La médecine traditionnelle au secours des intoxications humaines
p. 68-77
Texte intégral
1La recherche sur les biotoxines marines et l’étude de l’efficacité des remèdes traditionnels pour traiter la ciguatera à l’Orstom/IRD a débuté il y a une vingtaine d’années en Nouvelle-Calédonie et a été transférée début 2010 en Polynésie française. L’équipe de l’IRD s’est étroitement associée au Laboratoire des microalgues toxiques de l’Institut Louis-Malardé (ILM) pour former le pôle des biotoxines marines au sein du Centre polynésien de recherche et de la valorisation de la biodiversité insulaire (CPRBI) à Arue.
Résumé
La recherche sur les biotoxines marines et l’étude de l’efficacité des remèdes traditionnels pour traiter la ciguatéra à l’Orstom/IRD a débuté il y a une vingtaine d’années en Nouvelle-Calédonie et a été transférée début 2010 en Polynésie française. L’équipe de l’IRD s’est étroitement associée au Laboratoire des microalgues toxiques de l’Institut Louis-Malardé (ILM) pour former le pôle des biotoxines marines au sein du Centre polynésien de recherche et de la valorisation de la biodiversité insulaire (CPRBI) à Arue.
Deux aspects sont développés au sein de ce pôle :
– un aspect environnemental avec l’identification des micro-organismes producteurs de toxines et l’évaluation des risques sanitaires qu’entraînent leurs efflorescences pour les populations du Pacifique
– un aspect sanitaire avec la valorisation d’un remède traditionnel à base de feuilles de « tahinu » ou « faux tabac » pour lutter contre les symptômes de la ciguatera.
Tumu parau
I te pū ORSTOM/IRD no te fenua Taratoni, a 20 matahiti i teie nei i haamatahia ai te māìmiraa i nià i te mau taèro no roto mai i te mau mea oraora o te moana e i nià i te mau rāau māòhi e ravehia i te tau tahito no te rapaau i te maì ciguatéra. I te ômuaraa o te mata-hiti 2010, ua haamauhia teie mau māìmiraa i Porinetia farāni. Ua âpiti te pupu o te IRD i te pupu Laboratoire des Microalgues Toxiques o te Institut Louis Malardé no te haamau i te hoê pū māìmiraa ò tē tītorotoro nei i te mau tāèro no roto mai i te mau mea oraora o te moana, ò ia hoì te Centre Polynésie de Recherche et de valorisation de la Biodiversité insulaire (CPRBI) i Arue. E piti huru tumu parau tē faahōhonuhia nei e teie pū māìmiraa :
– I te pae o te arutaimareva, ò ia te faaìteraa i te mau mea oraora naìnaì roa tē faatupu nei i te mau taèro e te tītorotororaa i te mau maì ta rātou e faatupu i te mau nūnaa no Patifi ta.
– i te pae o te ea, te haafaufaaraa ia i te tahi rāau māòhi hāmanihia e te rau tāhinu no te àro i te mau ìno ta te maì ciguatéra e faatupu i roto i te tino
Les intoxications humaines par produits de la mer dans le Pacifique
2De nombreuses populations à travers le monde dépendent de l’environnement marin, tant d’un point de vue économique que nutritionnel. Les produits de la mer constituent souvent la ressource nutritionnelle de base des populations de la région Pacifique. Or, depuis plusieurs années, on assiste à une augmentation des cas d’intoxications liés à la consommation de produits marins, poissons ou mollusques. Ce phénomène est provoqué par des biotoxines marines produites par des microalgues ou des cyanobactéries qui ont contaminé des poissons ou mollusques. Outre leurs effets délétères sur la santé humaine, ces efflorescences de microalgues ou de cyanobactéries peuvent également avoir des conséquences néfastes sur la faune marine environnante et, plus largement, sur la biodiversité lagonaire.
