Avant-propos
Des années 1990 aux années 2010 : dynamiques urbaines à la loupe
p. 9-17
Texte intégral
1Avec un recul d’observation de trois décennies sur les pratiques résidentielles des habitants de Bamako, le présent ouvrage présente une triple originalité parmi les travaux consacrés à la fabrique urbaine africaine.
Enquêter la métropole de Bamako
2En premier lieu, il s’appuie sur les données de plusieurs enquêtes quantitatives menées successivement jusqu’à la fin des années 2010. Celle conduite en mars-juin 2011 par une équipe de dix enquêteurs assistés de deux superviseurs constitue ainsi le nouveau passage d’un questionnaire élaboré au début des années 1990, à l’occasion d’un changement important de la gouvernance du pays. Près de vingt ans après l’instauration de la Troisième République malienne, la nouvelle collecte a surtout visé à pallier le manque et l’imprécision de données relatives au logement urbain, au moment où le Recensement général de la population et de l’habitat du Mali (RGPH), dernier en 2009 d’une série de quatre, n’offrait pas encore de résultats définitifs.
3En cela l’atlas ne livre pas seulement une série de cartes illustrant la vigueur du croît démographique et de l’étalement urbain, les discriminations à l’œuvre dans l’espace bamakois et les processus qui les sous-tendent. Il constitue également un manuel d’investigation des dynamiques sociales et territoriales d’une agglomération produite avant tout par les pratiques de ses habitants en matière de logement, et d’accès plus généralement aux ressources urbaines. Fort de l’exploitation de données produites sur échantillons, l’ouvrage mène le plaidoyer d’une stratégie de connaissance à l’intention d’étudiants, de décideurs locaux, de professionnels du développement économique et territorial.
4L’enquête de 2011 s’inscrivait, en l’occurrence, dans le pari méthodologique porté par le projet de recherche « Mobilités ouest-africaines1 » de renouveler les mesures de la mobilité dans cinq pays ouest-africains et leurs capitales. Cette dynamique scientifique a donc remis à l’ordre du jour la nécessité de produire un atlas de Bamako. Elle a suscité également le besoin de revenir sur l’information livrée par les recensements, ce que permettra une nouvelle collaboration scientifique avec l’Institut national de la statistique du Mali, et d’aborder le continuum spatial produit par la capitale malienne2. Le présent ouvrage détaille donc les jalons d’une méthode qui a permis de suivre ce développement urbain sur plusieurs décennies et générations. Mais il ne prétend pas la répliquer en d’autres contextes. D’autres publications citées en bibliographie envisagent davantage la montée en généralité que permet ce cas d’étude, et les comparaisons qui intéressent la recherche urbaine sur le continent africain. De même, le projet Moboua a soulevé de féconds débats sur la comparabilité des enquêtes « Mobilités » dans trois grandes agglomérations de l’Afrique intérieure : toutes concernées par une croissance démographique rapide, et néanmoins diverses (Bertrand et Boyer, 2016).
5Depuis les années 2000, l’expansion de la capitale malienne se poursuit en effet au-delà des limites administratives du district de Bamako (planche I). Renouvelant les connaissances produites en 1993 et 1994 par les précédents passages de questionnaires, l’enquête de 2011 ne s’attache plus à la seule ville, mais désormais à cette métropole en train de sortir de terre selon des transactions foncières et des convoitises immobilières de plus en plus offensives. Vingt ans après les transformations qui avaient marqué du sceau libéral la gestion de Bamako, l’action publique est censée accompagner et orienter cet étalement urbain. Mais elle s’inscrit dans une conflictualité locale généralisée, puis dans l’insécurité qui gagne le pays tout entier et son environnement sahélien. Déjà faible, la gouvernance urbaine est en effet paralysée par la crise politique et territoriale que subit le Mali depuis mars 2012, et les troubles régionaux qui s’ensuivent dans le Septentrion puis le centre. Dans ce contexte tendu, les terres de périphérie d’agglomération font l’objet d’un parcellement débridé et d’une production massive de titres de propriété privée. Une nouvelle étude est alors réalisée pour le compte du ministère des Domaines de l’État et des Affaires foncières3. Centrée sur la délivrance de ces titres fonciers et sur les changements d’usage du sol dans le district de Bamako et le cercle de Kati, elle contribue elle aussi à mettre à jour l’information sur la capitale et son processus d’expansion territoriale.
