Chapitre 2. Échantillonner la ville
p. 55-88
Texte intégral
1Aborder la ville dans sa dimension territoriale demande de compléter par l’enquête la vision du peuplement amorcée dans le chapitre précédent. Une mesure locale des pratiques d’habitat permettra notamment de questionner, mieux que peut le faire le recensement, le rôle de la mobilité dans la fabrique urbaine, en ajoutant aux flux entrants dans et sortants de l’agglomération des redistributions internes au périmètre bamakois au fur et à mesure où celui-ci s’élargit. Ce niveau d’étude est donc complémentaire à celui de l’étalement urbain. L’association des deux, dans une approche multiscalaire de la ville, permettra de suivre l’évolution de la population en distinguant ce qui vient de l’intégration de nouvelles localités à la tache urbaine, et ce qui procède de la densification de secteurs déjà urbanisés (Diarra, 2015).
2La production physique de la ville est donc au cœur de la démarche d’échantillonnage décrite ici pour l’enquête « Pratiques du logement et mobilités urbaines ». Celle-ci retient sept puis dix zones d’étude sélectionnées selon des critères géographiques reconnaissant au quartier urbain une portée contextuelle essentielle. Le niveau local de composition urbaine compte en effet pour sa situation, son plan, son bâti et ses équipements, mais aussi comme produit social de ses habitants. Les espaces du logement et du voisinage font converger des intérêts à emménager et des projets de partir ; ils sont en cela l’expression de normes familiales et de processus d’individuation, la résultante de choix et de contraintes économiques. Produit d’une génération de migrants, l’espace habité devient la matrice des générations suivantes. Il se charge de qualités de confort et d’aménagement, d’attributs attractifs ou répulsifs, qui orientent alors les plus jeunes résidents, façonnent de nouvelles déterminations ou obligations à investir les lieux : évitement, maintien résigné, prospérité, assignation, ou encore stigmatisation.
3Pour appréhender l’espace ainsi pratiqué par ses habitants, les critères de distance au centre-ville, d’accès aux principaux lieux et axes de polarisation économique, et de connexion au reste de l’agglomération, offrent une première clé de sélection de quelques points d’observation de la dynamique urbaine. D’autres singularités concernent la forme des îlots, l’orientation de la trame viaire et la finesse du parcellaire, la densité des réseaux techniques et la verticalité des constructions, le maintien d’espaces de verdure et de places publiques. Diverses représentations collectives complètent enfin l’identification des quartiers. Parmi celles-ci, la légitimité de la propriété foncière participe d’une véritable obsession citadine dans la mesure où en dépend un plus général sentiment du bon droit à vivre en ville, à y revendiquer la sécurité, à en attendre des interventions techniques et à en contester certains actes de gestion.
4Cette approche du territoire urbain ne néglige pas pour autant la vie de la relation qui fait circuler les hommes, les marchandises, les investissements ainsi que divers flux d’information. La structuration d’un bassin migratoire, les questions d’accessibilité routière et de desserte des quartiers sont même des enjeux constitutifs de la ville. Le logement est alors à penser comme un point d’attache plus ou moins durable de ces flux et connexions. On les verra s’organiser selon différentes temporalités incluant les déplacements quotidiens des habitants, et comment ils participent d’une expérience subjective de la vie urbaine à travers le ressenti de la proximité ou de l’éloignement.
5L’ensemble des facteurs à prendre en compte pour mener la comparaison renvoie l’enquête à un principe de choix raisonné de ces lieux repères de la dynamique urbaine. En 2011, l’échantillonnage de Bamako revient d’abord dans les zones d’étude déjà argumentées en 1993. Mais il s’élargit en nombre, et se renouvelle quant aux critères retenus pour trois points d’observation qui n’existaient pas encore ou n’étaient pas reliés à l’agglomération. Deux décennies après la première visite, il ne s’agit plus de la même ville et son périmètre d’étude s’en ressent. Le format d’enquête maintient pourtant une forte référence géographique : pas plus en 2011 qu’en 1993, les zones retenues ne répondent à un critère de représentativité démographique. Elles sont davantage significatives des nuances et des relations territoriales que produit la ville en s’élargissant. Elles s’imposeront donc comme des points de comparaison systématiquement mobilisés pour analyser aussi bien l’accès au dernier logement, les trajectoires résidentielles, le renouvellement des familles, l’ouverture ou la fermeture des maisons à la location, la constitution des couples et de leur descendance, l’employabilité des actifs, leurs navettes vers les zones d’emploi, etc. Ainsi justifiées, elles offriront à la fois un instantané de la ville aux divers moments de l’enquête, et une image du changement urbain sur un peu moins de vingt ans.
Bamako sous la Troisième République malienne : gradients, oppositions, contacts, périphéries
6De 1992 à 2011, deux moments de choix des zones d’étude ont suivi l’avancée de la ville et l’évolution des méthodes de recherche.
7L’échantillon suivi à la fois par passages répétés d’enquête en 1993 et 1994, et par passage unique d’enquête en 2011, se repère ainsi en rouge (carte 8). Il est finalement complété par les trois nouvelles zones d’étude qui apparaissent au nord et au sud de Bamako, en jaune au sein du district et en vert en dehors. La schématisation suivante résume donc les éléments de contextualisation qui s’imposent à l’agglomération dans cet intervalle de temps (figure 4).
Carte 8. De la carte à l’image satellitaire : les îlots d’habitation localisés dans l’espace aggloméré.

Sources : PDSU communes de Bamako ; Google Earth, 9 avril 2011.
Réalisation : IRD/M. Bertrand
Figure 4. Situation communale et distance au centre-ville des zones d’étude.

Source : enquêtes PLMU-2011.
8La capitale malienne, qui se présentait avec de larges trous de peuplement avant les années 1990, est désormais urbanisée en continu dans les limites du district. Celui-ci est donc figuré par une trame gris plus foncé que les espaces plus récemment inclus dans la tache urbaine. Celle-ci dépasse les quartiers qualifiés de périphériques en 1993. Si la zone d’étude de Yirimadio s’étend précisément sur la bordure externe de la commune VI, celles de Dialakorodji et de Kalabancoro sont bien extérieures à la ville et relèvent du cercle de Kati. Elles mettent en évidence le nouveau rôle des collectivités territoriales qui se sont mises en place entre les deux phases d’enquête, et dont les caractères urbains sont plus discontinus dans l’espace.
9Les couleurs attribuées aux zones d’étude de Bamako rappellent, dès l’enquête des années 1990, le gradient de mise en place des quartiers sur près d’un siècle. Trois générations urbaines sont représentées pour exprimer cette historicité et l’inégal vieillissement de la ville : la première rivée à la rive gauche des années 1920 (Médina Coura) aux années 1940 (Hamdallaye), la suivante des années 1960 (Lafiabougou et Badalabougou, premier peuplement de rive droite) aux années 1980 (Daoudabougou, Boulkassoumbougou, Dianéguéla), et la dernière depuis les années 2000 (Yirimadio).
10Un second dégradé, du vert au jaune, caractérise l’urbanisation périphérique qui est échantillonnée quand l’enquête reprend dans les années 2010. Selon le même facteur temps de la fabrique urbaine, on passe des formes les plus anciennes (Kalabancoro), aux plus récentes (Yirimadio), en passant par la « coulée » intermédiaire de Dialakorodji. Ce rattrapage procède d’abord d’un lotissement d’arrondissement rural mené dans les années 1980 à l’initiative du commandant de cercle. À partir des années 1990, ce sont les autorités du district qui fixent le sort, régularisation ou destruction, des quartiers qualifiés de « spontanés » (Bertrand, 1995). L’application de nouvelles normes de viabilisation des lotissements d’habitation refoule en périphérie les établissements irréguliers. Enfin, l’émergence d’une promotion immobilière conduit depuis les années 2000 à la vente de logements clés en main. C’est le cas des logements sociaux (LS) attribués à Yirimadio ».
11L’accès au centre-ville et son attractivité d’ensemble imposent également un critère de distance aux points de traversée du fleuve Niger et entre les zones d’étude elles-mêmes. Faute de centralité secondaire, la concentration d’activités et d’emplois dans le quartier commercial de Bamako place le reste de la ville dans un statut de périphérie offrant peu d’opportunités économiques et mal dotée en équipements structurants. Le centre principal s’élargit cependant du fait d’un renouvellement immobilier tardif mais réel, de la mise en place d’échangeurs routiers et d’une politique d’aménagement urbain qui prennent place eux aussi entre les deux phases d’enquête.
12Au début de la Troisième République malienne, la zone d’étude de Médina Coura illustre ainsi les attributs résidentiels d’un centre-ville dégradé mais toujours congestionné. Au carrefour des routes est-ouest de Koulikoro et nord-sud de Koulouba-Kati, « Médine » a présenté l’avantage d’une localisation à proximité du principal centre de soins de Bamako, des ministères et des administrations encore logés dans le bâti hérité de la colonisation, et du grand marché alimentaire venu s’imposer au nord de la ville en complément du Marché rose et des places commerciales alentour. L’engorgement de ce nœud urbain pousse déjà le principal pôle d’activité de la capitale vers la commune II : par jonction avec la zone d’entrepôts de Niaréla, et par l’implantation de diverses entreprises commerciales et industrielles sur la route de Koulikoro. Du lotissement colonial de Missira au quartier de l’Hippodrome, surnommé Million-kin dès son peuplement dans les années 1970 par les « richards » du régime militaire, de Quinzambougou à Zone industrielle, les élites urbaines scolarisées ont aussi accompagné ce mouvement vers l’est.
13Plus récemment, la naissance du quartier ACI 2000 consacre la modernisation du centre-ville et son rééquilibrage vers l’ouest : le terrain de l’ancien aérodrome d’Hamdallaye, qui avait été abandonné au profit de Sénou sous le régime miliaire, est remobilisé au milieu des années 1990 par l’Agence de cessions immobilières (ACI) qui vient d’entrer en activité. Viabilisé par ses soins, il fait l’objet d’un parcellement, de ventes aux enchères et est largement investi par de grandes entreprises maliennes pour leurs sièges. Cette valorisation foncière de haut niveau conduit à une rapide jonction avec la nouvelle cité ministérielle, en bordure du fleuve, qui participe elle aussi d’un relatif desserrement du centre-ville. La zone génère aujourd’hui un accès direct aux quartiers de la commune IV depuis la rive droite du fleuve Niger, par le deuxième pont de Bamako puis de nouveaux échangeurs routiers. Dans la phase d’enquête de 2011, la zone d’étude de Hamdallaye bénéficie alors d’une proximité avantageuse avec ce nouveau pôle d’activité. L’équipement routier du quartier le fait désormais apparaître dans le périmètre central de Bamako.
Le niveau de mesure des « concessions »
14Au Mali, la concession à usage d’habitat offre une mesure pertinente du binôme censitaire population-habitat. Ce niveau élémentaire de production de la ville, collant à son parcellaire, reste cependant négligé des démographes. Les concessions sont pourtant dénombrées dans chaque localité et Bamako en compte déjà 32 405 dans le premier recensement national de 1976.
15Le nombre de maisons progresse donc partout en comblant progressivement les espaces et les interstices non bâtis du district. Mais il croît logiquement plus vite dans les communes excentrées de la rive gauche (I et IV) que dans les communes centrales (II et III) ; et plus vite encore en rive droite (tableau 9). La progression et son déséquilibre se vérifient également quant au nombre de ménages, ce qui explique le maintien de ratios de cohabitation toujours supérieurs à 1,5 ménage par concession, et l’augmentation de la moyenne générale à plus de deux ménages en 2009. Les communes centrales de Bamako détiennent sur ce plan les records de pression résidentielle, leur trame foncière ne pouvant plus évoluer que par subdivision des lots d’origine.
Tableau 9 – Nombre de concessions et de ménages par commune du district de Bamako