3La Polynésie française, qui est particulièrement sensible aux conséquences de ces efflorescences toxiques, a encore connu récemment de graves épisodes d’intoxications, de type ciguatériques, comme à Rapa (îles Australes). En outre, un autre type d’intoxication lié à la consommation de bénitiers a été observé à Raivavae (îles Australes), à l’image de ce qui s’est produit dans d’autres régions du Pacifique Sud (Nouvelle-Calédonie et Vanuatu).
4Enfin, récemment, d’autres cas d’intoxication atypiques, et non expliqués, nous ont été signalés lors de la consommation de poissons des Tuamotu. Les symptômes étaient plutôt d’ordre psychique : mal-être, angoisse, panique, accompagnées de troubles de l’accommodation visuelle et d’intolérance à tout repas protéiné. Toutes ces intoxications présentent une origine commune : l’efflorescence de microalgues ou de cyanobactéries qui sont potentiellement toxiques et transmettent à des produits de la mer, poissons ou mollusques, des toxines qui vont ensuite contaminer l’homme.
5Ces phénomènes d’intoxication entraînent de la part des populations concernées des modifications dans leurs comportements alimentaires. La Polynésie française est déjà engagée dans une transition alimentaire profonde, qui consiste à délaisser les produits locaux pour les produits importés de faible valeur nutritive. Celle-ci s’observe entre les générations (les jeunes étant plus touchés que leurs parents), mais aussi dans une moindre mesure entre les archipels (les plus isolés étant les moins touchés). Cette transition alimentaire a déjà eu des répercussions sanitaires (obésité, tension artérielle, diabète) visibles. Les efflorescences toxiques viennent amplifier ce phénomène. Par peur du risque d’intoxication, la population restreint sa consommation de poisson lagonaire, pourtant très riche en nutriments, en modifiant complètement ses sources de protéines et de graisse (poulet, porc, etc.), voire en déplaçant sa consommation vers celle de grands poissons pélagiques comme le thon, moins nutritifs et surtout, pour certains, contaminés par le mercure.
6Malgré leur recrudescence et l’impact qu’elles ont sur les populations humaines, ces efflorescences toxiques ont rarement été étudiées dans le détail.
Les études environnementales
7Les objectifs de l’équipe de l’IRD, en association avec celles de l’ILM et de l’université de Polynésie française (UPF) sont donc de parvenir à :
identifier les micro-organismes marins toxiques ;
déterminer la cause de leurs efflorescences ;
connaître le mode de transmission des toxines dans la chaîne alimentaire ;
évaluer les risques sanitaires qu’elles entraînent pour les populations du Pacifique.
8L’implication des microalgues de type dinoflagellés, en particulier du genre Gambierdiscus, est connue dans le phénomène de la ciguatera (voir encadré). Lors d’études écotoxicologiques en Nouvelle-Calédonie, au Vanuatu et en Polynésie française, un lien entre des intoxications humaines de type ciguatera et la présence de cyanobactéries a été mis en évidence par le pôle des biotoxines marines.
Qu’est-ce que la ciguatera ?
Dans les régions intertropicales, la ciguatera (Ciguatera Fish Poisoning) est l’intoxication humaine la plus représentée mondialement (50 à 100 000 cas par an). Consécutive à l’ingestion de poissons coralliens tropicaux contaminés par des neurotoxines, elle est à elle seule responsable de plus de cas d’intoxications humaines que toutes les autres toxines marines combinées. Outre son importance en santé humaine (symptômes digestifs, neurologiques et cardiovasculaires), la ciguatera a un impact économique considérable (quoique insuffisamment évalué) par le manque à gagner qu’elle occasionne en contrariant la mise sur le marché de poissons à risque de ciguatera et par les arrêts maladie qu’elle entraîne. L’agent causal est une algue unicellulaire, dinoflagellé benthique du genre Gambierdiscus, ingérée par les poissons herbivores lorsqu’ils broutent les algues macrophytes qui lui servent de support. Par bioaccumulation le long de la chaîne alimentaire, les neurotoxines (ciguatoxines) initialement produites par la microalgue vont se concentrer dans les poissons pour atteindre des taux susceptibles d’intoxiquer les consommateurs.
