Nourrir... le corps humain et le corps social
p. 25-42
Texte intégral
« Et l’aliment d’un homme ou d’une femme
Est un compendium de compendiums
Et ce qui les attire et les unit
Est une cime et une fleur. »
(Walt Whitman, Chant de moi-même)
Introduction : Qualitas... Æqualitas...
1Parler de qualité des aliments, du goût ou de choix des consommateurs semble utopique et parfois provocateur pour des populations qui n’arrivent pas à satisfaire leurs besoins alimentaires de base. Lors d’un cours récent à l’université de La Plata en Argentine, des élèves ont réagi non sans raison aux analyses que je présentais, par rapport à un pays exportateur d’aliments (viande, poisson, soja, maïs...), mais dont 30 à 40 % de la population est passée au-dessous du seuil de pauvreté. Réaction analogue d’une collègue sénégalaise partenaire du projet de recherche Alisa1, qui s’interrogeait sur la pertinence dans leur contexte de la notion de « style alimentaire »... « Peut-on dire qu’on a un style quand on n’a pas le choix ? » me demanda-t-elle. C’est bien le double défi qu’affrontent de nombreux pays du Sud : sans que la question de l’accessibilité de la nourriture ne soit résolue pour une partie importante de la population, ils doivent répondre aux nouvelles contraintes et enjeux autour de la qualité des aliments, tant pour la consommation interne que pour leurs échanges internationaux. Il est donc important d’affirmer un postulat de départ : la qualité des aliments et de l’alimentation n’est pas un luxe mais un droit auquel toutes les personnes devraient avoir accès.
2Un premier partage grossier pourrait alors être fait entre les sociétés confrontées au « paradoxe de l’abondance » et les sociétés soumises au « défi de la rareté ».
3Selon Claude Fischler (2003), dans les sociétés où l’obésité et les maladies cardio-vasculaires deviennent endémiques, « les dispositifs sociaux et culturels qui adoucissent les rigueurs de la vie et de l’environnement ont été poussés à un niveau de perfectionnement tel qu’aujourd’hui les phénotypes sont sollicités d’une manière radicalement nouvelle, devant laquelle ils sont mal adaptés. Pour simplifier on peut dire que nous vivons au milieu de l’abondance alimentaire avec un organisme adapté à la pénurie ». Une partie significative de la population aurait donc du mal à gérer son alimentation dans cette situation d’abondance.
4Pour les sociétés soumises au défi de la rareté, le premier problème de qualité qui est posé est celui de la quantité. Effectivement, au-dessous d’un certain seuil, que la nourriture soit accessible en quantité suffisante devient le principal défi de la qualité de l’alimentation. Cette deuxième situation est bien plus grave et concerne des cas très divers, depuis des pays avec des conditions bioclimatiques très adverses et un déficit chronique d’approvisionnement alimentaire jusqu’à des pays relativement favorisés par la nature et avec des productions agro-alimentaires théoriquement suffisantes pour nourrir leurs populations. Par exemple, au Brésil ou en Argentine nous trouvons en même temps la société confrontée au « paradoxe de l’abondance » et la société soumise au « défi de la rareté ».
5Alors de quoi parle-t-on quand nous parlons de qualité des aliments et de l’alimentation ? S’interroger sur la « qualité » (qualis) de quelque chose signifie s’interroger sur « quelle est la chose », « quelle est sa nature ». Quand nous nous interrogeons sur la qualité d’un être humain, nous ne nous interrogeons pas sur son poids, ni sur la couleur de sa peau… mais sur les éléments significatifs qui caractérisent cet être humain : est-il bon ou mauvais ? intelligent ou stupide ?... Il n’y a pas une « qualité en soi ». Elle se constitue « en relation avec », la qualité a besoin d’un point d’appui extérieur pour s’interroger sur sa nature, il en est ainsi pour la qualité d’une musique, d’une maison ou d’un gâteau... Si nous nous interrogeons sur la qualité des aliments et de l’alimentation, je reprendrai volontiers la formule simple mais fort significative de Lévi-Strauss (1964) : « Ils doivent être bons à manger et bons à penser. » Cette formule a la « qualité » de tenir compte en même temps de l’aliment et des hommes qui s’interrogent sur la nature de celui-ci.
