Chapitre 5. Une ville jeune, des discriminations économiques qui s’affirment dans l’espace
p. 157-193
Texte intégral
1Après les maisons, il s’agit d’en décrire les occupants. Le recensement fournit pour cela quelques données individuelles, mais les tableaux qui les présentent en restent à l’échelle communale et n’autorisent que quelques croisements de variables. Dans la transition démographique tardive et inachevée qui affecte la population malienne (Guengant et al., 2011 ; Canning et al., 2016), il convient pourtant de se demander comment s’articulent les caractéristiques liées à l’âge des habitants et celles dépendantes de leur capital socioéconomique ; comment les unes et les autres font écho à l’histoire du peuplement de Bamako et à d’autres variables, contextuelles, de la ville.
2Rappelons que la position des quartiers bamakois, dans un cycle de jeunesse, de maturité et de vieillissement urbain, se traduit sur la carte par deux lignes de contraste territorial. L’opposition entre les rives gauche et droite du fleuve Niger est encore perceptible à la fin des années 2000, quand la seconde a tout juste comblé son retard démographique sur la première. Elle se double d’une opposition entre les vieux quartiers centraux et les espaces plus récemment urbanisés en périphérie du district. Encore faudra-t-il déduire des premiers, dans les cartes élaborées à partir des données de recensement, le centre commercial et ses annexes qui ne sont guère habités1.
3Cette organisation spatiale se trouve bousculée quand l’agglomération déborde du district. Le changement social qui l’accompagne est-il perceptible dans la composition des ménages, dans l’origine géographique et la formation de leurs membres ? À quelle échelle peut-on désormais mesurer les opportunités et les contraintes d’accès aux ressources urbaines que sont en particulier la formation et l’emploi ? Placer les habitants sur une échelle de niveaux de vie, graduer leurs capacités à s’approprier un environnement économique ne vont pourtant pas de soi avec les sources disponibles. Le cadre de vie que constitue le logement donne une idée des charges matérielles à assumer mais peu des revenus dont disposent les familles. C’est donc par des mesures approchées des positions économiques des habitants, et par l’analyse des écarts entre les plus aisés et les plus fragiles, que l’enquête conclura à un accroissement des inégalités urbaines dans les deux dernières décennies.
4La transition démographique qui se joue depuis les années 1990 coïncide en effet avec le tournant libéral pris par l’économie du pays et de sa capitale. Comment celui-ci affecte-t-il l’espace encore peu différencié dont Bamako hérite du fait du faible investissement scolaire de ses habitants et de leur recours massif à l’emploi informel ? Rend-il plus visibles les élites anciennement inscrites dans la haute administration et le commerce, ou confirme-t-il au Mali, comme dans d’autres capitales africaines, l’émergence de classes moyennes ?
Démographie et composition des ménages
Aînés et cadets sociaux dans l’espace domestique
5La jeunesse de la population bamakoise renvoie d’abord à une catégorie démographique que mesurent les pyramides des âges autour généralement des moins de 15 ou 20 ans. À cela s’ajoutent d’autres enjeux de reconnaissance sociale et d’expression politique, car les devoirs et la protection des plus jeunes, ainsi que leurs aspirations dans les dernières décennies, restent liés à la norme du respect des aînés. La charge résidentielle que les plus âgés assument, en particulier dans les maisons familiales, le rappelle au quotidien. Ces hiérarchies et responsabilités liées à l’âge sont couramment transposées de l’espace domestique à d’autres champs de la vie sociale. Les jeunes en responsabilité politique ont rarement moins de 40 ans, mais ils émergent sur la scène locale au regard de mentors qui en ont vingt de plus. Il est donc difficile de poser la question démographique sans relier ces deux catégories de la jeunesse et de l’aînesse, et sans évoquer les frustrations que suscitent aussi leurs relations dans les sphères publiques et privées.
6Par les cohabitations qu’il permet, l’espace du logement constitue le premier référentiel de ces tutelles sociales. Il organise la dépendance de ménages de différentes générations à l’égard d’un commun chef de famille, et avant tout l’hébergement des épouses par les maris et celui des enfants par leurs parents.
Structure par âge et par sexe de la population résidente à Bamako et dans son arrière-pays
7La population enquêtée en 2011 ne fait pas exception aux constats menés plus généralement au Mali. Sa jeunesse s’apprécie avec une moyenne de 23 ans, pour les femmes comme pour les hommes, qui reste du même ordre que dans les enquêtes de 1993-1994 (22 ans).
8Cette jeunesse est contradictoirement commentée : tantôt comme fardeau des politiques publiques sacrifiées par les programmes d’ajustement structurel, puis de « projets » qui prétendent les relayer au titre de la lutte contre la pauvreté ; tantôt comme fenêtre d’opportunité, bonus laissé par la transition démographique, pour une société qui serait mieux scolarisée aujourd’hui que dans les générations précédentes, particulièrement en ville. Les coûts sanitaires et éducatifs de cette population en nombre sont en effet difficiles à supporter dans le budget de l’État, et plus encore dans celui des collectivités décentralisées qui se voient confier en la matière de nouvelles responsabilités au début des années 2000 (Koné, 2019). L’importance des jeunes découle cependant d’une combinaison de facteurs touchant d’abord à la natalité et à l’accueil en ville.
9Les tendances à l’œuvre dans la capitale font sens dans une comparaison avec son environnement proche que représente le cercle de Kati (planche 27). Certaines particularités de la pyramide des âges du district de Bamako sont même exacerbées, comme le pic observé parmi les jeunes filles de 10 à 19 ans, qui rappelle d’autres observations urbaines dans la sous-région (Delaunay et Boyer, 2017), tandis que la même classe d’âge est sur-masculine dans le cercle de Kati. Cette caractéristique confirme la manière dont les filles migrent différemment des garçons aux mêmes âges de la vie, en particulier à l’intérieur des pays. Cet élargissement remarquable de la pyramide correspond en l’occurrence à des célibataires en formation scolaire et/ou en préparation au mariage dans la capitale, où elles sont placées sous la responsabilité d’une tante ou d’une grande sœur déjà établie. Il est aussi lié au flux saisonnier des employés domestiques, catégorie dont le sex-ratio est très favorable aux filles : 90 % de ces actifs recensés en 2009, 94 % de ceux enquêtés en 2011, sont des « bonnes » hébergées par leurs employeurs bamakois et soumises à un important roulement d’embauche depuis leurs régions d’origine. On reviendra sur les formes spécifiquement féminines de mobilité dont ces employées donnent un exemple (chapitre 6). Pour le reste, les écarts d’âge entre les hommes et leurs épouses, la polygamie, et le profil de « suiveuses » que présentent les femmes mariées à l’égard de leur conjoint ont des effets plus discrets dans ces pyramides des âges.
Planche 27. Classe d’âge et sexe des populations de Bamako et du cercle de Kati

Sources : RGPH 1987, 1998 et 2009 ; enquêtes PLMU-1993 et PLMU-2011.
10Dès 20 ans en 1993 et après 30 ans en 2011, les hommes dépassent ensuite les femmes en nombre, et ce jusqu’à l’âge du vieillissement quand les effectifs s’effondrent pour les deux sexes et que le rapport démographique s’inverse de nouveau au profit des femmes. À ces âges adultes, c’est le fait des différences d’âge entre conjoints et surtout de migrations vers la capitale qui sont plus favorables aux hommes qu’aux femmes depuis les régions d’origine. Après 65 ans, la population recensée en 2009 et celle enquêtée en 2011 représentent moins de 3 % des totaux. Les femmes y contribuent pour 51 et 58 %, contre 45 et 46 % entre 30 et 64 ans.
11Une autre tendance remarquable de la population urbaine est sa fécondité en baisse par rapport au niveau élevé qui se maintient en milieu rural. Sur des bases encore fortes, elle se révèle dans le décalage entre les 0-9 ans et les 10-19 ans qui est moins prononcé dans le district Bamako que dans le cercle de Kati, en particulier depuis les années 1990, ce que l’enquête confirme de nouveau. Le recensement de 2009 montre plus généralement que le Mali a bien amorcé la réduction de sa natalité, quoiqu’encore timidement depuis 1998. Avec 40 enfants pour 1 000 habitants, elle est ainsi moins forte en ville qu’en milieu rural (44 ‰). L’indice synthétique de fécondité confirme le décalage avec 5 enfants par femme de 49 ans en milieu urbain, contre 6,4 en milieu rural.
12La base très large de la pyramide des âges et les fortes proportions d’enfants à charge à Bamako s’expliquent donc par le fait que les migrants venus s’y former et y travailler au plus fort de leur fécondité s’y sont maintenus après avoir fondé leur famille ; leur descendance a donc profité à la ville. Mais la part des moins de 15 ans, bien qu’encore très forte et toujours supérieure au tiers de la population, y diminue depuis 1998 (39 %), alors qu’elle se maintient à 47 % des habitants du cercle de Kati. Ce décalage à l’amorce de la deuxième phase de la transition démographique est rappelé par la carte décrivant les localités rurales dans la continuité des quartiers urbains. Rappelons que, faute de limites infracommunales dans le cercle de Kati, ces localités sont représentées sur une base géométrique établie selon la distance entre chaque village et ses voisins (carte 28).
Carte 28. Population âgée de moins de 15 ans par localité en 2009 (%).

Source : RGPH, 2009.
13Ces tendances donnent aux ménages recensés et enquêtés la même taille moyenne de plus de six personnes, et parmi leurs membres une proportion de 62 % de non-actifs en 2011. Ce ratio de dépendance économique à l’égard des actifs est lié principalement à l’âge des jeunes accueillis dans les ménages (tableau 42).
Tableau 42 – Principales catégories de membres des ménages au regard de l’activité économique en 2011
Actifs/non-actifs | Nombre | % |
Enfants | 1 075 | 19,1 |
Élèves et étudiants | 1 817 | 32,2 |
Ménagères et autres inactifs | 605 | 10,7 |
Actifs rémunérés ou non | 2 146 | 38,0 |
Total | 5 643 | 100,0 |
Source : enquêtes PLMU-2011.
14L’enquête fait cependant ressortir quelques nuances locales liées au niveau socioéconomique des zones d’étude (planche 28). Le pic des jeunes femmes est particulièrement bien dessiné à Badalabougou, Kalabancoro et Yirimadio-LS, là où se concentrent les classes moyennes et les actifs salariés de l’enquête. À l’inverse, il n’est pratiquement pas visible à Médina Coura, voire pas du tout à Dianéguéla qui compte parmi les plus faibles proportions de bonnes. Lafiabougou, Médina Coura et Boulkassoumbougou surreprésentent fortement les hommes à partir de 20 ans, tandis que Dialakorodji les montrent principalement parmi les plus jeunes. Enfin, les moyennes d’âge de ces échantillons font ressortir la relative aînesse des foyers historiques du peuplement des rives gauche (Médina Coura) et droite (Badalabougou-Séma), et corrélativement le renouvellement démographique à l’œuvre dans les quartiers nés de transactions irrégulières en périphérie de ville (Boulkassoumbougou, Daoudabougou, Dianéguéla) puis d’agglomération (Dialakorodji). Ailleurs, d’intenses mouvements migratoires et résidentiels ont sans doute contribué à construire des profils intermédiaires, comme à Hamdallaye, Kalabancoro-Plateau ou encore Yirimadio-LS (tableau 43).
Planche 28. Classe d’âge et sexe des populations enquêtées en 2011 par zone d’étude