Sources : RGPH 1987-2009.
16Dans ce bâti résidentiel restant bas pour l’essentiel, envisager la densification du peuplement urbain pose donc plus d’un problème quand près de trois ménages en moyenne se partagent déjà les concessions les plus proches du centre-ville. La superficie des parcelles peut diminuer au fil des partages d’héritage qu’ont vécus les lignées de propriétaires ; la dégradation du bâti et sa congestion démographique sont bien perçues à propos des vieux quartiers. Quant aux concessions les plus distantes, elles partent de valeurs d’occupation faibles mais la tendance à y cohabiter progresse vite.
17L’originalité de la capitale malienne ressort alors de plusieurs comparaisons dans la sous-région : face à Abidjan, Accra, Koumassi et Dakar, elles aussi héritières d’un habitat de cour, Bamako apparaît moins surchargé (Antoine et al., 1987 ; Tipple et al., 1999 ; Bertrand, 2003-a). La problématique de la densité y monte en puissance, cependant, et de nombreux quartiers atteignent des valeurs d’entassement des ménages qui épargnent les agglomérations voisines de Ouagadougou et de Niamey. Entre ces deux références, Bamako montre donc un profil intermédiaire et surtout la constance historique avec laquelle les pratiques de cohabitation résidentielle évoluent. Il reviendra à l’enquête d’en montrer plus finement le contenu et les variations spatiales (chapitre 3). Fait notable, ces charges en ménages des concessions se maintiennent du district de Bamako à son pourtour. En 2009, la moyenne du cercle de Kati, 1,8 ménage, rappelle des tendances assez généralement rurales. Mais elle ne descend pas en dessous de 1,5 ménage dans les communes de Dialakorodji et de Kalabancoro dont les sols sont massivement reconvertis au profit de parcelles d’habitation et de nouveaux résidents.
18Ce niveau de mesure qu’offrent les concessions urbaines reste pourtant négligé ou sous-exploité. En 1992, par exemple, l’enquête « Insertion des migrants en milieu urbain au Sahel » cherche à décrire les effets sociaux des programmes d’ajustement structurel sur les conditions de vie des Bamakois, selon leur génération et leur origine au Mali (Ouédraogo et Piché, 1995). L’analyse de leurs trajectoires migratoires et résidentielles montre assurément des frustrations croissantes en matière d’accès à la propriété du logement. Mais elle s’appuie sur le tirage aléatoire de 2 320 ménages piochés dans les sections d’énumération du recensement. La mesure est donc amputée de son environnement social immédiat et du cadre physique que partagent, pourtant, un grand nombre de ces ménages. L’enquête « Pratiques du logement et mobilités urbaines » s’appuie au contraire sur ce parcellaire urbain et sur les cohabitations résidentielles qu’il produit à Bamako (planche 14).
Planche 14. Les zones d’étude : îlots, maisons et bâti dans leur contexte parcellaire

Sources : PDSU communes de Bamako ; enquêtes PLMU-2011.
Réalisation : IRD/M. Bertrand
La parcelle, socle foncier de la fabrique urbaine
19Une première comparaison des espaces urbanisés s’attache à la forme et la superficie des parcelles d’habitation, et corrélativement à l’orientation des voies qui les desservent. Ainsi sont d’abord repérés les plans « tramés », c’est-à-dire nés d’une opération de lotissement foncier (Médina Coura, Hamdallaye, Lafiabougou, Kalabancoro) ou plus rarement d’une entreprise immobilière (Badalabougou-Séma, Yirimadio-LS1). D’autres parcelles sont créées par arrangement informel entre vendeurs et acquéreurs. Elles produisent la ville « non réglementaire », née en dehors des procédures de lotissement (Dianéguéla, Dialakorodji). Ce type de transaction se retrouve enfin dans quelques cas de contact entre le plan orthogonal d’un lotissement approuvé et le plan irrégulier d’une implantation « spontanée » (Daoudabougou, Boulkassoumbougou). Une fois approprié selon l’une ou l’autre de ces formes, le terrain d’habitation devient « concession », c’est-à-dire la construction implantée en un ou plusieurs bâtiments, le plus souvent par autopromotion, et ses occupants (Canel et al., 1990).
20L’unité parcellaire sert ainsi à définir les maisons urbaines, que leur bâti soit d’un seul tenant ou constitué de blocs séparés, qu’il abrite un seul ou plusieurs ménages, le propriétaire ou d’autres tenures du logement. Certaines de ces maisonnées se montrent plus composites que d’autres, mais il n’est pas impossible non plus de rencontrer des concessions peuplées d’un unique petit ménage, voire d’un ménage réduit à une seule personne. L’enquête suivra donc ce niveau élémentaire de composition de la ville, selon les critères d’usage et d’appropriation du sol. La concession – [du] en bambara – constitue en effet la première enveloppe des rapports de dépendance sociale et de la différenciation économique en ville. C’est en ses murs que se nouent des liens de solidarité, de dépendance et de dette sociale entre « logeurs » et « hébergés » ; que s’organise l’accès des citadins à l’eau, à l’électricité et aux services d’assainissement, selon des usages et une facturation plus ou moins fractionnés ; que s’imposent un devoir d’hospitalité du chef de famille et le pouvoir d’éviction du bailleur.
21En préparant la première phase d’enquête, on disposait de supports papier classiques pour se repérer à grande échelle. Une cartographie tout juste disponible, bien qu’approximativement datée, permettait d’orienter les enquêteurs vers les sept premières zones d’étude sélectionnées lors du passage de mars-avril 1993, et de les faire revenir sur le même terrain d’enquête un an plus tard : il s’agissait des plans au 1/5 000 et au 1/1 000 établis par la coopération canadienne à des fins d’adressage urbain, d’après une photographie aérienne récente du début des années 1990, et conservés par le service de Cartographie polyvalente (Carpol) du district de Bamako. Les premiers délimitaient les îlots ; les seconds distinguaient en leur sein le parcellaire et le bâti. La ville, quartiers irréguliers compris, était entièrement couverte. Peu d’erreurs de tracé furent notées ensuite.
22Moins de vingt ans plus tard, la nouvelle enquête est préparée avec des outils de repérage et de cartographie numérique considérablement renouvelés, ce qui permet d’intégrer les îlots et maisons visités dans une base de données géoréférencées. Celle-ci sera enrichie en 2012 avec les couches d’information du SIG amorcé par le gouvernorat du district de Bamako aux fins de gestion urbaine. Au début des années 2010, la prospective communale, les images satellites acquises dans le cadre du projet Equipex Geosud2, ou archivées sur Google Earth, offrent de nouvelles perspectives pour relier les zones d’étude à leur environnement de quartier, et pour mobiliser des données géographiques jusque-là dispersées et cloisonnées.
23L’exploitation de l’imagerie Google Earth permet alors de suivre les zones d’étude depuis le début des années 2000 et de naviguer entre plusieurs supports numériques de dessin et de cartographie (Gilette, 2013). Les maisons visitées au début des années 1990 sont donc rappelées dans l’échantillon élargi de 2011, dont la cartographie est recalée sur image satellite. Elle montre par exemple comment les maisons excentrées de la rive gauche, à Lafiabougou et Boulkassoumbougou, se trouvent finalement avantagées par un fort dynamisme marchand dans la dernière décennie (planche 15).
Planche 15. Les zones d’étude dans leur contexte urbain

Sources : enquêtes PLMU-2011 ; image satellite Spot 6 MS_201311271044475.
24Le géoréférencement des zones d’enquête met surtout en lumière les deux composantes de la dynamique urbaine : l’apparition de nouveaux quartiers d’une part, comme à Dialakorodji et Yirimadio (planche 16) ; la restructuration d’îlots déjà constitués d’autre part, comme à Dianéguéla et Daoudabougou. Selon la première, l’échantillon d’ensemble a élargi son spectre chronologique mais continue de représenter des étapes de genèse, de maturation et de vieillissement de l’espace urbain.
Planche 16. Constitution et densification des parcellaires urbains récents

Sources : Google Earth (distances au sol 450 m et 437 m) ; enquêtes PLMU-2011.
Réalisation : IRD/M. Bertrand
25Outre quelques nouvelles constructions apparues dans les maisons de Dianéguéla, on peut noter qu’un vaste terrain encastré dans l’îlot II, vide en 1993, est désormais approprié et clos ; un long bâtiment y occupe en 2011 une longueur de parcelle équivalente à celle des autres concessions voisines (carte 9). La parcelle en cause est donc prise en compte pour renforcer l’échantillon d’enquête, et se révélera dédiée à la location : sept ménages y occupent chacun une chambre-antichambre, logement de deux pièces dans lequel est garé la nuit le bien précieux que représente désormais la moto. Le propriétaire est un investisseur tardif depuis l’Afrique centrale ; l’agence immobilière sur laquelle il s’appuie collecte les loyers et reçoit les plaintes des occupants : les eaux de pluie sont piégées en fond de cour où elles stagnent durant l’hivernage. L’environnement reste irrégulier et enclavé mais à l’échelle de la ville qui s’est étendue depuis 1993, il a perdu ses caractères de marge spatiale et sociale.
Carte 9. Parcellaires irréguliers remaniés entre 1993 et 2011.