6Cette communication apporte des réflexions pour repenser et se représenter les problèmes posés dans un contexte en rapide évolution. Nous aborderons alors les questions suivantes :
l’alimentation... construction du corps humain et du corps social ;
les dimensions de la qualité ;
le retour du local… et la qualification de la qualité ;
les liens au local et les organisations agro-alimentaires.
L’alimentation, un enjeu de société et un objet sociobiologique
Un tout indissociable... La force de la bouche
7Dans l’approche du fait alimentaire, nous ne pouvons ni isoler le biologique du social, ni réaliser l’inverse. La composition et les caractéristiques des aliments, la santé du consommateur, son identité culturelle, la dynamique des territoires où il habite, l’évolution des productions et des producteurs agricoles… La force de la bouche est telle qu’elle peut même arriver à modifier les marchés ou à redessiner les paysages. En reprenant Marcel Mauss (1980), nous pouvons qualifier l’alimentation comme un « fait social total », un fait qui met en branle l’ensemble des relations sociales.
8Cet éclairage gagne en intensité dans la période actuelle qui est aussi celle de la remise en cause du modèle de développement agricole basé sur la production de masse et la standardisation. Des nouveaux modèles de développement agricole commencent à se constituer, au Nord comme au Sud, pour tenir compte de nouvelles contraintes : qualité des aliments et sécurisation des consommateurs, bouleversement des sociétés rurales, reproduction des tissus sociaux, emplois, articulation rural/urbain, évolution du métier des agriculteurs, pluriactivité, problèmes environnementaux, biodiversité...
9Le fait alimentaire se trouve alors au centre d’enjeux sociaux fondamentaux (fig. 1).
Les contraintes démographiques et l’urbanisation
10D’ici 2025, la population mondiale va s’accroître de 100 millions de personnes par an, il faudra alors nourrir 8,5 milliards d’hommes. Nous ne pouvons pas envisager l’alimentation dans les pays du Sud sans tenir compte du processus accéléré d’urbanisation et de ses conséquences. Or la plupart de ces pays se voient confrontés à un double défi, la population rurale ne cesse d’augmenter en chiffres absolus, d’une part, et il y a une concentration relative croissante des populations dans les grandes villes, d’autre part.
11Les comportements alimentaires urbains ont beaucoup évolué. Les sociétés ont toujours un langage alimentaire, mais ces langages se modifient. Au Bénin, au Sénégal et au Burkina Faso, la crise économique, en particulier la diminution du rôle de régulation de l’État et la dévaluation du franc CFA, a changé les comportements alimentaires en milieu urbain au cours de ces cinq dernières années. Elle a provoqué l’émergence de nouvelles pratiques alimentaires. Cela se reflète tant sur les produits et les plats consommés que sur la fréquence et les modalités de leur consommation (Alisa, 2003).
12Au Sénégal par exemple, la sardinelle (yaboy) était traditionnellement peu consommée par les ménages urbains. Elle était transformée en keccax2 par les femmes des pêcheurs et stockée pour les périodes de soudure (hivernage). Actuellement, l’exportation des espèces nobles vers les pays européens prend de l’importance, tandis que la consommation de keccax augmente en ville, en substitution au poisson frais, notamment dans les ménages pauvres. Ces mêmes ménages utilisent également de plus en plus fréquemment la sardinelle en frais dans les préparations alimentaires (N’Doye, 2001).