Source : enquêtes PLMU-2011.
Tableau 43 – Âge moyen par zone d’étude en 2011
Rive gauche | Âge moyen | Rive droite | Âge moyen |
Médina Coura | 25 | Badalabougou-Séma | 28 |
Hamdallaye | 23 | Daoudabougou | 21 |
Lafiabougou | 22 | Dianéguéla | 21 |
Boulkassoumbougou | 21 | Kalabancoro-Plateau | 22 |
Dialakorodji | 22 | Yirimadio-LS | 23 |
Source : enquêtes PLMU-2011.
15À travers ces traits démographiques, la population bamakoise fait donc apparaître ses proportions de célibataires et de mariés. Les hiérarchies domestiques reposent d’ailleurs sur des écarts d’âge non négligeables entre hommes et femmes des mêmes états matrimoniaux. L’âge différencie enfin les hommes mariés monogames et polygames, et place le divorce, qui concerne près de cinq fois plus de femmes que d’hommes, entre l’état du mariage et celui du veuvage (tableau 44).
Tableau 44 – Âge moyen par sexe et par situation matrimoniale
État matrimonial selon le sexe | Femmes | Hommes | ||||
Nombre | % | Âge | Nombre | % | Âge | |
Célibataires | 1 705 | 58,3 | 13 | 1 877 | 69,0 | 14 |
Fiancés | 73 | 2,5 | 20 | 23 | 0,8 | 32 |
Mariés, dont : | 922 | 31,5 | 34 | 794 | 29,2 | 44 |
Hommes monogames (*) | 641 | 41 | ||||
Hommes polygames (*) | 136 | 52 à 62 | ||||
Séparés/divorcés | 47 | 1,6 | 40 | 10 | 0,4 | 50 |
Veufs | 176 | 6,0 | 59 | 16 | 0,6 | 62 |
Total | 2 923 | 100,0 | 23 | 2 720 | 100,0 | 23 |
(*) Le solde de 17 hommes mariés revient à des personnes dont l’enquête n’a pu identifier le nombre d’épouses.
Source : enquêtes PLMU-2011.
Des individus aux ménages
16Le ratio actifs/non-actifs abordé au sein des ménages invite à considérer plus attentivement le lien direct ou indirect établi entre le référent du logement et les membres dépendants. Alors que le recensement n’envisage comme « tuteur » que le chef du ménage, l’enquête décrit aussi le rôle que jouent les épouses dans ces pratiques d’hébergement (Bertrand, 1999-b ; 2005).
17La composition des ménages varie en effet en nombre et en qualité sociale des individus. Si l’ambition de démontrer des capacités d’accueil reste forte, valorisée socialement, les obligations qui en découlent au quotidien tirent la corde de l’hébergement vers plus de sélections. La réalité urbaine ne se réduit pourtant pas à un individualisme couramment reproché aux habitants des villes ; les plus nantis d’entre eux sont loin de réduire à néant les pratiques d’hospitalité héritées des générations précédentes. Certains ménages se rapprochent d’un format de famille nucléaire, avec moins de personnes et un schéma d’hébergement centré sur la relation parents/enfants ; mais il s’agit essentiellement d’un trait de pauvreté, une preuve d’incapacité pour les ménages restant tributaires de petits logements, notamment locatifs. À l’inverse, les ménages les plus chargés et les plus ouverts sur d’autres liens d’hébergement renvoient aux catégories et aux lieux décrits comme aisés, ce que montraient plus haut les variations de taille des ménages selon le mode d’occupation du logement, l’âge et le sexe de son référent (chapitre 3).
18Les capacités résidentielles sont donc inégales. En se graduant d’une certaine immaturité à la pleine reconnaissance sociale, elles donnent à voir d’autres différences urbaines. Elles font notamment ressortir le contraste entre les espaces jeunes et les vieux quartiers de Bamako (carte 29).
Carte 29. Le facteur temps de la résidence urbaine : mesures par quartier du district de Bamako en 2009.

Source : RGPH, 2009.
Membres des ménages et types d’hébergement
19L’hébergement s’organise en effet selon divers liens familiaux, sociaux et économiques. L’enquête s’appuie sur une typologie qui précise les catégories du recensement (tableau 45). Elle rend compte ainsi des hiérarchies d’âge et de sexe qui structurent plus généralement les rapports entre aînés et cadets.
Tableau 45 – Liens sociaux dans les ménages : effectif et sexe des hébergés
Lien avec le chef de ménage (CM) ou une autre tutrice | Total | Femme | Homme |
CM | 1 027 | 186 | 841 |
Épouse de CM | 804 | 802 | 2 |
Coépouse de CM femme | 7 | 7 | |
Fils/fille de CM, épouse ou coépouse (autre parent absent) | 523 | 229 | 294 |
Fils/fille de CM et épouse présente | 2 084 | 979 | 1 105 |
(Grand-) mère/père de CM | 63 | 59 | 4 |
Petit-fils/fille de CM, épouse ou coépouse (parents absents) | 111 | 55 | 56 |
Fils/fille de fille ou belle-fille présente (père absent) | 31 | 12 | 19 |
Frère/sœur de CM, épouse ou coépouse | 216 | 101 | 115 |
(Petit-) neveu/nièce de CM, épouse ou autre | 294 | 134 | 160 |
Oncle/tante de CM ou épouse | 8 | 7 | 1 |
Cousin/cousine de CM, épouse ou autre adulte | 84 | 35 | 49 |
Enfant adoptif de CM, épouse ou autre adulte | 82 | 51 | 31 |
Beaux-parents de CM | 9 | 7 | 2 |
Coépouse de la mère de CM : la mère est décédée | 6 | 6 | |
(Petit-) fils/fille de parent éloigné | 8 | 6 | 2 |
Ami(e), connaissance de CM ou autre | 24 | 5 | 19 |
Employé domestique : bonne, boy, gardien, chauffeur | 249 | 234 | 15 |
Enfant accompagnant des non-parents de CM | 13 | 8 | 5 |
Total | 5 643 | 2 923 | 2 720 |
Source : enquêtes PLMU-2011.
20Le caractère genré de l’hébergement s’illustre dans le nombre de jeunes employées domestiques passant la nuit chez leurs employeurs, comme on l’a vu, mais aussi dans la place prise par les mariages polygamiques qui font souvent cohabiter les coépouses. Il découle également du lien entre le sexe de l’hébergé et le sexe de l’adulte justifiant sa présence auprès du chef de ménage. Une matrice reliant ces tuteurs et leurs dépendants est donc établie pour tous les liens sociaux autres que la filiation directe : 45 % des 478 filles sont reliées à une femme, contre 33 % des 458 garçons. Le rôle des tuteurs est donc plus manifeste dans l’accueil de deux tiers des garçons que dans celui des filles.
21Les femmes sont ainsi loin d’être écartées des pratiques d’accueil. Elles y sont représentées comme épouses des chefs de ménage, comme chefs de ménage elles-mêmes, et plus rarement comme coépouses des précédentes. Que les liens entre tuteurs et hébergés soient du sang, adoptifs ou d’amitié, qu’ils fassent venir des personnes de la génération du chef de ménage, des aînés ou plus fréquemment des cadets, ils sont en rapport avec le sexe de l’hébergeur : les chefs de ménage hommes reçoivent plus de garçons et d’hommes de leur réseau social, que de filles et de femmes, mais leur choix reste contraint ; les tutrices privilégient quant à elles des parentes ; les arbitrages qui leur sont favorables contribuent à ce qu’une petite majorité de filles se retrouve ainsi hébergée à Bamako.
22Le cas des bonnes est traité à part, car ce groupe étranger à la famille implique un rapport marchand aux employeurs, même si le travail domestique attendu reste mal rémunéré et chargé de références éducatives. La soumission de ces jeunes villageoises à des rythmes d’emploi saisonniers, leurs migrations répétées depuis quelques zones de recrutement privilégiées, conduisent à les mettre en perspective ici avec les membres des ménages qui étaient déclarés absents lors du recensement de 2009 (carte 30). La durée de référence du séjour dans et hors de la capitale est en effet du même ordre dans les deux cas. Les effectifs de personnes concernées sont comparables, avec 52 500 employés (hommes ou femmes) domestiques accueillis dans les quartiers de Bamako contre 33 500 résidents absents depuis moins de six mois. Mais les profils sociologiques s’opposent.
Carte 30. Flux vers ou depuis les ménages par quartier de Bamako en 2009.

Source : RGPH, 2009.
23Les origines géographiques des bonnes se concentrent en effet sur les quatre régions de Sikasso, Mopti, Koulikoro et surtout Ségou (tableau 46), dans des proportions plus fortes que pour les autres migrants (chapitre 6). Avec 91 % de ces lieux de naissance, l’enquête confirme les résultats du dernier recensement (86 %). Les ressortissantes de la région de Ségou (38 à 39 %) viennent notamment de quelques secteurs, et ce dans les mêmes proportions dans les deux sources. À la quasi-absence des villages de Niono s’opposent les gros recrutements depuis les cercles de San et de Ségou. S’y ajoutent en 2009 plus de 2 220 ressortissantes du cercle de Bandiagara (près de 5 % des employées domestiques recensées à Bamako) dans le prolongement de ce bassin sur la région de Mopti.
Tableau 46 – Régions de naissance des employées domestiques
Lieu de naissance des employées domestiques (« bonnes ») | PLMU-2011 | RGPH, 2009 | ||
Nombre | % | Nombre | % | |
Bamako | 10 | 4,3 | 2 696 | 5,8 |
Étranger | 7 | 3,0 | 2 430 | 5,2 |
Région de Kayes | 4 | 1,7 | 1 054 | 2,3 |
Région de Koulikoro | 51 | 21,8 | 8 649 | 18,5 |
Région de Sikasso | 36 | 15,4 | 5 803 | 12,4 |
Région de Ségou | 91 | 38,9 | 17 693 | 37,9 |
Région de Mopti | 34 | 14,5 | 7 874 | 16,9 |
Septentrion : Tombouctou, Gao, Kidal | 1 | 0,4 | 479 | 1,0 |
Total | 234 | 100,0 | 46 678 | 100,0 |
Sources : RGPH, 2009 ; enquêtes PLMU-2011.
24D’autres comptages menés sur ces liens d’hébergement rendent compte d’une évolution perceptible des structures familiales, qui ne peut s’apprécier qu’en étant reliée à la fois à des influences urbaines et à des logiques migratoires. Les premières rendent ainsi les ruptures matrimoniales plus fréquentes ; les secondes renouvellent la pratique du confiage d’enfants. Les 2 607 fils et filles comptés dans l’enquête illustrent le premier point : 80 % d’entre eux ont bien leurs deux parents présents dans le ménage, soit le référent et son ou l’une de ses épouses ; mais pour le dernier cinquième de ces enfants (524), un seul des parents est présent et, dans ce dernier cas, il s’agit plus souvent des enfants de femmes identifiées comme chefs de ménage (373) que d’enfants nés hors mariage ou de précédents mariages des référents (118) ou de leurs épouses (32).
25Quant aux petits-enfants présents sans leur père ni leur mère, ils relèvent d’un hébergement fréquent dans le monde rural, clairement lié aux logiques de mobilité : leurs parents ont émigré en quête d’un travail, ou bien la mère a rejoint le domicile conjugal en laissant à ses propres parents l’enfant qu’elle a eu en dehors du mariage. Ces 142 jeunes accueillis par leurs grands-parents représentent finalement 5 % des liens de descendance directe informés par l’enquête. Quant aux ascendants de première ou de seconde génération, ils sont plus discrets dans les ménages : il s’agit principalement de la mère du chef de ménage (58 personnes), plus rarement d’une grand-mère (cinq personnes).
26L’accueil de parents collatéraux introduit enfin son lot de commentaires. Au-delà d’un noyau familial représentant jusqu’à quatre générations de personnes, un second groupe isole en effet ces membres des fratries des chefs de ménage et de leurs épouses. Fondé sur des liens du sang, ce groupe dépasse en nombre les autres liens d’alliance et d’adoption, d’amitié et d’emploi. Il contribue de manière conséquente à l’occupation des logements bamakois.
27Près de 11 % des membres des ménages relèvent ainsi de ces catégories représentant trois générations familiales (tableau 47). Les plus nombreux sont les enfants de frères et de sœurs des référents et de leurs épouses, ainsi que les plus jeunes des fratries d’origine qui contribuent aussi à la jeunesse de la population citadine. La responsabilité éducative prise par la capitale à l’égard de parents « du village » se manifeste enfin à l’égard des 82 « enfants adoptés » identifiés par l’enquête, qui sont classés ici parmi les autres liens de parenté et d’alliance.
Tableau 47 – Types de collatéraux parmi les parents représentés dans les ménages
Lien avec les chefs de ménage ou leurs épouses | Nombre | % |
Frère/sœur | 216 | 35,9 |
Neveu/nièce | 263 | 43,7 |
Oncle/tante | 8 | 1,3 |
Cousin/cousine et enfants de collatéraux | 115 | 19,1 |
Total | 602 | 100,0 |
Source : enquêtes PLMU-2011.
28Le groupe des non-parents est enfin très concentré sur le cas des « bonnes ». Cela explique que sa moyenne d’âge soit la plus cohérente et la plus jeune, 18 ans, tandis que les autres groupes présentent des contrastes d’âge marqués entre tuteurs et hébergés.
29Ces regroupements rappellent donc les catégories données à la question du « lien avec le chef de ménage ». Avec un classement en liens de parenté, sociaux ou économiques, les proportions apparaissent proches dans les deux sources (tableau 48). En décomptant ensuite les chefs de ménage, la place réservée dans les logements à d’autres personnes que des parents en ligne directe monte jusqu’à près d’un quart du total enquêté, et plus dans le dernier recensement2.
Tableau 48 – Types d’hébergement dans les ménages bamakois