Sources : enquêtes PLMU-1993 et PLMU-2011.
26Le tracé d’un autre îlot d’enquêtes apparaît encore plus modifié après la restructuration du secteur de Daoudabougou. Celui-ci est emblématique de la forte poussée des peuplements irréguliers dans les années 1970, notamment en rive droite du Niger, et des compromis que les pouvoirs publics n’ont cessé de trouver avec eux. Les occupations « spontanées » dérogent dès leur création au principe d’alignement des îlots qui distingue la ville lotie depuis la colonisation ; ni le bâti ni les limites des parcelles n’y suivent d’orientation définie à l’avance pour être couchée sur le plan. Leurs habitants se greffent davantage sur d’anciens villages et leurs terres de culture, sur des hameaux considérés comme les satellites des premiers ou se proclamant émancipés des tutelles coutumières.
27Le plan de 1993 de Daoudabougou illustre un premier compromis : après quelques casses mineures à deux reprises dans l’histoire du quartier, un lotissement est programmé dans les années 1980 pour satisfaire la demande de parcelles à bâtir tout en bloquant l’expansion du tissu irrégulier. On retrouvera à Boulkassoumbougou ce type d’intervention destinée à « en finir » avec les arrangements coutumiers et à imposer une gestion domaniale moderne. L’îlot I d’enquête en est le fruit mais ce nouveau parcellaire n’impose sa géométrie orthogonale qu’à une moitié des îlots II et III. La partie sud porte encore la trace d’une origine villageoise, et laisse totalement enclavée l’une des maisons déjà installées. Dès cette première phase d’enquête, les propriétaires des maisons visitées sont cependant informés qu’un programme de régularisation les concerne désormais, comme l’ensemble des quartiers irréguliers de Bamako. Un « redressement de voies » est envisagé, et certains îlots ne seront régularisés qu’au prix de la démolition d’une partie de leurs bâtiments. Mais ce reprofilage urbain ouvre un nouveau cycle de négociations avec les propriétaires représentés dans le comité de suivi des opérations.
28Le programme est bien inédit par le nombre de quartiers impliqués, 25, durant plus d’une décennie de recensement des maisons, de tractations sur les déguerpissements à mener et les lots de compensation à prévoir, les frais d’édilité et de régularisation à réclamer aux habitants parvenant à se maintenir sur place. Mais il maintient les compromis à trouver au mieux pour les propriétaires installés depuis près de vingt ans. Tel ne sera pas le cas au sud de Bamako : les maisons irrégulières de Sabalibougou et de Niamakoro feront l’objet de casses massives et d’expulsions radicales au milieu des années 1990. En 2011, l’îlot III de Daoudabougou se montre donc amputé de ses maisons orientales, dont l’une (no 24) était plus tôt traversée d’une venelle de passage. Son propriétaire est désormais replié sur une parcelle fortement réduite, dans le nouvel îlot IV qui ne fait plus partie du périmètre d’étude. Signe des négociations qui ont limité les casses au minimum, la rue 271 est désormais rectiligne et parallèle aux suivantes, mais les petites voies qui y débouchent conservent leur orientation oblique ; des parcelles sont maintenues en l’état de limites irrégulières au sein des îlots redressés ; le bâti des maisons 9, 10 et 11 se réorganise en interne, à l’initiative des propriétaires sortis gagnants du programme de régularisation.
Photo 1. Chambres-antichambres en série dans une maison locative ajoutée à l’échantillon de Dianéguéla.

© IRD/M. Bertrand : Dianéguéla, juillet 2012.
De l’îlot à l’espace du voisinage
29Le second niveau de définition des zones d’étude est englobant à celui des parcelles. Ce premier environnement territorial se comprend à l’échelle de quelques îlots bâtis voisins les uns des autres, soit les grappes de maisons liées au même cadre de proximité. Ce niveau du voisinage rend compte des formes élémentaires de la sociabilité et du vivre ensemble urbain, impliquant plusieurs générations d’habitants, les uns stabilisés et les autres accueillis de manière temporaire, à titre gracieux ou marchand. C’est lui qui inscrit dans l’analyse les discriminations de l’insertion urbaine, souligne aussi des solidarités et des résiliences à l’égard de contraintes environnementales communes et des mêmes insuffisances en matière d’accès aux services essentiels (Couret, 1996 ; Dos Santos, 2006).
30L’articulation des deux niveaux de collecte des données, concessions et îlots d’habitation, a cependant varié de la première à la deuxième phase d’enquête (tableau 10). En 1993 et 1994, l’étude informe chaque grappe de maisons à hauteur de 25 parcelles ; un seul secteur déroge à ce format de comparaison du fait de conditions d’enquête difficiles. Les zones d’étude ainsi définies se montrent alors très inégalement denses : la moins peuplée compte 40 ménages, la plus chargée en compte 133. Ce critère du nombre de maisons à visiter a donc surreprésenté la population des vieux quartiers. À Hamdallaye en particulier, les propriétaires héritent d’un lotissement à très généreuses parcelles de 30 mètres sur 30 à l’origine ; de véritables lignées familiales, élargies sur plusieurs générations, y prospèrent en ouvrant leurs pièces vacantes à des locataires natifs d’autres localités. Les îlots sélectionnés dans le quartier de Médina Coura ont connu davantage de restructurations parcellaires liées aux partages entre héritiers, ce qui a laissé un bâti dégradé et fractionné en petits logements. À l’inverse, les concessions les plus récentes de l’échantillon totalisent encore peu de ménages et des cohabitations moins systématiques ; les comparaisons des années 1990 les désavantagent.
Tableau 10 – Nombre de maisons et de logements échantillonnés en grappe résidentielle