13Le développement de la restauration extérieure constitue un autre indicateur des adaptations aux nouvelles contraintes économiques. L’alimentation hors domicile a connu un essor considérable depuis la dévaluation du franc CFA en 1994, notamment dans les quartiers populaires, beaucoup de ménages n’ayant plus les moyens de réaliser deux préparations culinaires quotidiennes. Les enquêtes réalisées confirment la place croissante acquise par ce type de restauration pour les ménages qui évoluent dans une forte précarité. Le fait que les pauvres achètent une très grande partie de leur riz dans les gargotes signifie que le secteur de la restauration est intimement impliqué dans le passage à un régime alimentaire plus riche en riz.
14Les recherches menées sur l’organisation alimentaire urbaine (Thuillier Cerdan, 1996) montrent la capacité des sociétés à développer des innovations et des stratégies de survie dans des contextes soumis à des changements rapides. Identifier et connaître ces évolutions est une tâche essentielle pour la recherche afin que les connaissances produites puissent contribuer à structurer des politiques qui tiennent compte des dynamiques locales. « Les arbres ne poussent pas en tirant de la coupe mais en arrosant leurs racines » (Bâh Hampâté, 1991). S’il s’agit de « nourrir le monde », les démarches volontaristes « top-down » sont certainement louables. mais elles ont montré leurs limites si elles ne s’articulent pas avec les dynamiques ascendantes « bottom-up » mises en place par les populations. Nourrir le monde implique également nourrir les tissus sociaux qui le constituent.
Nourriture du corps social... La symbolique des aliments
15Un célèbre nutritionniste français a dit « on mange avant tout des symboles » (Tremolières, 1968). Il est certain qu’au moment où les famines continuent de menacer dans les pays du Sud et où les questions de sécurité alimentaire hantent nos assiettes, parler de symbolique des aliments semble un peu provocant. Mais nous n’y pouvons rien si les aliments et les sociétés sont construits aussi symboliquement. Un drapeau, une croix, une couronne, un hymne... les symboles montrent, ils délimitent socialement des hommes qui se reconnaissent dans ce qui est montré et en même temps ils prescrivent des comportements sociaux. Comment décrire le goût du pain ou le sentiment que donne l’arôme d’une boulangerie un matin d’hiver ? Comment décrire le frémissement d’un Congolais quand il retrouve avec les siens sa boule de chikwangue3 ? Pour étudier la valeur symbolique des aliments, outre les recherches de terrain, je me suis appuyé sur l’étude de textes poétiques d’époques et de sociétés différentes (Muchnik, 2003). La poésie facilite l’accès à une connaissance plus sensible, « plus chaude » de la nourriture et de certaines faces cachées de l’assiette ; le rôle de lien social de la nourriture dans la construction des identités apparaît de manière sensible.
... elle lie les individus à un lieu, à une communauté...
16La symbolique des aliments participe à la construction des identités individuelles et collectives, malgré la mobilité des hommes et la globalisation des enjeux socio-économiques, il faut toujours « être et se sentir de quelque part » pour agir et être reconnu. Individus et sociétés cherchent alors à reconstruire identités et appartenances. « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es » : les nourritures constituent des repères identificatoires essentiels dans ces processus, « bases sensibles et mémorielles sur lesquelles se construisent nos diverses façons d’habiter le monde suivant diverses “modalités” du rapport à soi et à autrui » (Ortigues, 1989). Des appartenances tissées à base de mil ou de sorgho au Sénégal : « Sorgho tu fais les empires / et tu défais les peuples / jour de mariage, jour de baptême / de toi on fait le laakh4 / bol de bouillie pour le cultivateur / graine cuite de l’éleveur /. qui firent grandir tes fils... » (Harouno, 2001). Ou d’autres mets en France : « Au temps jadis, des gelinottes / des pâtées, des filets mignons / des coqs fricassés en cocotte / avec du lard et des oignons / des langues tripes et rognons / je consommais en abondance / plats d’autrefois, mes compagnons / il n’en est plus un seul en France » (Vian, 2003).
... elle lie les individus entre eux...