Sources : RGPH, 2009 ; enquêtes PLMU-2011.
30Ces pratiques d’accueil montrent globalement les mêmes proportions dans les différentes communes de Bamako, à la nuance près de la troisième qui abrite le centre historique de la ville : les hébergés y représentent plus de 30 % des résidents. À une échelle plus fine, Badalabougou-Séma aussi les montre surreprésentés par rapport à d’autres zones d’enquête. Le standing économique du quartier se repérait dès 1993 avec dans ses maisons un accueil record de neveux et de nièces poursuivant leurs études à Bamako, et un emploi-hébergement quasi systématique de bonnes relayant dans leurs activités ménagères des épouses fréquemment engagées dans la vie active (Bertrand, 1999-b). Ces tendances se maintiennent en 2011.
Des types d’hébergement aux types de ménages
31En se densifiant, les maisons retiennent mieux les ménages les plus petits, comme on l’a vu plus haut (chapitre 4). Mais les familles bamakoises n’ont pas renoncé, tant s’en faut, à leurs pratiques d’accueil. Elles les ont plutôt adaptées aux contraintes de la cohabitation résidentielle. On en vient ainsi à une typologie classant les ménages selon leur ouverture plus ou moins marquée à des liens sociaux éloignés du modèle familial nucléaire.
32La combinaison d’hébergements de types A, B, C et D fait sens ici pour repérer ces liens de parenté, d’amitié et d’emploi et pour les relier aux contextes urbains dans lesquels les ménages ont peu de chances ou inversement les meilleures chances de s’épanouir selon ces normes d’accueil. Parmi les huit configurations représentées dans l’enquête, l’analyse se concentre sur les plus nombreuses (tableau 49).
Tableau 49 – Typologie et taille des ménages selon les hébergements représentés en leur sein et le sexe du chef de ménage
Code | Type d’association | Nombre de ménages | % | Nombre de chefs de ménage | |
Femme | Homme | ||||
A | Noyau familial (NF) seul | 605 | 58,9 | 3,7 | 4,6 |
AD | NF + non-parents | 122 | 11,9 | 4,8 | 5,8 |
AC | NF + autres parents | 29 | 2,8 | 3,7 | 8,0 |
ACD | NF + autres parents et non-parents | 12 | 1,2 | 6,2 | 9,7 |
AB | NF + parents collatéraux | 157 | 15,3 | 5,3 | 7,3 |
ABD | NF + parents collatéraux et non-parents | 78 | 7,6 | 6,7 | 8,8 |
ABC | NF + parents collatéraux et autres parents | 18 | 1,8 | 5,3 | 10,8 |
ABCD | NF + parents collatéraux, autres parents et non-parents | 6 | 0,6 | 7,3 | 8,0 |
Total | 1 027 | 100,0 | 3,7 | 4,6 |
Source : enquêtes PLMU-2011.
33Selon ce classement social, les ménages montrent des tailles inégales : ceux qui se présentent comme de simples noyaux familiaux (quatre personnes en moyenne) sont deux fois plus petits que ceux qui associent trois à quatre types d’hébergement, selon les combinaisons les plus chargées (huit et dix personnes) ; les configurations qui n’ajoutent qu’un type d’hébergement autre que le noyau familial présentent enfin des valeurs intermédiaires de six et sept personnes. Plus le ménage est donc complexe, plus il est chargé en nombre de personnes et demande un renfort domestique.
34Les zones d’étude se font l’écho de ces différences comme on l’a vu à Badalabougou, tandis que les ménages de Dialakorodji semblent les plus contractés sur le noyau familial parents/enfants. Mais ce sont principalement les propriétaires chefs de famille qui donnent à voir les capacités maximales d’accueil et les effets cumulatifs qu’elles entraînent en matière d’emploi et d’hébergement domestique pour maintenir ce standing urbain (figure 15). Les ayants droit des maisons familiales sont sur ce plan clairement en retrait.
Figure 15. Types de ménage par zone d’étude et par mode d’occupation des logements (cf. tableau 49, page précédente).

Source : enquêtes PLMU-2011.
35Si elle est source de prestige pour certains, la charge de dépendants désigne au contraire, quand elle fait défaut ou est réduite au minimum, les ménages économiquement précaires ou les plus vulnérables. La plupart des locataires et des logés gratuitement présentent ainsi un véritable handicap résidentiel. Les femmes sont plus encore discriminées en se retrouvant à la tête de ménages toujours plus petits que ceux des hommes : leurs ménages sont proportionnellement moins représentés dans les combinaisons de types AB et ABC.
36L’accueil de dépendants se montre ainsi sélectif du fait des coûts induits par la vie en ville. Les arbitrages qu’il suscite pour le patronage de jeunes issus de la parenté des chefs de ménage, ou de celle de leurs épouses, conduisent finalement à examiner les caractéristiques des hommes mariés relativement à celles de leurs conjointes.
Qui épouse qui ? Caractéristiques croisées dans les ménages
37D’autres matrices socioéconomiques permettent en effet de mettre en perspective les chefs de ménage et leurs épouses. En reliant ces hommes et ces femmes, parmi d’autres adultes résidents, on ne met pas seulement en jeu l’analyse de leurs rôles respectifs (Vaa, 1996). Il s’agit d’envisager aussi la mobilité sociale qui est recherchée dans la migration et éventuellement un mariage en ville.
38La ressource matrimoniale des hommes est d’abord commentée sous l’angle de la polygamie. Sont ensuite comparées les origines géographiques de ces chefs de ménage et de leurs épouses. Mais l’intéressement à la ville et à ses ressources est aussi une affaire de femmes. En témoignent les réponses éducatives que certaines apportent seules à leurs enfants, et que de nombreuses épouses donnent à des jeunes venus de leur village pour être formés au moins temporairement dans la capitale. En partant des lieux de naissance de ces conjoints, on suivra donc ensuite d’autres marqueurs du capital socioculturel de ces adultes en matière de travail et de déplacement vers l’emploi.
Mariages, polygamie, systèmes résidentiels
39Si elle est attendue du mariage, la cohabitation entre époux n’est pas toujours au rendez-vous. L’enquête ne donne pas d’effectifs suffisants pour mesurer ce point, notamment pour les grands polygames et les femmes ayant connu plusieurs mariages successifs. On en retient cependant qu’un homme marié sur cinq est polygame, et ce principalement marié à deux épouses ; que les femmes divorcées sont plus nombreuses dans l’échantillon que celles remariées après rupture de la précédente union. Comme généralement au Mali, les interruptions de mariage par veuvage ou par divorce concernent les Bamakoises plus longtemps que les hommes, qui ne tardent pas à se remarier. Le district de Bamako ressort d’ailleurs du recensement de 2009 comme la région dans laquelle les hommes mariés polygames ont le plus petit nombre d’épouses : en moyenne 1,5 contre 2, voire plus ailleurs, à l’exception de la région de Kidal dont les données sont considérées comme peu robustes. À l’inverse, le célibat est plus représenté dans la capitale que dans le reste du Mali.
40Le recensement offre ainsi des résultats plus massifs. Celui de 2009 applique aussi aux femmes mariées les catégories de monogame et de polygame qui caractérisent leur dernier mariage. Les « polygames » désignent ainsi les femmes mariées à des hommes ayant plusieurs épouses au moment du recensement. Dans l’enquête, au contraire, les femmes sont classées selon le nombre de mariages qu’elles ont contractés successivement, après veuvage ou divorce ; tandis que les hommes sont classés selon le nombre d’épouses qu’ils ont simultanément.
41Selon ces définitions, la polygamie reste minoritaire face à la monogamie, mais il est logique d’observer plus de femmes mariées à des polygames (35 % des femmes mariées) que d’hommes polygames (28 % des hommes mariés). Le poids global du mariage ne présage cependant pas de celui des résidences communes dans le district de Bamako : le ménage ainsi constitué peut s’organiser sur une seule maison, comme il peut se déployer sur plusieurs maisons faisant système résidentiel et impliquant éventuellement plusieurs quartiers, localités, régions et pays. La polygamie est bien en cela une affaire de standing économique : non seulement parce qu’elle tend à donner plus d’enfants aux hommes mariés que par le fruit d’une seule union, mais aussi parce qu’elle multiplie pour ces hommes les responsabilités qui leur sont habituellement attribuées en matière de logement. Il leur revient alors la charge matérielle de maisons plus grandes ou de navettes entre des épouses qui ne cohabiteraient pas.
42Sur ce plan, l’enquête apporte quelques éléments de réponse.
Aucune des 186 femmes référentes de leur ménage n’apparaît d’abord en cohabitation avec un mari : c’est le sens de ces ménages identifiés comme monoparentaux à la suite d’un veuvage, d’une séparation, de l’émigration du conjoint ou de sa résidence dissociée par un mariage polygamique. Mais parmi ces femmes chefs de ménage, seulement 49 sont toujours mariées, et l’enquête ne précise pas systématiquement où se trouve le conjoint.
Chez les référents monogames, il ne « manque » que quelques épouses sur les 613 potentiellement résidentes dans la maison : 591 sont bien présentes aux côtés de leur mari ; les 22 autres habitent ailleurs pour des raisons diverses : le taux de non-résidence conjointe n’est donc que de moins de 4 %.
Avec les polygames, enfin, on peut s’attendre à relier 289 autres femmes à des chefs de ménage déclarant deux, trois ou quatre épouses (tableau 50). De fait, 197 d’entre elles résident bel et bien avec leur mari, et les 92 autres, « perdues » pour l’enquête, résident ailleurs sans que l’on sache non plus si leur maison est à Bamako, en région ou à l’étranger. Près d’un tiers des épouses en polygamie ne vit donc pas conjointement avec le mari là où il est enquêté.
Tableau 50 – Épouses présentes et non présentes dans les maisons des chefs de ménage polygames
État matrimonial | Hommes | Épouses | Épouses présentes par ménage | Épouses non présentes | ||||
0 | 1 | 2 | 3 | 4 | ||||
Marié avec 2 épouses | 123 | 246 | 3 | 68 | 52 | 74 | ||
Marié avec 3 épouses | 9 | 27 | 0 | 3 | 2 | 4 | 8 | |
Marié avec 4 épouses | 16 | 4 | 1 | 1 | 1 | 1 | 0 | 10 |
Total | 136 | 289 | Manques : 10 + 77 + 4 + 1 | 92 |
Source : enquêtes PLMU-2011.
43Alors qu’elle concerne finalement 14 % des Bamakois âgés de plus de 12 ans, la polygamie recensée en 2009 ne se présente pas de manière homogène dans l’espace urbain, en particulier au nord du fleuve Niger (carte 31). Mais sa géographie à l’échelle des quartiers semble indifférente à la distance au centre, à l’ancienneté du secteur et à son standing immobilier. Elle ne rappelle donc pas les logiques spatiales à l’œuvre pour d’autres tendances démographiques.
Carte 31. Mariages polygamiques par quartier du district de Bamako en 2009 (%).

