Introduction. Sécuriser l’alimentation de la planète
p. 11-22
Texte intégral
1La sécurité alimentaire est comprise aujourd’hui comme le droit imprescriptible de la personne humaine à se nourrir (Sommets mondiaux de l’alimentation, Rome, 1996 et 2002). Elle renvoie non seulement aux besoins alimentaires, seule dimension jusque-là considérée, mais également aux droits de l’homme à se nourrir, comme l’un des droits fondamentaux. Dans un contexte de mondialisation et d’internationalisation des échanges, la vieille question économique des relations entre production et distribution des richesses se pose ainsi à des échelles spatiales plus englobantes et à des échelles temporelles plus réduites. Elle se double, en outre, de questionnements propres aux sociétés modernes organisées autour de la technologie, sur la distribution-allocation des risques, et l’attention portée à la gestion des ressources naturelles renouvelables, terrestres comme océaniques, mobilisées dans les activités agricoles, aquacoles, forestières et halieutiques. Nous n’avons pas souhaité mettre en avant ici les seules questions relatives à la production, qui n’en sont pas moins présentes, car le challenge sera bien de nourrir correctement 8 à 9 milliards d’êtres humains en 2050 ! Or, dans les pays industrialisés, l’ensemble des surfaces cultivables est, pour l’essentiel, déjà mis en valeur et des augmentations de productivité qui reposeraient sur une plus grande utilisation de certains intrants (énergie, engrais, produits phytosanitaires, mécanisation, etc.) provoqueraient des atteintes à l’environnement et des risques alimentaires, vite considérés comme inacceptables. La mise en culture de vastes zones potentiellement productives dans certains pays en transition ou en développement ne pourrait se réaliser sur la base des mêmes modèles techniques sans rencontrer également très vite des limites à la fois écologiques et sociales, dont les prémices se font déjà sentir.
2Ainsi, l’existence des « poches » de pauvreté extrême comme l’émergence brutale de crises sanitaires ou les risques de surexploitation des ressources halieutiques et la diffusion médiatique en temps réel de ces situations posent de manière impérative la question du rôle des États et des autres institutions dans la régulation d’un processus économique qui prend une dimension internationale.
3Paradoxalement, ces enjeux ne touchent pas seulement les populations urbaines, car il est reconnu aujourd’hui que les trois quarts des « mal nourris » de la Planète sont des ruraux et des producteurs agricoles ! La sous-alimentation chronique en énergie, qui les touche particulièrement, apparaît ainsi avant tout comme le résultat d’une organisation inadéquate du système économique et politique sur lequel reposent, au niveau local, la production et la répartition des produits alimentaires et, au niveau international, la régulation des échanges. Elle touche bien sûr majoritairement les pays en développement (PED) et les pays les moins avancés (PMA), mais les grandes puissances agricoles et agro-alimentaires sont également confrontées au phénomène de malnutrition (estimé à 10 % de la population d’Europe et d’Amérique du Nord). Ce qui confirme que la question alimentaire est devenue autant affaire d’accès à une alimentation en quantité suffisante, de qualité et équilibrée, que de production.
4Afin d’éclairer ces questions et commencer à leur donner des éléments de réponse, l’Inra, le Cirad et l’IRD ont organisé un colloque, « Le monde peut-il nourrir le monde ? Sécuriser l’alimentation de la planète », le 15 octobre 2003 au Palais de la Découverte à Paris1.
5Il s’agit pour la recherche de contribuer à anticiper les aggravations que l’on peut redouter du fait des évolutions démographiques, des incertitudes climatiques, de l’urbanisation mal contrôlée, de la concentration des productions dans les zones littorales, des migrations de population, des mutations économiques et des modes de vie ainsi que des transitions nutritionnelles qu’elles induisent.