L’environnement a une importance considérable dans les flambées ciguatériques. Les dinoflagellés du genre Gambierdiscus sont des espèces peu mobiles qui se développent dans la plupart des écosystèmes récifaux. En général, dans un environnement riche en coraux vivants, leur densité est réduite et la faible masse de microalgues ingérée par les poissons brouteurs et herbivores ne porte pas à conséquence et n’influe pas sur la toxicité des poissons carnivores. En revanche, en cas de formation de grandes surfaces de coraux morts, des gazons mixtes (algues filamenteuses et calcaires, algues unicellulaires, macroalgues) s’installeront et deviendront des supports privilégiés pour les microalgues. Toute perturbation entraînant la formation de substrats vierges risque de provoquer une prolifération en masse des Gambierdiscus spp. et donc une flambée ciguatérique. Ces perturbations peuvent être naturelles (tsunamis, cyclones, séismes, volcanisme sous-marin, blanchiment des coraux, …), ou artificielles (agressions par l’homme, ancrage, aménagement du territoire, construction de digues ou de wharfs, creusement de chenal…).
9Pour confirmer cette hypothèse, nous avons mis en place un projet de recherche, Aristocya (Analyse de risques toxiques liés au développement de cyanobactéries marines benthiques en zone tropicale), financé par l’Agence nationale de la recherche (CES2008) et regroupant 7 institutions de recherche françaises.
10L’objectif principal d’Aristocya est d’estimer l’importance du risque potentiel pour la santé humaine représenté par les cyanobactéries marines benthiques en répondant aux questions suivantes :
Où et pourquoi se développent-elles ?
Quelles sont les espèces potentiellement toxiques ?
Quelles sont les toxines produites ?
Comment l’homme peut-il s’intoxiquer ?
11Les réponses à ces questions devraient permettre de mieux informer les décideurs pour qu’ils développent des stratégies de protection destinées à réduire les risques à la fois pour l’homme et son environnement.
12Ainsi, la confirmation de la production de toxines par les cyano bactéries marines et de l’incidence de l’impact anthropique dans leur prolifération et du transfert de leurs toxines à travers une nouvelle chaîne alimentaire via les bénitiers nous permettra d’informer :
les décideurs du risque qui est engendré par certaines constructions,
les services de santé au sujet des intoxications ciguatériques par les bénitiers,
les services des pêches et de l’aquaculture de la nécessité de surveiller les efflorescences de cyanobactéries,
la population des îles des risques engendrés par la destruction de leur environnement marin qui peut conduire à la perte de leurs ressources nutritionnelles marines.
13En tout état de cause, la gestion du risque ciguatérique, basée depuis plus de trente ans sur la seule présence des dinoflagellés Gambierdiscus, devra alors tenir compte des cyanobactéries marines.
La recherche d'un traitement
14Mais est-il possible de soigner efficacement la ciguatera ?
15La médecine occidentale ne propose que des traitements symptomatiques pour traiter les atteintes digestives, calmer les démangeaisons ou, en cas de sévères intoxications, éliminer les manifestations cardiovasculaires.
16En revanche, la médecine traditionnelle est très riche avec plus d’une centaine de plantes utilisées dans la préparation des remèdes dans le Pacifique Sud. Depuis une vingtaine d’années, nous cherchons à évaluer l’efficacité réelle de ces remèdes en utilisant différents tests biologiques (tests sur souris, sur organes isolés, sur cellules en culture). L’objectif est de fournir à la population du Pacifique un remède anti-ciguatérique sous une forme simple, produit à grande échelle (sachet de thé ou gélule dosée en principe actif par exemple). Ce traitement pourrait être pris très rapidement à la suite de la consommation d’un poisson douteux ou dès l’apparition des premiers symptômes de la ciguatera (brûlures de la bouche ou de la gorge dans certains cas, nausées et vomissements pour d’autres). Les travaux actuellement menés en collaboration avec FILM, l’UPF et une entreprise locale, Pacific Biotech, se focalisent sur un remède traditionnel réalisé à partir des feuilles jaunies d’Heliotrophim foertherianum (faux tabac ou tahinu) et sur son principe actif, l’acide rosmarinique. Le tahinu se trouve en bord de mer et est très répandu dans l’archipel des Tuamotu. La composition chimique du remède traditionnel est en cours d’étude. L’étape suivante sera le développement de ce remède à l’échelle industrielle.