Source : RGPH, 2009.
Des origines géographiques souvent communes
44Les lieux de naissance des chefs de ménage et de leurs épouses coïncident dans de fortes proportions, car leur mariage est souvent noué dès avant l’installation en ville.
45La matrice reliant sur ce point les caractéristiques des hommes et celles des femmes dans leurs ménages respectifs se restreint d’abord du fait des cas de résidence séparée : les maris logés au quotidien sans leur épouse ainsi que les femmes chefs de ménage sont écartés de la comparaison, faute d’information sur ces conjoints manquants à l’enquête. Avec plus de 800 couples, certains répétant les caractéristiques du mari à l’égard d’épouses différentes, la matrice reste suffisamment étoffée pour que l’on se demande si cette origine géographique informe le devenir du ménage en ville.
46L’écart d’âge est d’abord systématique entre les conjoints enquêtés, et globalement important : près de douze ans en moyenne. Il varie selon l’âge des chefs de ménage, lui-même facteur de polygamie, mais peu selon la génération de naissance des épouses (tableau 51).
Tableau 51 – Écart d’âge entre conjoints enquêtés en 2009 selon la génération des hommes
Âge du chef de ménage | Moyenne des écarts d’âge |
21-29 ans | 6 ans |
30-39 ans | 9 ans |
40-49 ans | 12 ans |
50-59 ans | 14 ans |
60-69 ans | 15 ans |
70-90 ans | 18 ans |
Source : enquêtes PLMU-2011.
47Quant aux lieux de naissance de ces hommes et femmes, ils sont classés selon quatre catégories, la dernière tenant compte de la situation de plusieurs zones d’enquête dans un environnement qui s’est récemment urbanisé au sein de communes rurales (tableau 52). Cette origine géographique est donc la première variable mobilisée pour approcher le capital social des adultes tel qu’il se construit pour partie avant leur arrivée en ville, et pour partie à l’épreuve des responsabilités urbaines.
Tableau 52 – Origines géographiques comparées des conjoints dans leur ménage
Lieu de naissance des hommes | Lieu de naissance des épouses | ||||
District de Bamako | Étranger | Mali : autres régions | Périurbain | Total | |
District de Bamako | 176 | 24 | 89 | 3 | 292 |
Étranger | 18 | 16 | 13 | 47 | |
Mali : autres régions | 97 | 21 | 288 | 13 | 419 |
Périurbain | 7 | 1 | 22 | 14 | 44 |
Total | 298 | 62 | 412 | 30 | 802 |
Source : enquêtes PLMU-2011.
48Parmi d’autres possibilités de comparer les conjoints, qui seront examinées plus loin, le lieu de naissance montre en effet la plus grande ressemblance entre eux : 62 % des hommes sont nés dans la même catégorie que leur épouse, soit la diagonale du tableau.
49Les migrants sont les plus nombreux parmi les chefs de ménage. De fait, beaucoup d’entre eux ont contracté leur mariage avant leur arrivée à Bamako, ou après leur installation mais en suivant un choix matrimonial balisé par le milieu social d’origine. Le fait de prendre une épouse issue du milieu urbain, selon une logique plus individuée, est moins fréquent parmi les non-natifs de la capitale. Les catégories d’origine sont donc les mêmes pour les deux conjoints dans 70 % des cas concernant des régions du Mali autre que Bamako, origine globalement la plus représentée. Elles sont encore les mêmes pour 59 % des natifs de Bamako, pour 26 % et 47 % des natifs de l’étranger ou du secteur périurbain, les deux catégories de provenance les moins représentées.
50Pour les migrants nés au Mali, la coïncidence d’origine va même plus loin puisqu’elle se vérifie aussi à l’échelle de la région, du cercle voire du village de naissance. Les natifs de Bamako épousent eux aussi majoritairement des femmes de la même ville, mais leur choix matrimonial s’ouvre à des « ressortissantes » de communes et de quartiers plus variés, et par conséquent à d’autres logiques que celle de la proximité géographique.
51Cette ressemblance se décline pourtant de manière inégale dans l’échantillon d’enquête (tableau 53). Le rapport entre migrants et natifs varie entre ces zones d’étude, et cela se ressent dans la proportion de conjoints qui se ressemblent dans leurs propres matrices. Mais chaque zone d’étude semble composer entre une certaine aspiration des hommes à préserver leur capital social d’origine, en particulier quand ils sont locataires, et une autre à le faire évoluer selon des horizons nouveaux, une tendance qui se manifeste notamment parmi les ayants droit de maisons partagées. Les premiers sont plus souvent migrants et donc moins familiers de Bamako ; les seconds viennent de familles propriétaires depuis deux générations ou plus.
Tableau 53 – Origines géographiques comparées des conjoints selon la zone d’étude à Bamako
Zone d’étude | Pourcentage d’origines : | |
Identiques | Différentes | |
Badalabougou-Séma | 45,6 | 54,4 |
Dialakorodji | 53,2 | 46,8 |
Médina Coura | 56,3 | 43,7 |
Boulkassoumbougou | 59,8 | 40,2 |
Moyenne d’enquête | 61,6 | 38,4 |
Kalabancoro | 63,2 | 36,8 |
Yirimadio-LS | 66,2 | 33,8 |
Lafiabougou | 68,2 | 31,8 |
Daoudabougou | 68,8 | 31,3 |
Dianéguéla | 70,1 | 29,9 |
Hamdallaye | 70,4 | 29,6 |
Source : enquêtes PLMU-2011.
52Les différences croisent ainsi des facteurs liés à la génération de naissance des hommes, à l’étalement de leurs mariages dans le temps, et d’autres liés à leurs parcours résidentiels jusqu’aux lieux d’enquête. À cet égard, la ville tend à élargir le champ des ressources matrimoniales comme le montrent aussi bien les quartiers les plus anciennement peuplés, comme Badalabougou-Séma et Médina Coura, que des quartiers renouvelant l’agglomération sur ses périphéries, comme Boulkassoumbougou et surtout Dialakorodji (planche 29). Compte tenu du poids démographique des jeunes dans l’ensemble du peuplement bamakois, on peut penser que ces nuances présagent de mariages qui seront encore plus urbains, par la provenance des deux époux, quand les célibataires d’aujourd’hui parviendront à l’âge adulte.
Planche 29. Origine géographique des conjointes selon celle des conjoints par zone d’étude

Source : enquêtes PLMU-2011.
Se former, travailler en ville, se déplacer au quotidien
53Pour aborder les ressources économiques dont disposent les citadins, les enquêtes PLMU disent peu de choses de l’effort financier que les ménages consacrent au logement : quelques précisions sont données sur les loyers, le coût de réparations ou d’extensions réalisées dans l’année qui a précédé le passage de 2011, mais l’investissement immobilier n’est pas globalement chiffré. La qualité physique des habitations – matériaux de construction, nombre de pièces et superficies bâties – les abonnements aux services d’eau, d’électricité et d’assainissement semblent dépendre plus de l’âge du quartier et d’une incertaine action publique, que de variables individuelles adossées aux revenus du travail (chapitres 1 et 3). Les déplacements reliant le domicile des habitants aux autres lieux de la vie urbaine, en particulier ceux de l’emploi, permettront finalement mieux d’apprécier les discriminations économiques qui accompagnent l’expansion territoriale de la ville.
54En effet, les caractéristiques de l’habitat ne sont ni le reflet exact ni même un indicateur toujours fiable du niveau de vie de ses occupants, même après plusieurs décennies de résidence urbaine. Aborder la pauvreté urbaine par le niveau d’aménagement du logement et de son environnement débouche sur une confusion assez récurrente entre le standing socioéconomique des citadins et le standing territorial des quartiers dans lesquels ils vivent. Mais comme on l’a vu, les ménages, pour une moitié d’entre eux, ne sont pas propriétaires de leur logement, et cette proportion est souvent liée à leur jeunesse, à un manque de familiarité avec les ressources urbaines, plutôt qu’à un handicap économique irréductible.
55Chez les propriétaires eux-mêmes, qui font figure de privilégiés, l’habitation constitue un bien fréquemment partagé, ce qui entraîne une forte pression physique sur son équipement. De nombreux ayants droit se dispensent pourtant d’en financer la restauration ou même simplement entretenir le patrimoine hérité en nom collectif, préférant réserver leur épargne propre pour l’acquisition d’un nouveau bien. La préparation d’un toit indépendant à distance de la maison familiale joue donc, par défaut, sur la qualité du bâti existant, tandis que ceux des héritiers qui y restent durablement sont trop démunis pour envisager d’en sortir, et dans l’immédiat pour contribuer aux réparations du quotidien.
56Pour comprendre comment les ménages se démarquent économiquement les uns des autres, d’autres grilles de mesure sont nécessaires. Elles évaluent ici le capital scolaire des individus, leurs attentes et leurs perspectives d’ascension sociale, comment la ville permet à certains et refuse à d’autres l’accès à sa ressource travail. Le recensement offre de nouveau la possibilité de comparer ces caractéristiques en ville et dans l’environnement rural de Bamako. Le lien formation/emploi trouve quelques éléments de réponse dans ces données, mais le lien entre emploi et résidence n’est pas informé : aucune triangulation avec la question de la mobilité urbaine n’est permise pour mettre en jeu la territorialité de la ville. Les déplacements quotidiens vers les lieux de travail seront donc informés par la seule enquête.
De la formation à l’emploi : quelles ressources individuelles ?
57Le standing économique des Bamakois est d’abord lié à leur scolarisation, à leur formation professionnelle et leur accès à l’emploi, qui font jouer une forte opposition avec les caractéristiques du milieu rural. Cartographier les niveaux d’étude et les statuts dans l’activité principale aide donc aussi à caractériser l’avancée de la ville hors du district, l’influence de l’agglomération sur son arrière-pays productif, ainsi que quelques lignes de division sociale de l’espace urbain.
Le niveau d’étude : de plus en plus d’élèves mais peu de qualifications
58Les possibilités données aux jeunes pour étudier sont en effet jugées meilleures dans la capitale par rapport au reste du pays. Elles sont pourtant inégalement appréciées par les ménages bamakois au fil de réformes ayant, dans les trois dernières décennies, diversifié les offres scolaires, ouvert l’enseignement secondaire et l’université au secteur privé (Gérard, 1999 ; Henaff et Lange, 2011).
59La scolarisation comparée des filles et des garçons, et le nombre d’élèves par classe à Bamako rappellent cependant le bas niveau de fréquentation scolaire et d’équipement des classes dans les années 1980 (Ballo, 1999), d’où partent ensuite les progrès mesurés sous la Troisième République et sous l’impulsion des Objectifs du millénaire pour le développement (Bouaré et al., 2018). La charge démographique que représente la jeunesse bamakoise joue pour beaucoup dans les limites quantitatives et qualitatives que soulignent divers indicateurs, malgré leur hausse. Ici, il s’agit de désagréger des données urbaines trop globales sur le niveau d’étude, et de comparer notamment les adultes et leurs enfants (tableau 54).
Tableau 54 – Niveau d’étude des individus enquêtés selon la classe d’âge

Source : enquêtes PLMU-2011.
60Les perspectives de formation s’inversent en effet entre les jeunes de moins de 20 ans et leurs aînés : alors que 38 % des seconds n’ont pas « fait les bancs », tout en considérant l’école coranique comme une démarche d’éducation, la part des non-scolarisés chute à 14 % parmi les premiers. Du fait de leur âge et de performances faibles, conduisant à de fréquents redoublements, ces individus scolarisés se concentrent majoritairement sur le cycle primaire. L’enseignement technique et professionnel est devenu quant à lui très discret parmi les jeunes, alors qu’il était déjà insuffisant dans les générations précédentes.
61Le tableau scolaire marque cependant des progrès dans le cycle primaire, qui ne discrimine plus les filles dans la dernière génération. Il s’assombrit en revanche si l’on considère les cycles suivants et l’âge des élèves à chaque fin de cycle : garçons et filles ont en moyenne 12 à 13 ans en 6e année du cycle fondamental (fin de l’enseignement primaire), 16 ans en 9e année (fin du niveau secondaire junior, ou collège) et 20 ans en 12e année d’étude (fin de l’enseignement secondaire, ou lycée). La comparaison entre les moins et les plus de 20 ans se justifie enfin, dans l’échantillon d’enquête, par la faible proportion de ceux qui continuent leurs études après cette 12e année et la forte proportion de ceux quittant l’enseignement secondaire sans le baccalauréat, ni d’ailleurs le niveau qui en était attendu dans la génération précédente.
62À l’échelle de la ville, les niveaux d’étude observés pour les seuls référents des ménages amplifient les contrastes déjà visibles pour l’ensemble des résidents (planche 30). Ils donnent en effet plus de visibilité à la proportion des personnes n’ayant été ni scolarisées ni instruites (44 % des chefs de ménage en moyenne, contre 37 % pour l’ensemble de la population résidente), et à celle des personnes ayant étudié à l’université (11 %, contre 7 %). Ces deux cartes se superposent à Bamako en montrant la scolarisation plus importante et plus avancée des résidents des vieux quartiers (communes III et II), jusqu’à Hippodrome en rive gauche, et de ceux de la rive droite plus ponctuellement dans les secteurs marqués par une programmation immobilière (Badalabougou-Séma I et II, Magnambougou et Faladiè). À l’inverse, un faible capital scolaire fait ressortir dans les mêmes cartes les marges populaires de la ville : Bougouba, Sikoro-Banconi, Kalabanbougou-Sébénicoro-Taliko-Lassa, ou encore Sénou.
Planche 30. Niveau d’étude des résidents de 6 ans et plus

Sources : enquêtes PLMU-2011 ; RGPH, 2009.
Réalisation : IRD/M. Bertrand.
63Avec cette donne scolaire, l’échantillon d’enquête ne retrouve pas tous les gradients déjà abordés dans l’agglomération. Mais il confirme ces contrastes géographiques à partir de quelques extrêmes qui se manifestent parmi les zones d’étude. Badalabougou-Séma se distingue ainsi par de fortes proportions de jeunes et d’adultes dépassant ou ayant dépassé le cycle d’études fondamental ; la proportion de non-scolarisés n’y est pas négligeable, mais elle vient de l’accueil, également record, d’employées domestiques issues du monde rural. Ce bonus de formation parmi les enfants des ménages et leurs parents s’illustre également à Yirimadio-LS et à Kalabancoro, ce qui souligne le crédit donné aux études par ces résidents de classes moyennes. Le type d’activité exercé par les adultes confirmera ce lien entre formation et emploi, mais le niveau d’étude offre déjà, en amont, une mesure approchée du standing socioéconomique des ménages.
64À l’inverse, les quatre quartiers d’origine irrégulière révèlent de fortes proportions d’adultes non scolarisés : Dialakorodji, Dianéguéla, Daoudabougou et Boulkassoumbougou sont rejoints sur ce plan par Hamdallaye dont les adultes ont exploré d’autres horizons économiques que ceux offerts par l’école, notamment la migration internationale. Si la ville peut inciter les enfants de ces quartiers à progresser dans l’échelle des études, ce que confirme l’enseignement fondamental, les enseignements professionnels et universitaires leur semblent au contraire toujours fermés.
L’exercice d’activités rémunérées
65Une fois précisée l’occupation des plus jeunes au sein des ménages, on peut classer la population enquêtée entre actifs et non-actifs. Les premiers incluent des stagiaires encore non rémunérés et des personnes déclarées bénévoles (moins de 2 %), d’autres se déclarant sans-emploi (6 %) ou retraitées (4 %). Mais aucune de ces catégories ne se réfère à une prise en charge politique du chômage ou à des pensions de retraite importantes. Avant de jauger le revenu des ménages, l’emploi urbain est d’abord un problème de ratio démographique entre ces actifs et ceux qui sont à leur charge.
66La population de moins de 7 ans représente en effet un quart des non-actifs ; les élèves et les étudiants comptent pour plus de la moitié, et les femmes occupées uniquement à leurs tâches domestiques pour 16 %. Mais la proportion des ménagères, dont quelques-unes sont encore élèves, et celle des épouses varient sensiblement dans l’échantillon d’étude. Plus généralement, le rapport entre actifs et non-actifs n’a rien d’homogène dans l’espace urbain : les personnes engagées dans une activité économique représentent de 29 % (Médina Coura) à 53 % (Badalabougou-Séma) de la population enquêtée localement, et de 25 % (Daoudabougou) à 63 % (Hamdallaye) des seules épouses des chefs de ménage. Ces niveaux d’activité ne sont pourtant ni toujours corrélés à ceux de la formation scolaire ni clairement imputables à l’ancienneté de l’urbanisation ou à la distance au centre-ville (planche 31).
Planche 31. Formation et emploi de la population enquêtée à Bamako, par zone d’étude