6Si la responsabilité politique est clairement identifiée, celle des scientifiques l’est également. Elle l’est par les attentes qui sont exprimées vis-à-vis de la technologie, mais aussi par les craintes qui découlent de l’avancée de celle-ci. Elle l’est également du fait de l’attitude normative de recherches qui s’inscrivent délibérément dans une perspective d’intégration des aspects productifs, économiques et environnementaux, tout en ayant à prendre en considération de nouvelles exigences en termes d’équité sociale. La recherche est ainsi appelée à intervenir dans des processus dynamiques, et non plus en situation d’équilibre, dans lesquels s’enchevêtrent des pas de temps aussi différents que ceux de l’action, de l’intergénérationnel et des processus biophysiques et économiques aux échelles locales et planétaire.
7Ce colloque était structuré autour de quatre thèmes organisés en deux sessions d’une demi-journée chacune : « L’alimentation : un bien public ? » et « Pour une nouvelle cohérence des politiques agricoles et des politiques alimentaires ». Le présent ouvrage reprend le découpage initial et vise à mettre à la disposition du public les textes de ces interventions ainsi que les exposés de discutants (E Akindès, M. Ag Bendech et J. Igué) venus spécialement pour le colloque et invités à réagir à chaud à l’issue de chaque couple de présentations. La première partie vise ainsi à donner un cadrage général tant des aspects culturels, sociaux (J-Muchnik) et nutritionnels (X. Leverve) de l’alimentation, que des principaux problèmes rencontrés et de quelques pistes pour commencer à y répondre (E Delpeuch et M. Ruel). La seconde partie fait le lien entre les politiques agricoles et alimentaires (G. Courade), en désignant les effets (H. Josserand) et les responsabilités au niveau global entre pays du Nord et du Sud (M. Griffon), compte tenu des accords internationaux existants (G. Azoulay). Le lecteur trouvera en fin d’ouvrage une table des principaux mots-clés qui pourra le guider dans ses propres recherches.
Développer une approche en termes de systèmes alimentaires
8Les textes et réflexions présentés dans cet ouvrage ouvriront, espérons-le, de nouvelles pistes de recherche qui permettront de rapprocher des sphères actuellement disjointes comme celles de la production, de l’alimentation et de la consommation. Ils proposent également de réarticuler des domaines scientifiques – c’est-à-dire des dispositifs de recherche et des cultures scientifiques – actuellement disjoints dans leurs objets comme dans leurs formes de structuration disciplinaire. Agronomie de la production, sciences des aliments, économie des circuits marchands, analyse du comportement des consommateurs, étude des risques alimentaires, étude des politiques publiques doivent se sentir mobilisées pour mieux comprendre l’organisation des filières agro-alimentaires, c’est-à-dire du dispositif de production-transformation-commercialisation, devenu de plus en plus opaque, créant une distance croissante entre le producteur et le consommateur.
9Dans les pays industrialisés, cette disjonction entre la production et la consommation est à l’origine de peurs alimentaires, qui introduisent ainsi les questions liées à l’émergence de nouveaux risques. Ces peurs se révèlent à la suite d’une succession de crises sanitaires, d’autant plus brutales et remarquées que le niveau de risques s’était considérablement atténué depuis plusieurs années du fait de progrès sanitaires significatifs en termes d’alimentation.
10En plus de risques avérés d’altération des ressources naturelles, les pratiques de l’agriculture intensive ont entraîné une saturation quantitative de certains marchés mais, en même temps, un appauvrissement « qualitatif » du contenu de notre régime. L’essentiel des productions agricoles (céréales, produits animaux, fruits et légumes) est obtenu dans des conditions de production très intensive, ce qui s’est traduit par de forts excédents et donc une baisse régulière des prix agricoles. Cette situation a permis à l’industrie alimentaire de se développer en transformant les produits à partir de matières premières disponibles en masse, avec segmentation en produits de base et produits intermédiaires pour faciliter l’innovation par combinaison des mélanges de ces composés. La part des aliments formulés aujourd’hui est estimée à un tiers des aliments consommés en Europe et plus de la moitié aux USA.
