10. Émergence de l’agriculture au Sahara et impacts de l’homme
p. 227-249
Texte intégral
« Si le désert, en tant que tel, trouve son origine dans le climat général et par conséquent a une cause échappant à toute action de l’homme, il ne s’ensuit nullement que ce dernier soit, à son échelle, incapable d’avoir, directement ou non, une influence sur la désertification. »
Théodore Monod, 1992, L’émeraude des Garamantes.
1Les zones arides et désertiques sont des milieux fragiles et peu résilients vis-à-vis des perturbations dont les impacts sont exacerbés par les fortes instabilités et stress environnementaux. Ces pressions plurimillénaires d’origine humaine ont conduit à des modifications profondes de la biodiversité, en matière de richesse et de composition en espèces, et ont altéré la structure et le fonctionnement des milieux naturels sahariens.
2Ce chapitre dresse d’abord un panorama du processus particulier de néolithisation au Sahara, avec la description des premiers usages de végétaux par l’homme préhistorique (exploitation d’espèces sauvages, puis domestication) lors de la phase humide du « Sahara vert ». Cette première utilisation généralisée de l’espace saharien va être progressivement annihilée par l’aridification des conditions environnementales survenue vers 5 000-5 500 ans avant le présent. Puis, une certaine amélioration climatique induit l’émergence, vers 3 500 ans avant le présent, d’une agriculture post-néolithique basée sur quelques végétaux domestiqués localement et enrichie de plantes allochtones venues des régions voisines. Enfin, sont évoquées les nouvelles menaces pesant sur la flore et la végétation du Sahara, et les conséquences complexes des changements globaux vis-à-vis desquels les phénomènes très sévères de désertification des années 1970 à 1990 pourraient laisser la place à un nouveau « verdissement » du Sahara.
Occupations humaines préhistoriques et exploitations de végétaux
3Nous avons vu que le Sahara n’a pas toujours été ce désert si inhospitalier pour les hommes car lors des phases pluviales favorables du Quaternaire, il a connu une occupation humaine importante, attestée par les multiples vestiges archéologiques concentrés au bord des lacs et des oueds (fig. 53-54), sans oublier les fameuses peintures et gravures rupestres qui émaillent les sites de montagne et les tassilis (sur l’occupation humaine préhistorique, voir les synthèses de Le Quellec, 1998 ; Hachid, 2000 ; Aumassip, 2004 ; Le Quellec et al., 2005 ; Maley et Vernet, 2013).
4Tout comme pour les espèces végétales et animales, le Sahara a constitué durant les phases humides un véritable « corridor vert » pour la migration vers la Méditerranée et le Levant des premiers hommes « modernes » qui étaient originaires de l’Afrique subsaharienne, il y a 150 000 à 200 000 ans. Pendant longtemps, la vallée du Nil a été considérée comme la route majeure, sinon unique, de migration de ces premiers hommes. Or, les vastes réseaux hydriques fossiles issus des massifs du Tibesti, de l’Ennedi et du Hoggar (Osborne et al., 2008) ont aussi formé, lors des phases humides, des routes privilégiées pour les migrations humaines, entre Sahara et Méditerranée (Castañeda et al., 2009). Tel est le cas notamment de l’intense période pluviale survenue durant le dernier interglaciaire de l’Éémien, il y a 120 000 à 130 000 ans, qui a permis aux hommes de s’installer en Afrique du Nord comme le montrent les nombreux vestiges précoces d’une industrie atérienne du Middle Stone Age, d’ailleurs absente de la vallée du Nil (Osborne et al., 2008). Les lacs et marécages, nombreux à ces périodes humides, ont favorisé l’installation de multiples campements humains (White et Mattingly, 2006). Ainsi à l’Holocène ancien (vers 9 000 ans avant le présent), les dépressions interdunaires des grands ergs abritaient des vestiges de petits lacs entourés fréquemment de sites néolithiques et de restes de foyers (Petit-Maire, 2002). La densité des sites archéologiques au Sahara il y a environ 9 000 ans rend bien compte de cette empreinte humaine ancienne (Petit-Maire et Kröpelin, 1991) (fig. 54), y compris dans des régions à l’heure actuelle parmi les moins hospitalières de la planète : Tanezrouft, bassin de Taoudenni (Petit-Maire, 1991), Ténéré (Sereno et al., 2008). Dans tout le Sahara, des centaines de sépultures ont d’ailleurs été découvertes ; l’ensemble sans doute le plus remarquable et d’installation la plus anciennement connue est celui du site de Gobero dans le Ténéré (nord Niger), où environ 200 tombes datant du début de l’Holocène (ca 9 700-8 200 ans avant le présent) ont été mises au jour (Sereno et al., 2008).
Premières exploitations de végétaux sauvages
5Le Sahara était alors occupé par de petits groupes de Cromagnoïdes robustes, chasseurs-cueilleurs ou pêcheurs, dont l’alimentation était à la fois carnée et végétale. À la grande diversité des espèces animales consommées (poissons, hippopotames, crocodiles, grandes antilopes, tortues, reptiles, petits éléphants…) s’ajoutait celle de végétaux à graines comestibles, consommation attestée par l’abondance des meules, broyeurs et gros vases de céramique trouvés sur les sites néolithiques.
6D’importantes consommations de végétaux sauvages par les chasseurs-cueilleurs, puis par les pasteurs sont attestées au Sahara libyen durant l’Holocène (Mercuri, 2008 ; Mercuri et al., 2018). La présence de céramiques (vaisselles de terre cuite à usage domestique courant), il y a 10 500 ans, est à relier à la cueillette massive de plantes sauvages (Roset, 2000), une pratique qui a perduré jusqu’à nos jours (encadré 25). L’étude de divers sites archéologiques démontre l’exploitation de graminées sauvages dès l’orée du Néolithique, il y a environ 9 500 ans (Wasylikowa, 1992 ; Wendorf et al., 1992) ; dans la Tadrart Acacus (Takarkori), des mises en culture de graminées se sont produites durant 4 000 ans (entre 7 500-3 500 ans avant le présent) mais sans qu’il y ait domestication (Mercuri et al., 2018).
Encadré 25. Les récoltes traditionnelles de graines sauvages par les nomades
Bien que l’Ennedi soit situé en dehors des limites classiques du Sahara, il est intéressant de signaler l’observation faite par P. Quézel au cours de l’automne 1958, sur le revers sud-occidental de ce massif. Après une mousson appréciable et le développement d’un abondant tapis surtout graminéen, les femmes Zaghawas effectuaient la récolte des graines de graminées sauvages. Il s’agissait essentiellement d’espèces annuelles : Brachiaria, Cenchrus, Enneapogon, Eragrostis, Setaria, etc. Les récoltes étaient abondantes et le vannage suivait de peu la récolte réunie en tas prêts à l’utilisation. Les graines broyées ou pilées permettaient d’obtenir une farine grisâtre destinée à la confection de galettes. Il n’existait dans cette région aucune culture, notamment de mil et, d’après les renseignements obtenus tant bien que mal auprès des nomades, cette farine constituait une part importante de leur alimentation. Par ailleurs, dans les lits d’oueds, les graines de Panicum turgidum étaient également récoltées. Ce spectacle évoque immédiatement à l’esprit ce qui devait se produire régulièrement au Néolithique, durant tous les épisodes du « Sahara vert »…
Déjà mentionnées par Hérodote il y a plus de 2 000 ans, ces récoltes de graines sauvages étaient monnaie courante jusqu’à une date récente, et plusieurs ethnologues ont signalé ces pratiques ancestrales dans divers territoires sahariens. Gast (1968, 2000) indique ainsi qu’une trentaine de végétaux à graines comestibles était activement recherchée par les Touareg du Hoggar, dont 11 espèces de graminées. Parmi ces dernières, deux espèces représentaient une part majeure de l’alimentation touarègue jusqu’au début du xxe siècle (Harlan, 1989) : Stipagrostis pungens (toulloult) jouait un rôle clé au nord, au point que Duveyrier (1864) dans son fameux ouvrage Les Touareg du Nord souligne que « son grain est souvent le seul aliment de l’homme », tandis que l’Aménoûkal – le chef suprême des Touareg – avait édicté des règles strictes de mise en défense du Panicum turgidum (afezou) dans les vallées du Hoggar riches en cette espèce, et ce durant plusieurs mois, afin de permettre une bonne maturation des graines (Gast, 2000).