Source : enquêtes PLMU-2011.
Le statut d’emploi dans l’activité économique
67Placer le travail sur une échelle de rémunération reste une opération complexe, hors de portée des enquêtes PLMU, en particulier dans les sociétés où le salariat est minoritaire, où le travail est instable et où ses revenus sont irréguliers (Razafindrakoto et Roubaud, 2003). Aborder le niveau de vie par la mesure des consommations n’est pas non plus sans difficulté quand celles-ci oscillent entre des marchés formels et informels ; et qu’elles intègrent, de plus, des flux extérieurs à la ville, monétaires ou en nature : des échanges vivriers entre citadins et villageois, les remises de migrants, un hébergement gratuit assuré contre une prestation de service, etc. La statistique malienne a d’ailleurs bien progressé sur ce plan dans les dernières années, mais ses mesures restent trop globales pour faire jouer des différences internes à la ville.
68C’est donc une valeur approchée des capacités économiques des actifs qui est recherchée ici. La branche d’activité n’est pas retenue pour cela dans l’enquête. Elle confirme certes l’impact en ville des activités tertiaires, mais ses catégories se montrent trop hétérogènes pour visualiser les lignes d’inégalité dans la société et dans l’espace urbain. Le type d’emploi exercé montre davantage d’intérêt.
L’activité principale : une employabilité par l’informel
69Le statut dans l’emploi des personnes déclarant une occupation principale rémunérée permet ainsi plusieurs regroupements et comparaisons. On peut encore en montrer les variations dans l’espace enquêté (planche 30), et selon le sexe de ces actifs (tableau 55).
Tableau 55 – Statut dans l’emploi principal des actifs enquêtés selon leur sexe
Statut d’emploi | Femmes | Hommes | Total des actifs | |||
Nombre | % | Nombre | % | Nombre | % | |
Bénévole-stagiaire | 22 | 2,4 | 9 | 0,7 | 31 | 1,4 |
Sans-emploi/au chômage | 35 | 3,8 | 88 | 7,1 | 123 | 5,7 |
Employé domestique | 239 | 26,2 | 5 | 0,4 | 244 | 11,4 |
Apprenti | 12 | 1,3 | 75 | 6,1 | 87 | 4,1 |
Indépendant sans employé | 393 | 43,1 | 425 | 34,5 | 818 | 38,2 |
Indépendant avec apprenti(s) | 4 | 0,4 | 41 | 3,3 | 45 | 2,1 |
Indépendant avec employé(s) | 8 | 0,9 | 81 | 6,6 | 89 | 4,2 |
Professions libérales | 0 | 0,0 | 2 | 0,2 | 2 | 0,1 |
Salarié secteur privé | 95 | 10,4 | 266 | 21,6 | 361 | 16,8 |
Salarié secteur public | 70 | 7,7 | 146 | 11,9 | 216 | 10,1 |
Conventionnaire | 10 | 1,1 | 34 | 2,8 | 44 | 2,1 |
Retraité | 24 | 2,6 | 60 | 4,9 | 84 | 3,9 |
Total | 912 | 100,0 | 1 232 | 100,0 | 2 144 | 100,0 |
Source : enquêtes PLMU-2011.
70L’enquête confirme en effet l’importance des activités indépendantes. Celles-ci renvoient à un modèle entrepreneurial socialement prisé, mais sont généralement de bas niveau économique, c’est-à-dire plus souvent sans apprenti ni employé qu’avec. Elles rappellent surtout les tendances montrées par le recensement deux ans plus tôt, puisque près d’un actif sur deux s’autoemploie. Nombre de ces très petites entreprises disparaissent aussi vite qu’elles apparaissent. Mais elles offrent la meilleure approche quantifiée du secteur informel, véritable toile de fond du travail et des productions urbaines. Le rôle joué en particulier par la petite production marchande, les services de transport et les activités de vente au détail est bien connu : permettre aux migrants ruraux, peu qualifiés, de s’adapter aux marchés du travail et de consommation urbains ; donner des perspectives de reconversion aux hommes déboutés de la fonction publique ou débauchés du salariat privé ; offrir aux jeunes déscolarisés une souplesse d’entrée dans l’activité rémunérée ; ne demander que des mises de fonds limitées aux femmes en recherche de travail après quelques maternités, etc. (Brilleau et al., 2005 ; De Vreyer et Roubaud, 2013).
71Ces logiques se maintiennent globalement d’une génération d’actifs à la génération suivante, malgré le progrès enregistré dans l’enseignement fondamental ; mais leur bilan n’est pas sans nuance dans la ville. Les variations liées au sexe des actifs tirent le tableau vers de bas niveaux de revenus : certains types d’emplois sont réservés aux femmes (employées domestiques), d’autres aux hommes (apprentissage) ; mais les conditions de travail et la rémunération de ces activités discriminent plus sévèrement les actives. Parce qu’elles sont encore moins bien formées que les hommes, parce que leur employabilité est fortement contrainte par la charge maternelle et domestique, les femmes ont deux fois moins accès que les hommes au salariat dans le secteur privé ; elles se reportent par conséquent, plus que les actifs, vers le secteur informel et les formes d’autoexploitation qui le caractérisent.
72L’enquête confirme dans le détail ces perspectives différenciées de rémunération du travail. Dans le salariat public et notamment les secteurs de l’administration, de la santé et de l’éducation, les postes subalternes caractérisent clairement les femmes : d’un côté des secrétaires, des infirmières et des maîtresses du premier cycle ; de l’autre les cadres et directeurs de services, les médecins, les professeurs. Dans les petites activités marchandes et de restauration, où les femmes sont également très présentes, c’est la distance prise avec le domicile, et la possibilité de se rapprocher d’axes et de carrefours commercialement plus valorisants, qui jaugent les différences de rémunération du travail.
73Les données d’enquête et celles du recensement convergent enfin pour rappeler des discriminations fondées sur le capital scolaire des actifs (figure 16). En ne croisant que ces deux variables, le marché du travail de Bamako se montre, comme à Niamey et Ouagadougou, sous l’angle de l’inégalité des chances et du cumul de handicaps pour le plus grand nombre (Pasquier-Doumer, 2013).
Figure 16. Statut d’emploi dans l’activité principale et niveau d’étude des actifs du district de Bamako.

Sources : RGPH, 2009 ; enquêtes PLMU-2011.
74Les indépendants représentent en moyenne 54 % des actifs recensés à Bamako, contre 12 % de salariés. Les premiers comptent 53 % de personnes qui n’ont pas été scolarisées, contre 30 % chez les seconds. Les proportions des deux groupes se rejoignent pour les actifs qui ont été scolarisés mais dont le niveau d’étude ne dépasse pas le niveau primaire : entre 20 et 17 %. Quant aux aides familiaux, principalement des employées domestiques, ils ne représentent que 1 % des actifs recensés à Bamako, mais leur profil de formation rappelle celui du monde rural, très peu passé par l’école, avec des chances encore moindres données aux filles. Les apprentis (28 % des actifs de la capitale) signalent eux des risques plus souvent associés à la ville : celui de voir les études se conclure par un abandon sans diplôme, et celui de voir le diplôme déboucher sur le chômage des jeunes. Enfin, les études supérieures concernent 18 % des salariés, contre 3 % des indépendants et seulement 9 % de la petite catégorie des employeurs et des patrons (2 % des actifs bamakois).
75L’enquête PLMU confirme ces faiblesses et ces écarts de formation selon ses catégories propres. Le manque de débouchés professionnels ne concerne pas seulement les sortants de l’enseignement secondaire, il touche aussi les diplômés de l’université qui ne peuvent compter rapidement sur un emploi rémunéré. Mais, surtout, les trois catégories d’indépendants montrent un gradient croissant de formation selon leurs capacités à mettre au travail d’autres actifs apprentis ou employés. En cela elles rappellent l’hétérogénéité économique du secteur globalement qualifié d’informel. Elles situent le « patronat », voire certains actifs classés en « professions libérales », dans la continuité des plus gros tâcherons, et donneurs d’ordre sur le marché du travail urbain.
76Dans ces conditions, le regroupement des catégories d’emploi en deux groupes d’activités, indépendantes ou salariées, résume les différences de standing économique qui marquent non seulement les actifs, mais aussi leurs quartiers (tableau 56).
Tableau 56 – Statut dans l’emploi principal des actifs enquêtés par zone d’étude
Zone d’étude | Activité | Salariat | Total des actifs | |||
Nombre | % | Nombre | % | Nombre | % | |
Médina Coura | 115 | 72,3 | 44 | 27,7 | 159 | 100,0 |
Hamdallaye | 143 | 76,5 | 44 | 23,5 | 187 | 100,0 |
Lafiabougou | 129 | 66,5 | 65 | 33,5 | 194 | 100,0 |
Boulkassoumbougou | 158 | 73,1 | 58 | 26,9 | 216 | 100,0 |
Dialakorodji | 187 | 86,6 | 29 | 13,4 | 216 | 100,0 |
Badalabougou-Séma | 182 | 58,0 | 132 | 42,0 | 314 | 100,0 |
Daoudabougou | 95 | 75,4 | 31 | 24,6 | 126 | 100,0 |
Dianéguéla | 144 | 64,0 | 81 | 36,0 | 225 | 100,0 |
Kalabancoro | 169 | 68,7 | 77 | 31,3 | 246 | 100,0 |
Yirimadio-LS | 86 | 40,0 | 129 | 60,0 | 215 | 100,0 |
Total | 1 408 | 65,7 | 736 | 34,3 | 2 144 | 100,0 |
Source : enquêtes PLMU-2011.
77Par la proportion d’actifs salariés qu’il compte, et du fait d’un meilleur niveau d’étude, Badalabougou-Séma continue de se distinguer des autres zones d’étude ; seuls les actifs de Yirimadio-LS, plus jeunes, le dépassent sur ce plan. Les deux secteurs nés de la promotion immobilière font de nouveau profil commun, malgré la génération qui les sépare, en concentrant à elles seules plus du tiers des salariés enquêtés. À l’inverse, Dialakorodji montre la plus forte proportion d’actifs indépendants sur les marges irrégulières de la ville, comme l’ont fait, plus de trente ans avant sa naissance, Dianéguéla, Boulkassoumbougou et Daoudabougou : les périphéries non loties à l’époque. De vieux quartiers centraux rejoignent enfin ce profil dominé par l’emploi informel : moins parce que leurs actifs n’auraient pas ou trop peu fréquenté l’école, que du fait du rôle d’éponge du sous-emploi qu’offrent les petites activités commerciales pour des jeunes sortis de l’école sans qualification.
78La comparaison de la ville et de son environnement rural prend finalement tout son sens pour relier l’emploi informel et le travail agricole dans un continuum de faibles qualifications. Ce dernier ne concerne que 2 % des actifs du district de Bamako, mais 26 % de ceux recensés dans le cercle de Kati en 2009 (planche 32). À l’inverse, les activités indépendantes et salariées constituent un marqueur de l’agglomération et de son influence au-delà des limites du district. Leur présence varie cependant dans la ville : les actifs indépendants parce qu’ils concernent une large proportion de la population citadine, les salariés parce qu’ils constituent la minorité la plus qualifiée des actifs.
Planche 32. Actifs agricoles, indépendants et salariés recensés en 2009 dans le cercle de Kati et le district de Bamako

Source : RGPH, 2009.
Réalisation : IRD/M. Bertrand.
Activités secondaires ou emploi fluctuant ?
79Ce poids des faibles qualifications dans l’emploi est finalement confirmé par les activités secondaires que les personnes, à partir de 6 ans, déclarent en plus de leur activité rémunérée principale, de leur travail domestique ou de leur scolarité. L’inventaire de ces emplois occasionnels est trop peu fourni dans l’enquête pour justifier une carte à l’échelle des quartiers. Mais il confirme les médiocres perspectives économiques d’ensemble. Plusieurs arguments font ressortir le lien entre ces travaux d’appoint, généralement irréguliers, et le secteur informel dans lequel se retrouve une très grande partie des Bamakois : directement à travers les actifs concernés, et indirectement par les consommations domestiques qui découlent de ce secteur (tableau 57).
Tableau 57 – Activités secondaires des personnes enquêtées selon leur statut dans l’activité principale et leur sexe