Sources : enquêtes PLMU-1993 et PLMU-2011.
31Pour corriger ce déséquilibre entre les différentes zones d’étude, la dernière phase d’enquête applique un nouveau principe de délimitation : les îlots visités en 1993 sont conservés, d’autres sont éventuellement ajoutés selon le même parti pris de contiguïté territoriale, mais la collecte des données prend fin désormais quand une centaine de ménages a été enquêtée dans la grappe de maisons voisines. La même définition du voisinage est appliquée aux trois secteurs qui complètent l’échantillon de 2011. C’est désormais le nombre de maisons prises en compte dans chaque zone d’étude qui varie, entre un minimum de 14 et un maximum de 98, du fait de densités résidentielles inégales. Mais ce format démographique convient mieux à l’enquête par grappe, car les variations spatiales de la taille moyenne des ménages en nombre de personnes sont moins prononcées que celles de la charge des concessions en ménages (chapitre 3). La comparaison s’en trouvera facilitée quand il s’agira d’ajouter par exemple des modules biographiques d’enquête (chapitre 6), sur la base d’un nombre harmonisé d’adultes enquêtés en propre qui ne dépend que de l’échantillon des ménages.
32Le volume enquêté en 2011 s’en trouve donc augmenté par rapport à celui de 1993 : des zones d’étude ont été ajoutées en périphérie d’agglomération ; des maisons ont été ajoutées ici ou là dans les zones précédentes. 125 maisons ont enfin été visitées dans les deux phases d’enquêtes PLMU-1993 et PLMU-2011. Ce sous-échantillon commun participe lui aussi de l’augmentation du peuplement d’ensemble puisque ses ménages sont passés dans le même temps de 310 à 459.
33Des pertes d’échantillon sont pourtant à noter en 2011 : la seconde vague d’enquête a essuyé quelques refus dans des maisons qui avaient été bien abordées dix-huit ans auparavant ; elle les a alors sautées en compensant le manque par des ménages plus disponibles dans les maisons voisines. De plus, aucune des maisons du petit échantillon initial de Médina Coura n’est retrouvée, et huit maisons de Lafiabougou, mal identifiées sur terrain, sont perdues pour l’échantillon commun.
34Dans tous les cas, la cohabitation des ménages au sein des maisons se pose avec acuité, avec des moyennes par zone d’étude qui dépasseront celles du recensement de Bamako. L’évidence de la densification ressort en particulier dans l’échantillon des maisons visitées aux deux phases d’enquête alors que leur superficie est restée la même. Des mesures harmonisées de densité résidentielle permettront donc de revenir plus finement sur les variations que la ville organise en son sein.
35Un emboîtement géographiquement argumenté d’îlots, de maisons, de ménages, et d’individus caractérise donc les enquêtes « Pratiques du logement et mobilités urbaines ». Il offre un cadre de mesure cohérent du peuplement urbain et de son évolution dans le temps d’une génération. La différenciation des quartiers, selon leur genèse et leur place dans l’agglomération, est mise en valeur.
Le questionnaire, les questionnements
36Selon le même principe de continuité territoriale, toutes les personnes identifiées dans les ménages sont interrogées, quel que soit leur âge ; tous les ménages présents dans les maisons sont enquêtés ; toutes les maisons sont informées à hauteur de l’échantillonnage. L’enquête a ainsi pour premier objectif de mesurer les effets de composition découlant des pratiques résidentielles. Ceux-ci s’appliquent à l’échelle des logements, où se réorganisent les liens familiaux d’hébergement, mais aussi à l’échelle des concessions où s’intriquent différentes tenures du logement. Au-delà de l’agrégat démographique qu’il mesure, le bâti d’habitation est aussi le nœud de rapports sociaux de solidarité et de domination.
37La problématique de la mobilité s’adapte elle-même à ce cadre de mesure à la fois physique et social, qui permet d’apprécier comment des flux entrants et sortants s’articulent entre eux et au stock de population stabilisée dans les logements. En effet, les mouvements migratoires et résidentiels des citadins sont d’abord le produit des microcontextes urbains que forment les maisons dans leurs quartiers (Bertrand et Delaunay, 2005). Ils sont en retour la matrice de ces contextes, en ne cessant de remodeler l’occupation du bâti : par arrivée de nouveaux résidents, par départ d’autres, et par avancée des résidents les plus stables dans le cycle de vie. Mais du premier au second moment d’enquête, la méthodologie pour saisir la mobilité selon ses différentes formes s’est renouvelée, en même temps qu’évoluaient les besoins et les choix des citadins en la matière.
L’enquête à passages répétés
38Au début des années 1990, le suivi du peuplement urbain et de la mobilité des habitants s’appuie principalement sur un double passage de questionnaire, la répétition des visites et de l’enquête se faisant à un an d’intervalle. Seuls quelques jalons des parcours biographiques sont alors informés : le lieu de naissance, le lieu précédant l’arrivée ou le retour dans la capitale, le quartier bamakois précédant celui de la maison d’enquête en cas de déménagement au sein du district. La mesure rétrospective est donc partielle et se focalise sur les derniers éléments de ce cursus résidentiel urbain.
39Dans ce temps court, la population résidente s’est renouvelée à 39 %, et l’essentiel de ce remaniement démographique relève bien d’un mouvement géographique. Les naissances ne représentent que 10 % des entrées dans l’échantillon bamakois entre 1993 et 1994 ; dans le même temps, les décès comptent pour seulement 2 % des sorties de l’échantillon. Un effet de saisonnalité n’est pas non plus en cause puisque les deux passages d’enquête se déroulent au même moment de l’année, au cœur de la saison sèche et avant les pluies qui font repartir dans leurs régions les visiteurs venus se soigner ou régler des affaires familiales dans la capitale.
40Sur cette base, la population citadine est donc classée en trois catégories originales : les « stables » ont été informés deux fois dans l’échantillon d’enquête ; les « entrants » en 1994 et les « sortants » après 1993 n’ont été interrogés qu’une fois et définissent la composante « mobile » de la population urbaine dans cette période de référence. Leurs emménagements et déménagements récents retiennent donc principalement l’attention, et il convient d’en préciser l’origine et la destination pour classer ce mouvement résidentiel comme étant migratoire, en dehors du district de Bamako, ou urbain au sein de l’agglomération. Certains flux concerneront des « ménages tout en entier mobiles », c’est-à-dire bougeant au complet de leurs membres ; d’autres des « mobiles à titre individuel », c’est-à-dire rejoignant un collectif résidentiel stable ou le quittant pour un autre ménage.
41Cette première mesure de la mobilité résidentielle montre d’emblée des contrastes entre les quartiers. Ils rappellent ceux qui marquent les densités d’habitation en suivant un gradient décroissant du vieux centre-ville aux périphéries nouvellement urbanisées dans le district, et de la rive gauche à la rive droite du fleuve Niger. L’intensité des flux se cale de même sur l’âge des chefs de ménage, qui hiérarchise quant à lui les propriétaires et les locataires, distingue les habitants des lotissements administrés et ceux des quartiers irréguliers. Un modèle de sédentarité urbaine versus d’instabilité résidentielle ressort finalement de la ville du 20e siècle. Il apparaîtra sensiblement différent dans le contexte d’agglomération des années 2010.
L’enquête rétrospective
42En 2011, le projet Moboua dans lequel l’étude s’inscrit ne permet plus de procéder à des passages répétés d’enquête à Bamako, d’autant que des investigations comparables sont menées à Ouagadougou et Niamey en une seule phase de collecte (Bertrand et Boyer, 2016). Des questions adressées aux seuls adultes abordent alors différemment leurs parcours migratoires et résidentiels, ainsi que leur éventuelle intention de déménager dans les mois suivant l’enquête ; mais la concrétisation des projets annoncés ne sera pas vérifiée par un retour systématique sur le terrain d’enquête. Ce sont davantage les enquêtes qualitatives de 2012 et 2013, « post-questionnaire », qui confirmeront le départ de certains locataires, sans qu’il ait été toujours annoncé d’ailleurs. Ce nouveau format d’investigation ne permettra pas non plus d’apprécier le remplacement de partants par de nouveaux entrants, ce que le passage de 1994 avait pu quant à lui établir.
43La principale innovation de 2011 vient donc d’un module complet de biographie résidentielle qui est introduit dans le questionnaire d’enquête et adressé à tous les adultes interrogés dans les dix zones d’étude. Il profite à Bamako d’une expérience méthodologique forgée à Accra en 2000 et 2001 et exploitée selon des modèles de durée de séjour dans les logements occupés successivement par ces personnes (Bertrand et Delaunay, 2005 ; Bertrand, 2009). Le format est donc transposé à Bamako et ses environs. Il s’agit d’un module rétrospectif simplifié (Grab, 2009), dans lequel les trajectoires matrimoniales et professionnelles ne sont pas directement l’objet du questionnaire. Mais la manière dont elles ont pu influencer le cursus résidentiel des adultes refait surface dans les causes qu’ils donnent pour chacun de leurs déménagements, des motifs de départ ou d’arrivée qui sont ici recueillis sur un mode qualitatif, et exploités en analyse statistique textuelle.
44Tous les séjours de plus de six mois étant décrits depuis l’enfance jusqu’au logement d’enquête, y compris quand l’habitation se dédoublait du fait de circulations saisonnières, il convenait donc de repérer le moment où les personnes interrogées devenaient autonomes, conscientes de choix à mener et de contraintes à gérer, par rapport aux âges antérieurs où elles étaient censées suivre les décisions d’autres adultes et tuteurs. De part et d’autre de ce seuil, la mobilité pouvait être appréhendée comme migratoire ou résidentielle, la migration comme interne ou internationale, les déménagements comme de courte amplitude spatiale ou de grandes enjambées dans l’espace régional. Le format biographique n’était pas non plus restreint aux hommes, et s’appliquait aussi à des femmes adultes sans qu’elles soient nécessairement les référentes de leur ménage.
45Deux autres modules inédits ont de même été ajoutés au questionnaire de 2011, en écho des choix d’enquête retenus à Accra au début des années 2000, à Ouagadougou en 2009 et à Niamey en 2010. La recherche sur les mobilités ouest-africaines s’enrichissait de la prise en compte d’autres flux que ceux du logement, chacun selon sa temporalité mais tous compris comme autant de logiques d’accès aux ressources économiques des villes. Leurs habitants font face en effet à des lieux de travail, de résidence, de sociabilité et de consommation de plus en plus dissociés. Il convenait donc de ne pas négliger des déplacements intermédiaires entre ceux de la mobilité quotidienne, régie par les navettes domicile/travail, et ceux de la recomposition des familles à chaque génération. D’autant que ces flux de visites, reçues par les habitants de Bamako et rendues par eux à l’extérieur, étaient mesurés sur la même base contextuelle des maisons enquêtées.
46Par rapport aux données des recensements, l’enquête perd donc en exhaustivité des résultats mais permet de tester différentes approches du peuplement urbain – suivi en continu ou rétrospectif – et de combiner leurs avantages méthodologiques : ici des questions fermées rapportées à un même pas de temps, des données catégorielles communes à toutes les zones d’étude, des perspectives typologiques pour l’ensemble de l’échantillon ; là un questionnement plus ouvert, le vocabulaire plus riche des expériences individuelles et de la subjectivité citadine. L’articulation de données quantitatives et de données qualitatives fait aussi l’originalité de l’enquête de 2011. Elle a permis d’identifier des maisons et des personnes à revisiter après l’enquête sur questionnaire, pour revenir sur quelques points saillants de la pratique résidentielle dans un format souple de discussion. Des témoignages particuliers, des récits sensibles formulés en bambara, se greffent ainsi sur les grands volumes d’information. Une analyse secondaire prend le relais de l’analyse statistique.
Au fil des zones d’étude, Bamako en cinq générations
47Comment sélectionner alors les quartiers qui incarneront la ville et sa dynamique d’étalement ? L’échantillon PLMU-2011 hérite d’abord de critères définis deux décennies plus tôt, présentant une ville encore essentiellement promue par ses habitants, peu différenciée sur le plan économique, dans laquelle des contrastes résidentiels se donnent néanmoins à voir. Ils dépendent alors du moment et du mode juridique de production de ce parcellaire urbain. L’échantillon constitué autour de sept zones d’étude illustre ainsi trois caractéristiques générales de Bamako.
La première est son gradient historique d’urbanisation du centre aux périphéries du district. Les quartiers retenus sont nés des années 1920 aux années 1980, sur quatre générations. Ils présentent par conséquent de fortes charges de cohabitation, 2,8 ménages par concession en moyenne, et près de deux tiers (64 %) de locataires parmi les ménages informés. Le précédent recensement de 1987 donnait quant à lui des valeurs moyennes inférieures, respectivement 1,8 ménage et 44 % de locataires (Bertrand, 1999-b). Au contraire, les zones en cours de peuplement ne sont guère représentées dans l’enquête, du fait de la difficulté d’y trouver un nombre suffisant de maisons effectivement occupées dans une relative proximité. Si la propriété du sol y a bien changé, leurs îlots ne sont pas encore bien dessinés dans le paysage. Ils le seront vingt ans plus tard, quand s’ajouteront aux primo-propriétaires leurs héritiers ou des locataires. Les formes les plus jeunes du peuplement urbain seront alors plus loin, au-delà du district.
Une deuxième caractéristique d’ensemble découle du contraste, à la fois morphologique et juridique, entre les lotissements normés et les quartiers non « tramés » nés d’occupations « spontanées », « illicites » ou « irrégulières ». Les premiers sont représentés par quatre zones d’étude, dont une seule provient d’une promotion immobilière, tandis que les autres, comme généralement avant les années 2000, découlent d’un simple parcellement foncier qui laisse aux bénéficiaires de lettres d’attribution la charge de mettre en valeur leur lot en y édifiant une maison. Quant à la ville non lotie, elle est représentée par trois zones d’étude, dont deux illustrent à elles seules ce clivage urbain en juxtaposant des îlots irréguliers et d’autres dûment alignés dans un plan en damier.