Les évaluations de Schulz et Adamou (1997) attestent encore, en 1988, de récoltes d’environ 250 kg de graines à l’hectare pour Sorghum aethiopicum et Panicum laetum sur les sols argileux de l’Aïr ! D’autres espèces que les graminées ont aussi été récoltées, notamment lorsqu’elles étaient en forte abondance. Tel est le cas d’un chénopode (Chenopodium vulvaria), la Taouit, tellement abondante dans les pentes rocailleuses de l’Atakôr et de l’Adrar des Ifoghas durant certaines années qu’elles étaient nommées « années de la Taouit » par les tribus touarègues. Lors des grandes périodes de disette, cette Amaranthacée a joué de la sorte un rôle important pour la survie des Touareg Kel Ahaggar ; ce fut le cas des habitants d’Idélès durant la famine de 1950 (Gast, 2000). Une pratique assez fréquente consistait également à récolter, d’octobre à janvier, les graines accumulées dans les fourmilières par la fourmi Messor aegyptiaca. Gast (1968, 2000) a recensé au moins une quinzaine d’espèces végétales ainsi recueillies, et la quantité de graines indifférenciées (oumoûden) amassées dans une seule fourmilière pouvait avoisiner les cinq kilogrammes !
Des graines peuvent être aussi ramassées pour nourrir les troupeaux. À l’automne 1992, après de fortes précipitations survenues dans la vallée d’Ouadenki au Hoggar, plusieurs groupes de bergères d’un village voisin firent, deux mois durant, une gigantesque cueillette de fruits de coloquinte (Citrullus colocynthis) : « Elles s’égaillaient pour ramasser et entasser les boules séchées des coloquintes. Ensuite elles brisaient l’écorce des fruits afin d’en libérer les graines noires. Puis, avec l’aide du vent et l’emploi d’une vannerie plate, elles vannaient le produit du décorticage, [...] et enfermaient les graines nettes de toute impureté dans de grands sacs de toile » (Barrère, 1993). Le bilan de cette récolte intensive fut impressionnant, estimé à 50 t ! Ces graines servirent de complément au fourrage habituel des chèvres durant tout l’hiver suivant…
Les nombreux objets lithiques (meules et molettes en pierre) qui parsèment le désert semblent donc attester de pratiques généralisées de broyage de grains par ces matériels. Mais, selon Gast (1995), il n’en est rien, au moins au Hoggar : les graines de petit calibre des graminées et autres herbacées sauvages ne sont jamais broyées et réduites en farine, mais subissent seulement un léger mondage au mortier de bois ou entre les deux paumes de la main, qui les débarrasse des premières enveloppes. Ces graines douces et épurées sont ensuite mises à bouillir dans de l’eau ou du lait. D’âge souvent récent, les meules dormantes réservées à la mouture des grains ne concerneraient en fait que les broyages de céréales cultivées (blé dur, blé tendre, orge, riz) et exceptionnellement le mil et le sorgho, traités au mortier à bois (Gast, 2003). Pourtant, les observations faites lors de la mission Berliet au Ténéré (voir supra) où les vestiges préhistoriques et les meules en particulier, jonchent encore d’immenses surfaces, dans des zones à l’heure actuelle pratiquement dépourvues de toute végétation, laissent bien penser ici à une utilisation ancienne et généralisée du broyage, attestée par ce riche matériel lithique.
Toutes ces récoltes d’espèces sauvages représentent un témoignage fascinant d’une persistance d’usages issus au moins du Néolithique, mais peut-être même de l’Épipaléolithique selon Harlan (1989). Les plus vieux sites archéologiques connus, qui attestent l’exploitation de végétaux spontanés au Sahara, se localisent au Tadrart Acacus (Fezzan) et sont datés de l’Holocène ancien (vers 9 500 ans avant le présent) avec la récolte de Panicum, Cenchrus, Setaria et Echinochloa (Wasylikowa, 1992), et même de graines d’Urochlea/Brachiaria qui ont été retrouvées dans un reste de panier tressé (di Lernia, 1998). Un site égyptien un peu plus récent, daté d’environ 9 000 ans avant le présent, comporte d’ailleurs la plupart des graminées sauvages (Brachiaria, Digitaria, Echinochloa, Panicum, Setaria et Sorghum) (Wendorf et al., 1992) encore récoltées en Ennedi dans les années 1950.
7Toujours au Sahara libyen (sites de Takarkori et Uan Afuda), le premier processus connu au monde de cuisson de végétaux dans des céramiques préhistoriques vient d’être mis en évidence, grâce à l’étude de biomarqueurs lipidiques issus des résidus de nourriture datant d’environ 10 000 ans avant le présent (8 200-6 400 avant notre ère) (Dunne et al., 2016). Les plantes cuites supplantaient l’alimentation carnée et comprenaient en majorité des herbacées : graminées, massette (Typha sp.), cypéracées (Cyperus, Scirpus), mais aussi de façon plus surprenante des végétaux aquatiques tels que les potamots (Potamogeton spp.), dont les feuilles, tiges et rhizomes étaient consommés. De plus, les fortes concentrations en acides laurique et myristique suggèrent l’utilisation d’huile de palme ou de dattes sans doute issues du palmier dattier Phoenix dactylifera, dont la présence au Sahara n’était pas attestée à cette époque par les données archéologiques (mais des résultats génétiques récents suggèrent l’existence d’un pool génique ancestral en Afrique, avant la domestication du palmier : Gros-Balthazard et al., 2017). Ce nouveau mode de cuisson a élargi le spectre alimentaire de ces premiers chasseurs-cueilleurs en leur permettant de consommer des plantes jusqu’alors toxiques ou indigestes. Ainsi, toutes ces récoltes de végétaux ont représenté un réservoir alimentaire substantiel pour des populations humaines dont l’importance et la densité restent encore inconnues (Roset, 2000).
Un processus particulier de néolithisation
8La néolithisation au Sahara est bien différente de celle survenue au Proche-Orient ou en Europe : la domestication animale est en effet ici antérieure à celle des végétaux et à la création des premiers villages de fermiers (Gifford-Gonzalez et Hanotte, 2011 ; Dunne et al., 2012). Les preuves d’une domestication autochtone ancienne des végétaux et de la mise en place d’une réelle agriculture dès le Néolithique demeurent encore ténues et peu documentées. Certes, il s’agit d’un phénomène souvent délicat à mettre en évidence, car l’évolution des caractéristiques morphologiques liées à la domestication végétale se caractérise par des taux réduits de changements phénotypiques durant plusieurs siècles ou même millénaires (Fuller et al., 2014). De plus, peu d’études phylogénétiques et phylogéographiques ont analysé les espèces sauvages progénitrices de végétaux cultivés et leurs diverses variétés domestiquées. Ainsi, le mil (Pennisetum glaucum) que l’on croyait domestiqué il y a 5 000 ans, dans le sud-est mauritanien sur la base de macrorestes archéologiques (Wetterstrom, 1998 ; Aumassip, 2006), l’a en fait été 3 000 ans plus tôt en zone subsaharienne selon les données génétiques (encadré 26). Le cas le plus anciennement connu de domestication d’un végétal au Sahara pourrait être celui de Citrullus lanatus, présent dans un niveau archéologique daté de 5 500 ans avant le présent, dans le massif de l’Acacus au sud-ouest de la Libye (Wasylikowa et van der Veen, 2004). Ainsi, en dépit de la mise en évidence d’un processus très ancien de cuisson de végétaux datant de 10 000 ans et de premières domestications végétales estimées à ca 4 500 ans avant le présent (Dunne et al, 2016), aucune « véritable économie de production » selon Guilaine (2000) n’est encore attestée au Néolithique saharo-soudanais, période des fameuses peintures rupestres « têtes rondes » de la Tassili n’Ajjer et de la Tadrart (Lhote, 1958).