Source : enquêtes PLMU-2011.
80Les activités mentionnées se concentrent pour la majorité d’entre elles sur une petite intermédiation marchande, rejoignant en cela les orientations du secteur informel. Dans quelques boutiques, mais plus généralement dans l’espace public, les femmes sont impliquées dans la vente ambulante ou sur des places de marché, dans la vente de bonbons, d’arachide et de pâte d’arachide, de condiments, crèmes, glace, jus et eau glacés, feuilles de haricot, patates frites, lait, fruits, mangues et galettes, la vente de pagnes et de tissus, de chaussures, habits, parfum et savon, la vente de médicaments, de charbon, ou encore de sable. Les hommes sont davantage associés aux cigarettes et pièces détachées, au bétail, aux ciment et graviers. L’importance prise par ces activités indépendantes confirme donc des transactions de détail et des spécialités fluctuantes, souvent liées à d’autres logiques que strictement économiques : on est loin d’un entrepreneuriat vantant le profit commercial comme « l’art de ne jamais mettre tous ses œufs dans le même panier ».
81Les activités de production agricole – culture, élevage de volaille, jardinage, maraîchage – ne sont pas négligeables. Mais comme dans l’emploi principal, elles sont dépassées en nombre par les perspectives de revenus à tirer de la broderie, de la teinture ou de la couture, de la fabrique de briques, de miroirs, de la maçonnerie, la menuiserie ou encore la tôlerie. Cet artisanat urbain est lui-même en retrait de petits services qui, avec les vendeurs occasionnels, rappellent comment la tertiarisation des activités urbaines se joue principalement dans l’économie informelle.
82La nécessité de compléments de revenus ne concerne pas seulement les actifs dont l’emploi principal, indépendant, est déjà irrégulier et peu qualifié. Elle concerne également des élèves, des étudiants et des ménagères, en plus de leur activité non marchande, ainsi que des actifs salariés. Parmi ceux-ci, quelques hommes apportent des compétences techniques et gestionnaires qui font souvent défaut à l’économie informelle ; quant aux employées, elles se distinguent par la préférence donnée à de petites activités commerciales diffuses, sans doute sous-évaluées, qu’elles organisent entre la maison et le bureau.
83La contribution des femmes à ces activités secondaires, majoritaire, constitue le troisième argument des petits arrangements dont l’activité économique bamakoise est souvent tributaire. Que ces femmes soient principalement ménagères, actives indépendantes, ou salariées, leur travail s’ajoute à d’autres occupations dans la sphère domestique. Il en ressort une économie fragmentaire et de faibles perspectives de revenus. Les exemples de services rendus aux personnes le confirment : aux femmes un horizon plus souvent limité – aide-ménagère, cuisinière pour les fêtes et les cérémonies de mariage, coiffeuse, laveuse de linge et d’habits, tatoueuse, tontinière, traductrice interprète ; aux hommes des activités secondaires plus qualifiées ou plus rémunératrices : chauffeur, peintre, courtier en vente de terrains, location de chaises, cours privés dispensés à domicile, maître karaté, professeur de natation, vétérinaire, gestion d’une clinique…
Montée en puissance des enjeux du déplacement urbain
84L’échantillon enquêté permet enfin d’inscrire les activités exercées dans la triangulation formation, emploi, mobilité urbaine qui manque à d’autres sources de données. En ville, le standing économique des ménages dépend en effet des conditions de transport et des moyens apportés au déplacement entre le domicile et les lieux de travail. Sur ce plan, Bamako souffre d’une forte concentration de l’emploi formel au centre-ville et d’un trop petit nombre de zones d’activité réellement aménagées. La dissociation des lieux de vie des citadins, les coûts et les temps qu’ils consacrent à des distances croissantes à parcourir pour les relier, montrent à quel point la mobilité urbaine est devenue un recours marchand, et par conséquent une ressource discriminante pour les habitants des grandes agglomérations africaines (Godard, 2002 ; Bertrand, 2010-a). Ce transport dépend des revenus des actifs au sein des ménages, et des besoins spécifiques de leurs différentes composantes démographiques. Il s’individualise relativement mais continue de s’articuler à des modes collectifs et à un usage partagé des véhicules privés.
85Parmi ces recours, les deux-roues « Jakarta » connaissent en effet un essor fulgurant à partir des années 2000 : ces motos fabriquées en Asie profitent de la libéralisation économique qui a donné des licences d’importation aux intermédiaires chinois ; elles profitent également de l’adaptation des véhicules aux capacités locales d’entretien. L’engouement qu’elles ont très rapidement suscité, comme telles ou comme « tricycles » motorisés dédiés au transport de marchandises, voire de passagers, échappe donc aux enquêtes menées au Mali dans la décennie précédente3. Bamako rappelle alors, comme plusieurs capitales africaines, l’importance de la marche et du transport collectif artisanal pour le plus grand nombre des habitants (Pochet et al., 1995 ; Diaz Olvera et al., 1998 ; Diaz Olvera et Kane, 2002 ; Behrens et al., 2006). Quelques années plus tard, le rôle joué par les motos dans la circulation et la vie urbaines, ainsi que le « comotorage » auquel elles donnent lieu, ne peuvent être ignorés (Bertrand, 2012-b).
Où travailler ?
86Apparier les données du logement et celles de l’emploi demande de comparer leurs géographies respectives puis de mesurer individu par individu les trajets qui relient ces différents lieux de vie. Si le recensement n’intègre pas la question de la mobilité quotidienne des citadins, l’enquête le fait pour toutes les personnes conduites à se déplacer vers un espace de travail ou de formation. On pourra donc prolonger sur ce plan la comparaison des chefs de ménage et de leurs épouses.
87Les questions abordées concernent d’abord les membres adultes des ménages, sur les caractéristiques desquels on reviendra dans le chapitre 6. Elles sont relatives à la nature de leur activité : rémunératrice ou domestique, fixe ou mobile ; à sa localisation, relativement à celle de la zone d’étude, et à l’appréciation de cette distance à l’emploi pour ceux qui sont effectivement actifs. D’autres questions, posées à l’ensemble des membres des ménages âgés de 6 ans et plus, sont abordées ensuite. Elles concernent les modalités et les temps du déplacement comme problématique commune aux adultes et aux jeunes, ces derniers contraints eux aussi à des navettes quotidiennes vers leurs écoles et d’éventuels lieux d’emploi.
88Parmi les 1 854 adultes d’abord concernés, tous n’éprouvent pas la même nécessité de se déplacer : soit qu’ils ne sont pas classés comme actifs ; soit qu’ils le sont mais que leur activité se déroule à domicile comme c’est fréquemment le cas dans les métropoles des Suds (Delaunay et al., 2002) ; soit enfin que cette activité n’est pas sédentaire, qu’elle demande un constant déplacement vers différentes sources de ravitaillement et clientèles, comme le montre souvent le travail africain (Bertrand, 2010-b). En 2011, 30 % des adultes enquêtés sont de fait classés comme inactifs. La proportion monte à près de la moitié des 956 femmes, du fait principalement du travail domestique qui les occupe dans leur maison, tandis qu’elle ne représente qu’un homme sur dix. L’échantillon des déplacements potentiels se restreint donc à 1 301 personnes (tableau 58).
Tableau 58 – Variations de la nature de l’activité principale et de sa localisation

Source : enquêtes PLMU-2011.
89La géographie de l’emploi se dessine d’abord selon que les activités sont exercées en lieux fixes ou non. Près de 10 % des femmes et 15 % des hommes ne dépendent pas d’un poste de travail précis, et sont en effet mobiles ou itinérants dans leur emploi. Il s’agit de maçons embauchés à la tâche, de chauffeurs indépendants, et surtout de vendeurs itinérants. La question du déplacement n’est pas pour autant simplifiée ; elle se complique même quand les lieux d’exercice se montrent eux-mêmes instables ou extérieurs à Bamako, ce qui justifie une catégorie « autre » pour localiser certaines occupations économiques. On retrouve cependant un lien clair entre ces activités inscrites dans la mobilité et l’emploi informel : les premières montrent les plus fortes proportions parmi les actifs indépendants, avec ou sans employé (un sur cinq), tandis que les salariés ne sont quasiment pas concernés. Ce travail mobile est également surreprésenté parmi les actifs de Dialakorodji (un quart) et de Dianéguéla (22 %), les plus marqués par ce type d’emploi. À l’inverse, le phénomène apparaît marginal à Badalabougou-Séma et à Yirimadio-LS (moins de 6 % de leurs actifs).
90La mise en place de navettes reliées au domicile dépend donc de la localisation du travail. Celle-ci est renseignée dans l’enquête selon les quatre catégories de la maison, du quartier de résidence, de la ville pour indiquer d’autres quartiers, et au-delà d’un bassin d’emploi plus large4. La variable du sexe des adultes se montre de nouveau la plus structurante en modifiant sensiblement les proportions prises dans ce gradient d’éloignement du domicile : la quasi-totalité des hommes (94 %) travaille hors de la maison, tandis que plus d’une femme sur cinq y organise ses activités marchandes en plus du travail domestique qui peut l’y occuper comme « ménagère ». Plus généralement, les actifs sont surreprésentés dans les distances longues, au-delà du quartier (74 % des hommes, contre 45 % des femmes), tandis que les actives sont majoritairement occupées dans la proximité, maison et quartier, et n’ont pas besoin d’aller « en ville » pour travailler (55 % des femmes, contre 26 % des hommes). En termes de distance à parcourir, le quartier est donc le point de bascule entre la mobilité des hommes, qui exigera d’autres modes de déplacement que la marche, et celle des femmes qui demandera moins souvent un recours marchand (Diaz Olvera et al., 2004).
91Ce caractère discriminant du déplacement se confirme parmi les plus gros effectifs d’actifs, selon leur statut dans l’emploi principal : le salariat exige un déplacement en ville dans 80 ou 90 % des cas ; à l’inverse, la majorité des indépendantes et indépendants sans employé, emblématique de l’économie informelle, se contient dans la proximité, du quartier voire de la maison qui trouve ici sa valeur maximale (24 %). Les actifs indépendants et leurs apprentis surreprésentent les emplois dans le quartier de résidence. Leurs difficultés à disposer d’ateliers et de places de négoce à bon marché expliquent cet éloignement des meilleures opportunités marchandes, c’est-à-dire des grands axes et des marchés centraux, là où convergent les clientèles les plus nombreuses et les plus solvables. Cette contrainte de valorisation de l’activité et la gêne à y ajouter des coûts de transport ressortent donc manifestement pour eux.
92Dans cette perspective, la distance au centre-ville de la résidence des ménages constitue une variable contextuelle à double tranchant : d’un côté elle grève le budget domestique pour les dépenses nécessaires au déplacement de certains de leurs membres ; d’un autre côté, elle peut le soulager d’autres frais en donnant accès à des loyers moins chers ou à la propriété du logement, ce que montre la concentration des citadins les mieux qualifiés dans certains quartiers périphériques. C’est le cas aujourd’hui à Yirimadio-LS, dont la plus forte proportion d’emplois en ville (84 %) rejoint celle de salariés et dépasse même Badalabougou-Séma sur ce point (Ba et Bertrand, 2015). À distance comparable du centre-ville, les actifs de Dialakorodji montrent au contraire la plus faible proportion de navettes quotidiennes vers Bamako (49 %) : de pénibles déplacements sur une route toujours non carrossée dans les années 2010, ainsi que la concentration d’emplois indépendants, expliquent ce repli majoritaire sur le quartier de résidence. Tel n’est pas le cas à Dianéguéla qui partage ces caractéristiques mais se montre bien relié à d’autres quartiers de sa commune (VI), tout comme le sont les actifs de Lafiabougou dans la commune IV. Chaque zone d’étude se présente ainsi avec ses logiques propres et selon une combinaison originale de variables faisant jouer la distance du quartier au centre-ville ou annulant son influence.
93Le détail des quartiers d’emploi autres que celui de résidence donne finalement quelques clés d’explication. 92 % des 805 actifs concernés se déplacent ainsi selon une localisation précise et un quartier régulier de travail, les autres en citant des opportunités « partout en ville » « plusieurs quartiers suivant les commandes » ou « tout lieu possible » dans l’agglomération.
94Parmi près de 150 destinations, les plus fréquemment citées font ressortir les neuf quartiers qui, avec chacun de 30 à 45 occurrences d’emploi, concentrent ainsi 40 % des déplacements « en ville » (tableau 59). La convergence vers un centre-ville élargi à de vieux quartiers d’habitation, ainsi qu’au foyer historique du peuplement de la rive droite, est donc l’une des tendances à l’œuvre, avec les déplacements à grande traversée urbaine qui peuvent en découler. Mais elle n’est pas la seule : d’autres logiques, notamment d’évitement des embouteillages liés à la traversée du fleuve Niger, se comprennent au sein de chacune des deux rives du peuplement urbain ; des déplacements visent une relative proximité d’emploi pour minimiser les contraintes du trafic quotidien. Les emplois situés au centre commercial sont ainsi principalement cités par des habitants de Médina Coura ; ceux à Hamdallaye le sont surtout par des habitants de Lafiabougou ; ceux à Magnambougou le sont plus majoritairement encore par des habitants du quartier voisin de Dianéguéla. Au-delà de la polarisation du centre-ville, plusieurs sous-systèmes de connexion entre les espaces du logement et ceux du travail, et de navettes afférentes en semaine, se révèlent ainsi autour de quelques équipements et des places marchandes secondaires. À l’inverse, Médina Coura est plus souvent cité comme lieu d’emploi, notamment à l’hôpital Gabriel-Touré et au grand marché alimentaire, par les actifs enquêtés à Boulkassoumbougou que par ceux du quartier même.
Tableau 59 – Lieux d’emploi les plus fréquemment cités en dehors du quartier d’habitation
Quartier d’emploi en ville | Nombre d’actifs |
Quartier du Fleuve | 39 |
Centre commercial | 38 |
Bozola | 36 |
Médina Coura | 33 |
Hamdallaye | 34 |
Badalabougou | 45 |
Magnambougou | 33 |
Sogoniko | 33 |
Faladiè | 30 |
Source : enquêtes PLMU-2011.
95C’est donc finalement à l’échelle de ces deux pans du peuplement urbain que s’articulent le mieux les différentes logiques du déplacement : celle de la proximité et celle de la polarisation centrale. Alors que 88 % des actifs résidant en rive gauche de Bamako y travaillent également, mais dans un autre quartier que celui où ils résident, ce n’est plus le cas que pour 53 % des habitants de la rive droite. Celle-ci polarise les déplacements de 47 % de ses habitants, mais n’attire que 12 % des actifs résidant au nord du fleuve Niger. Côté nord, Boulkassoumbougou et Dialakorodji dépendent presque totalement des emplois de la rive gauche. Côté sud, Daoudabougou et Kalabancoro dépendent à plus de 43 % de la rive droite, et Dianéguéla s’y relie avec un maximum de 85 % de ses déplacements. Les salariés, au contraire, dépendent le moins d’emplois situés dans leurs communes de résidence. Les deux zones d’étude de Badalabougou-Séma et de Yirimadio-LS, qui concentrent ces actifs, se montrent également connectées au centre-ville de Bamako en étant proche des ponts assurant la traversée du fleuve vers la rive gauche, pour la première, et beaucoup plus éloignée pour la seconde.
Modes et temps du transport urbain
96En ajoutant les jeunes en formation à ces adultes actifs, l’enquête informe finalement les conditions de déplacement de l’ensemble des habitants entre domiciles et lieux de travail. De ces navettes sont déduites les caractéristiques d’enfants trop jeunes pour être scolarisés et de ménagères occupées à domicile, soit 30 % de la population résidente qui ne se déplacent pas au quotidien.
97Sur les 4 767 personnes concernées en occupation économique ou scolaire, 3 319 se déplacent effectivement au-delà de la maison. On retrouve avec ces pratiques les logiques de proximité et d’économie que suivent de très nombreux ménages bamakois, mais aussi des logiques d’adaptation à une ville qui s’est considérablement étendue en trente ans : plus le déplacement s’éloigne du domicile, plus s’offrent à lui des recours variés, motorisés et marchands, ce que montrent d’abord les actifs économiques selon le lieu d’exercice de leur emploi (tableau 60).
Tableau 60 – Mode principal de transport des actifs contraints à se déplacer vers des emplois extérieurs au domicile