17Car la nourriture est aussi partage, savoir ce qu’on mange est important mais savoir comment, avec qui on mange l’est aussi... Qui sont les convives, comment est composé le « convivium »... Un couscous au Maroc, une grillade (asado) en Argentine ou une paella en Espagne nourrissent les estomacs et les liens entre les gens... « L’amitié célèbre messe / dans le rituel de l’asado » (Gomez Tejada, 1974).
... elle lie, dans le temps, l’homme aux ancêtres, les morts aux vivants, le passé au présent
18« La nourriture est bien là, au milieu / elle scelle le Lien de Sang / cristallise la grande Famille et les Valeurs / lie les Aïeux aux fiers Descendants. ». La nourriture est un fleuve qui parcourt le temps : « Nourriture hier / nourriture aujourd’hui / nourriture demain / nourriture toujours ! » (Sade Yaovi, 2001)...
19Nourriture de rites dans lesquels les individus en société se reconnaissent, sacrifices nécessaires pour que la vie continue. « Après le bel hivernage / sur la terrasse de la dune / derrière le dattier sauvage / loin de la tente / on sacrifia un gros Bélier blanc aux yeux bleu sombre. / la bergère pleura... » et puis « la bergère se remit en joie / la famille se réjouit /...autour du Thé et du Méchoui / le matin, sur l or de la dune / à midi, sous la tente commune / le soir, au joyeux clair de lune... » (Slaïmany, 2001).
... elle marque le rythme festif
20Car la vie affective n’est pas comme la vie biologique une fonction continue. Comme des raisins à une grappe de la vigne, les hommes essayent d arracher des instants au temps. Des instants significatifs, structurants des vies et des mémoires. Ainsi les fêtes ont toujours, de tous les temps, rythmé la vie des hommes, même aujourd’hui au troisième millénaire, même si les types de fêtes ont évolué. Et la nourriture n a pas le choix, elle doit s adapter au rythme festif. Nous constatons alors qu’il faut prendre les fêtes au sérieux et que le caractère symbolique se traduit aussi en efficacité économique. Ainsi, en France, des milliers d’artisans et d’industriels travaillent toute l année pour fabriquer le champagne, la dinde, le foie gras, les huîtres... et autres délices qui s’écouleront en quelques jours lors de fêtes de Noël et du réveillon du 31 décembre.
Les dimensions de la qualité
21Une fois le fait alimentaire posé comme un objet sociobiologique, nous pourrons mieux aborder les tensions constatées dans les approches de la qualité entre une approche « basée sur des caractéristiques scientifiquement objectivables, formalisées dans des critères clairement identifiés et mesurables » et une approche qui « met l accent sur la multiplicité des attentes des consommateurs, leur caractère individuel, subjectif et souvent incommensurable scientifiquement » (Casabianca et Valceschini, 1996). Il faudrait donc commencer par analyser les différentes dimensions qui structurent la qualité des aliments. Chaque composante de la qualité mobilisera des valeurs, des représentations et des critères de jugement différents chez les consommateurs potentiels.
22Le problème pour le produit et le producteur pourrait être posé de manière très simple : être choisi par les consommateurs. Ceci implique au préalable deux conditions à remplir : que le produit soit accessible au consommateur et que celui-ci ait les moyens de l’acheter, d’y mettre le prix. Ces deux conditions remplies, commencent à jouer les préférences du consommateur. Qu’est-ce qui fait qu’il décidera d’acheter des carottes ou de la panela5 bio 20 à 30 % plus cher que les produits standards, ou du poulet fermier au lieu du poulet « classe A » sensiblement moins cher ?
23Nous représentons dans le schéma ci-après (fig. 2) diverses dimensions de la qualité. Elles sont mentionnées à titre indicatif et non exhaustif, d’ailleurs les diverses catégories explicitées sont imbriquées les unes dans les autres. L’analyse des interactions entre la « composition » de la qualité et les critères de préférence mobilisés par les consommateurs est par ailleurs essentielle pour définir des stratégies commerciales et les signes de qualité à adresser au marché.