9Au Sahara central, le pastoralisme bovin est bien établi vers 7 200 ans avant le présent, juste après l’épisode aride de l’Holocène moyen (Aumassip, 2006). Les premiers témoignages d’utilisation de produits lactés issus de la traite du bétail sont concomitants puisque datés d’environ 7 000 ans avant le présent (5 200-3 800 avant notre ère) (Dunne et al., 2012). Le développement de la savane a favorisé cette civilisation de pasteurs – nommée Bovidien ou Néolithique pastoral – dans l’ensemble du Sahara. C’est sans doute à cette période qu’il convient de rapporter les rares vestiges de voies (« drailles ») fréquentées par les troupeaux, qui confirment des phénomènes de transhumance ou de migration animale au travers des massifs. Un exemple remarquable a été découvert en 1958 lors d’une mission réalisée par P. Quézel au Tibesti : entre Tarso Yega et Soborom, sur les plateaux des Tarso et à environ 3 000 m d’altitude, il a été possible d’observer un exemple de ces voies, encore imprimées dans des roches friables blanchâtres. Là, d’innombrables traces plus ou moins parallèles correspondaient, au vu de leurs dimensions, à l’érosion causée par le passage des troupeaux, même si de toute évidence elles ont été accentuées ultérieurement par l’érosion éolienne ou hydrique. Ce réseau suivi pendant plusieurs kilomètres offrait une largeur moyenne de 150 à 200 m, ce qui laisse imaginer l’importance des troupeaux qui les empruntaient !
Des usages restreints par l’aridification du Sahara
10L’épisode d’aridification survenu vers 5 000-5 500 ans avant le présent a provoqué la disparition, ou une sévère rétraction, des savanes et des habitats lacustres favorables à l’homme. Cela a conduit à une profonde réorganisation des écosystèmes et des peuplements humains dans les bassins continentaux qui ont subi une très nette baisse démographique. Le pastoralisme bovin périclite et il est alors remplacé par des élevages de moutons et de chèvres.
11Les processus très marqués de changements d’occupation humaine en liaison avec les rapides modifications climatiques holocènes ont été bien démontrés au Sahara oriental, dans le bassin du Nil, entre 10 500 et 5 500 ans avant le présent (Kuper et Kröpelin, 2006) (fig. 75-76). Avec l’arrivée rapide des pluies de mousson il y a 10 500 ans avant le présent, le désert hyperaride fut remplacé par une savane occupée par des campements préhistoriques (fig. 75b). Après 9 000 ans avant le présent, les campements humains bien établis et en expansion permirent le développement du pastoralisme bovin (fig. 75c). La disparition des pluies de mousson, à partir de 7 300 ans avant le présent, conduisit à la désertification de la partie nord-orientale du Sahara et au retrait des populations humaines le long du Nil, dans des zones refuges plus favorables ou dans la partie méridionale du Sahara soudanais car les précipitations étaient encore suffisantes (fig. 75d). Enfin, le retour à des conditions désertiques sur l’ensemble de l’Égypte vers 5 500 ans avant le présent coïncide avec l’émergence de la civilisation pharaonique.
12Les principales phases d’occupation humaine au Sahara oriental peuvent être synthétisées d’après l’étude de 150 sites archéologiques présentés du nord au sud (fig. 76). La « phase de réoccupation » par les premiers peuplements humains s’intensifie durant la « phase de formation » à partir de 9 000 ans avant le présent et jusqu’à l’arrivée d’une nouvelle période aride qui conduit à la « phase de régionalisation » vers 7 000 ans avant le présent, et au retrait des populations dans des zones refuges restées plus favorables, comme le plateau du Gilf Kebir (extrême sud-ouest de l’Égypte). Vers 5 500 ans avant le présent, lors de la « phase de marginalisation », le sud-ouest de l’Égypte n’est plus traversé épisodiquement que par des groupes d’hommes ; l’occupation humaine se restreint alors aux zones méridionales situées dans le nord du Soudan (région de Laqiya et Wadi Howar).
13Le Sahara atlantique et méridional connut une densification humaine inverse à partir de 5 000 ans avant le présent, les populations humaines centro-sahariennes émigrant vers les zones plus favorables de la côte (Petit-Maire, 1979, 2002). Dans les massifs et certains tassilis du Sahara central, l’exploitation des ressources par l’homme a pu se poursuivre localement durant les phases d’aridification de l’environnement, comme entre l’Holocène inférieur et moyen au Fezzan (Cremaschi et Zerboni, 2009). Si, dans l’ensemble, le peuplement humain des montagnes apparaît comme plus stable – même s’il a commencé à diminuer il y a 2 000 ans (Petit-Maire, 2002) –, il subit une profonde réorganisation sociale (Tafuri et al., 2006) : l’homme sédentaire est alors devenu nomade, exploitant des territoires de plus en plus vastes pour survivre. Des recherches archéologiques au Sahara oriental attestent toutefois de la persistance d’anciennes voies de communication, postérieures à 5 000 ans avant notre ère, à travers le désert de Libye, comme celle entre l’oasis de Dakhla et celui de Koufra ou le Jebel Uweinat ; des caravanes d’ânes auraient même pu régulièrement atteindre le plateau de l’Ennedi ou la région du lac Ounianga au nord du Tchad selon Kröpelin et Kuper (2007).
14Les conditions environnementales plus arides ont rendu l’exploitation des végétaux sauvages de plus en plus difficile, et comme l’activité pastorale a augmenté en parallèle, les pressions de surpâturage sur le milieu sont devenues fortes. Cette aridification a aussi entraîné une sévère rétraction de la grande faune saharienne d’origine tropicale (girafe, rhinocéros, éléphant, etc.), exacerbée par le développement de l’élevage bovin et caprin (Jousse, 2006). Ces extinctions locales de mammifères sauvages clés de voûte ont sans doute profondément modifié la nature des interactions biotiques, et en particulier les pressions d’herbivorie sur des communautés végétales déjà très altérées par les changements environnementaux holocènes. Mais l’on ignore tout des conséquences de ces disparitions de vertébrés sur la réorganisation fonctionnelle de ces nouveaux assemblages végétaux.
Les débuts de l’agriculture au Sahara
15Si la zone saharo-sahélienne constitue un centre d’origine pour les plantes cultivées (encadré 26), l’agriculture saharienne ne paraît émerger que tardivement au Sahara central et méridional, mais nous manquons encore de preuves robustes pour bien estimer le rythme de ce processus. Selon Roset (2000), l’agriculture s’installe vers 3 800 ans avant le présent avec la culture du mil et du sorgho. Elle bénéficie de conditions climatiques plus clémentes survenues après l’épisode d’intense aridification qui s’est achevé il y a 4 000 ans. Cette agriculture post-néolithique est sans doute d’origine étrangère, fruit de la première vague d’immigration berbère au Sahara. Des preuves tangibles d’agriculture datées de 3 000 ans ont été décelées en Mauritanie (Amblard et Pernès, 1989).