Planche 1. Les zones d’étude dans leur contexte d’étalement urbain au début des années 2010

Sources : gouvernorat du district de Bamako ; SIG de Bamako.
Réalisation : IRD/M. Bertrand.
Le fait urbain au prisme des quartiers et des maisons
6Une deuxième particularité de l’ouvrage tient au choix de comprendre la ville à une échelle fine, dans l’intimité de ses quartiers. Le principe d’une observation à la loupe du bâti et du parcellaire urbain pourrait paraître paradoxal au moment où s’impose une vision d’ensemble de l’agglomération, à défaut d’une véritable prospective métropolitaine et d’un gouvernement coordonné. C’est du moins l’objectif annoncé par deux régions, le district de Bamako et la région de Koulikoro, coiffant les six communes urbaines de Bamako et pour le moins une douzaine de communes bordières dans le cercle de Kati (planches 2 et 3). Depuis les années 2000, la gouvernance de la capitale malienne est en effet prévue à ces deux, voire trois niveaux de collectivité territoriale, ce qui suscite de croissants défis d’investissement, d’économie d’échelle et de concertation. La région urbaine qui se prépare en effet dans un rayon de 30 kilomètres depuis le centre de Bamako reste dépendante d’un centre économique unique, dominé par les activités marchandes et marqué par l’emploi informel. Or cette tendance n’est guère nouvelle dans l’histoire aujourd’hui séculaire de Bamako. Pour en rendre compte, les jeux d’échelles d’analyse, entre niveaux « micro » et perspectives « macro », sont plus que jamais nécessaires (Vernière, 1977 ; Gibbal et al., 1981).
Planche 2. Carte administrative du Mali en 2011

Sources : base Oise ; Ministère de l’administration territoriale et des collectivités locales (MATCL)/Direction nationale des collectivités locales (DNCL).
Planche 3. Carte communale du district de Bamako et du cercle de Kati

Source : Database of Global Administrative Areas (GADM), version 2.0 (décembre 2011).
7Ce choix d’aborder la fabrique sociale et territoriale d’une grande ville par le bas, c’est-à-dire depuis ses îlots et ses maisons, remonte précisément à 1993 quand est lancée la première phase de l’enquête à passages répétés « Pratiques du logement et mobilités urbaines » (PLMU). La phase suivante se déroule un an après, en 1994, dans les zones d’étude déjà visitées et durant les mêmes mois de saison sèche (Bertrand, 2011-a). L’enquête qui est reprise par le projet Moboua constitue donc une troisième phase d’investigation. Elle conserve une grille d’observation fondée sur les conditions d’habitation, les modes d’accès au sol, les trajectoires migratoires et résidentielles des habitants de Bamako. L’enquête de 2011 reprend de ce fait l’intitulé PLMU d’origine, même si elle renouvelle l’échantillon d’étude pour s’adapter à une tache urbaine élargie, et même si son questionnaire reflète les débats du moment sur la mobilité (Dureau et al., 2000 ; Bertrand, 2010-a). Elle maintient l’ambition de suivre l’agglomération en articulant une mesure de stocks concernant les ménages et leurs logements dans les quartiers, et une mesure de flux caractérisant leurs membres et leurs occupants.
8Ce moment de production de données de terrain fait surtout entrer la catégorie « périurbain » dans l’analyse, car on passe en 2011 de 7 à 10 zones d’enquête pour comprendre Bamako. Au-delà du district, des localités et des communes qualifiées administrativement de « rurales » se montrent en effet sous influence urbaine. Elles sont représentées parmi les lieux de naissance et de séjour d’une part croissante des habitants de la capitale. Elles donnent la mesure des transformations qui affectent les grandes agglomérations ouest-africaines en matière d’accès au sol et aux services essentiels, de travail ou encore de mobilité quotidienne. Une dernière mesure, l’enquête « Loin/près des routes : habiter les périphéries urbaines » (LPR), leur sera donc consacrée en novembre-décembre 2018 à l’appui d’un nouvel échantillon de huit points d’observation périurbaine4.