24Il est certain que le contexte rend les consommateurs plus sensibles à l’impact des aliments sur leur santé. Mais ceci n’est pas nouveau. Depuis toujours on a attribué des propriétés médicales aux aliments, ce que l’on peut constater dans les textes de médicine traditionnelle ou dans les récits des civilisations orales. Des études récentes menées en Colombie montrent que la décision des consommateurs de consommer de la panela bio est motivée en bonne partie par des préoccupations de santé associées à des considérations environnementales plutôt que par des différences dans le goût du produit, même si aucune étude ne prouve que celle-ci est plus bénéfique à la santé que la panela traditionnelle. Un raisonnement semblable pourrait être tenu dans le cas du miel, alicament traditionnel : la demande de miel biologique est en expansion permanente.
25Dans d’autres cas comme le fromage de Cajamarca, le goût du produit fortement associé à son origine territoriale déterminera le choix des consommateurs (Boucher et Guegan, 2002). Les fraudes deviennent nombreuses et diverses : on ajoute par exemple de la farine de pomme de terre pour augmenter les « rendements » de fromages qui proviennent effectivement de cette région ou on fausse directement l’origine du produit. Ce n’est pas dans ce cas un critère de santé qui guide le choix des consommateurs, certains sont même conscients qu’ils prennent des risques, mais « c’est bon, on aime cela, et ça rappelle le pays ». Le cas du queijo de coalho6 au nord-est du Brésil est exemplaire à ce propos : on sait qu’il ne remplit pas toutes les normes sanitaires, les producteurs refusent de pasteuriser leur lait comme l’exigent les services de contrôle, et même les inspecteurs du service vétérinaire prennent des risques en achetant leur fromage chez un producteur réputé (pour le goût du produit, pas pour sa qualité hygiénique). Le risque zéro n’existe pas et des solutions qui tiennent compte de la qualité sanitaire et des références identitaires des produits sont parfois difficiles à trouver. Les débats concernant les réglementations sur la pasteurisation, ou non, du lait pour la fabrication de fromages l’illustrent parfaitement.
26Quant à la dimension symbolique des aliments et de l’alimentation, il s’agit surtout de comprendre l’évolution des processus de symbolisation, car il s’agit de situations dynamiques en évolution rapide. La percée de la consommation du vin français au Japon n’est pas sans rapport avec de nouvelles constructions symboliques et de nouvelles distinctions sociales faites autour de ce produit. En Amérique latine, de nombreux produits méprisés autrefois comme des produits « paysans » ou « indiens » peuvent aujourd’hui retrouver des nouveaux débouchés auprès de certains consommateurs, le frango caipira (poulet paysan) au Brésil ou le quinoa (Chenopodium quinoa) au Pérou n’en sont que des exemples. Dans les pays européens, le pain blanc a été pendant longtemps synonyme de pureté, aujourd’hui il y a une évolution de préférences vers un pain plus coloré qui renvoie à la campagne, même quand il n’a pas grand-chose de campagnard. C’est d’ailleurs sur cette dimension symbolique que sont fondés aussi les faits économiques (Bourdieu, 1994). Les prix de marché sont souvent difficilement justifiables si l’on ne se réfère pas à la valeur symbolique des produits.
Le retour du local... et la qualification de la qualité
Sur les liens au local
27Soulignons d’abord que nous ne délimitons pas le local pour séparer mais pour lier, pour articuler. Il ne s’agit pas de favoriser des « localismes », qui sont souvent préjudiciables sur le plan économique et dangereux sur le plan politique, il ne s’agit pas de lever des remparts, mais plutôt de jeter des passerelles pour que des produits spécifiés puissent traverser des frontières.
28Ensuite une question paraît prioritaire : quels sont les liens au local ?
