou. Mais le guano est surtout constitué de molécules azotées, ammoniac et nitrates, et de très peu de phosphates. Par quel processus des phosphates peuvent-ils s'accumuler dans un lagon d'atoll, alors même que l'océan tropical de surface en est démuni ? La réponse peut là encore provenir du fonctionnement par endo-upwelling, puisque le fluide nourricier venant des profondeurs est riche en nutriants, donc en phosphates dissous. Un atoll dont le lagon est presque fermé (lagon de l'atoll de Takapoto) aura tendance à conserver cette richesse en nutriants pour la construction corallienne et la production primaire. Si le degré de fermeture s'accroît, le lagon perd ses colonies coralliennes et tend à devenir eutrophisé (lagons de Mataïva et de Maïao). Mais si la fermeture devient complète et le lagon anoxique (privé d'oxygène), ce sont des micro algues ou cyanobactéries qui prennent le dessus et forment d'épais tapis d'algues rouges : c'est le fameux kopara bien connu des habitants de certains atolls, celui de Niau en étant le meilleur exemple. Dans cet atoll complètement fermé, le lagon possède des mattes de kopara de plusieurs mètres d'épaisseur sur la quasi-totalité de sa superficie.

Schéma 3.
Atolls ennoyés et guyots.


Schéma 4.
Formation de gisements de phosphate en atoll. Le processus est similaire au précédent, mais basé sur une alimentation en phosphore océanique profond par l'upwelling récifal interne (endo-upwelling). Dans les lagons fermés et saumâtres, des tapis d'algues cyanobactériennes (kopara) exploitent et capitalisent le phosphore fourni par les eaux interstitielles ; la séquestration de phosphore organique peut atteindre plusieurs dizaines de millions de tonnes (cas actuel du lagon de l'atoll de Niau aux Tuamotu). En cas d'oxydation de cette matte algaire, par soulèvement de l'atoll ou baisse du niveau océanique, l'acide phosphorique libéré attaque l'encaissant calcaire de l'atoll et se transforme en phosphate de calcium insoluble (apatite) : un gisement de phosphate est né (cas des atolls de Makatea, Nauru, Walpole).
14Une thèse ( Caroline Jehl, 1995) a montré qu'en cas de soulèvement d'un atoll à kopara, ces mattes organiques peuvent se transformer en gisement de phosphate-apatite insoluble, comme c'est le cas sur l'atoll de Makatea (cf. schéma 4).
15D'autres implications de ce modèle de fonctionnement récifal portent sur la présence du récif fossile ennoyé autour des îles Marquises, et sur le processus de dolomitisation des carbonates. Nul doute que les travaux de recherche en cours ne permettent de valider définitivement ce modèle et d'en déceler d'autres champs d'application.

Mare à kopara (atoll de Tikehau). Ces mares saumâtres sont tapissées de mattes algaires vertes et rouges d'origine cyanobactérienne, dont l'épaisseur peut dépasser le mètre.
© J. Orempuller
Remerciements
Ont participé aux travaux sur le concept d'endo-upwelling (1985-1995) :
Francis Rougerie, Bruno Wauthy, J.C. Trichet, Chantal Andrié, Caroline Jehl (thèse 1995), Pascale Déjardin (thèse 1996), J.L. Cremoux et Joël Orempuller. Programme Orstom-IRD avec participations financières de l'Insu, de la CPS, et de Total-Pacifique.
Bibliographie
Bibliographie
Ouvrages et revues
Le lagon sud-ouest de Nouvelle-Calédonie : spécificité hydrologique, dynamique et productivité paru en 1986
Le lagon de Mururoa (Archipel des Tuamotu) : Esquisse des caractéristiques hydrologiques et des échanges avec l'océan paru en 1980
Les eaux côtières nord de Tahiti et leur contexte hydroclimatique paru en 1985 Eléments du régime hydrologique de la baie de Port-Phaeton, île de Tahiti (Polynésie Français paru en 1980
Caractéristiques hydroclimatiques de la zone marine de Polynésie française paru en 1980
Caractéristiques hydroclimatiques de la zone marine de Polynésie française paru en 1979
Les courants dans la passe d'Avatoru, atoll de Rangiroa, archipel des Tuamotu paru en 1980
Caractéristiques hydroclimatiques de la zone marine polynésienne paru en 1981
Caractéristiques de la zone marine polynésienne en 1982 et 1983
La plaine océanique abyssale et l'assainissement des petites îles : le cas de la Polynésie Française - 1999
Pore water geochemistry and mixing processes within the Tahiti barrier reef - 1998
The functioning of coral reefs and atolls: from paradox to paradigm - 1998
L'environnement océanique de l'archipel des Tuamotu (Polynésie Française) - 1995
Phosphatogenèse en atolls polynésiens : la filiation mattes cyanobactériennes- phosphorites - 1995
Thermal structure and vertical motion of interstitial water in a 150 m deep hole drilled in the barrier reef of Tahiti - 1995
Self-organisation in the évolution of the carbonate matrix of the coral reefs - 1995
Atoll dolomite: a byproduct of endo-upwelling circulation - 1995
The Tahiti barrier reef : a réservoir for inorganic and organic nutrients - 1995
Les atolls des Tuamotu : Bonvallot Jacques, Laboute Pierre, Rougerie Francis, Vigneron Emmanuel - 1997- Réflexions sur l'engeance humaine - 251 p. Les Editions Baudelaire
Annexe
Lexique
A
Autotrophes
Un organisme autotrophe qualifie une espèce capable de synthétiser de la matière organique à partir de matière minérale (éléments minéraux simples : oxygène, hydrogène, carbone, azote et sels minéraux divers), en utilisant soit l'énergie lumineuse (organisme photoautotrophe, photosynthétique), soit l'énergie chimique (organisme chimioautotrophe).
H
Hétérotrophes
Un hétérotrophe qualifie un organisme qui assure sa subsistance en assimilant des substances organiques et qui est incapable de produire ces substances organiques à partir de matière minérale. Sa source de carbone est la matière organique.
K
Kopara
Le kopara est un sédiment gélatineux et feuilleté que l'on trouve dans les mares des atolls des Tuamotu. Ce sédiment est l'une des plus anciennes formes de vie existantes sur terre, que l'on connaît en géologie et en paléontologie sous le nom de « stromatolites ». On en connaît des exemples fossilisés vieux de plus de un milliard d'années !
S
Symbionte
Organisme qui transforme une substance de l'hôte non assimilable en une substance que l'hôte peut assimiler.
Auteur
Directeur de recherche IRD, programme Endo-Upwelling
francis.rougerie0263@orange.fr
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Changement climatique
Quels défis pour le Sud ?
Serge Janicot, Catherine Aubertin, Martial Bernoux et al. (dir.)
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What challenges for the South?
Serge Janicot, Catherine Aubertin, Martial Bernoux et al. (dir.)
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Hommes et natures. People and natures. Seres humanos y naturalezas
Elisabeth Motte-Florac, Yildiz Aumeeruddy-Thomas et Edmond Dounias
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50 ans de recherche pour le développement en Polynésie
Philippe Lacombe, Fabrice Charleux, Corinne Ollier et al. (dir.)
2013