Enfin, l’échantillon rend compte du rattrapage démographique en cours de la rive droite de Bamako par rapport à la rive gauche. Il s’ensuit un rajeunissement de la ville au début des années 1990 (ENSB-DERHG, 1993), mais le rééquilibrage du peuplement ne sera consacré que dans les résultats du recensement de 2009. Trois grappes résidentielles sont donc retenues au sud du fleuve Niger, contre quatre au nord, en contrebas des monts Mandingues.
48Le principe d’illustrer le processus de maturation de la ville est donc acquis en 2011. Le nouvel échantillon reprend d’abord les zones déjà codées de un à sept selon leur ancienneté. Il y ajoute de quoi représenter des formes territoriales et économiques qui n’existaient pas dans la génération précédente : soit parce que l’étalement de Bamako n’avait pas encore franchi les limites du district et qu’au-delà, dans l’arrondissement de Kalaban-Coro, le bourgeonnement résidentiel de certains villages n’était pas encore assimilé à la capitale ; soit parce que la vente de maisons clés en main restait sous monopole d’État et très limitée en nombre. Le changement de génération s’illustre alors dans la gestation d’une véritable métropole liée à de nouveaux processus de marchandisation du sol et du logement.
49La visite qui suit s’élargit alors à un « grand Bamako » de fait, sans reconnaissance institutionnelle ni gouvernement régional propre. Le pari méthodologique d’y faire résonner entre eux le temps historique de la fabrique urbaine, celui des lignées de propriétaires de maisons familiales, et celui des biographies individuelles, reste entier.
Médina Coura, Hamdallaye, Lafiabougou : un gradient historique du Soudan français au Mali
50L’échantillonnage commence avec trois lotissements fonciers créés du premier âge colonial au tournant de l’indépendance, qui témoignent du déplacement du peuplement de la rive gauche dans la première moitié du 20e siècle. Du centre-ville actuel vers l’ouest du futur district, ils sont alors surplombés par le siège du gouvernorat puis le palais présidentiel situés sur la colline de Koulouba. La ligne de hauteurs qui la prolonge marque aujourd’hui encore le nord des communes III et IV.
51Malgré une géométrie variable, le lotissement administré reste ici le principal outil d’urbanisme. Hérité de la présence française, il est repris à l’indépendance par les élites politiques du Mali. Il est destiné sous la colonisation à déplacer les premiers occupants du site Bamako, à les placer comme « indigènes » sous le contrôle d’une chefferie de canton, et à détourner une partie de la main-d’œuvre africaine de ses rythmes saisonniers d’activité agricole (Meillassoux, 1968). Nécessité se fait de retenir en ville, par l’attribution de concessions d’habitation, ces actifs migrants orientés vers les chantiers d’emploi coloniaux puis les entreprises qui en découlent. C’est le cas en particulier autour de la gare de Bamako, terminus de la liaison ferroviaire Dakar-Niger qui constitue la cheville ouvrière de l’économie du Soudan français (Sinou, 1987). Avec l’échec de l’éphémère Fédération du Mali, le lotissement de Lafiabougou est de même mis en place pour donner une priorité d’installation aux Soudanais rapatriés de l’ex-colonie du Sénégal, et désormais accueillis dans la « terre de repos »3 de la capitale malienne. Il constitue le premier d’une série d’interventions domaniales de la nouvelle puissance publique, suivant le même monopole que celui dont se prévalait la tutelle française, et ce jusqu’à la libéralisation des entreprises de parcellement foncier qui marque les années 1990 et 2000.
52Ce premier Bamako est donc gradué dans le temps par le secteur d’enquête de Médina Coura, tramé depuis les années 1920, puis celui de Hamdallaye : le « lotissement des Grottes » qui nous intéresse plus particulièrement au nord du quartier est borné dans les années 1940 au pied de la retombée rocheuse du plateau mandingue, véritable barrière naturelle et limite de la ville à cette époque. Au départ des colons, la ville se termine par un Lafiabougou d’abord mal apprécié du fait de sa localisation occidentale : les candidats au terrain d’habitation, qui se multiplient déjà, préfèrent les lotissements mieux orientés vers l’est et le lieu de référence des prières musulmanes ; c‘est le cas de Quinzambougou qui est programmé sur plan, lui aussi dans les années 1960, en référence aux anciens combattants du Mali.
53Toutes les autres zones d’étude sont donc ultérieures à l’indépendance, et renouvellent l’échantillonnage de la ville tous les vingt ans. En 1960, le peuplement de Lafiabougou est tout juste amorcé au nord du Niger. La rive droite, jusque-là reliée par bac au Quartier du Fleuve et au centre commercial, ne devient extension de Bamako qu’avec un autre chantier public marquant l’indépendance : la construction des maisons de Badalabougou constitue l’embryon d’une ville nouvelle4 destinée aux cadres du jeune État, et surtout un emblème de modernité pour le pouvoir socialiste. Le « quartier du bord du fleuve » profite de l’achèvement du pont commandé par le gouverneur Louveau, et de la mise en place d’une société d’État en charge des travaux dans la capitale, la Société d’équipement du Mali (Séma). Badalabougou ne sera donc pas concerné par la politique de contrôle des migrants ruraux qui s’impose alors à l’entrée de Bamako.
54Une fois tournée la page de l’indépendance, une quatrième génération urbaine s’esquisse dans les années 1970-1980. Le peuplement de la capitale se réoriente vers l’est et le sud sous des formes de moins en moins régulières. On en vient alors aux zones d’étude de Daoudabougou, de Dianéguéla et de Boulkassoumbougou. Greffées sur des terres coutumières ou de simples hameaux de culture, elles illustrent la vigoureuse poussée qui s’est installée depuis des extensions spontanées plus ou moins bloquées ensuite par quelques lotissements programmés par le régime militaire du général Moussa Traoré. L’heure n’est plus au refoulement des migrants mais plutôt au cantonnement en périphérie d’arrivées de plus en plus massives depuis le Mali rural. Les pouvoirs publics y répondent en instituant le district de Bamako moins de dix ans après le coup d’État de 1968. Ses gouverneurs procèdent à quelques casses mais laissent surtout s’installer, au moindre coût, les migrants pauvres que la grande sécheresse de 1973 et ses répliques ultérieures ont fait affluer dans la capitale. En 1980, la pratique du lotissement administré s’est d’ailleurs déplacée en périphérie du district, dans le cercle de Kati. Avec ses grandes parcelles bornées, la zone d’étude de Kalabancoro naît ainsi comme extension du chef-lieu de l’arrondissement de Kalaban-Coro.
55Quant à la cinquième et dernière génération de l’échantillon, elle sort de terre dans les années 2000, quand Kalabancoro s’inscrit désormais dans un continuum de peuplement avec Bamako. Ce dernier profil urbain n’est donc représenté que dans l’enquête de 2011. À Yirimadio et Dialakorodji, il prend des formes qui ne correspondent plus au lotissement administré classique ni à son contournement par des migrants ruraux.
56Au fil de ce renouvellement urbain, les occupants d’origine des zones d’étude constituées dans la première moitié du 20e siècle sont donc remplacés par leurs héritiers. C’est le cas depuis trois générations dans l’exemple d’un vieux quartier central. Vouée aux indigènes et désignée comme ville musulmane après la Première Guerre mondiale, la « Nouvelle Médine » reste d’abord empreinte d’affinités communautaires qui font les kinda de l’époque (Villien-Rossi, 1966). Avec ces quartiers de référence des migrants, la ville gomme en partie les appartenances territoriales antérieures, à un kafo précolonial, et leurs traditions portées par une autorité politique villageoise (Meillassoux, 1963). Ces repères sont aujourd’hui refondus comme « secteurs » du grand lotissement, et parfois oubliés. À Médina Coura, le quartier des Sofas – sofakin – rappelle ainsi le cantonnement des guerriers de Samory Touré après la défaite du grand résistant à la colonisation française. La zone d’étude est située quant à elle dans le secteur des cheminots, venus des régions de Kayes ou de Sikasso, qui furent nombreux à y être dotés de parcelles généreusement bornées par quatre dans des « carrés » de 60 mètres sur 60, les îlots dont la ville hérite aujourd’hui. De même, le lotissement de Dar Salam recevait à partir de 1916, en poussant la ville vers le nord depuis la ligne de chemin de fer, les premiers employés africains des services coloniaux : boys, commis, soldats, ouvriers des chantiers publics, chacun attributaire d’une parcelle de 25 mètres sur 25 (Sinou, 1987 ; 1993).
57Depuis, les concessions de la plus ancienne zone d’étude ont perdu leur format d’origine dans ce plan en damier : les délimitations successives des droits d’usage donnent aux maisons visitées en 1993 et en 2011 une superficie moyenne de 450 m², soit la moitié du standard d’origine. Mais c’est bien Médina Coura qui présente le plus fort ratio de surface bâtie dans ce parcellaire remanié : plus de la moitié de l’espace disponible, quand le total des 523 maisons visitées descend à moins des deux cinquièmes.
58Peuplé deux décennies plus tard, Hamdallaye présente en commun avec le centre-ville une forte emprise physique du bâti. Celui-ci s’est globalement densifié au fil des réaménagements familiaux, ce qui donne les valeurs les plus élevées de l’échantillon d’enquête. Mais l’effet du temps est atténué par la taille des parcelles qui reste souvent dans le format d’origine de 30 mètres sur 30. L’impression qui prévaut ici est celle d’un quartier aéré, contrairement aux images d’entassement et d’encombrement que laissent les vieux quartiers centraux. Elle doit beaucoup à ces concessions qui ont conservé leur morphologie d’origine, en remplaçant les enduits de banco par du ciment : l’alignement des bâtiments sur les quatre côtés de la parcelle réserve aux activités domestiques l’espace non bâti au centre de la maison ; il ménage également le vestibule d’entrée dans la cour [bulon], réservé autrefois à la réception des visiteurs et de commis marchands, aujourd’hui voué aux jeunes et à leurs tours de thé.
59À Lafiabougou, les lots sont désormais bornés à 30 mètres sur 15, format d’origine qui se prête moins facilement aux partages entre héritiers. Les propriétaires s’y sont inspirés de modèles architecturaux plus divers en suivant le changement social en cours à l’indépendance du pays. L’habitat continue d’être organisé autour d’une cour non bâtie. Mais quelques maisons d’un seul tenant sont aussi centrées « à l’ivoirienne », avec une distribution interne des pièces, les bords de la parcelle ne supportant plus que des annexes, cuisine et toilettes extérieures.
60Le principal marqueur du décalage chronologique entre ce dernier lotissement et les productions coloniales est cependant ailleurs, avec la petite verticalisation du bâti qui s’y est installée dans les années 1990. La tendance est plus difficilement envisageable au centre de la ville, tant que l’habitat de cour y subsiste et qu’y demeurent les ayants droit les moins nantis des familles héritières. À Lafiabougou par contre, des maisons construites en dur montent en étage en profitant de murs porteurs édifiés sur de véritables fondations et d’une dalle de béton coulée dès la construction du premier niveau. Des primo-propriétaires permettent ainsi à leurs fils, devenus adultes, d’installer leur propre ménage à l’étage ; la cohabitation des générations se redéploie sur deux niveaux à la faveur de travaux, à commercer par l’installation d’un escalier extérieur, financés par les mieux nantis. Dans les années 2000, d’autres maisons sont reconstruites, d’emblée avec un étage, pour remplacer un bâti d’origine en banco. Certains propriétaires s’inspirent de modèles commerciaux et locatifs qu’ils rapportent de leurs migrations en Afrique, comme les appartements sur cour intérieure et les maisons de rapport des grandes villes côtières. On voit alors se multiplier les garages et les pas-de-porte commerciaux dans les rez-de-chaussée restructurés. Contrairement aux boutiques et aux ateliers de fortune qui empiètent sur la rue à Médina Coura et Hamdallaye, le bâti prend une valeur locative plus spéculative dans ce contexte tramé et verticalisé.
61Après l’indépendance du Mali, les superficies des parcelles d’habitation ne cesseront en effet de diminuer dans les standards du lotissement administré. L’habitat conserve ses orientations régulières dans des îlots désormais rectangulaires. Dès 1960, l’urgence du rapatriement à Lafiabougou réduit sensiblement le format des parcelles, mais la perspective d’une gestion plus rationnelle de l’espace est la même dans les maisons Séma qui font aussi leur apparition à Badalabougou. Les superficies se stabilisent autour de 400 m² au cours des années 1970-1980, et il faut s’éloigner du district pour retrouver des parcelles de 25 mètres sur 30, comme à Kalabancoro ou dans les chefs-lieux de région. Mais l’époque des grandes parcelles est bien révolue aujourd’hui. Les lots produits à partir des années 1990 sont dans un format de 15 mètres sur 20, voire moins dans les logements sociaux qui font l’objet d’une demande croissante dans la décennie suivante, pour un bilan en nombre toujours insuffisant. Les plus petites maisons enquêtées, moins de 80 m² au sol à Yirimadio, feront donc remonter le ratio du bâti sur la parcelle dans une proportion que ne connaissent pas celles de Kalabancoro, antérieures de plus de vingt ans, qui sont pourtant aussi éloignées du centre-ville.
62En un demi-siècle, la procédure du lotissement a donc inversé ses logiques de gestion de la population : de la nécessité à couper la main-d’œuvre issue des campagnes de ses attaches rurales, en la dotant de vastes concessions, on est passé à l’obligation de mobiliser des réserves foncières toujours plus loin et selon des normes de parcellement considérablement diminuées. La ville d’origine coloniale n’en bénéficie que mieux d’une position avantageuse au cœur de la capitale. Sa centralité ressort des équipements cartographiés dans les années 2000 par le Programme de développement social urbain (PDSU) des communes bamakoises (carte 10)5. Dans ce premier groupe de zones d’enquête, les équipements administratifs, sanitaires et éducatifs se montrent les plus diversifiés, les plus nombreux et les mieux implantés de toute l’agglomération : du fait des axes principaux convergeant vers le centre-ville mais aussi le long de voies secondaires et sur des places dédiées tôt aux services publics dans les lotissements à grands « carrés ».
Carte 10. Médina Coura, Hamdallaye, Lafiabougou : trois générations de lotissement depuis le temps colon.