29Dans le domaine agricole et agro-alimentaire ont toujours existé des zones reconnues pour l’élaboration de produits différenciés. En Europe, les jambons d’Extremadura en Espagne, les vins de Bordeaux en France ou les fromages de Reggiano en Italie font depuis longtemps partie du patrimoine de ces pays. De même, nous pourrions citer, en Amérique latine, la viande de la pampa argentine ou les cafés colombiens (Muchnik, 2002). Pour les produits cités, les caractéristiques biophysiques et climatiques du lieu de production, « l’effet terroir », paraissent évidentes et constituent un des facteurs forts du lien au local.
30Mais si on reprend dans une perspective historique des produits typiques comme la viande argentine, les vins de Bordeaux ou les spaghettis italiens, en passant par le queijo de coalho brésilien, le tempeh7 indonésien ou l’akassa8 béninois... force est de constater que ces produits si « locaux », si « spécifiques » ont aussi été « localisés » un jour. Un jour les produits arrivèrent, un jour des savoirs se sont créés et transmis, un jour quelqu’un a appris à quelqu’un à élaborer ces aliments qui ont pris leur « carte de séjour » et des racines locales. Alors, les savoir-faire portés par certains acteurs sociaux, dans des contextes historiques particuliers, ont été un des facteurs clefs de cette localisation.
31Dans d’autres cas, les liens au local changent de nature avec le temps. Ainsi, d’un lien qui passe par le terroir, on peut aller à un lien qui passe par l’image et la réputation d’un lieu, comme pour le célèbre cassoulet de Castelnaudary dont une partie des matières premières ne sont plus originaires du lieu de production. Ce sont la réputation, l’image du produit et le savoir-faire qui garantissent ce lien.
32On pourrait citer des expériences relativement récentes qui montrent ce « retour du local » sur des produits pour lesquels nous aurions eu du mal à imaginer des « appellations d origine » il y a quelques années. Par exemple, le success story du sel de Guérande en France, grâce à des paludiers qui ont lancé le défi il y a une vingtaine d’années de différencier la qualité du sel, en s appuyant sur leur savoir, l histoire et le patrimoine de cette région. Aujourd’hui, les 200 g de fleur de sel de Guérande se vendent à 4 euros : un métier, un lieu, un produit. Des expériences similaires sur le sel sont en cours de développement en Espagne et au Portugal.
33Liens par le « terroir », par les savoir-faire, par l’image du produit. Ce sont des hommes socialement constitués, avec leurs institutions, leurs organisations collectives et leurs rêves individuels qui portent ces liens. Le local n’est pas un attribut figé dans le temps, c’est le processus de localisation (ou délocalisation) qui nous intéresse, c’est-à-dire le processus qui conditionne l’enracinement (ou déracinement) d’un savoir-faire dans une société et un milieu biophysique donné, permettant ainsi de mieux comprendre sur la longue période les diverses modalités de constitution de ces « compétences localisées », de ces « traditions productives » territorialisées.
La qualification de la qualité
34Comme nous l’avons déjà précisé, la qualité n’est pas une propriété intrinsèque aux produits, nous avons besoin d’un point d’appui extérieur pour nous interroger sur sa nature ; c’est l’acte de qualification qui est révélateur de la qualité des produits à travers les interactions entre les produits et les critères pour en juger : quels sont les critères de jugement de la qualité ? Comment décide-t-on de ces critères ? Quelles sont les personnes chargées de juger ? Comment certifie-t-on la qualité ou comment sanctionne-t-on, éventuellement, ceux qui ne remplissent pas les critères établis ? Nombreux sont les mécanismes utilisés en France pour « labelliser » les produits : AOC/IGP/Label rouge/Marques. Ces distinctions servent en même temps d’outil de marketing pour gagner la fidélité du consommateur et d outil de protection contre la concurrence et les contrefaçons.
35Dans les pays du Sud, nous retrouvons souvent des « labellisations tacites » basées sur la réputation du produit. L’explicitation, la codification de la qualité devraient permettre de mieux valoriser ces ressources, ce patrimoine. Mais en la matière il est difficile de donner des solutions prêtes à appliquer, car les processus de qualification de produits dépendent fortement des interactions avec les institutions bâties par les acteurs et leurs réseaux de relations.