16Mais c’est surtout au Fezzan libyen (fig. 71), le long des vallées des Wadi el-Ajal et Wadi Tanezzuft qu’une agriculture oasienne fut établie par les Garamantes, en dépit d’une aridité déjà bien présente (van der Veen, 1995 ; Mercuri et al., 2009). Cette remarquable mais éphémère civilisation, qui débute il y a 3 000 ans environ (soit 1 000 ans avant notre ère) pour s’achever en l’an 500 (fig. 77), a pu se développer grâce à un système agricultural spécialisé incluant en premier lieu le palmier dattier (Phoenix dactylifera) et des céréales (notamment l’orge Hordeum vulgare, et le blé amidonnier Triticum dicoccon) (Mercuri et al., 2009), accompagnés de végétaux hérités du monde méditerranéen (figuier, vigne). Ultérieurement, vers le début de notre ère, furent cultivées des espèces de la région subsaharienne tel que le mil (Penissetum glaucum) et le sorgho (Sorghum cf. bicolor), avec l’olivier et le grenadier (Pelling, 2005 ; Mercuri et al., 2009). Puis, durant l’ultime phase ont été mis en évidence le pêcher (Prunus persica) et le coton (Gossypium sp.).
17Utilisant d’abord des puits (shaduf), les Garamantes mirent en place vers 500 ans avant notre ère un judicieux système d’irrigation venu du Désert occidental d’Égypte, les foggaras, ce qui a facilité l’expansion de l’agriculture oasienne (White et Mattingly, 2006 ; Wilson, 2012). Un tel réseau de canalisations souterraines permettait d’amener l’eau depuis les escarpements montagneux jusqu’aux terres arides bordant les wadis présents en contrebas. Ils se concentraient dans le Wadi el-Ajal au Fezzan, où plus de 550 foggaras ont été dénombrées (Wilson, 2012). Connaissant bien les potentialités et les limites de leur environnement, les Garamantes ont su développer un véritable paysage agricole : 3 000 ha de champs ont été recensés par les archéologues à partir de clichés aériens ou satellitaires. Ils formaient une société centralisée composée de fermiers sédentaires qui ont exploité les oasis du Fezzan durant plus d’un millier d’années. Ce fut la première « civilisation urbaine » apparue dans un désert, avec deux villes, dont la capitale, Garama ou ancienne Jarma, et au moins 90 villages (Mattingly et Sterry, 2013), comprenant des maisons à l’architecture déjà sophistiquée (fig. 78). À leur apogée, les Garamantes contrôlaient un territoire estimé à 250 000 km2 (Mattingly et Sterry, 2013).
18Les causes de l’effondrement de la civilisation garamantienne restent encore conjecturales, mais ce déclin rapide s’explique probablement par l’abaissement de la lame d’eau d’un grand aquifère souterrain, soit surexploité, soit ne pouvant plus se recharger du fait de l’aridité croissante (White et Mattingly, 2006). Ce changement de ressource hydrique aurait entraîné une quasi-disparition de la culture oasienne au Fezzan, une désintégration du système commercial et une déstabilisation ultime de l’autorité politique des Garamantes au profit de tribus du nord du Sahara (Wilson, 2012).
19Après l’épisode relativement éphémère de la civilisation garamantienne, l’agriculture n’aurait été réintroduite à l’intérieur même des grands massifs centraux-sahariens, que bien plus tardivement, au xixe siècle dans le cœur du Hoggar selon Aumassip (2006).
De nouvelles menaces anthropiques
20Malgré son immensité et sa très faible densité humaine (environ 7 millions d’habitants pour 8,5 millions de kilomètres carrés), le Sahara n’est pas épargné par l’impact direct et pluriséculaire des populations locales, auxquelles s’ajoutent les pressions liées aux flux migratoires car depuis les années 1950 le Sahara est devenu « terre d’immigration » (Bisson et Bisson, 2002). De nouveaux dérèglements, liés à sa mise en valeur, à l’exploitation de ses ressources naturelles notamment le gaz et le pétrole (Duncan et al., 2014), voire à l’accroissement de l’écotourisme (au point mort cependant depuis quelques années du fait des menaces terroristes), se sont produits (Kröpelin, 2002). Ces pressions fluctuent selon les territoires et le contexte géopolitique, sans oublier l’impact des sécheresses qui a eu des conséquences socioécologiques marquées il y a quelques décennies (Barbero et Quézel, 1995). Les régions sahariennes se retrouvent actuellement dans des stades transitoires très variés, entre les modes de vie semi-traditionnels des populations nomades et les nouvelles formes d’aménagements modernes, les deux pouvant d’ailleurs coexister sur un même territoire.
21Les populations nomades, en particulier les Touareg, qui représentent la composante humaine principale du Sahara avec 3 millions d’individus (fig. 80), se sont adaptées depuis des siècles à la survie dans ces milieux difficiles et à s’accommoder des maigres ressources locales (encadré 26). Leur utilisation du milieu naturel, en particulier des terres de parcours, semblait très généralement parcimonieuse (Gast, 1968, 2000), bien qu’il soit délicat d’estimer leurs impacts réels en l’absence d’étude approfondie sur les capacités de charge de ces écosystèmes.
Encadré 26. Le Sahara, un centre méconnu de diversité des plantes cultivées
Dans son article de 1938, « Le Sahara, centre d’origine des plantes cultivées », Auguste Chevalier, professeur au Muséum national d’Histoire naturelle de Paris, fut le premier à mettre en exergue l’importance du Sahara et de ses marges sahéliennes en tant que centre d’origine et de diversité des plantes cultivées, indépendant de la zone levantine : « Il reste encore çà et là des reliques de la flore cultivée ancienne ; dans les oasis, ainsi que sur les lisières du désert ont persisté des plantes cultivées ou subspontanées dont la domestication paraît s’être faite sur place et est certainement très ancienne. Ce sont de véritables cultures archéologiques » (Chevalier, 1938). Ces reliques concernent surtout les populations de céréales (mil, sorgho et riz) de la zone sud-saharienne qui se rattache à l’une des dix principales régions de diversité des plantes cultivées au monde, celle de l’Afrique de l’Ouest (Hoyt, 1992 ; Fuller et al., 2014) (fig. 79).
Les formes sauvages du mil pénicillaire ou petit mil (Pennisetum glaucum subsp. monodii) sont fréquentes au sud du Sahara, les variétés cultivées appartenant à la sous-espèce type (voir la synthèse de Dupuy, 2017). Le mil sauvage est nommé ebanaw ou tebanawt par les Touareg, mais, selon Bernus (1998), ils le considèrent comme un fourrage médiocre et n’en récoltent pas les graines ; ils ne font d’ailleurs aucun rapprochement entre le mil sauvage et le mil cultivé, qu’ils appellent hélé ou énélé. Les études génétiques de Tostain (1992, 1998) confirment en partie les hypothèses d’A. Chevalier et montrent que le foyer primaire de domestication date de 9 000 ans avant le présent et se localise au nord-est du fleuve Sénégal, un second foyer de mil tardif existant autour du lac Tchad. Plusieurs migrations se sont ensuite produites entre 6 000 et 3 000 ans avant le présent vers différentes régions d’Afrique, de la Péninsule arabique puis vers l’Inde. Dans la partie sud-ouest du Sahara, en Mauritanie (Dhar Oualata et Dhar Tichitt), on note ainsi la présence conjointe de Pennisetum sauvages et cultivés datés de ca 3 000 ans avant le présent (Amblard et Pernès, 1989).