11Une grande partie des aliments transformés provient d’un nombre réduit d’espèces sélectionnées pour leur haute productivité. C’est ainsi qu’une dizaine d’espèces cultivées assurent plus de 75 % de notre alimentation, alors que le développement des échanges nous permet de nous rendre compte de l’infinie richesse des espèces consommables par l’humanité. Parallèlement, pour des besoins de diversification dans un marché très concurrentiel, l’industrie a développé des produits nouveaux formulés et aromatisés attractifs pour le plaisir des consommateurs mais parfois de faible densité nutritionnelle. Cette sélection agricole, alliée à l’évolution des pratiques industrielles de l’agro-alimentaire, a contribué à l’appauvrissement en certains composés essentiels de notre régime. Dans ce contexte, la production halieutique est restée la dernière source sauvage de production alimentaire pour l’homme avec des particularités dans la composition nutritionnelle et dans la diversité des espèces (plus de 500 espèces consommées en France) qui en font une source de protéines animales d’intérêt pour l’homme.
12Le domaine de l’alimentation est au cœur de graves problèmes de santé publique : nous avons rappelé ci-dessus la sous-alimentation chronique en énergie qui touche un grand nombre de ruraux de par le monde, mais il faut compter également avec les carences en micronutriments, qui affectent 2 à 3 milliards de personnes, et avec la surnutrition, qui en touche un milliard, entraînant obésité, maladies cardio et cérébro-vasculaires, hypertension artérielle, diabète de type II, certains cancers, etc. Leur poids sur la santé est considérable. La mobilisation sociale, l’éducation et la formation permanente du public restent indispensables mais ne sont pas suffisantes. La recherche, qui a davantage porté son attention sur les produits et les aliments, doit s’attacher à l’étude des régimes alimentaires dans leur ensemble.
13La question alimentaire que le monde devra résoudre dans les années à venir relève donc de registres distincts que je propose de regrouper dans la notion de système alimentaire :
- éradiquer la faim, avec une population mondiale qui devrait presque doubler, en exploitant avec précaution le rôle nourricier de la planète, de ses milieux tant terrestres qu’aquatiques ;
- réconcilier les citoyens avec leur alimentation, c’est-à-dire principalement avec leur agriculture ;
- replacer l’alimentation dans la participation au bien-être et à la santé des consommateurs.
14Elle s’inscrit ainsi dans la problématique du développement durable, qui se veut réflexive par rapport aux effets et conséquences du type de mondialisation qui s’est engagé depuis deux décennies. Celle-ci attire l’attention sur les risques que le développement des uns se nourrisse du sous-développement des autres ; elle vise à surmonter la fracture entre le Nord et le Sud et à mieux intégrer les processus économiques, sociaux et écologiques au service de la satisfaction des besoins des populations, sans nier les différences considérables existant d’un pays à l’autre. Le développement durable cristallise ainsi de nos jours les débats au Nord comme au Sud. Il porte avec lui la prise de conscience des impacts à l’échelle de la Planète non seulement des actions menées au Sud ou au Nord, mais également des interactions entre différentes parties du Globe. Ces dernières sont désormais liées entre elles de façon objective par une interdépendance à laquelle il manque de trouver son répondant en termes de solidarité assumée et de gouvernance. Le Sommet mondial de Johannesburg de 2002 a été une parfaite illustration tant du besoin que de l’absence d’une réponse à la hauteur. C’est pourquoi les établissements de recherche impliqués dans ce colloque, ainsi que d’autres engagés dans la production de connaissances sur la gestion du monde vivant, visent à favoriser la mobilisation conjointe de chercheurs de différentes disciplines dans des programmes coordonnés afin de contribuer aux enjeux de la sécurité des systèmes alimentaires mondiaux.
De la sécurité à la sécurisation des systèmes alimentaires
Systèmes alimentaires, qualité et sécurité de l’alimentation
15La prise en compte de nouveaux risques ainsi que des crises récentes ont modifié le paysage économique de la qualité et de la sécurité des aliments (Godard et Hubert, 2002). Des produits agroalimentaires sont soupçonnés de porter en eux des facteurs de risque cachés pour les consommateurs (OGM, farines animales, résidus de produits phytosanitaires ou boues d’épandage d’origine agricole ou urbaine, etc.). En outre, les consommateurs et les opérateurs commerciaux commencent à être attentifs aux conditions environnementales et sociales de production des denrées et des matières premières à partir desquelles sont élaborés des produits de consommation, qu’elles proviennent de pays du Nord ou de pays du Sud. Enfin, une meilleure maîtrise des conditions d’approvisionnement en biens alimentaires, qualitativement comme quantitativement, est revendiquée par les consommateurs des deux hémisphères à la recherche d’une sécurisation de leur alimentation. Tout cela ne va pas sans instrumentalisation stratégique des peurs et craintes et de ce que les économistes appellent les situations d’asymétrie d’information, si bien que les craintes pour la sécurité ne sont pas en proportion exacte des dangers tels qu’ils peuvent être appréhendés par l’évaluation scientifique. Sont en jeu tout à la fois l’évaluation experte des menaces et des risques, et les procédures qui peuvent permettre de rétablir une confiance entamée dans les garanties offertes sous contrôle public ou privé.
