Qualifier la nutrition, les savoirs et les régulations
p. 57-61
Texte intégral
1L’aliment et la question de l’alimentation, en tant que tels, ne sont pas des préoccupations nouvelles dans le champ scientifique. Ce qui est nouveau, c’est le souci collectif de la qualité de l’aliment et de l’alimentation et l’insistance croissante sur cette dimension qualitative dans les politiques de sécurité alimentaire.
2D’où vient alors cet intérêt pour la qualité dans le champ alimentaire ? Les exigences de qualité plongent leurs racines dans les exigences de l’innovation, elles-mêmes liées aux mutations dans les systèmes de production et d’offre sur le marché. Le monde de l’entreprise en était le creuset. Mais, progressivement, le souci de la qualité a irradié tous les champs sociaux, notamment celui de l’alimentation. Ici, les peurs liées à la « malbouffe » et à ses conséquences pour l’organisme humain en ont renforcé l’intérêt collectif.
3La question de la qualité a pris de l’importance dans le monde des entreprises surtout à partir des années soixante-dix. Ce regain d’intérêt pour la qualité, nourri par l’environnement concurrentiel au cœur des mutations du système de production industriel, fera émerger un ensemble de pratiques managériales. La recherche de la qualité se traduira par la mise en œuvre de procédés et de procédures nés d’interactions entre les clients et les producteurs directs pour créer et offrir la garantie de produits de qualité. La multiplication des cercles de qualité dans les entreprises japonaises et le foisonnement des démarches de qualité sont à placer dans cette dynamique.
4Dans la foulée, les exigences de qualité ont contribué à la production d’une multitude de normes internationales censées certifier autant la qualité du processus que la qualité des produits. On en arrive maintenant au concept de « qualité totale » et l’on pose le problème de plus en plus en termes d’organisation de l’ensemble même de l’entreprise par rapport à l’objectif qualité.
5Le champ alimentaire a été particulièrement sensible à la problématique de la qualité parce que la chose ingérée touche à la vie ou à la survie de l’organisme vivant. Le souci de qualité de l’aliment et de l’alimentation s’est renforcé avec la crise de confiance liée aux usages des OGM et surtout après l’affaire de la « vache folle ». Il a progressivement trouvé sa justification dans le double principe de responsabilité et de précaution. Reposer la question de la qualité de l’aliment et de l’alimentation, c’est donc aborder un objet de passion, à la frontière du biologique et du socio-anthropologique. Et les deux textes précédents de Leverve et Muchnik rendent bien compte des caractéristiques socio-biologiques du fait alimentaire au cœur duquel doit se loger la problématique de la qualité. L’enjeu de la réflexion ici tient dans la façon de garantir la qualité de l’alimentation en tenant compte à la fois de la dimension biologique et de la dimension sociologique de l’alimentation. Or, la dimension biologique va bien au-delà du « bio » derrière lequel se cachent des impensés environnementaux. C’est bien cela que démontre le texte de Xavier Leverve en réponse à la question que nous formulons comme suit : pourquoi mange-t-on ce que l’on mange ?
6Ce texte nous apprend que ce que nous mangeons ou, pour être plus précis, ce dont notre organisme a besoin est pratiquement imposé par l’environnement dans lequel nous vivons, nos activités physiques mais aussi par notre type physiologique. Mieux, tout cela s’inscrit dans un héritage physiologique qui transcende les générations. En d’autres termes, les contraintes de notre environnement déterminent au plan biologique nos besoins alimentaires. Mais les choix alimentaires ne sont pas que biologiquement déterminés. Ils ont une signification sociale. Autrement dit, quelque chose se passe dans nos têtes lorsque notre corps ingurgite de la nourriture. Le texte de José Muchnik nous fait quitter le corps pour questionner les systèmes de représentation socialement construits autour du fait alimentaire. L’aliment et l’alimentation sont à la fois des analyseurs identitaires et aussi de sociabilité : avec qui mangeons-nous et à quelle occasion ? Les réponses à ces questions révèlent les jeux et les enjeux de sociabilité ainsi que les interactions sociales autour de l’alimentation. Et d’ailleurs, je voudrais aussi attirer l’attention sur l’idée que l’alimentation peut être aussi un analyseur de liens sociaux. Elle peut être un champ social privilégié d’observation de la reliance sociale, au sens où l’entend le sociologue Bolle de Bal, comme de la déliance sociale. Dans certaines capitales africaines, des travaux de recherche sur l’alimentation en période de crise économique ont montré que, par exemple, une des manières de gérer les incertitudes alimentaires en situation de réduction du pouvoir d’achat tient dans la sélection de la composition des groupes de commensalité. Pour résister à la crise, l’accès aux produits de la marmite devient sélectif. L’expression tous azimuts de la solidarité familiale ou communautaire ne résiste donc plus aux contraintes de gestion rigoureuse du budget des ménages.