Sources : PDSU communes de Bamako ; enquêtes PLMU-2011.
Planche 17. Densification et vieillissement du bâti sur trois générations

© M. Bertrand, 1992-2013.
Planche 18. Un processus de verticalisation

© IRD/M. Bertrand, 1992-2013.
63Médina Coura est ainsi bordé au sud par l’axe marchand du « bord du rail », au sud-ouest par l’hôpital Gabriel-Touré, resté l’un des plus grands de Bamako, au nord enfin par le marché de Médine, principal centre de ravitaillement alimentaire de la capitale depuis la Troisième République. Avec le lotissement de la vaste réserve foncière libérée par le déménagement à Sénou de l’ancien aérodrome de Hamdallaye, dans les années 1970, avec la création du quartier ACI 2000 à la fin des années 1990, le lotissement des Grottes profite désormais de sa proximité avec le nouveau centre d’affaires. La traversée du quartier vers la nouvelle cité administrative est de même aisée depuis Lafiabougou. Celui-ci a vu son propre marché dynamisé dans les années 1990 : le triangle qui termine l’avenue Cheik Zayed est pleinement investi par des bâtiments commerciaux à étages. Comme Hamdallaye, le secteur fait figure de péricentre urbain en rive gauche de Bamako.
64Le bilan démographique de cette histoire citadine de près d’un siècle reste donc à mener, après que la première phase d’enquête PLMU en 1993 ait montré comment s’était installé un gradient décroissant de densités résidentielles depuis ces quartiers. Les maisons des plus anciens lotissements sont dégradées et très inégalement réhabilitées par leurs propriétaires. Mais elles sont aussi les mieux desservies en transports collectifs et se trouvent avantagées par la proximité d’une forte concentration d’activités commerciales et d’opportunités d’emploi, qui réduit les coûts et les temps de déplacement.
Boulkassoumbougou, Daoudabougou, Dianéguéla : trois contacts irrégulier/loti
65La deuxième série d’îlots enquêtés découle de la pression migratoire qui s’accentue sur Bamako dans les années 1970-1980 (carte 11). À l’heure où le peuplement urbain bourgeonne en rive droite du fleuve, loin de la falaise mandingue, des vides de peuplement se comblent vers les limites du district sous d’autres impulsions que celles du lotissement. Les régimes militaire puis de parti unique du général Moussa Traoré n’agissent sur cette croissance, présentée comme « anarchique », que par quelques trames orthogonales censées la bloquer. Des quartiers non lotis naissent en effet de toute part : plus seulement comme enclaves associées au maintien de vieux noyaux villageois après qu’ils ont été phagocytés par la ville et ceinturés de lotissements, comme l’ont été Babouyabougou et Bougouba après l’indépendance, aux portes de ce qui deviendra la commune I ; et comme le sera ensuite Boulkassoumbougou dans l’échantillon d’enquête ; ils naissent aussi d’un vaste front d’expansion irrégulière marquant les périphéries orientales et méridionales du district. C’est le cas à Banconi qui fait figure de ville dans la ville en rive gauche, et de « double » informel de Bamako durant les années de sécheresse au Sahel (Sarr, 1980).
Carte 11. Daoudabougou, Dianéguéla, Boulkassoumbougou : la pression de l’informel au sud et au nord du Niger.

Sources : PDSU communes de Bamako ; enquêtes PLMU-2011.
66Dianéguéla illustre en rive droite la même dynamique dans l’échantillon d’enquête. Situé à l’est de Magnambougou-Village, ce quartier se trouve déjà dépassé au sud par Sokorodji qui n’est pas mieux loti que lui à la veille de la Troisième République. En attendant que le régime pluraliste réagisse massivement à l’état de fait du « spontané », la ville des « accroupis » (sonsorobougou) représente un tiers des logements et 45 % de la population de Bamako (Bertrand, 1995). Elle compose donc depuis deux décennies avec la ville tramée, et se présente sous un jour moins dense que celle-ci. Les réponses publiques qui viendront ensuite, dans la nouvelle donne libérale, seront de deux types : le « déguerpissement », ou expulsion manu militari de gros intrus, d’une part ; la régularisation de plus d’une vingtaine de quartiers, d’autre part, dans ce qui est présenté comme un plan de sauvetage de la ville, le programme spécial de réhabilitation « Sauvons notre quartier » (GDB, 1993 ; Geneau et al., 1998).
67L’enquête consacre d’abord trois zones d’étude à cette production informelle d’espaces habités. Elle en signalera la résurgence au-delà du district de Bamako, dans les communes rurales du cercle de Kati, en ajoutant une quatrième zone en 2011. Une des questions posées sera alors de savoir si ce fait accompli densifie la ville mieux que les lotissements, car les superficies des parcelles et la proportion occupée par leur bâti montrent à Boulkassoumbougou, Daoudabougou et Dianéguéla des valeurs intermédiaires par rapport au reste de l’échantillon d’enquête.
68Des nuances apparaissent cependant dans ce deuxième groupe. Ces particularités locales tiennent à l’impact de décisions politiques qui ont évité les casses, les ont retardées ou les ont orientées sur quelques îlots de contact avec un lotissement voisin. Elles viennent surtout de l’histoire des communautés villageoises rattrapées par la demande de terre de migrants peu fortunés. La toponymie en témoigne en se référant à des habitants pionniers ou leurs descendants devenus vendeurs de terre. Ainsi le secteur de Daoudabougou ne stabilise-t-il son nom que dans les années 1990, alors qu’il est déjà peuplé depuis deux décennies pendant lesquelles ses habitants se réfèrent tantôt à Foulabougou, qui rappelle le rôle d’un Peul installé par une lignée coutumière pour veiller à ses intérêts fonciers, tantôt à la personne de Daouda qui finit par l’emporter dans le leadership local. Quant à Dianéguéla, déformation de [Jontigila], il rappellerait la présence d’esclaves sur un site désigné par leur maître et des liens serviles qui ont perduré jusqu’au milieu du 20e siècle. La croissance urbaine a donc retravaillé les usages territoriaux et leur légitimation coutumière, pour fonder et disputer de nouveaux leaderships fonciers dans chacun des quartiers.
69En 1993, Boulkassoumbougou complète vers l’est de la commune I le panorama de la rive gauche qui concentre toujours la majorité de la population bamakoise. Son plan irrégulier d’origine est le plus radicalement transformé parmi les trois tissus urbains considérés : un vaste lotissement a été imposé en 1980 au village déjà en place, pour bloquer par l’est le peuplement spontané de Djoumanzana, et par le nord celui qui remonte vers le plateau mandingue depuis la route de Koulikoro. Depuis cet axe de communication majeur, l’espace communal est déjà largement occupé par de vastes quartiers spontanés : de Sikoro à Djoumanzana et Kouloubléni, en passant par Banconi et Fadjiguila. Une fois les lotissements de Korofina et de Djélibougou dépassés, l’informel reprend sa poussée sur les terres orientales du district.
70Ces caractères de marges territoriale et juridique sont donc atténués au moment de l’enquête : le lotissement a normalisé le secteur en le dotant d’une belle place de marché contiguë à la zone d’étude ; Boulkassoumbougou est, de plus, vite dépassé par de nouvelles extensions urbaines qui continuent de suivre la route de Koulikoro vers les localités de Sangarebougou et de Moribabougou, hors du district. Les opérations urbaines des années 1980 tendent donc à noyer le reliquat irrégulier dans un ensemble devenant attractif par lui-même. En 2011, le peuplement de Boulkassoumbougou apparaît fortement marqué par les migrants de la région de Koulikoro ; de nombreux commerçants originaires de la région ont investi son marché et sa communauté religieuse wahhabite. Des routes carrossables desservent le nord du quartier et relient l’ensemble des quartiers irréguliers de la commune I au marché de Médine. L’informel anime ces réseaux marchands autant qu’autrefois les filières d’accès au sol. Et surtout, le troisième pont de Bamako, alors en cours de construction, promet de relier Boulkassoumbougou directement à la rive droite et aux autres axes reliant la capitale à son arrière-pays. Le passé de l’enclavement périphérique est bien révolu.
71En rive droite, la transformation progressive de Daoudabougou procède, de même, d’une mesure politique d’imposition d’un lotissement, ici à partir des années 1970. Le plan du quartier est donc lui aussi marqué par un contact entre îlots à angles droits et îlots à contours irréguliers. Mais la normalisation du secteur a été plus chaotique qu’à Boulkassoumbougou : elle a fait alterner plusieurs moments de casses et de négociations sur le terrain. Sans doute le contrôle social de la zone, disputé entre les deux leaders évoqués plus haut, y est-il pour quelque chose sous le régime autoritaire du général Moussa Traoré. De telle sorte que, quand c’est au tour de Daoudabougou d’être complètement « redressé » dans les années 1990, ses premiers habitants se sont déjà préparés à une telle opération : le programme « Sauvons notre quartier » est la troisième restructuration qu’a connue le quartier. Les compromis sont perceptibles dans le plan parcellaire repris en 2011 pour l’enquête (carte 9) : des parcelles conservent leurs contours irréguliers au sein d’îlots devenus eux géométriques ; quelques propriétaires ont leur maison diminuée par le tracé d’une voie de désenclavement, aujourd’hui bien numérotée en concordance avec les voies parallèles, mais ils compensent la perte en s’ouvrant à la location qui promet d’être rentable : le secteur attire en effet par sa proximité avec l’avenue de l’OUA, axe majeur l’agglomération dans la continuité du premier pont de Bamako ; sa position est aujourd’hui avantageuse au cœur de la rive droite.
72Quant à Dianéguéla, il montre un plan encore entièrement irrégulier et des constructions souvent pénalisées par le substrat rocheux du secteur. Le quartier est en effet épargné par les casses, et sa reconnaissance officielle précède même l’opération de régularisation de 1993. À la fin des années 1970, le premier Projet urbain du Mali ouvre en effet une série de quatre financements de la Banque mondiale6. Les recommandations du moment conduisent les autorités maliennes à programmer une opération de site and services dans le secteur de Magnambougou, voisin de Dianéguéla dans la commune VI, en se référant à la norme ambiante des « trames assainies » pour rationaliser la rente foncière de l’État (Osmont, 1995). De fait, il s’agit de réduire la superficie des parcelles proposées à la vente et de cibler des acquéreurs salariés selon deux niveaux de prix. Ni l’aménagement préalable de la zone, ni la transparence des attributions ne sont probants dans cette expérience, qui reste bricolée et clientéliste. Mais les villageois déjà implantés dans les environs du lotissement bénéficient d’un complément d’intervention qualifié de « restructuration ». Par un nouveau compromis dont l’urbanisme malien est coutumier, il s’agit surtout d’empêcher la formation d’un nouvel embryon de croissance irrégulière en stabilisant la propriété du « vieux Magnambougou ». Le plan de ce noyau villageois n’en sera pas radicalement changé, ni le tout doté d’équipements significatifs. Mais Dianéguéla qui le prolonge au nord profite de la nouvelle route d’accès au lotissement, depuis l’actuelle avenue de l’OUA. La sécurisation foncière de Magnambougou permet alors à ses habitants de se faire accepter comme étant « régularisés dans la foulée ».
73Au moment où commence l’enquête de 1993, certains des premiers occupants de Dianéguéla ont déjà revendu leurs maisons de banco à des locataires en quête de terrains à bon marché, qui profitent du caractère paisible de la zone pour s’installer et reconstruire sur des bases durables. Mais comme ailleurs, le quartier se montre en 2011 débordé à son tour sur ses marges par de nouveaux foyers de peuplement tirant la ville vers les périphéries du district. À l’est de Dianéguéla et de son jumeau irrégulier de Sokorodji, le vaste secteur réservé aux concessions rurales de Magnambougou dans les années 1970 fait l’objet d’un fort engouement. Des fonctionnaires et des commerçants y ont d’abord convoité et cumulé des parcelles d’un hectare pour y planter manguiers et agrumes dans une logique de standing social : verger, villa, voiture, virement (bancaire), font ainsi les « quatre v des gros bonnets ». Vingt ans plus tard, ces élites bamakoises sont rattrapées par la spéculation urbaine, et s’y rallient : leurs concessions et titres fonciers sont morcelés et vendus par lots d’habitation. La zone connaît un peuplement rapide qui fait aujourd’hui la jonction avec le troisième pont, la route de Ségou, le secteur de Missabougou, dernier quartier de Bamako avant la limite du district, et au-delà les banlieues de Baguineda ou de Kalabancoro dans le cercle de Kati. Comme pour toute cette deuxième série de secteurs enquêtés, le raccord routier progressif à la ville à son agglomération se montre déterminant.
Badalabougou-Séma I, Yirimadio-759 LS : deux moments de promotion immobilière
74Un dernier choix mené en 1993 introduit une nuance à la fois architecturale et économique dans le paysage d’ensemble de Bamako, celle de logements vendus clé en main. Ils ont été attribués en location-vente dans une expérience pionnière de promotion immobilière, et dérogent alors à la morphologie des cours. Il s’agit d’un cas rare avant les années 2000. La Société d’équipement du Mali en est l’opérateur public, pour quelques dizaines de logements destinés aux fonctionnaires et aux cadres décidés à s’implanter en rive droite à proximité du premier pont routier. Contrairement aux autorités sénégalaises et ivoiriennes, qui développent dans le même temps une véritable politique du logement des classes salariées, et lui dédient des offices de gestion, celles du Mali n’ont pas significativement réitéré l’expérience de construction de Badalabougou. Peu de temps après la conférence nationale de 1991 qui avait placé la question du logement parmi les priorités d’une gouvernance politique démocratique, il était donc pertinent de revenir sur cette zone de Badalabougou. Sa jeunesse s’était d’ailleurs fortement mobilisée pour faire tomber le régime du général Moussa Traoré. Le pari était d’y identifier des marqueurs de différenciation sociale à l’égard d’une ville ne sortant que lentement de son horizontalité d’origine et devenue massivement informelle.
75L’opportunité de ce choix rebondit en 2011, quand se concrétise la politique du logement de la Troisième République. Après la relative libéralisation qu’a connue la gestion foncière dans les années 1990-2000, la promotion immobilière est à l’ordre du jour. Elle profite de la politique présidentielle des logements sociaux puis de l’autorisation donnée à l’entrepreneuriat privé de mener à son compte des opérations de lotissement. Quand les 759 logements sociaux sont livrés à Yirimadio en 2007, ces sociétés immobilières ne sont que peu intervenues dans les programmes gouvernementaux de logement. Mais ceux-ci ont déjà fait sortir de terre plusieurs milliers de petites maisons qui marquent désormais le paysage des villes maliennes et les limites du district de Bamako en commune VI.
76L’opération des 759 LS est donc achevée en 2011, avec des constructions toutes occupées qui garantissent la faisabilité de l’enquête. Cette opération apparaît charnière dans la série des programmations imputées au volontarisme présidentiel, car elle fait suite à de précédents programmes gouvernementaux, comme celui des 501 Logements qui concernait en 2006 le même secteur au sud-est du district. Elle intervient surtout avant que cet élan des constructions neuves se déporte vers le cercle de Kati. À la fin de la décennie, le relais sera pris par des opérateurs privés intervenant seuls ou comme partenaires des commandes publiques. Dans tous les cas, la capitale reçoit le plus grand nombre d’unités programmées par la politique nationale du logement (Diarra, 2009 ; Koné, 2010). Cette troisième série d’îlots d’enquête établit donc un lien intéressant entre la ville échantillonnée dans les années 1990 et l’agglomération revisitée deux décennies plus tard. Elle consacre l’émergence d’une promotion immobilière initiée d’abord par la puissance publique, puis stimulée par les recommandations ambiantes en termes de partenariat public privé (carte 12).
Carte 12. Badalabougou-Séma I, Yirimadio-759 LS : l’émergence du lotissement immobilier d’initiative publique.