16Définir les enjeux en termes de sécurisation, et pas seulement de sécurité, c’est privilégier l’analyse des processus permettant de gérer durablement les approvisionnements et d’en assurer la sécurité d’une façon jugée fiable par différentes parties prenantes. Cela touche à plusieurs dimensions :
- la sécurisation de la qualité des ressources naturelles et des milieux productifs terrestres (eau, fertilité, diversité génétique et spécifique, diversité des écosystèmes et des paysages) et marins, des écosystèmes et des zones sensibles d’intérêt halieutique2 (préservation des zones humides face à la multiplication des usages à caractère plus agressif ou destructeur : agriculture intensive, constructions immobilières, industrie...) ;
- la sécurisation foncière (garantir une emprise agricole suffisante face à l’urbanisation et la désertification) ;
- la sécurisation des ressources (eau, matériel génétique, intrants et équipements agricoles, droits d’accès, d’usage, de contrôle, de propriété, d’initiative sur les ressources, mais également connaissances et savoir-faire) ;
- la pérennité de l’accès aux marchés (accès, transports, réseaux et filières) ;
- la stabilité des pratiques de consommation.
17Ces questions rejoignent ainsi à la fois les problématiques de gouvernance locale et de gouvernance des filières3.
18En effet, pour mieux apprécier la complémentarité entre ces deux approches, on peut dire (Hubert et Casabianca, 2003) que celle en termes de sécurité alimentaire est associée à une entrée verticale et par le « haut », privilégiant l’étude des grandes filières agro-alimentaires, le rôle régulateur des politiques agricoles et des marchés internationaux ainsi que les processus de recomposition des grandes firmes internationales tant en amont qu’en aval des filières. L’approche en termes de sécurisation alimentaire est associée à une entrée par le « bas » et horizontale. Elle privilégie l’analyse des dynamiques territoriales, le rôle des organisations socioprofessionnelles, l’émergence des réseaux locaux d’innovation autour des savoir-faire techniques, de la spécification des produits, de pratiques commerciales ou de règles financières. Ces deux approches sont bien complémentaires en ce sens qu’il est difficile d’analyser par le « bas » le développement local ou l’évolution des agricultures familiales sans tenir compte de l’influence des processus de mondialisation et d’internationalisation des échanges. Et réciproquement, l’analyse macro-économique et les outils de modélisation de la production et des échanges alimentaires devront affiner le plus possible la prise en compte du comportement et des stratégies des acteurs sociaux et des variables locales de la conception de leurs modèles.
Systèmes alimentaires pour le bien-être et la santé des consommateurs
19À côté des problèmes de disponibilité et d’accès aux ressources alimentaires, on assiste dans beaucoup de pays industrialisés à des surconsommations associées à un mode de vie souvent sédentaire pouvant affecter directement la santé des consommateurs. Le régime alimentaire peut alors être la cause de désordres divers incluant certains cancers, les maladies cardio-vasculaires ou les déficiences du système immunitaire. Par ailleurs, les progrès réalisés dans la nutrition ont permis de mieux préciser les besoins des différentes catégories de population en fonction de leur âge et de leur mode de vie, ainsi que le rôle essentiel joué par certaines catégories d’aliments dans notre régime (poissons pour les acides gras poly-insaturés à longue chaîne, fruits et légumes pour les fibres...).