7Désormais, penser les trois paramètres que sont la production, la distribution et la consommation en prenant en compte les interférences entre les fonctions biologiques déterminées par l’environnement et la fonction socio-anthropologique du fait alimentaire devrait constituer un nouveau défi dans la conception des politiques de sécurité alimentaire. La bonne pratique en la matière ne sera plus seulement de garantir la quantité nécessaire à la reproduction du corps biologique, mais aussi de veiller à ce que la chose mangée ait un sens dans et pour le corps social. La démarche qualité en matière de sécurité alimentaire devra intégrer cet équilibre entre le micro et le macro, la quantité et la qualité, suivant les spécificités des contextes environnementaux et sociaux. Vu sous cet angle, on perçoit mieux jusqu’à quel point la tendance à la standardisation pose problème et combien le fait alimentaire est plus que jamais au centre d’enjeux importants de société.
8En termes d’enjeux de société, nous touchons à cette tension dans le domaine de l’alimentation entre la forte tendance à l’uniformisation des règles de l’OMC et les formes de résistance par la spécification des identités des produits grâce à la certification, la labellisation et la définition des AOC ; toutes choses qui influent sur la coordination des décisions en matière de commerce international de l’alimentation derrière lequel se cachent d’importants enjeux financiers.
9Mais lorsque l’on est d’accord sur l’idée de respect des différences dans l’expression des besoins alimentaires, comment alors les prendre en compte dans le processus d’élaboration des politiques alimentaires ? Quelle peut être l’échelle d’élaboration pertinente des politiques alimentaires permettant d’intégrer ces paramètres ? L’échelle locale ? Régionale ? Nationale ? Ou encore la conjugaison des trois niveaux à la fois ? Une fois l’échelle d’intervention déterminée pour garantir la qualité des produits, quelles seront les instances de régulation de la pluralité d’intérêts en présence ?
10Justement, par rapport à la régulation de la qualité, les capacités des nations sont inégales lorsqu’on sait que la qualification elle-même passe par la mise en place d’une batterie de règles de droit. Ce qui suppose, au niveau national, une expertise qualifiée en état de vigie permanente, un État régulateur mais aussi des organisations de la société civile qui contribuent à la production, à la coordination et à l’application des règles du jeu par les différents agents en interaction, que ce soient les producteurs, les distributeurs ou les consommateurs dont la sécurité est en jeu. Or dans les pays du Sud, cette masse critique fait défaut et la question de l’efficience de l’État reste posée. Ce qui laisse planer de sérieux doutes sur tout projet de régulation de la qualité au niveau national. Dans le meilleur des cas, on est en face d’États qui, bon gré mal gré, produisent des règles de jeux ou de contrôle, mais sans avoir ni les moyens, ni la volonté de les faire appliquer. Ils sont, de ce fait, débordés par les acteurs qui, diversement dotés, usent de ressources de contournement de ces règles. Face à la déficience de l’État, se développe dans le cercle des agences de coopération internationale une rhétorique de survalorisation, voire de sur sollicitation d’une supposée société civile. Ce sont là des sous-entendus lourds de sens politique. Une ethnographie du fonctionnement de ces structures qualifiées avec empressement de « civiles » nous convie à plus de prudence. Au lieu de partir du présupposé qu’elles existent, il nous paraît plus réaliste de parler de processus de « civilisation » de la société. Ce qui suppose que, si l’on souhaite l’impliquer plus et mieux par exemple dans la régulation de la qualité, entre autres, il faut contribuer au renforcement des acquis et à l’accélération de cette dynamique civique par la démocratisation.
11Renforcer donc les capacités de régulation de l’État et accompagner les dynamiques naissantes d’implication de la société civile émergente dans les pays du Sud. Ce sont là deux chantiers susceptibles de contribuer durablement à améliorer la régulation de la qualité. Il semble finalement que c’est sur ces deux leviers qu’il faut jouer. Ainsi, toute la question de la qualification de l’alimentation renvoie-t-elle, dans ce cas, à la problématique de la gouvernance et à la définition des échelles de gouvernance. Finalement, le problème de la qualification ne passe-t-il pas aussi par le renforcement des nouvelles formes de gouvernance en privilégiant à chaque fois les interactions de proximité, notamment avec les producteurs et les consommateurs ? José Muchnik propose le Syal, système agroalimentaire localisé, comme échelle d’intervention. Dans un tel schéma, la territorialisation apparaît comme étant une des stratégies possibles de gestion des incertitudes liées à la qualité. Elle devient un moyen efficace de gestion des risques attachés à l’asymétrie d’informations sur les produits alimentaires. Car il paraît plus simple au consommateur de se fier à ce qui est plus proche. On le voit bien : dans le régime de qualification des produits alimentaires et dans le processus de construction sociale de la garantie de la qualité d’une bonne alimentation, la maîtrise de l’information sur les produits devient un facteur décisif.
Auteur
Sociologue, professeur à l’université de Bouaké, Côte d’Ivoire.
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