Source : enquêtes PLMU-2011.
98Devant le rôle joué par les motos, le transport collectif assuré par les véhicules Sotrama semble en perte d’influence dans les années 2010. Gérés par de petits opérateurs privés, ces minibus de 15 à 25 places sont classés eux aussi dans le secteur informel après qu’ils ont refoulé hors de Bamako la presque totalité des véhicules [duuru duurunin], la génération précédente du transport urbain artisanal. Les bas prix qu’ils assurent, dans des conditions d’entassement des passagers et de qualité de service décriée, leur valent la clientèle citadine la moins aisée.
99Les autres véhicules motorisés rendent le déplacement plus sélectif : par leur coût d’achat quand ils sont individuels et leur coût de service quand ils sont exploités commercialement. Leur usage s’étend malgré le manque de voies secondaires aménagées, au prix d’embouteillages croissants à l’approche du centre-ville et des points de traversée du Niger5. Il n’est cependant pas en rapport avec l’étalement de la ville. Un service de bus est assuré de manière marginale par quelques entreprises privées pour leurs employés6. Mais le transport collectif formel a disparu de la carte de ces déplacements après plusieurs brèves expériences de gestion publique ou privée dans l’histoire de la capitale : l’une a d’ailleurs laissé au transport artisanal le nom même de « Sotrama », venu de la société de transport du Mali qui avait introduit des véhicules de marques allemande et japonaise dans la circulation bamakoise et porté sérieusement concurrence aux [duuru duurunin] de marque Peugeot. La dernière tentative avortée d’imposer une gestion publique du transport urbain remonte au début des années 2000.
100La prise en compte des jeunes déplace cependant la donne (tableau 61). Trois modes de déplacement concentrent en réalité les neuf dixièmes des pratiques urbaines, et parmi celles-ci la marche constitue le recours d’une franche majorité des citadins. C’est moins la marque directe des pauvres en ville (Diaz Olvera et Kane, 2002) que celle des actifs travaillant dans la proximité. C’est surtout la conséquence du poids d’une population scolaire en formation dans la capitale. Mais, alors que la marche convient à 87 % des élèves pour rejoindre des écoles de quartier, elle chute à moins de 7 % pour les étudiants qui ont bien davantage recours à la moto (55 %) ou aux minibus Sotrama (36 %).
Tableau 61 – Variations du mode de déplacement entre domicile et lieu de travail pour tous les navetteurs

Source : enquêtes PLMU-2011.
101L’influence de l’âge se prolonge dans la comparaison des plus jeunes et des adultes : un tiers des plus de 20 ans recourent à la marche en allant travailler, notamment dans leurs quartiers, tandis qu’une même proportion se déplace à moto, et par conséquent plus loin. À l’inverse, ni les élèves ni les étudiants ne comptent plus de 2 % de déplacements en voiture ou en taxi, tandis que plus d’un adulte sur dix est concerné.
102À générations équivalentes, le mode de déplacement dépend également du sexe des usagers, y compris pour les jeunes se déplaçant vers un établissement de formation professionnelle ou supérieure. Liées plus que les hommes à des emplois de proximité, les femmes comptent avant tout sur la marche (70 % de leurs déplacements), et ce plus que les élèves et les actifs en général (52 %). Le recours aux minibus Sotrama, avec ses conditions de transport motorisé les moins bonnes et les moins coûteuses, les concerne dans les mêmes proportions que les hommes (11-12 %). Les citadines sont par contre en retrait pour ce qui concerne les véhicules privés : voiture personnelle (- 1,6 point) et surtout moto (11 % de leurs déplacements, contre 27 % pour les hommes).
103Par le boom qu’elle a connu dans toutes les classes sociales depuis les années 2000, la moto s’annonce donc comme le pivot d’un meilleur équilibre, pas totalement réalisé, entre jeunes et moins jeunes, entre hommes et femmes, entre catégories modestes et moins vulnérables. Encore faut-il considérer ici son usage partagé pour des besoins qui ne sont pas strictement individuels sur une partie des parcours. Le même véhicule à deux roues transporte alors une épouse, des enfants, mais aussi des animaux et diverses marchandises. Compte tenu du petit nombre de kilomètres routiers aménagés dans le district de Bamako7, et de l’évolution rapide du trafic, ce transport rend la circulation urbaine dangereuse. L’équipement des ménages bamakois en motos rejoint celui des Ouagalais qui, en l’absence de transports en commun dans l’histoire de leur ville, ont recouru plus anciennement aux deux-roues motorisés (Boyer et Delaunay, 2017). La pratique du déplacement s’aligne surtout sur des tendances plus généralement à l’œuvre dans les capitales africaines, entre « mise en commun des véhicules individuels et individualisation des modes collectifs » (Diaz Olvera et al., 2010).
104Le recours au transport motorisé est enfin un élément de standing économique. C’est ainsi qu’il faut comprendre ses variations selon le statut d’emploi : 13 % des employés du secteur privé et 26 % des salariés du secteur public disposent d’une voiture personnelle, contre seulement 5 % des actifs indépendants sans employé. La marche atteint ses plus fortes valeurs parmi ceux-ci et les apprentis (52 à 78 % de leurs déplacements), ses plus faibles valeurs étant chez les employés du secteur public (7 %). Entre ces extrêmes, la moto et ses valeurs intermédiaires – environ 40 % des recours – font ressortir des emplois également « intermédiaires » par leurs perspectives de revenu : indépendants avec apprentis et employés, salariés du secteur privé et conventionnaires.
105Pour ces actifs et les autres membres de leurs ménages qu’ils associent à leurs déplacements, le véhicule privé et sa version popularisée à deux roues constituent finalement un marqueur du niveau socioéconomique des quartiers, mais sans toujours établir un lien mécanique avec leur éloignement du centre de Bamako. Avec 10 à 21 % de résidents se déplaçant en voiture personnelle, Badalabougou-Séma et Yirimadio-LS continuent de tirer la mobilité vers le haut, tandis que ce mode de transport concerne toujours moins de 7 % des habitants ailleurs. Ceux des quartiers populaires ne sont pas ou à peine concernés, et présentent à l’inverse les plus fortes proportions de déplacements à moindres frais : la marche intéresse ainsi 79 % des actifs et des élèves conduits à se déplacer depuis Dianéguéla ; depuis Dialakorodji, elle est couplée avec le transport en minibus Sotrama (22 % des déplacements) ; dans ces deux zones d’étude, l’usage de la moto se trouve ainsi réduit à ses plus faibles valeurs (13 et 10 % des recours).
106En opposant les quartiers issus de la promotion immobilière, dont les habitants présentent un meilleur niveau de consommation, et ceux marqués par leur informalité d’origine, dont les actifs sont plus démunis, les déplacements à Bamako se graduent donc selon des critères plus variés que la distance au centre. La mobilité urbaine s’ajoute à la problématique du logement pour accroître les inégalités dans l’agglomération. La combinaison des logiques de proximité/distance aux espaces d’emploi, de standing économique des habitants, et d’aménagement de leur environnement, relativement au reste de la ville, permet finalement d’apprécier les temps de ce transport quotidien (figure 17).
Figure 17. Durée moyenne du déplacement domicile/travail selon le mode de transport et la zone d’étude (en minutes).