20Après une période d’intensification agricole et d’industrialisation de produits de masse, les attentes actuelles des consommateurs tendent à orienter le futur sur des perspectives durables et raisonnables d’une alimentation diversifiée mais de qualité, respectueuse de l’environnement et du bien-être animal mais offrant toujours plus de services et de santé.
21Les actions d’éducation, de formation et de recherche sur le rôle fonctionnel de l’aliment peuvent contribuer à orienter les consommateurs vers des choix alimentaires mieux adaptés à leur besoin, donc à améliorer leur état nutritionnel.
Systèmes alimentaires et modes d’intervention économique et politique
22Le contraste est saisissant avec les tendances passées qui privilégiaient une production indifférenciée de masse, le morcellement du processus de production, et la dispersion des séquences productives entre des lieux géographiques distants, en fonction de divers avantages comparatifs. Du fait du brassage des produits et des composants au sein de processus industriels complexes alimentés par de vastes mouvements de transports de marchandises le long de circuits marchands longs qui accentuent la disjonction entre échange et production, ce modèle d’organisation de la production entraînait un haut niveau d’entropie de l’information sur les conditions de production à chaque stade : en cas de problèmes, il devenait impossible de remonter la trace pour un coût non prohibitif, de même qu’il était impossible de donner des informations précises au consommateur, si ce n’est de lui certifier que les processus finaux de transformation industrielle étaient « sûrs ».
23Les enjeux de la sécurisation contribuent également à remettre en cause certaines règles actuelles du commerce international. Il en va ainsi de la distinction entre produits et procédés : à l’exception possible du « Protocole sur la bio-sécurité » concernant le commerce international des OGM, lorsqu’il sera ratifié, seuls les risques attachés aux produits constituent un motif légitime clairement reconnu pour justifier des mesures de restriction au commerce de la part d’un État importateur. Les nouveaux enjeux de la qualité sous l’égide du développement durable remettent en cause le bien-fondé de cette distinction. Pour le moins, elles requièrent l’introduction de procédures de traçabilité au sein des filières et des circuits commerciaux, de façon à pouvoir aisément localiser les facteurs de risque pour la santé et l’environnement présents dans le produit final mis à disposition. Cette sécurisation de l’information sur la qualité qui intègre toute la filière jusqu’au produit final peut s’obtenir de deux façons très différentes :
- d’un côté, il s’agirait de préserver une production industrielle de masse en établissant des procédures de qualification qui reconstitueraient, dans une logique proche des analyses de cycles de vie, une filière d’information sur la qualité de façon parallèle aux filières de transformation et de production, afin d’être en mesure de dresser un profil sanitaire et environnemental intégral pour chaque marchandise. Cette stratégie appellerait une organisation d’un type nouveau qui reste encore à inventer au sein de chacune des filières, même s’il existe des embryons de cela dans telle ou telle filière qui a déjà été éprouvée par une crise ;
- de l’autre côté, il faudrait envisager un raccourcissement des chaînes d’approvisionnement et des circuits d’échange, et préserver la spécialisation des productions. Il s’agirait de redimensionner et reconsidérer les filières de production à l’aune de la fiabilité de l’information qu’elles peuvent assurer aux consommateurs finaux sur la qualité intégrale des produits qui traversent ces filières. Pour la filière halieutique, il s’agirait tout autant de préserver la diversité des espèces et des populations que d’assurer un minimum d’authenticité et de traçabilité, souvent difficile à mettre en œuvre compte tenu des habitats concernés, variables dans le temps et dans l’espace.
Systèmes alimentaires et modèles de développement
24Dans le même temps, il convient de se demander comment les pays en développement, en particulier les moins compétitifs, pourraient rester insérés dans le marché mondial, face aux nouvelles exigences de sécurité et de qualité imposées par certains pays du Nord, dont la France. N’y a-t-il pas là de formidables obstacles à l’accroissement de leurs débouchés commerciaux et une nouvelle source d’amplification de la fracture Nord-Sud que les stratégies de développement durable visent à résorber ?