Suivre l’étalement urbain sur la durée
9Ces différents passages et formats d’enquête confèrent une troisième originalité aux cartes et à leurs commentaires : l’approche est résolument longitudinale ; elle fait de ces zones d’étude un laboratoire de suivi des dynamiques urbaines. Le prisme du temps s’applique à la ville et ses différentes composantes territoriales autant qu’aux habitants qui sont décrits individuellement, dans leur environnement familial, et dans leur voisinage social. La démarche est servie par des méthodes d’observation en continu et d’autres, rétrospectives, qui reconstituent des parcours personnels et des histoires de lignées. Ce temps est donc celui des pratiques citadines, qui rappelle l’intérêt des méthodes biographiques en sciences sociales (Haeringer, 1972 ; Grab, 2009), et celui de la naissance de nouvelles zones d’étude ou de la disparition de certains îlots bâtis, qui donne à voir la maturation d’une agglomération. Avec ces différents reculs, il se montre structurant mais plus complexe dans ses effets qu’au simple rappel de l’origine coloniale des vieux quartiers bamakois (Villien-Rossi, 1966 ; Meillassoux, 1968 ; Collectif, 1993 ; Philippe, 2009).
10La trajectoire de la ville ressort en effet de plusieurs générations qui ont fait l’histoire de nombreux quartiers et lignées de propriétaires. Elle s’appréhende également au fil de pratiques de construction qui ont densifié les maisons et redistribué une partie de leurs occupants. D’autres déplacements témoignent enfin, au quotidien, de la distanciation des lieux de vie, de travail et de sociabilité des citadins, et comment ces expériences se trouvent récemment remodelées par un développement urbain expansif. La notion de cycle de vie est donc mobilisée pour comprendre aussi bien l’espace de Bamako que les caractéristiques de sa population. Aux différents moments de l’enquête, les quartiers sont décrits sur un gradient de « jeunesse » et de « vieillissement » qui marque le renouvellement historique de la ville. Mais à plus court terme aussi, il ne suffit que de quelques années pour que des pans entiers de son territoire soient requalifiés : que des quartiers d’abord qualifiés d’illicites fassent l’objet d’une régularisation par exemple, que se déclarent chez les habitants de nouveaux projets migratoires ou de brutales obligations à déménager.
Carte 1. Bamako dans son environnement géographique.

Sources : IGN (fonds Afrique occidentale française) ;
U.S. Army (1950-1955, 1/250 000).
11Avec ce parti pris du suivi temporel, l’analyse spatiale se donne enfin la possibilité de produire des mesures originales qui sont rarement établies ailleurs. Il s’agit de mettre en lumière et en mots le ressenti des habitants, leur expérience de la ville dans toutes ses logiques sociales, marchandes et non marchandes. Le premier de ces mots est celui de la concession, qu’il faut aborder depuis différents sens : celui de l’unité domestique et physique à laquelle se réfère tout Bamakois pour désigner sa maison, en traduisant ainsi le mot bambara [du] ; celui d’un identifiant censitaire qui a sa source dans la morphologie villageoise5 ; celui enfin d’une catégorie juridique reprise du droit foncier colonial, désignant des droits de propriété incomplets ou provisoires sur le domaine de l’État. On aborde ainsi la polysémie d’un habitat de cours qui se montre souvent remanié par les propriétaires-bâtisseurs [dutigi] et les générations suivantes, mais qui maintient très fortement la possibilité de plusieurs logements. L’enquête aborde ces maisonnées en comptant non seulement les occupants d’un même « toit », mais en observant aussi comment y cohabitent différents ménages, chacun redevable de sa tenure résidentielle sur la parcelle occupée en commun.
12Dans le même sens, l’analyse des parcours migratoires et résidentiels propose de compléter la mesure censitaire de la migration « durée de vie ». L’enquête multiplie les repères, au premier séjour ou au retour à Bamako, à l’installation dans le quartier et selon différents types de déménagement. L’insertion urbaine est ainsi commentée du point de vue de ses premiers acteurs : des citadins qui se disent eux-mêmes « assis », « accroupis » ou « déguerpis », des locataires « ballottés » et des propriétaires « cumulards », des enfants placés au centre des stratégies patrimoniales et d’autres mis à distance par les familles, etc.