Sources : PDSU communes de Bamako ; enquêtes PLMU-2011.
Planche 19. La ville irrégulière : de la marge néorurale à la normalisation urbaine

© IRD/M. Bertrand, 1992-2013.
Planche 20. Les suites de la régularisation en 2011 : des quartiers restés peu aménagés mais devenus attractifs

© IRD/M. Bertrand, 1992-2013.
77Avant sa privatisation et sa transformation en société anonyme au cours des années 1990, la Séma n’a consacré, de fait, que peu d’activités immobilières à la maigre politique d’équipement des deux premières républiques du Mali. Mais à Badalabougou, les opérations Séma I, Séma II et Gexco ont marqué l’urbanisation de la rive droite avec des maisons centrées sur la parcelle et un petit format inédit. L’opération suivante est amorcée à Faladié tout au sud du district dans les années 1980 et le contexte d’ajustement structurel. En proie à de grandes difficultés financières, la Séma devra laisser aux acquéreurs le soin de conduire leur propre chantier, renonçant à tout pari d’unité architecturale et signant l’échec de cette promotion étatique : les parcelles seront livrées avec retard ; leurs attributaires seront autorisés à reprendre les plans des maisons.
78L’entrepreneuriat privé ne prend le relais de la promotion immobilière que vingt ans plus tard. Entre-temps, les programmes gouvernementaux de logements sociaux ont essaimé sous le nom générique d’ATT-bougou7. Les opérations de Yirimadio partent ainsi de la route de Sikasso et remontent vers le nord en longeant la route de Ségou par l’est en direction du nouveau stade du 26-Mars. La gestion des terres environnantes en est bouleversée : d’abord dans la vallée du Niger, en contrebas de buttes latéritiques résidentielles ; puis sur ces hauteurs de Yirimadio-Plateau qui se couvriront de piquets et de bornes dans les années 2010 sous l’impulsion de pouvoirs coutumiers exsangues et concurrents (chapitre 9). Les logements sociaux jouxtent désormais d’autres programmes immobiliers redevables des sociétés privées qui se sont déportées elles aussi vers les disponibilités foncières du cercle de Kati. À Bamako, c’est déjà le cas avec la Faya Immobilière, voisine des 759 LS par le sud-ouest, dont la promotrice se plaint d’empiétements sur son titre foncier de la part de l’Office malien de l’habitat. Celui-ci a mandat de l’État pour garantir les logements sociaux et le titre de propriété sur lequel ils sont établis, mais les habitants seront les premières victimes du litige au moment de l’enquête.
79Les zones d’étude de ce troisième groupe relèvent donc de générations urbaines très différentes : isolé à sa création, situé aujourd’hui entre les deux ponts les plus fréquentés, Badalabougou-Séma I est devenu une extension économique du centre-ville et ne se réduit plus à sa fonction résidentielle d’origine ; redevables d’une programmation de masse, les 759 LS de Yirimadio souffrent au contraire de leur éloignement et d’un manque d’équipements publics. Les deux zones ont cependant en commun les plus petites superficies parcellaires et bâties de tout l’échantillon d’enquête : des terrains de moins de 15 mètres sur 20, voire moins de 250 m² ; des maisonnettes d’à peine une centaine de mètres carrés au sol, que leurs attributaires ont vite fait de réaménager : en transformant les garages livrés dans les plans d’origine de la Séma en chambres à coucher des jeunes, en couvrant les terrasses d’entrée dans les logements sociaux et en faisant l’espace de réception qui manque aux « deux chambres-salons » de la programmation OMH. Le rapport entre la superficie du bâti et celle des parcelles reste finalement intermédiaire entre les valeurs extrêmes de l’échantillon.
80Le pari de la verticalité n’est toutefois pas relevé à Badalabougou, quartier qui a pourtant gagné sa maturité depuis les années 1960. Peu de maisons y sont montées en étage. Malgré des capacités financières meilleures que d’autres propriétaires, les clients de la Séma n’ont pas vraiment retenu l’option de faire évoluer leur maison sur la hauteur. En misant davantage sur la scolarisation de leurs enfants, les chefs de famille ont conduit les jeunes à plutôt compter sur la décohabitation : mieux que dans d’autres maisons, on verra les jeunes adultes éduqués à Badalabougou se mettre ailleurs en quête d’opportunités d’étude, d’emploi et d’une vie de famille à individualiser selon le modèle parental. Quant aux propriétaires de Yirimadio, ils savent qu’ils ne seront formellement reconnus comme propriétaires qu’après le remboursement du prêt bancaire immobilier qui leur a été consenti sur vingt-cinq ans. Dans ces conditions financières, le logement peut difficilement évoluer sur une base foncière étriquée. La situation est jugée malgré tout meilleure que dans les maisons qui réservent les mêmes superficies bâties, et souvent beaucoup moins, à plusieurs ménages contraints de cohabiter, eux, en location.
81Faute d’expansion verticale, la perspective de la densification ne se posera sans doute pas comme attendue sur la durée, surtout si des possibilités de déménagement se profilent vers de plus grandes parcelles du cercle de Kati. Mais le vrai contraste de génération est ailleurs entre les deux zones d’étude. Plus que dans la conception du logement ou son contrat d’appropriation, il se lit dans la cartographie des équipements de proximité. Leur implantation est déjà dense à Badalabougou qui fait face au cœur commercial et administratif de la rive gauche. Des services majeurs pour l’agglomération sont aussi à portée de marche : le Palais de la culture au bord du fleuve, l’université du Mali depuis les années 1990, dont les bâtiments sur la colline du Savoir font la jonction entre Badalabougou et Daoudabougou.
82Les 759 logements sociaux partent au contraire de rien dans les années 2000. Leurs habitants comptent sur la vie associative et sur un comité de quartier pour protéger les places publiques, définies par le plan de lotissement, des morcellements-ventes qu’ils craignent à partir d’autres exemples dans les quartiers voisins. Mais les équipements prévus se feront attendre. Il faut donc attirer un opérateur privé d’école et un autre de précollecte des ordures ménagères, décider de la construction de toilettes payantes aux abords du petit marché local. De telles initiatives sont à relier à « l’éveil des sociétés civiles » (Pirotte et Poncelet, 2002) plutôt qu’à des sociabilités néorurales ou à quelque résurgence de la vie communautaire. Mais ces propriétaires en puissance viennent d’horizons migratoires et de quartiers divers ; ils ne se connaissent pas à leur arrivée à Yirimadio. Des divergences d’appréciation des services publics, et déjà des conflits de leadership, érodent en peu de temps les perspectives d’un prompt rattrapage de leur quartier en matière d’équipement collectif.
Photo 2. La maison individualisée.