La taxinomie et l’origine de la domestication des sorghos sauvages demeurent moins claires, et différents taxons se rencontrent en Afrique, surtout tropicale et aussi en zone sahélienne : « Après une bonne pluviométrie, dans des dépressions d’argiles lourdes, le sorgho sauvage peut s’étendre sur de grandes surfaces, à perte de vue, haut et serré, sans herbe concurrente. Dans de vastes plaines totalement dépourvues d’arbres, on a l’impression de traverser d’immenses champs de céréales sans limites et sans obstacles. C’est ainsi que j’ai parcouru l’Eghazer wan Agadez, au sud-ouest de l’Aïr, en 1962 et en 1985. De telles observations ont aussi été faites par Chevalier et Reznik (1932) au Mali, dans la vallée du Tilemsi » (Bernus, 1998). Bien qu’aucun sorgho ne soit mentionné dans la Flore et végétation du Sahara d’Ozenda (1991b), le genre atteint toutefois la région désertique : « Il est hors de doute que cette culture est très ancienne au Soudan et qu’elle s’y est perfectionnée au cours de plusieurs millénaires. Il ne serait même pas impossible qu’elle eût pris naissance dans le Sahara même, puisque nous avons rencontré le long des oueds en plein désert, à l’ouest de l’Adrar des Iforas d’une part, au sud de l’Aïr de l’autre, une espèce bien spontanée de Sorghum » (Chevalier, 1932). Ce sorgho correspond au Sorghum virgatum, distribué depuis la Mauritanie jusqu’à l’Égypte ; il est voisin et parfois inclus dans S. arundinaceum, qui est l’espèce sauvage progénitrice du sorgho cultivé (S. bicolor). Si les Touareg nigériens « leur donnent deux noms différents, Ashaghor pour le premier et Abogha pour le second, ils les considèrent cependant comme des enfants d’une même famille » (Bernus, 1998). Ce sorgho sauvage constitue un fourrage apprécié par les troupeaux de camelins et il est aussi récolté pour l’alimentation humaine « en égrainant les épis dans la main serrée ou en les frappant au-dessus de vans » (Bernus, 1998). Confirmant l’intuition d’A. Chevalier, la consommation par l’homme du sorgho est d’ailleurs fort ancienne au Sahara oriental, et elle apparaît il y a 10 000 ans environ. Des graines stockées à part dans des fosses creusées dans le sol ont été retrouvées dans un site du début de l’Holocène (vers 9 000 ans avant le présent), à la frontière de l’Égypte et du Soudan (Wendorf et al., 1992, 1998 ; Dahlberg et Wasylikowa, 1996). Mais selon Wetterstrom (1998), il faudra attendre 5 000 ans avant le présent pour que survienne une preuve tangible du syndrome de domestication.
Concernant le riz, deux espèces sauvages existent sur la frange sud-saharienne, l’une pérenne (Oryza longistaminata), et l’autre annuelle (Oryza barthii), toutes deux considérées comme les ancêtres du riz cultivé africain (Oryza glaberrima). Celui-ci était présent avant le riz asiatique (Oryza sativa) qui fut introduit dans l’ouest africain lors de l’invasion arabe ou par les Portugais (Chevalier, 1938). La divergence entre les génomes des ancêtres du riz africain et ceux du riz asiatique serait relativement récente (ca 650 000 ans), mais d’autres études suggèrent une séparation plus ancienne, il y a 2 à 3 Ma (Vaughan et al., 2005). Selon Chevalier (1938), la culture du riz africain se déplaça vers le sud lors de l’aridification holocène, mais il était probablement toujours cultivé il y a 2 500 ans au cœur du Sahara, dans le pays des Garamantes, puisque l’historien romain Strabon évoque dans ses écrits le fameux riz des Garamantes. De nos jours, les Touareg du Niger ne font pas de distinction entre l’espèce sauvage et celle cultivée, toutes deux désignées sous le nom de TafaGhât. Dans le nord de ce pays, Oryza barthii se rencontre encore dans des mares qui parsèment les grandes vallées fossiles du Tegama, au sud-ouest d’Agadez ; Bernus (1998) indique qu’« on récolte ces grains au sol par balayage, une fois la mare asséchée, puis on les vanne avant d’en remplir des sacs en cuir ».
Si, à la fin du Néolithique saharien, les cultures de céréales importées (blé tendre, blé dur, orge) ont pris une grande place, elles ont coexisté jusqu’à nos jours avec celles des céréales anciennes autochtones (mil et sorgho) et les récoltes de graminées sauvages. Les blés et orges archaïques encore cultivés dans les oasis sahariennes sont bien connus grâce aux travaux d’Erroux (1954, 1958).
Outre les céréales, des recherches récentes mettent en évidence l’importance de la zone saharienne d’Afrique du Nord comme centre de domestication du palmier dattier (Phoenix dactylifera) (Zehdi-Azouzi et al., 2015 ; Gros-Balthazard et al., 2017). En effet, alors qu’il était généralement admis que l’histoire de la domestication de ce palmier reposait sur une unique région d’origine localisée autour du Golfe persique, des données moléculaires (marqueurs SSR nucléaires et chloroplastiques) montrent une forte structure géographique de la variation génétique, avec l’existence d’un pool oriental (depuis le Pakistan jusqu’à Djibouti) et d’un pool occidental (de l’Égypte à la Mauritanie). Cela suggère l’existence de deux secteurs ancestraux de domestication, et l’Afrique du Nord saharienne constitue soit un centre indépendant (centre primaire) de domestication, soit un centre secondaire si des lignées génétiques orientales se sont croisées avec des lignées locales de palmier dattier. De nouveaux résultats montrent l’importance du pool génique africain ancestral et la présence de palmiers dattiers sauvages qui existaient en Afrique avant même la domestication régionale de l’espèce (Gros-Balthazard et al., 2017).
Mais si, depuis A. Chevalier, ce centre de domestication saharien est resté méconnu, l’importance des oasis pour la conservation des variétés anciennes de végétaux n’avait pas échappé à la sagacité du célèbre botaniste et agronome russe Nikolaï Vavilov (1887-1943) : « Par-dessus tout, il était absolument essentiel d’aller visiter les oasis sahariennes. En juillet, Trabut m’a dit que “seuls les chiens fous et les Anglais s’y rendaient”. Mais si je voulais trouver des plantes, il était impératif de m’y rendre sur-le-champ, sans hésiter » (« Vavilov, Five Continents ». In Nabhan, 2010). Il mit son impérieux projet à exécution en juillet 1926 en visitant diverses oasis au Maroc, Algérie et Tunisie mais il ne fut jamais autorisé à parcourir celles d’Égypte…
22Toutefois, certains phénomènes ont perturbé l’équilibre apparent supposé. Avec la croissance démographique des populations nomades, et leur sédentarisation plus ou moins forcée, les besoins en bois de chauffage se sont accrus. La surexploitation des ressources végétales survient souvent à l’occasion de longues périodes de sécheresse, la nomadisation n’étant pas toujours une solution efficace pour contrer ce phénomène. Les conséquences écologiques très sévères de l’extrême sécheresse des années 1970-1980 ont ainsi été amplifiées par les dégradations conduites par des populations nomades en situation tragique de survie. Si un pâturage généralisé a existé et existe toujours sur les montagnes sahariennes, les camélins y sont devenus plus nombreux lors de ces phases d’hyperaridité. Or, l’augmentation non contrôlée des troupeaux de camélins et de caprins peut fortement altérer la végétation si le cheptel est non ou mal encadré.
23Les pressions anthropiques « modernes », liées à la croissance démographique (urbanisation, pollution, raréfaction de l’eau) se sont développées tardivement, vers les années 1950-1960. Leurs impacts globaux demeurent assez limités en regard de l’immensité saharienne, mais ils peuvent devenir ponctuellement très préoccupants (Pliez, 2011 ; Côte, 2002a). Les mutations techniques des Sahariens ont été rapides, moins de 25 ans selon Gast (1981), et profondes : « Passant directement du dromadaire au véhicule tout-terrain, de la pelle à la main à la pelle mécanique et au bulldozer, de la foggara à la motopompe, ils sont entrés de plain-pied dans une ère nouvelle ». De fait, certains territoires ont été profondément modifiés par l’expansion urbaine qui a transformé quelques agglomérats de maisons en villes, et ce, en l’espace de quelques décennies (Pliez, 2011).