13La démarche proposée pour Bamako découle, sur le fond, d’une comparaison systématiquement organisée entre plusieurs zones d’étude. Mais elle profite aussi de comparaisons plus larges, menées entre différentes agglomérations ouest-africaines, lesquelles ont fécondé en retour les regards croisés portés au sein de la capitale malienne. Dans les années 1990, c’est d’abord Bamako qui forge une grille de mesure de profils résidentiels locaux. Sa transposition à la capitale ghanéenne, dans les années 2000, consolide la démarche typologique avant que celle-ci ne serve le retour d’investigation mené à Bamako dans les années 2010. Vingt ans après les premiers passages d’enquête, la question du logement connaît alors un fort renouveau dans la sous-région : au Mali (Ba et Bertrand, 2015), mais aussi à Dakar (Lessault et al., 2011) et dans les capitales du Burkina Faso et du Niger qui sont également abordées dans le projet Moboua (Fournet et al., 2008 ; Boyer, 2010).
14Suivant ce fil méthodologique, Bamako illustre remarquablement les défis et enjeux d’une grande agglomération ouest-africaine, montrant comment divers changements s’impriment dans les relations anciennement établies entre migration et urbanisation. Le format d’ouvrage-atlas retenu ici se veut donc pédagogique et pratique. Il rappelle la nécessité d’une connaissance précise de la ville et désigne une matière urbaine plus complexe que ne le suggèrent des termes hâtivement transposés, comme la catégorie onusienne des slum households et bien avant elle l’idée de croissance urbaine « anarchique ». Ce faisant, il s’agit d’interroger l’habitabilité des villes africaines prises entre des transformations inédites et un gouvernement urbain dépassé. Face à des modèles mondialisés de prise en charge de leurs habitants, quels descripteurs retenir pour en apprécier l’urbanité, un vivre ensemble marqué par l’attachement à la propriété du sol, l’autopromotion du logement, et des logiques de mobilité élargies ? Comment en prendre le pouls au-delà de limites administratives régionales ?
15La première partie de l’ouvrage présente le fait urbain au Mali et les sources à mobiliser pour l’informer et dépasser le dénigrement qu’il suscite souvent à l’égard de priorités rurales de développement (chapitres 1 et 2).
16La deuxième partie analyse les pratiques d’habitation selon des charges résidentielles qui progressent mais restent inégales dans les quartiers, et selon des cohabitations dans les maisons qui se renouvellent d’une génération à l’autre (chapitres 3 et 4).
17La troisième partie revient sur la structuration spatiale de Bamako en décrivant ses populations ainsi que les mouvements qui les ont poussées à migrer en ville, à se redistribuer dans l’agglomération, à maintenir des relations avec d’autres espaces d’origine et de destination (chapitres 5 à 7).
18La dernière partie aborde la région urbaine qui se construit aujourd’hui au-delà du district : en maintenant une distinction assez poreuse entre les fabriques urbaines formelle et informelle, en incluant des lieux de relative mixité sociale, et en exacerbant les inégalités d’accès à la ressource foncière (chapitres 8 et 9).
Bamako, quartier Hippodrome

© IRD/M. Bertrand
Notes de bas de page
1 Moboua, projet sélectionné dans le cadre du programme de l’Agence nationale de la recherche (ANR) et de l’Agence interétablissements de recherche pour le développement (AIRD) « Les Suds, aujourd’hui », 2008-2011 (Bertrand, 2011-b). Outre l’enquête bamakoise financée dans ce cadre scientifique, deux autres enquêtes quantitatives ont été menées à Ouagadougou (Burkina Faso, 2009) et Niamey (Niger, 2010).
2 « Approche longitudinale et spatialisée du développement urbain de Bamako dans son district et dans le cercle de Kati » : convention d’étude portant sur les recensements de 1987, 1998 et 2009 (Institut national de la statistique [Instat]/IRD, 2018-2020).
3 « Analyse des données de la conservation foncière au Mali : Volet 1.1.3 de la réforme de la gestion foncière ». Convention d’expertise scientifique Scac. Ambassade de France au Mali (Maedd/FSP Cipdefc)/IRD/université des sciences juridiques et politiques de Bamako/Direction nationale des domaines et du cadastre (février 2015-juin 2016).
4 Programme de recherche « LPR » : Institut de recherche pour le développement (Cessma, UMR 245 de l’IRD) en partenariat avec l’Institut d’économie rurale de Bamako (octobre 2017-décembre 2018).
5 Dans le recensement malien, le village est défini comme « un ensemble de concessions regroupées sur un espace géographique donné et qui abritent des ménages dépendant d’une même autorité locale ou chefferie ».
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