Remerciements
Nous tenons à remercier l’Arvam, l’Ifremer, l’Institut Pasteur, le CNRS et l’université Paul Sabatier pour leur collaboration dans le cadre du projet Aristocya.
Nos remerciements vont aussi à toutes les populations des îles du Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Vanuatu, Polynésie française) qui nous ont toujours accueillis à bras ouvert et qui nous ont transmis une part de leurs savoirs. Cette coopération a largement contribué à la réussite de nos recherches.
Bibliographie
Bibliographie
Ouvrages et revues
Laurent D, Yeeting B, Labrosse P, Gaudechoux JP. (2005) Ciguatera : un guide pratique. Secrétariat de la Communauté du Pacifique et Institut de Recherche pour le Développement, Nouvelle-Calédonie, Nouméa, 88p.
Laurent D, Kerbrat AS, Darius HT, Girard E, Golubic S, Benoit E, Sauviat MP, Chinain M, Molgo J, Pauillac S. (2008) Are cyanobacteria involved in ciguatera fish poisoning outbreaks in New-Caledonia? Harmful algae, 7, 827-838.
Chinain M, Darius HT, Ung A, Tchou Fouc M, Revel T, Cruchet P, Pauillac S, Laurent D. (2010) Ciguatera Risk Management in French Polynesia: the case study of Raivavae Island (Australes Archipelago). Toxicon, 56, 674-690.
Laurent D, Kerbrat AS, Darius HT, Rossi F, Yeeting B, Haddad M, Golubic S, Pauillac S, Chinain M. (2012) Ciguatera Shellfish Poisoning, a new ecotoxicological phenomenon from cyanobacteria to human via giant clams. In: Food Chain: New Research, Jensen M.A. & Muller D.W (Eds.), Nova Publishers, Chapter I, 1-44.
Laurent D, Bourdy G, Amade P, Cabalion P, Bourret D, Cabailon P. (1993) La gratte ou ciguatera. Ses remèdes traditionnels dans le Pacifique Sud, Orstom/ IRD, 150 p.
Kumar-Roiné S, Darius HT, Matsui M, Fabre N, Haddad M, Chinain M, Pauillac S, Laurent D. (2011) A review of traditional remedies of Ciguatera Fish Poisoning in the Pacific. Phytotherapy Research, 25(7), 947-958.
Rossi F, Jullian V, Pawlowiez R, Kumar-Roiné S, Haddad M, Darius HT, Gaertner-Mazouni N, Chinain M, Laurent D. (2012) Protective effect of Heliotropium foertherianum (Boraginaceae) folk remedy and its active compound, rosmarinic acid, against a Pacific ciguatoxin. Journal of Ethnopharmacology, 143, 33-40.
Annexe
Lexique
B
Biotoxines marines
Substances toxiques dérivées d’organismes marins.
C
Chaîne alimentaire
Suite d’êtres vivants dans laquelle chacun mange celui qui le précède.
Cyanobactéries
Bactéries aquatiques capables de faire la photosynthèse, c’est-à-dire de produire de l’oxygène.
D
Dinoflagellés
Microalgues aquatiques vivant dans le milieu marin.
E
Efflorescences
Augmentation rapide de la quantité de microalgues dans un milieu.
I
Impact anthropique
Impact sur l’environnement résultant de l’activité humaine.
M
Microalgues
Algues microscopiques, invisibles à l’œil nu.
R
Remède traditionnel
Utilisé pour prévenir ou combattre une maladie d’après les savoirs traditionnels.
Auteurs
Chargé de recherche, UMR 152 (PHARMA-DEV) dominique.laurent@ird.fr
Doctorante – IRD/UPF Tahiti
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Changement climatique
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Serge Janicot, Catherine Aubertin, Martial Bernoux et al. (dir.)
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