24Le Sahara algérien comptait 146 000 habitants en 1954, il en abrite aujourd’hui plus de 2 millions, et le taux d’urbanisation est passé de 24 % à près de 60 % durant la même période (Kouzmine, 2007). Le long de la Transsaharienne, des villages sont devenus des villes et des agglomérations ont été construites ex nihilo, comme Aoulef, à mi-chemin entre In Salah et Reggane. Outre des cités minières nouvelles ou liées à l’exploitation du pétrole ou du gaz (Hassi Messaoud, Hassi-R’mel), plusieurs villes créées au xxe siècle sont devenues des capitales régionales (Tamanrasset, Laayoune, Sehba) et ont connu des succès démographiques sans précédent (Côte, 2002b). L’exemple le plus frappant est sans doute celui de Tamanrasset (Spiga, 2002), puisque, en un siècle seulement, le petit campement d’une cinquantaine d’habitants en 1908, s’est transformé en une capitale régionale en pleine expansion qui compte de nos jours plus de 100 000 habitants ! Cette explosion démographique est récente, car seulement 4 800 habitants étaient recensés à Tamanrasset en 1969 (Gast, 1981). Toujours dans le sud algérien, l’oasis de Djanet connaît une explosion démographique similaire. Ces nouvelles villes ont bénéficié d’une politique active et volontariste du gouvernement algérien afin de peupler le sud du pays, à laquelle s’est ajoutée dans les années 1990 la montée en puissance du tourisme saharien grâce aux multiples dessertes aériennes depuis l’Europe.
25Dans le Fezzan libyen, les cinq ksours de Sebha qui regroupaient quelques centaines d’habitants dans les années 1950 ont subi une profonde mutation d’où a émergé une cité moderne de 130 000 habitants (Pliez, 2002). Le même constat se retrouve plus au sud, dans la région d’Agadez au sud-est du massif de l’Aïr (Niger), qui a connu depuis 1977 un triplement de sa population, atteignant de nos jours plus de 300 000 habitants ; l’expansion et l’intensification des cultures irriguées de rente, en particulier de l’oignon, conduisent dans cette région à une surexploitation des sols et des nappes phréatiques, et altèrent la pérennité des ressources végétales locales du fait de l’érosion accélérée des sols (Anthelme et al., 2006).
26Le réseau routier reste, par contre, relativement modeste et assez peu impactant à l’échelle de l’ensemble du Sahara. Héritiers des routes caravanières qui ont sillonné, dès le viiie siècle et jusqu’au milieu du xxe siècle, tout ce désert – comme l’illustre la carte dressée par Renault (1971) des itinéraires caravaniers durant la seconde moitié du xixe siècle (fig. 72) –, les axes nord-sud se réduisent de nos jours à deux axes routiers majeurs, Béchar-Reggane-Gao et Ghardaïa-In Salah-Tamanrasset-Agadez. En Algérie, le réseau lié à la Transsaharienne compte près de 7 000 km asphaltés sur les 9 000 prévus à l’origine lors de l’indépendance de l’Algérie. Mais c’est au Sahara libyen que s’est produite la plus grande extension du réseau routier ces dernières décennies, facilitée par la manne du pétrole (Pliez, 2011) : si un seul axe littoral nord-sud existait jusqu’aux années 1960, il comptait 16 000 km de route au milieu des années 1980. Parallèlement, le processus d’urbanisation a été rapide puisque la Libye désertique se caractérise par un taux d’urbanisation supérieur à 90 % et le nombre d’habitants est passé de 170 000 en 1973 à plus de 486 000 en 1995, même si cet accroissement a sensiblement diminué depuis.
27Dans les années 1990, l’apparition d’un tourisme important, en particulier sur la frange nord-saharienne, en Tunisie et au Maroc, a aussi conduit à des perturbations socioécologiques sans doute irréversibles, en bouleversant les usages traditionnels, notamment dans les agrosystèmes d’oasis et leurs abords. Tel est le cas des environs d’Ouarzazate au Maroc, et de certains secteurs de la Tunisie saharienne comme la région nord orientale du Grand Erg oriental tunisien, qui a connu un récent, mais rapide (à partir de la fin des années 1990) développement touristique, artificialisant des lieux jusqu’alors préservés comme le lac de Lakhwazat Erechad (Bernezat, 2010). Le cas le plus spectaculaire reste probablement le complet bouleversement socioécologique de l’oasis de Tozeur, en Tunisie, depuis une vingtaine d’années (Llena, 2004). Dans les massifs du Hoggar, Tassili n’Ajjer et Acacus, l’afflux de touristes est resté plus limité mais il s’est concentré dans des stations fragiles : gueltas, points d’eau, gorges, qui sont souvent choisies pour établir les campements. Ces impacts répétés sur les mêmes secteurs sont susceptibles de perturber la dynamique locale des écosystèmes, en provoquant des processus d’eutrophisation fort préjudiciables, bien qu’encore non étudiés. À l’heure actuelle, les actions et menaces répétées des groupes terroristes engendrent de grands désordres socioéconomiques liés à l’arrêt brutal du tourisme saharien (Hadacek de La Manse, 2015), sans parler des complexes recompositions territoriales et géopolitiques (Lacoste, 2011 ; Bourgeot, 2011).
28L’agriculture saharienne, loin de péricliter, a trouvé « un second souffle étonnant » depuis la seconde moitié du xxe siècle (Côte, 2002c) ; pour preuve, le nombre de palmiers cultivés dans le Sahara algérien est passé de 5,5 à 12 millions, entre 1959 et 2000. La « plasticulture » – les cultures sous serres plastiques – connaît de même un développement important, tout spécialement sur la façade maritime du Sahara occidental. Mais l’intérieur du Sahara n’est pas épargné : à l’ouest de Biskra (Algérie), la commune d’El Ghrouss ne compte pas moins de 13 000 serres sur 535 ha mises en place en une seule décennie (Khiari, 2002). Le système de culture de céréales sous rampe-pivot a été implanté en Algérie (région de Reggane), Libye (Ghât, El Qatroun, Koufra) et Égypte. Dans le Fezzan libyen, les surfaces irriguées qui représentaient moins de 1 000 ha en 1945 occupaient environ 60 000 ha dans les années 1990 (Pliez, 2011). Grandes consommatrices d’eau, d’engrais et de pesticides, ces cultures connaissent très vite des baisses significatives et irréversibles de rendement. Elles engendrent surtout des altérations profondes et durables aux sols et aquifères contaminés.
29Les invasions biologiques, l’une des principales causes d’érosion de la biodiversité au niveau mondial, ne semblent pas pour l’instant avoir un impact notable sur la flore et la végétation indigènes du Sahara. Toutefois, il convient d’être vigilant, notamment vis-à-vis de l’expansion naturelle de végétaux exotiques plantés à des fins de fixation de dunes, de production de fourrage ou de bois. Ainsi, Prosopis juliflora, un arbre originaire d’Amérique centrale, planté durant les années 1980 dans l’Aïr pour favoriser le reboisement de zones sinistrées par la sécheresse est devenu envahissant ; il menace la flore locale grâce à ses fortes capacités compétitives et accentue la mortalité du bétail (Anthelme et al., 2006). Dans la frange nord du Sahara tunisien, un arbuste des déserts d’Asie centrale, le saxaoul blanc (Haloxylon persicum) introduit en 1969 dans la région de Kebili pour fixer les dunes, montre aussi un fort dynamisme local (M. Chaieb, comm. pers.).