36Ainsi l’établissement d’une AOC ou d’autres appellations peut sanctionner/exclure ceux qui n appartiennent pas à la zone d’origine délimitée ou ceux qui ne remplissent pas les normes techniques établies. La concertation entre acteurs pour produire des normes doit donc inclure les dispositifs de contrôle (qui contrôle ? comment ?), les types de sanction et les modalités de leur application (fig. 3). Inutile de définir des normes si on n’a pas les moyens de les appliquer. Dans de nombreuses situations observées dans les pays du Sud, vue la « fragilité » des dispositifs de contrôle et de sanction, il est légitime de se poser la question de la pertinence ou pas d appliquer telle ou telle distinction du produit.
37Il serait intéressant de réfléchir dans ces cas à des dispositifs bottom-up, issus d’un vrai processus de concertation entre acteurs, peut-être plus longs à mettre en place, mais peut-être aussi plus efficaces. La constitution de cahiers de charges qui définissent les critères de qualité, la constitution de jurys pour appliquer ces critères, la définition de règles d’action collective permettant d’exclure ceux qui ne remplissent pas les conditions exigées peuvent constituer autant de catalyseurs pour développer des actions collectives et pour la mise en place de dispositifs institutionnels permettant d aborder les diverses questions posées.
38Chaque produit, chaque situation demande une analyse particulière. Le type de marché, les dispositifs institutionnels, les savoirs et les techniques mobilisées ainsi que les statuts des produits et des ressources conditionneront le processus de qualification. Il sera très différent de qualifier par exemple la production de légumes « bio » issue de l’agro-écologie, ou un fromage traditionnel destiné au marché local qui fait déjà partie du patrimoine gastronomique, ou un cacao spécifique qui transite par des filières plus longues avec des normes de qualité et des dispositifs de contrôle concertés au sein de filières internationales. Dans ce domaine, il est donc dangereux de copier des formules, nous pouvons par contre aider à bâtir un cadre d’action pour aborder cette problématique.
Les liens au local et les organisations agro-alimentaires... La redécouverte des Syal
39L’évolution profonde de l’agriculture devrait être accompagnée par une évolution conjointe des activités de transformation, distribution et restauration, plus respectueuse de l environnement, plus attentive à la diversité et à la qualité de produits agricoles et alimentaires, plus soucieuse de dynamiques locales de développement et de nouveaux enjeux du monde rural. Les « systèmes agro-alimentaires localisés » renvoient à l’émergence de modèles de développement agro-alimentaire basés sur la mise en valeur des ressources locales (produits, savoirs, compétences, entreprises, institutions...) ; il n’est donc pas étonnant de constater un regain d’intérêt, tant au Nord qu’au Sud, pour ces formes d’organisation productive.
40Nous avons défini les Syal, Systèmes agro-alimentaires localisés, comme « des organisations de production et de service (unités de production agricole, entreprises agro-alimentaires, entreprises commerciales, entreprises de restauration...) associées de par leurs caractéristiques et leur fonctionnement à un territoire spécifique. Le milieu, les produits, les hommes, leurs institutions, leur savoir-faire, leurs comportements alimentaires, leurs réseaux de relations se combinent dans un territoire pour produire une forme d’organisation agro-alimentaire à une échelle spatiale donnée » (Cirad-SAR, 1996).
41Qu’on dénomme aujourd’hui Syal ces formes de production ne doit pas nous tromper sur le fait qu’il s’agit bien d’un modèle agroalimentaire qu’il faut apprécier dans sa profondeur historique. On constate effectivement déjà dans des époques très anciennes une spécialisation spatiale dans certains types de transformations agro-alimentaires. La production d’huile d olive dans la Méditerranée, déjà dans la période gréco-romaine, était fondée sur ce type de modèle : réseaux locaux d’unités de transformation basées sur un savoir-faire maîtrisé socialement et cumulé historiquement, développement de complémentarités horizontales avec d’autres entreprises (fabrication du matériel de pressage, fabrication des amphores en terre cuite pour le stockage et le transport), exportation du produit hors zone de production, réseaux de commercialisation basés sur des liens sociaux et ethniques, etc.