En haut : Badalabougou-Séma I, première standardisation immobilière sous un couvert arboré déjà dense.
En bas : Yirimadio-759 LS, une viabilisation de caniveaux à ciel ouvert.
© IRD/M. Bertrand, 1992-2013.
83Les maisons étant petites dans les deux cas, elles concrétisent avant tout les efforts des politiques urbaines visant en Afrique à individualiser le logement et à promouvoir un habitat moderne répondant à la formule « un ménage, un toit ». Le modèle des immeubles collectifs n’a guère pris au Mali, où l’aménagement d’appartements d’étage n’est une option retenue que pour étendre la maison individuelle, toujours minoritaire parmi les familles bamakoises. Bon nombre de dalles coulées en terrasse resteront réservées au séchage du linge, à la pose d’antennes paraboliques, au mouton à sacrifier, en laissant au sol l’usage des robinets et des compteurs électriques. L’idée de promouvoir un habitat individualisé s’illustre alors, dans les objectifs de la Séma puis de l’OMH, à travers des prototypes bas centrés sur les parcelles, cassant la vie de cour, rendant impossible l’accueil de locataires aux côtés des propriétaires et compliquant les cohabitations intergénérationnelles des seconds. L’enquête a donc dû visiter le maximum de maisons à Badalabougou-Séma I et Yirimadio-759 LS, respectivement 89 et 116, pour suivre la centaine de ménages attendue.
Kalabancoro, Dialakorodji : la dualité loti/irrégulier reconduite au-delà du district
84Avec les deux dernières zones d’étude, l’enquête introduit les catégories de sub et de périurbain : non seulement pour les habitants de ces îlots excentrés dans le cercle de Kati, mais aussi comme lieux de naissance et d’étapes résidentielles d’autres populations enquêtées en 2011. Ces derniers exemples n’appartiennent en effet qu’à la dernière sélection puisant dans les chefs-lieux de deux communes rurales, qui n’ont qu’une décennie de gestion autonome, situés à l’opposé l’un de l’autre. Malgré des origines très différentes, les parcelles de Kalabancoro et de Dialakorodji ont donc en commun les plus faibles ratios de surface bâtie, de l’ordre du quart des superficies appropriées.
85On y retrouve pourtant des formes bien éprouvées dans l’histoire de Bamako : d’un côté le lotissement administré, recours historique de la gestion urbaine, de l’autre le contournement des formes réglementaires par les habitants de quartiers « spontanés » qui anticipent sur leur régularisation. Par-delà le contraste des plans, la ville continue de s’étaler en suivant d’abord des desseins fonciers.
86Les îlots de Kalabancoro sont le fruit d’un lotissement borné au début des années 1980. Pour le commandant de cercle qui en a l’initiative, il s’agit de moderniser le chef-lieu de l’arrondissement bordier de Bamako, en le flanquant d’une trame orthogonale par le nord. La route nationale reliant la capitale et la Guinée passe en effet sur l’autre rive du fleuve Niger, et la commune IV du district est déjà lotie en suivant cet axe jusqu’aux concessions rurales de Sébénicoro. En rive droite au contraire, les terroirs de Kalaban situés au sud de la commune V sont encore épargnés par l’urbanisation et semblent peu intéresser les Bamakois. Le vaste front de croissance spontanée à Sabalibougou, dans les années 1980, puis la vente aux enchères de lots viabilisés à Baco Djicoroni par l’Agence de cessions immobilières, au début des années 1990, combleront le vide jusqu’à la constitution des communes rurales à la fin de la même décennie. Les lignes de transport en commun par minibus conduiront alors au bitumage de la voie d’accès à Kalabancoro qui n’est encore représentée que comme piste améliorée dans l’extrait de plan (carte 13).
Carte 13. Kalabancoro, Dialakorodji : des banlieues au sud et au nord de l’agglomération.

Sources : PDSU communes de Bamako ; enquêtes PLMU-2011.
87Le front d’urbanisation de Kalabancoro devient donc continu dans les années 2000, sur toute la limite avec le district. La zone d’étude ne se peuple pourtant que lentement. Quelques fonctionnaires y envisagent une retraite au calme et la valorisation d’un champ dans les environs. Beaucoup n’ont d’ailleurs pas vraiment investi dans le lotissement, y laissant un bâtiment juste amorcé ou une partie de leur famille, le temps d’une affectation professionnelle loin de la capitale. Les grands îlots rectangulaires qui caractérisent la zone d’étude jouxtent ainsi d’autres types de peuplement et d’activité : le village de Kalabancoro et son marché maraîcher, la zone d’extraction du sable qui anime les bords du fleuve à l’ouest du lotissement et attire de jeunes migrants en quête d’emplois vers la route de l’orpaillage au sud-ouest du Mali. Le retard de densification de Kalabancoro se voit encore dans un nombre non négligeable de parcelles restées vides de constructions au début des années 2010. Non clôturées, elles sont transformées par le voisinage en dépotoirs à ordures ou font l’objet de convoitises. Leur reprise en faveur d’autres acquéreurs que les attributaires d’origine fait scandale dans la commune, conduisant à la mise en accusation du maire pour malversation foncière. Le bâti et les charges de population restent donc parmi les moins importants sur ces vastes parcelles de 30 mètres sur 25.
88L’heure est pourtant au réinvestissement de la zone, ce que confirmera l’enquête. Dans un même îlot, certaines parcelles montrent un bâtiment dégradé faute d’avoir été achevé, et d’autres voient revenir les héritiers du premier propriétaire. Sentant la demande locative monter en banlieue ou éprouvant le besoin de s’installer eux-mêmes, ils placent des gardiens en surveillance du bien familial et reprennent les travaux abandonnés par la génération précédente. Kalabancoro profite alors de l’annonce qu’un nouveau pont sur le Niger devrait desservir l’ouest de l’agglomération8. La route est bitumée jusque son marché dans le prolongement d’un axe traversant la commune V, depuis le deuxième pont de Bamako, et des « trente mètres » assurant la connexion avec le domaine aéroportuaire. La mairie est installée dans le secteur loti dès le premier mandat communal, à quelques mètres des maisons enquêtées. La localité n’est donc plus un cul-de-sac fermé par le fleuve et devient au contraire un sas vers les nouvelles réserves foncières de l’agglomération. Son espace résidentiel se prolonge vers le sud, où sont dirigées de grandes programmations pour la capitale : les futures cité universitaire et station de pompage de Kabala, des terrains d’habilitation à viabiliser à Gouana, cible de coopératives d’habitat, des lignes électriques à haute tension, etc.
89Tel n’est pas le cas à Dialakorodji. Située à l’entrée de la commune, la zone d’étude la plus septentrionale de l’échantillon d’enquête n’est reliée à Bamako que par un fil, la piste reliant Banconi, marge populaire de Bamako à la commune rurale de Safo et ses bordures rocheuses. Montant vers le plateau mandingue entre deux saillants, la voie est promise au bitumage par le président de la République, et est effectivement en travaux au moment de l’enquête. Mais la crise politique de 2012 interrompt ces perspectives : l’accès à la zone d’étude reste le domaine de la latérite et de poussiéreuses navettes, des minibus de transport, des charretiers et des vendeurs d’eau.
Planche 21. Le rattrapage des périphéries urbaines au début des années 2010

© IRD/M. Bertrand, 2010-2015.
90La croissance urbaine est pourtant fulgurante dans les années 2000. Comme à Kalabancoro, elle se greffe sur un village chef-lieu de commune, mais prend ici des formes irrégulières. Dialakorodji montre surtout l’esprit d’entreprise de migrants et de citadins déterminés à quitter la location, qui ne comptent pas ou plus sur la puissance publique pour se loger. L’irrégularité se soumet alors à de réels risques environnementaux : sur les hauteurs bordant la route, dans le lit d’un marigot qu’occupent précisément des maisons de la zone d’étude, et partout avec de fortes contraintes de ravitaillement en eau. Beaucoup plus vite qu’à Bamako, les acquéreurs de parcelles en viennent donc à des compromis avec la nouvelle autorité communale : celle-ci accepte de normaliser les transactions au prix d’un léger redressement de plan, tandis que les propriétaires vendeurs consentent à céder la main à la mairie pour l’établissement de documents d’installation tarifés sur leurs terres. La zone d’étude reste désignée comme Noumoubougou par ses premiers habitants, le domaine de culture confié plus tôt à une famille de forgerons [numu]. Celle-ci y accueille à son tour des citadins en quête de terrains abordables, avant de laisser la nouvelle municipalité gérer le front de peuplement.
91Dans les plans PDSU, Dialakorodji se présente donc comme Kalabancoro : un désert d’équipement. Avec des municipalités encore inexpérimentées et des volontés politiques très inégales du nord au sud de l’agglomération, la maturation de la ville se joue dans quelques initiatives de raccordement aux réseaux techniques. Celui de la téléphonie mobile progresse d’ailleurs plus vite que celui de l’électricité, et ses opérateurs privés multiplient les antennes-relais sur la route de Dialakorodji. L’équipement est surtout fait de palliatifs à l’investissement public : un lycée privé implanté sur la route de Kalabancoro, des forages creusés avec l’aide d’une ONG internationale à Dialakorodji, suivant les sociologies locales.
92Au fil de plusieurs passages d’enquête, l’échantillonnage de Bamako s’est donc enrichi de nouveaux profils de quartier, à l’échelle du district puis de l’agglomération. Des constantes ressortent de ces différentes générations et phases d’urbanisation : la rareté des opérations immobilières, le caractère limité des interventions publiques, une fois les voies de passage dessinées sur plan ou « redressées » a posteriori. Il en découle une ville essentiellement horizontale, marquée par l’habitat de cour et promue avant tout par ses propriétaires, d’où s’élèvent quelques seconds niveaux d’habitation dans les dernières décennies. Quant aux nuances locales, elles s’apprécient en suivant le vieillissement du bâti et le remaniement des parcelles d’origine, en reconstituant les histoires coutumières, des conjonctures particulières de rapatriement des migrants et d’investissement des épargnes familiales. Enfin, les conditions de desserte en transports collectifs, les liaisons routières avec le reste de l’agglomération sont de plus en plus appelées à faire différence.
93Dans ce cadre d’ensemble, la densification du bâti est manifeste, bien qu’à des rythmes inégaux. Elle ne cesse d’interroger les observateurs sur le rapport entre l’enveloppe physique de l’habitation et son contenu social : permet-elle aux ménages de bénéficier de logements plus spacieux, à défaut d’être toujours rénovés ? Rend-elle compte à elle seule de la pression foncière ? La croissance démographique de Bamako se suffira-t-elle d’une petite verticalisation des maisons ? Comment finalement comprendre un étalement de l’agglomération aussi marqué en quelques années, si peu accompagné ni anticipé par l’action publique, malgré son évolution depuis les années 1990 ? Des pionniers des zones d’étude aux générations suivantes, le cycle de vie des quartiers reste donc à mesurer par l’enquête, en tenant compte plus finement de l’origine géographique et du profil socioéconomique de leurs habitants.
Notes de bas de page
1 La source cartographique PDSU montre ici ses limites : le dessin sur Google Earth des îlots enquêtés à Yirimadio ne correspond pas au plan prévu initialement pour la construction de ces logements sociaux.
2 Programme investissements d’avenir/ANR-10-EQPX-20.
3 Traduction du bambara [lafia bugu].
4 Dans l’entre-deux-guerres, le lotissement devenu quartier de Bamako Coura était déjà considéré comme ville « nouvelle » [kura] par rapport aux établissements indigènes précédemment relocalisés.
5 La programmation des PDSU est initiée dans les années 2000. Sous la présidence d’Amadou Toumani Touré, elle fait suite au programme test de développement social des quartiers, « Siguida Kura », qui avait été mené de 1999 à 2002 dans les communes I, III, IV et VI du district de Bamako. Cette première expérience est alors étendue à d’autres régions du pays sous la supervision de la Direction nationale du développement social. En lien avec la décentralisation des services d’équipement, elle vise l’amélioration des conditions de vie des populations dans les communes de Bamako, Mopti et Gao, mais connaît de nombreuses limites de réalisation jusqu’en 2007. Le PDSU sera alors relayé par une nouvelle vague de programmation communale sous le second mandat présidentiel (Bertrand, 2015-a).
6 Le dernier projet urbain est en cours dans les années 2010.
7 Des zones d’habitation [bugu] nées de la détermination du président Amadou Toumani Touré (ATT) à impulser sa politique de logement au début des années 2000.
8 La construction d’un troisième pont sur l’ancienne chaussée submersible de Sotuba, à l’est de la ville, est finalement diligentée par la coopération chinoise au début des années 2010. Elle supplantera le projet occidental qui est évoqué depuis comme le futur quatrième pont de Bamako.
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