30Si de nouvelles menaces voient le jour, les développements socioéconomiques ne s’accompagnent pas en général d’études d’impact environnemental. De grands travaux se sont développés pratiquement sans contraintes, aussi bien pour les exploitations pétrolières, l’ouverture de mines ou les forages des aquifères souterrains. Les conséquences écologiques de l’exploitation du minerai d’uranium au nord du Niger restent, par exemple, méconnues (voir cependant le dossier d’information réalisé par le Collectif Tchinaghen, 2008), en l’absence d’étude scientifique approfondie. Le projet le plus gigantesque a concerné la « Grande rivière artificielle » mise en place en 1984 par la Libye qui a permis de pomper environ quatre millions de mètres cubes d’eau par jour dans les nappes d’eau fossile du Fezzan, afin de la conduire par un réseau de canalisations souterraines de 3 500 km jusqu’à Tripoli (Khedher, 2007). Si cette réalisation a provoqué une augmentation de la démographie humaine et « reverdi » temporairement les zones désertiques arrosées par ces puits artésiens, l’exemple tragique de la civilisation des Garamantes doit nous inviter à la réflexion, car les nappes phréatiques du Fezzan ont baissé dangereusement.
31L’implantation de centrales solaires gigantesques reste encore à l’état de projet, mais ces « super-centrales » thermiques à parabole pourraient couvrir plusieurs milliers de kilomètres carrés de désert et fournir en 2025 jusqu’à 15 % des besoins européens en électricité ! (Le Hir et de Vergès, 2009). Ici encore, on peut craindre que les impacts environnementaux globaux ne soient pas estimés à leur juste valeur. De même, l’installation de vastes complexes de serres de culture de fruits, de primeurs, voire de fleurs, sur le littoral atlantique du Sahara, déjà en partie réalisée, n’a tenu aucun compte des composantes biologiques de cette région. Un cas tout aussi préoccupant pour l’environnement concerne le lancement en décembre 2014 des premiers forages liés à l’exploitation du gaz de schiste près d’In Salah, au sud algérien, dans le sous-sol du bassin d’Ahnet où 20 000 milliards de mètres cubes de gaz seraient récupérables selon certains experts (Sammane, 2014). Ce « projet-pilote » a d’ailleurs occasioné, début 2015, une forte mobilisation des populations du sud de l’Algérie, majoritairement opposées à cette hasardeuse exploitation du gaz de schiste, et un arrêt au moins momentané.
32Face à tous ces grands projets, des évaluations environnementales locales, accompagnées de concertations avec les populations, seraient nécessaires, mais de telles démarches n’ont pratiquement jamais été réalisées à ce jour. Pour de grandes infrastructures liées aux exploitations pétrolières, une estimation cartographique de leurs impacts à une échelle globale peut être assez facilement conduite, et de façon peu onéreuse, via l’analyse des images satellitaires (Duncan et al., 2014).
Désertification et changements climatiques
33La désertification des terres arides est devenue une préoccupation internationale au milieu des années 1960, et les sécheresses extrêmes survenues jusqu’à la fin des années 1980 ont eu des effets catastrophiques sur les milieux naturels et les populations humaines du Sahara et du Sahel. La Convention de lutte contre la désertification, ratifiée en 1996, a défini la désertification comme « la dégradation des terres dans les zones arides, semi-arides et subhumides sèches par suite de divers facteurs, parmi lesquels les variations climatiques et les activités humaines ». La définition retenue par l’Observatoire du Sahara et du Sahel (OSS) est plus précise : « la désertification est l’appauvrissement d’écosystèmes arides, semi-arides ou sub-humides sous les effets combinés des activités humaines et de la sécheresse. Le changement dans ces écosystèmes peut être mesuré en termes de baisse de la productivité des cultures, d’altération de la biomasse et du changement dans la diversité des espèces végétales et animales, d’une accélération de la dégradation des sols et de risques accrus pour l’existence des populations ». Dans le processus d’extension des déserts, les écologues (Le Houérou, 1986, 1995 ; Barbero et Quézel, 1995) préfèrent distinguer la part des facteurs anthropiques (désertification sensu stricto) de celle des facteurs purement climatiques (désertisation), bien qu’il soit souvent délicat de trancher entre ces processus synergiques. La désertisation est donc le résultat d’une progression des situations désertiques dans les zones adjacentes aux déserts vrais, sous l’effet de modifications climatiques globales. Plusieurs exemples significatifs ont été observés sur les écosystèmes d’Afrique du Nord (Quézel et al., 1994 ; Barbero et Quézel, 1995).
34Sous bioclimat aride-inférieur, des pressions anthropiques fortes s’exercent sur de nombreuses steppes présahariennes à alfa et armoises. Ces communautés subissent une érosion surtout éolienne, la déflation de toutes les particules meubles du sol, le dessouchement des individus ce qui conduit à une altération ou un arrêt de la régénération ou du recrutement des végétaux méditerranéens. Les espèces qui s’installent alors sont le plus souvent de type saharien. Dans ces zones d’interfaces entre Sahara et Méditerranée, les espèces qui s’implantent sont donc mieux adaptées à des conditions édaphiques plus arides.
35Dans les vallées du versant saharien du Haut-Atlas oriental et central (Maroc), on assiste à une remontée vers le nord de la flore et de la végétation saharienne. Diverses espèces sahariennes bio-indicatrices, telles que Fredolia aretioides (encadré 16) et Zilla macroptera pénètrent actuellement bien plus profondément dans les vallées du versant saharien du Haut-Atlas oriental et central qu’il y a quelques décennies (Quézel et al., 1994), cette avancée pouvant atteindre par endroits plus de 50 km ! Cette progression concerne aussi les formations dunaires à Retama retam et Stipagrostis pungens, et la steppe à Rhanterium adpressum. En conséquence, comme on l’a vu précédemment, la limite écoclimatique entre les régions méditerranéenne et saharienne paraît se situer au niveau de l’isohyète théorique des 150 mm (Barry et Faurel, 1973 ; Quézel et al., 1994), et non celui des 100 mm comme il était classiquement admis.
36De rares suivis temporels de la dynamique de ligneux des régions arides, tels qu’Acacia tortilis et Balanites aegyptiaca (Kenneni et van der Maarel, 1990 ; Andersen et Krzywinski, 2007), ont aussi mis en évidence de forts taux de mortalité chez les arbres adultes : plus de 50 % de pieds morts d’acacias recensés entre 1965 et 2003 dans des peuplements du désert oriental d’Égypte. Dans ce dernier cas, les conditions hydriques influencent pour près de 40 % la survie des arbres, mais la cause majeure de leur mortalité est l’intervention humaine directe pour la fabrication de charbon de bois (Andersen et Krzywinski, 2007). De plus, cette mortalité s’accompagne d’une quasi-absence de recrutement, la phase d’établissement des plantules étant particulièrement délicate, ce qui est aussi le cas d’une population d’acacia du sud tunisien (Noumi et Chaieb, 2012). Si les événements climatiques nécessaires à un recrutement réussi demeurent très rares dans les environnements hyperarides, une simulation de la fréquence de recrutement suggère qu’une seule phase climatique favorable tous les 50 ans environ est suffisante pour garantir le maintien local de l’Acacia tortilis (Wiegand et al., 2004). Dans le sud-ouest du Maroc, la régénération de cet acacia se réalise même dans des peuplements de faible densité (4,8 arbres par hectare) et elle est particulièrement élevée dans les zones cultivées (Blanco et al., 2015). Ces résultats suggèrent que certaines pratiques agropastorales ne sont pas incompatibles avec la conservation locale de l’espèce.
37Sous bioclimat aride supérieur, où se manifestent les mêmes phénomènes, la régression des steppes nord-sahariennes à alfa et armoise est également bien perceptible. Mais à ce niveau, les espèces sahariennes étant rares, on constate surtout la progression des végétaux annuels (phénomène de thérophytisation), et l’extension des pérennes non appétibles parmi lesquelles Hammada scoparia joue un rôle très important. Cette espèce, d’ailleurs considérée comme bio-indicatrice de la zone de transition entre les régions saharienne et méditerranéenne (Quézel, 1965 ; Coquillard, 1982), occupe actuellement une part importante des territoires situés sous ce bioclimat.