42En Amérique latine, on pourrait citer de nombreux exemples à ce propos : les divers types de sucre roux de canne (panela, rapadura au Brésil, tapa de dulce en Amerique centrale, piloncillo au Mexique.), de nombreux fromages (queijo de coalho ou queijo serrano au Brésil, queso de Cajamarca au Pérou, queso de la Quebrada de Humahuaca ou de Tafi del valle en Argentine,.. ) et même des produits de consommation massive comme l’arepa9, la tortilla10 ou la farinha11 ont souvent leur réputation associée à un lieu. Les produits d’exportation n’échappent pas à cette caractéristique. Il en va ainsi pour le cacao de Chuao au Venezuela ou le café de Cundinamarca en Colombie. Il s’agit bien de produits avec des qualités spécifiques, avec des compétences reconnues et construites dans la durée. Des exemples analogues pourraient être mentionnés dans d’autres pays du Sud.
43Du point de vue scientifique, l’intérêt d’une approche en termes de Syal est de contribuer au décloisonnement des disciplines et des objets et de donner cohérence à une approche des phénomènes alimentaires qui puisse réunir le biologique, le social et le technique.
44Quatre familles d’objets peuvent nous aider à formaliser cette représentation qui met l’accent sur les relations et les interactions entre des éléments considérés parfois de manière isolée (fig. 4) (Muchnik, de Sainte Marie, 2003).
45Dans ce schéma, A, B, C et D représentent respectivement : (A) le rôle de réseaux d’acteurs qui tissent les différentes modalités de coordination entre les acteurs et les dispositifs institutionnels qui règlent et régulent les actions des acteurs impliqués ; (B) les processus locaux de qualification de produits, le contenu technique des normes à établir et les modalités sociales de leur mise en œuvre ; (C) les savoirs, les savoir-faire et la formation de compétences, la constitution et distribution de ces savoirs, leur transformation au cours du temps ainsi que les processus d’apprentissage aux niveaux individuel et collectif ; (D) les processus de patri-monialisation des produits et des ressources (races d animaux, variétés de plantes, savoir-faire, paysages.).
46L’intérêt de la notion de Syal est de penser ces familles d’objets en étroite interaction. Précisons pour finir qu’il ne s’agit pas d’un « modèle », nous soulignons cela car on risque souvent de s enfermer dans les notions que l’on utilise. Il s’agit simplement d’une manière de penser et de se représenter les phénomènes étudiés, représentation qui peut être utile à la lumière des contraintes actuelles.
Bibliographie
Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Alisa : « Alimentation, savoir-faire et innovations agro-alimentaires en Afrique de l’Ouest », projet de recherche soutenu par la Commission européenne (1996-2002).
2 Keccax : au Sénégal, sardinelle braisée/salée/séchée/fumée, utilisée pour la préparation de sauces diverses.
3 Chikwangue : au Congo, pâte de manioc enveloppée dans des feuilles et cuite à la vapeur.
4 Laakh : bouillie de mil avec du lait caillé sucré.
5 Panela : sucre roux de canne très consommé en Colombie, il se présente sous forme de pains compacts.
6 Queijo de coalho : fromage à base de lait cru, très consommé au nord-est du Brésil.
7 Tempeh : en Indonésie, pâte à base de soja fermenté.
8 Akassa : au Bénin, pâte à base de maïs fermenté.
9 Arepa : au Venezuela et en Colombie, petits « pains » à base de farine de maïs.
10 Tortilla : au Mexique et en Amérique centrale, galette de maïs, cuite au préalable dans une solution alcaline.
11 Farinha : au Brésil, semoule de manioc.
Auteur
Anthropologue, Inra (SAD/UMR Innovation Montpellier), directeur de recherche, directeur du GIS Syal.
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