Source : enquêtes PLMU-2011.
107En moyenne, les déplacements à pied durent 18 minutes. Ceux en transport en commun sont en durée les plus longs (52 minutes), du fait des temps d’attente des minibus Sotrama sur la route et leurs fréquents arrêts pour la montée et la descente des passagers. Entre ces deux extrêmes, le véhicule privé, voiture ou moto personnelle, donne aux déplacements les mêmes durées intermédiaires (35 et 34 minutes). Il permet donc de « raccourcir » la distance à parcourir par une relative vitesse et souplesse de transport. Chacune des zones d’étude reproduit d’ailleurs ce gradient de durées, mais les habitants de Boulkassoumbougou, et surtout de Dialakorodji, se confrontent à des durées de déplacement toujours plus importantes quel que soit le mode de transport. À distance comparable du centre-ville, les habitants de Kalabancoro consacrent un temps moins important à leurs déplacements ; les moyennes sont ici comparables à celles que l’on relève depuis les espaces centraux (Médina Coura) et péricentraux (Hamdallaye et Lafiabougou en rive gauche ; Badalabougou entre deux ponts sur la rive droite). L’hypothèse de sous-systèmes de mobilité urbaine répartis entre les deux rives du peuplement de Bamako montre ici sa pertinence.
Gaps économiques entre maris et épouses
108La suite de la comparaison entre conjoints s’attache alors aux mêmes ressources de la formation, de l’emploi et de la mobilité urbaine qu’examinées selon les différentes générations de l’échantillon d’enquête. Mais, alors que les caractéristiques d’origine des chefs de ménage et de leurs épouses montraient de fortes ressemblances géographiques, les atouts économiques de l’insertion urbaine et les meilleurs bénéfices à tirer de la ville semblent moins bien partagés au sein des ménages.
109L’hypothèse d’une mobilité sociale préparée par les deux conjoints se brouille d’abord à l’examen de leurs scolarités respectives : si les hommes et les femmes cochaient les mêmes types de lieu de naissance dans près des deux tiers des cas, le niveau d’étude ne montre plus de ressemblance entre mari et épouse que pour un tiers des couples (34 %), la plupart du temps au bénéfice des chefs de ménage. 78 % des hommes non-scolarisés, 4I % de ceux n’ayant pas dépassé le cycle primaire, ont certes épousé une femme elle-même non scolarisée. Mais la ressemblance du niveau d’étude tombe à 26 % chez les hommes ayant été scolarisés jusqu’au lycée et à 21 % pour ceux qui ont étudié à l’université. Ce décalage de formation entre conjoints vaut pour toutes les zones d’étude, mais il est plus marqué dans les quartiers où les hommes, par leur meilleur capital scolaire, aspirent plus que la moyenne à des revenus réguliers et conséquents. Le taux de ressemblance chute ainsi à Yirimadio-LS, où seulement 18 % des épouses présentent le même niveau d’étude que leur mari, tandis qu’il reste au-dessus de la moyenne, de l’ordre de 40 à 50 %, dans les secteurs populaires de Dianéguéla, Hamdallaye, Dialakorodji et surtout Boulkassoumbougou.
110La comparaison des emplois exercés par les deux conjoints mobilise un grand nombre de catégories qui peut disperser les effectifs. De fait, moins d’un couple sur cinq (19 %) présente des types d’activités identiques : d’une part parce que la majorité des épouses reste dans la catégorie « ménagères » et n’exerce pas de travail rémunéré ; d’autre part parce que les actives, en majorité, n’apportent pas de ressources économiques importantes à leurs foyers, et ne comptent que sur des revenus d’appoint, relativement à ceux que le mari est censé apporter pour les besoins du ménage.
111Le décalage de formation se répercute donc sur celui de l’emploi puisque seules les actives indépendantes sans employé, qui occupent en particulier de petites activités marchandes, partagent ce statut avec leur mari dans une proportion significative (43 %), confirmant ainsi le profil d’emploi informel qui prévaut à Bamako. Les hommes occupés comme conventionnaires d’entreprises ou comme salariés du secteur public n’ont que 18 % d’épouses actives selon les mêmes statuts, et la ressemblance tombe à moins de 10 % pour les seuls employés du secteur privé. Elle se montre surtout erratique dans l’espace urbain : forte à Badalabougou-Séma, où des femmes se sont anciennement engagées dans des emplois salariés en profitant d’un accès exceptionnel à l’école ; mais faible à Yirimadio-LS, où la moyenne d’âge des épouses est plus jeune et se ressent dans leur confinement dans les activités ménagères.
112Le gap économique se confirme enfin dans les conditions de déplacement des hommes et des femmes selon qu’ils travaillent ou non à distance de la maison : alors que seulement 12 % des maris restent à domicile, souvent pour y exercer une activité rémunératrice, la proportion monte à 62 % chez leurs épouses, signe qu’une grande partie d’entre elles n’exerce aucun emploi. La ressemblance de transport ne se pose donc que pour un nombre restreint de couples (248) dans lesquels les deux conjoints sont non seulement actifs mais aussi employés à l’extérieur de la maison. Et de fait, 20 % seulement des chefs de ménage qui se déplacent à pied vers leur lieu de travail ont une épouse qui fait de même ; la coïncidence n’est même plus vérifiée que pour 15 % des hommes empruntant un minibus Sotrama.
113La donne change, cependant, avec les véhicules privés qui assurent une plus grande ressemblance entre maris et femmes : 47 % des actifs bénéficiant d’une moto, 23 des 28 maris disposant d’une voiture personnelle pour leur transport, ont une épouse qui se déplace de la même manière. Mais ce ré-appariement est moins l’indice d’un rattrapage d’équipement pour les femmes, que de l’usage partagé des véhicules permettant aux conjoints de se déplacer ensemble, ou du moins des épouses de bénéficier des facilités de leurs maris. La ressemblance met donc Badalabougou-Séma de nouveau en exergue. Plus coûteux, les biens automobiles intéressent d’ailleurs aussi les enfants des ménages, dans leurs déplacements vers des écoles susceptibles d’assurer une formation de meilleur niveau, plus rares en ville et plus éloignées des lieux d’habitation.
114Les combinaisons les plus fréquentes sont finalement celles d’une épouse se déplaçant à pied et de son mari roulant à moto (Kalabancoro, Hamdallaye et Boulkassoumbougou), ou sa version plus modeste du chef de ménage n’ayant de recours que le Sotrama (Dianéguéla et Hamdallaye). D’autres combinaisons, économiquement sélectives, sont moins représentées : les couples réservant l’usage de la moto au mari et le recours au Sotrama pour l’épouse (Lafiabougou, Yirimadio-LS) sont à peine plus nombreux que ceux dont les deux actifs se déplacent ensemble dans une voiture personnelle, généralement présentée comme étant celle du mari (Badalabougou-Séma).
115Articulée à un décalage d’âge et de niveau d’étude qui reste structurel chez les adultes nés avant les années 1990, l’infériorité économique des femmes mariées est bien générale à Bamako. Elle n’en rend que plus sensibles les difficultés de ces femmes, et de leurs enfants, lorsqu’elles perdent leur époux ou s’en séparent sans perspective heureuse de remariage. Si le gap s’atténue chez les personnes ayant été scolarisées au-delà du cycle primaire, et dans les ménages dont les deux conjoints sont actifs, il ne se résorbe pas dans tous les cas où le standing économique du ménage est meilleur. On comprend alors l’enjeu que représente, dans les familles fondées à Bamako depuis d’autres origines, le maintien des liens avec les communautés qui ont d’abord lié ces hommes et ces femmes et pensé leur union dans les normes de la solidarité économique. Reste à préciser ce flux migratoire (chapitre 6).
Des inégalités plus visibles ?
116En passant du bâti à ses occupants, l’analyse permet finalement de comprendre que certains facteurs renforcent les contrastes économiques dus en ville aux rapports marchands, aggravent les discriminations nées de formes territoriales de la pauvreté urbaine ou de formes sociales de précarité. D’autres facteurs masquent cependant l’affirmation des inégalités, et contrarient l’émergence de formes ségrégées de peuplement urbain, du moins à l’échelle des communes et des quartiers : la jeunesse de la population, le rôle de l’emploi informel, mais aussi certaines ressemblances et dissemblances entre conjoints, vont dans ce dernier sens. L’aspiration à progresser dans l’échelle des considérations et de la reconnaissance sociale, par l’accès à la propriété, est surtout très partagée dans la société citadine et diffuse dans l’espace urbain. Sur cette toile de fond s’ajoutent enfin des lieux d’émergence des classes moyennes urbaines, et d’autres de mixité sociale.
117En mobilisant des valeurs favorables ou défavorables à la progression des ménages sur l’échelle des ressources économiques, mesures fondées sur le capital scolaire, le statut dans l’activité principale et l’accès à l’emploi de leurs membres, on caractérise le standing des zones d’étude entre deux polarités : la « ville des démunis » se dessine selon les proportions les plus fortes de personnes non scolarisées ou n’ayant pas été scolarisées au-delà du cycle primaire, non actives ou actives selon le statut d’indépendant sans employé, occupées aux seules tâches ménagères ou travaillant à domicile, et tributaires du transport collectif informel. À l’inverse, les taux les plus élevés de personnes scolarisées jusqu’au cycle secondaire ou au lycée, de résidents actifs, d’employés relevant du salariat et bénéficiant de revenus réguliers, de travailleurs se déplaçant en ville et en voiture personnelle, permettent de localiser les meilleures opportunités urbaines, soit la « ville des nantis8 ».
118Badalabougou-Séma et Yirimadio-LS ressortent en creux du premier radar ; à l’inverse, les deux zones d’étude nées d’une promotion immobilière sont en pointe dans la seconde figure et pour la plupart des marqueurs d’un meilleur standing socioéconomique (figure 18). C’est dire si la politique des logements sociaux a servi des ménages avant tout solvables, plus que les « cas sociaux » que mettaient en avant les politiques de la lutte contre la pauvreté et de la ville inclusive.
Figure 18. Discriminations socioéconomiques dans les zones d’étude : profils de formation, d’emploi et de déplacement des membres des ménages (en %).

Source : enquêtes PLMU-2011.
119L’émergence de classes moyennes urbaines trouve ici ses lieux, dans les profils convergents de ces deux quartiers par-delà leurs différences d’origine et de situation. Plus de trente années se sont écoulées entre la naissance de Badalabougou, noyau du peuplement de la rive droite, et le parcellement des terres de Yirimadio, en limite du district. Avec ces deux secteurs se trouve également résumée la trajectoire de l’action publique consacrée au logement dans la capitale malienne : alors que la génération Séma distinguait les élites maliennes issues de la fonction publique, à l’indépendance du pays, les logements sociaux incarnent la politique urbaine de la Troisième République et ses critères néolibéraux. La relance de la programmation immobilière s’appuie sur le principe d’acquéreurs bancarisés et sur la nécessité de partenaires privés.
120Mais ce rapprochement économique entre les deux quartiers ne joue qu’à la marge dans la masse urbaine : le salariat et la promotion de logements clés en main restent minoritaires dans la fabrique sociale et physique de Bamako. Les sélections auxquelles ils renvoient en matière d’emploi et de logement ne peuvent faire oublier l’indigence fondamentale des politiques urbaines maliennes. Les autres quartiers illustrent donc une ville avant tout populaire : laborieuse tout en étant chargée de dépendants économiques, marquée surtout par de forts handicaps : prévalence des petites activités à Hamdallaye, record d’inactivité à Médina Coura et Daoudabougou, scolarisation médiocre à Boulkassoumbougou, emploi peu qualifié à Dialakorodji. Ces difficultés peuvent être cumulées localement, comme à Dialakorodji ; mais cette ville du plus grand nombre se montre plus souvent contrastée au sein même des zones d’étude, comme à Lafiabougou et à Kalabancoro.
121D’une rive du peuplement urbain à l’autre, on ne peut donc s’arrêter à l’idée que le niveau socioéconomique des ménages ne serait que le reflet de celui de la ville en matière d’aménagement physique. On ne peut non plus soutenir l’hypothèse que les handicaps venus du passé ou du monde rural ne laisseraient aucune marge de progrès aux quartiers et les tireraient irrémédiablement vers le bas. Sous des profils relativement communs se révèlent en réalité des différences qui distinguent certaines zones d’étude en particulier ou se rendent visibles à l’échelle de l’îlot. D’une maison à l’autre, et parfois au sein d’une même maisonnée, les écarts de consommation, de capital scolaire et de perspectives données aux jeunes pour leur futur économique sont souvent frappants. Déjà perceptible dans le classement des ménages puis de leurs membres à Bamako, cet enjeu des ressources constituera aussi un filtre pour la mobilité résidentielle, permettant aux uns de déménager et bloquant pour d’autres les voies d’ascension sociale recherchées dans la vie urbaine.
Notes de bas de page
1 Ces annexes correspondent au Quartier du Fleuve, aux anciennes bases militaires A et B, et à la nouvelle cité ministérielle.
2 Contrairement à l’enquête, le recensement relie la catégorie des belles-filles au noyau familial : de nombreux ménages comprennent en effet des enfants dont le père n’est pas présent, et qui sont rattachés à leurs grands-parents en présence de la mère. Face à ces configurations tributaires d’une émigration masculine, l’enquête a considéré que ces mères mariées et leurs enfants constituaient des ménages à part entière, cohabitant avec ceux des beaux- ou grands-parents sous la responsabilité d’un commun chef de famille.
3 Enquêtes impulsées par le Laboratoire d’économie du transport (LET). L’enquête concernant Bamako s’est déroulée en 1994, entre celle menée à Ouagadougou (1992) et celle de Niamey (1996). En lien avec le réseau Sitrass-Solidarité internationale sur les transports et la recherche en Afrique subsaharienne, une nouvelle série aborde ensuite des capitales du golfe de Guinée : Dakar (2000), Conakry et Douala (2003).
4 Les réponses obtenues au-delà du district de Bamako sont principalement liées au travail mobile. Il s’agit de déplacements « dans les régions », « partout au Mali », de « voyages entre la capitale » et vers des localités citées, comme « Kita ou Morila » (dans les régions de Kayes et de Sikasso), Gao, Kayes, etc. Sont alors mises en avant des opportunités de transport, de travail sur chantiers ou de ravitaillement alimentaire.
5 Deux ponts depuis le début des années 1990, le troisième achevé en 2013 après la dernière enquête PLMU.
6 L’unique mention du car correspond à un actif se déplaçant en région pour son négoce. Dans ce cas, les navettes sont hebdomadaires et non quotidiennes.
7 Selon le service en charge de la régulation de la circulation urbaine au sein du district de Bamako, ce réseau comptait 1 600 kilomètres de voies au début des années 2010, dont moins du quart en routes revêtues (Bertrand, 2012-b).
8 Les mots faantan (démunis) et faama (nantis) désignent en bambara la privation versus la concentration de puissance. S’ils se réfèrent d’abord au pouvoir que donnent le contrôle de réseaux sociaux influents et un certain entregent politique, ils désignent aussi des ressources économiques.
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