38Ainsi, si une phase de désertisation s’est indiscutablement produite depuis une trentaine d’années dans ces zones très sensibles d’écotones écologiques et biogéographiques, il reste difficile d’en préciser sa magnitude actuelle, et encore plus celle future. En effet, les fluctuations géographiques de la zone désertique sont conséquentes, au moins pour la limite Sahara-Sahel (Tucker et al., 1991). Que se passera-t-il dans les prochaines décennies avec l’exacerbation des changements climatiques ? Quelle est la part imputable à ce phénomène de désertisation d’origine climatique dans l’extension du Sahara vers le nord, par rapport à l’impact évident de la désertification d’origine anthropique qui s’y superpose ? Ces questions restent pour l’instant vivement débattues, car les modélisations relatives à l’évolution future du climat saharien demeurent encore hypothétiques et les résultats contrastés (Cook, 2008). La moitié des modèles prédisent une « tendance humide » et l’autre moitié une « tendance sèche », selon Martin Claussen du Max Planck Institute for Meteorology d’Hambourg ! (Owen, 2009). La plupart des travaux basés sur l’analyse des images satellitaires montrent toutefois une tendance à la progression du couvert végétal au Sahel et dans certaines régions du Sahara méridional (encadré 27).
Encadré 27 . Vers un nouveau « verdissement » du Sahara ?
Contrairement aux idées reçues, il n’y a pas eu d’avancée méridionale du Sahara durant les années de forte sécheresse entre 1980 et 1997, ni un changement systématique du régime des précipitations qui tendrait vers une aridification accrue. L’analyse par télédétection des images satellitaires met au contraire en évidence de nombreuses fluctuations du couvert végétal et de la limite entre la zone désertique et la zone sahélienne, et ce, à l’échelle de quelques décennies ou années (Tucker et al., 1991 ; Tucker et Nicholson, 1999). Au Sahel, le paradigme d’une dégradation intense et irréversible du couvert végétal et des terres a été remis en question par un faisceau concordant d’études (Hein et de Ridder, 2006). Actuellement – et ce depuis au moins les années 1990 – on assiste en effet à une élévation significative de l’activité photosynthétique dans la région (par exemple Hermann et al., 2005 ; Olsson et al., 2005 ; Dardel et al., 2014) liée à une densification relative de la végétation du fait de l’augmentation des précipitations (Anyamba et Tucker, 2005). Une étude a montré en zone sahélienne (Tchad, Soudan central) que les pressions démographiques et agricoles ne peuvent expliquer les différences de dynamique de végétation observées pour la période 1982-2002 ; seuls les changements de précipitations apparaissent comme le principal paramètre responsable de cette progression du couvert végétal qui semble se généraliser depuis au Sahel (Olsson, 2008 ; Seaquist et al., 2009 ; Dardel et al., 2014). Les travaux de C. Dardel basés sur l’analyse des indices de végétation satellitaires (NDVI) montrent bien la nette augmentation du NDVI sur la bande sahélienne, soit une reprise généralisée de la végétation depuis les années 1980, exceptée au Niger occidental et au Soudan central (Dardel, 2014 ; Dardel et al., 2014). En Mauritanie, l’analyse des données climatiques de 1946 à 2010 indique clairement la tendance à l’augmentation des précipitations, et l’on peut distinguer quatre phases distinctes (Nouaceur et al., 2013) (fig. 82) : (i) une phase initiale de précipitations excédentaires entre 1950 et 1968, (ii) une phase de forte sécheresse entre 1970 et 1993, (iii) un retour à des conditions plus humides mais qui alternent avec des années de sécheresse, entre 1994 et 2002, et (iv) l’existence depuis 2003 d’années humides majoritaires ; en parallèle, s’observe une hausse continue des températures minimales depuis la fin des années 1970.
Si les phénomènes climatiques qui influencent les précipitations saharo-sahéliennes restent complexes à décrypter, le régime de moussons venant de l’Atlantique joue un rôle important pour tout le Sahara centro-occidental (Zielhofer et al., 2017). Une étude récente montre aussi la place déterminante du réchauffement anthropogénique de la mer Méditerranée dans l’accroissement des pluies sahéliennes (Park et al., 2016). Avec le réchauffement climatique actuel, l’évaporation marine s’accroît beaucoup et les températures sont plus élevées sur le continent africain, ce qui renforce le système des moussons. En outre, l’air atmosphérique plus sec sur le Sahara peut aussi emmagasiner davantage d’humidité, d’où des précipitations accrues depuis les années 1990.
Qu’en est-il sur le terrain ? Le paléoécologue S. Kröpelin indique que « depuis 20 ans dans les régions du Sahara où il n’y a personne, pas même des nomades, on trouve très nettement des zones un peu plus vertes, un peu plus humides » (Kröpelin, 2009). Au Sahara oriental, il a observé de nouveaux recrutements d’acacias, et l’augmentation de la biomasse de diverses espèces buissonnantes. Ces observations s’appliquent aussi au Sahara occidental où les nomades n’avaient jamais vu depuis des décennies un tapis herbacé aussi dense et favorable au pâturage, dans des secteurs où plus aucune trace de vie ne semblait subsister (Owen, 2009). Bien sûr, ces observations empiriques mériteraient d’être vérifiées et étayées par des analyses précises de la dynamique du couvert végétal grâce à un réseau de sites instrumentés d’observation à long terme de la biodiversité. De tels dispositifs sont malheureusement très rares au Sahara, hormis les quelques tentatives mises en place par l’Observatoire du Sahara et du Sahel. Il faut toutefois souligner que les modifications climatiques observées au Sahel et leurs réponses sur la végétation sont plus difficiles à observer au Sahara par images satellitaires car le signal NDVI reste encore trop faible (Dardel et al., 2014). Ainsi, la tendance à l’augmentation des précipitations durant les deux dernières décennies au Sahel sera peut-être le prélude à un « reverdissement » marqué du Sahara dans le futur, conséquence assez inattendue du réchauffement climatique en cours.
39Une autre approche quantifiant la rapidité des changements climatiques globaux suggère que les régions désertiques du monde figureront parmi les biomes les plus affectés par ces changements (indice de vélocité de 0,71 km/an au Sahara, contre une moyenne de 0,42 km/an tous biomes confondus ; fig. 81).
40Dans le cas où les impacts humains locaux et les changements globaux auront des effets synergiques, les conséquences seront importantes pour la résilience des écosystèmes et la survie de bon nombre d’espèces sahariennes. Une augmentation des températures moyennes de l’ordre de 3 °C correspond sensiblement à une élévation altitudinale d’un étage de végétation (Médail et Quézel, 2003), et l’on peut craindre la quasi-disparition de la végétation liée à l’étage de haute montagne sur les massifs du Hoggar et du Tibesti. Tout au plus, certains végétaux pourraient persister ponctuellement à la faveur de microrefuges, comme subsistent actuellement au Tibesti les reliques de flore oro-africaine. De sérieuses menaces pèsent aussi sur la persistance des communautés animales et végétales reliques liées aux gueltas (Brito et al., 2014) (fig. 3). Pour ce qui est du Sahara méridional, la question paraît plus simple, puisque ce sont des espèces sahéliennes qui en constituent la quasi-totalité de la végétation. On devrait dès lors assister à un déplacement vers le sud de la végétation actuelle si les processus de désertisation progressent, ou inversement, vers le nord, dans le cas contraire. L’extension vers le sud de l’Amaranthacée Cornulaca monacantha pourrait servir de bio-indicateur pour estimer ces changements.
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