25Le cas des produits aquacoles est différent car la demande en produits de la mer est supérieure à l’offre au niveau mondial pour les espèces nobles ; celles-ci sont donc exportées et constituent pour les PED une source de devises non négligeable. En même temps, elle entraîne une pression de pêche excessive et un détournement de certaines matières premières de haute qualité, réservant à la population locale l’accès surtout aux poissons pélagiques, certes de haute densité nutritionnelle mais de conservation plus difficile.
26Plus généralement, il est essentiel de s’interroger sur les moyens d’accroître le niveau de qualité environnementale et de sécurité alimentaire des produits obtenus dans les pays en développement. La recherche de la compétitivité ne risque-t-elle pas de se faire au détriment de la gestion des ressources naturelles (eau, sols, fertilité, forêts) ? Les réservoirs de productivité et les marges de progrès technique sont-ils les mêmes que ceux mobilisés dans les modèles occidentaux ? Les formes collectives de solidarité et d’agriculture ne doivent-elles pas procéder des cultures locales ? Il faut pour cela mieux comprendre, pays par pays, produit par produit, quels sont les enjeux réels de développement et de débouchés, aider les pouvoirs publics à promouvoir des politiques agricoles et environnementales efficaces (afin de remplacer le pilotage de la modernisation de l’agriculture et de ragro-alimentaire par des « projets » qui ne sont de toute façon plus financés par les bailleurs de fonds), à maîtriser des outils de modélisation pour les politiques économiques (simulation et prospective) et des outils de dialogue permettant des approches négociées de la décision. Il faut étudier les moyens d’éviter que la baisse des coûts unitaires par produits (obtenue sur les transports et les rendements) ne se fasse au détriment irréversible des producteurs, du fait d’une plus grande volatilité des prix internationaux. Comme en France, il s’agirait de jouer sur l’amélioration et la stabilité de la qualité des produits, en assurant davantage leur protection par des labels ou des appellations. Des accords de qualité passés entre producteurs, consommateurs et opérateurs de l’interprofession iraient également dans ce sens. Enfin, il est manifeste que la réflexion sur la réorientation des politiques agricoles des pays industrialisés doit prendre en compte l’objectif de ne pas provoquer l’effondrement des systèmes productifs dans les pays moins favorisés, ce qui exclut une logique de guerre des prix sur le marché mondial à partir d’une stratégie agressive de subventions publiques.
27Par ailleurs, ces questions de sécurité et de qualité sont à replacer dans un contexte de désengagement de l’État, de nouvelles répartitions de compétences entre les différents niveaux territoriaux au profit des instances locales, et ce d’autant plus que ces évolutions favoriseraient la ré-émergence d’anciennes formes de pouvoir local qui ne sont pas toujours les plus porteuses de dynamiques de développement. Les choix publics décentralisés jouant un rôle important dans la gestion de l’environnement et des ressources naturelles renouvelables, des recherches spécifiques devraient être engagées sur les méthodes d’appui aux collectivités territoriales, dont le rôle sera encore plus décisif que par le passé.
28Le lecteur trouvera dans les pages qui suivent les premiers éléments de réponse à ce qui, pour l’instant, constitue surtout un agenda de recherches. Celles-ci restent encore largement à développer.
Bibliographie
Références bibliographiques
Godard O., Hubert B., 2002 - Le développement durable et la recherche scientifique à l’Inra. Paris, Inra Éditions, coll. Bilans et perspectives, 58 p.
Hubert B., Casabianca E, 2003 - « Entre mondialisation et dynamiques localisées, quelle sécurisation pour des systèmes alimentaires durables ? ». In : Productions agricoles et développement durable, Inra Mensuel n° 116 : 10-13.
Notes de bas de page
1 À l’occasion de l’exposition « À table ! » organisée à l’initiative de l’Inra.
2 Contrairement à la production agricole où la contribution technologique sur la productivité est prépondérante, la production marine est majoritairement d’origine halieutique et donc dépendante de l’état des écosystèmes.
3 Qui, ainsi que le souligne l’Ifpri (International Food Policy Research Institute), sont de plus en plus l’objet d’initiatives locales et de pratiques décentralisées, d’une part, et de réglementations et législations à caractère national et international, d’autre part.
Auteur
Écologue Inra, directeur scientifique adjoint.
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