Chapitre 6. Les genres réunionnais
p. 77-83
Texte intégral
Les débuts de la systématique culicidienne
1Le tout premier moustique fut décrit en 1758 par le naturaliste suédois Carl von Linné (1707-1778), sous le nom latin de Culex pipiens, signifiant « le moucheron qui piaule1 ». En dénommant cette espèce, Linné se référait sûrement au son que ce nuisant produit lorsqu’il volète près de notre oreille. Le terme Culex désignait chez les Latins un animal s’attaquant à la peau, et il fut donc choisi par Linné pour dénommer ce nouveau genre regroupant à son origine divers diptères aux propriétés vulnérantes, dont les moustiques actuels.
2Il rattacha à ce genre Culex cinq autres espèces2 qui furent publiées dans la dixième édition du Systema Naturae per regna tria naturae3, premier ouvrage s’attachant à la classification des êtres vivants et qui fut le point de départ de la nomenclature zoologique actuelle4 (fig. 6.1). Linné s’appuya sur deux principes. Tout d’abord, il désigna une espèce par un binôme de deux mots latins (ou grecs), le premier désignant le genre, le second l’espèce. Le genre permet de rapprocher les individus ayant des caractères communs, tandis que l’espèce met l’accent sur la différence. Le deuxième principe classe les espèces à l’intérieur d’une hiérarchie. Il créa ainsi plusieurs niveaux de classements emboîtés : règne, classe, ordre, genre et enfin espèce.
3Depuis le premier janvier 1758, date arbitraire fixée par le Code de nomenclature zoologique, tous les êtres vivants du règne animal sont donc définis selon ce principe d’un nom binominal composé d’un nom de genre, puis éventuellement d’un nom de sous-genre (entre parenthèses) et par le nom d’espèce proprement dit, par exemple Aedes (Stegomyia) albopictus, pour le moustique tigre, ou Homo sapiens pour l’Homme5, autrement dit, pour cette dernière, qui relève de l’espèce sapiens (sage) et du genre Homo (homme). On écrit les noms d’espèce en italique. Le genre et le sous-genre ont une première lettre écrite en majuscule, celle de l’espèce reste toujours en minuscule. Le spécimen qui a servi à la description d’une nouvelle espèce sert de référence et est dénommé holotype.
4L’entomologiste Pierre André Latreille (1762-1833), du Muséum national d’histoire naturelle de Paris, dans son ouvrage Précis des caractères génériques des insectes disposés dans un ordre naturel paru en 1796, créa des catégories intermédiaires entre l’ordre et le genre : famille, tribu, sous-tribu. Il établit en 1810 la tribu des Culicides définie par la « présence d’une trompe à tige très courte et terminée par deux lèvres dilatées, ou [d’une trompe] étroite, allongée et cylindrique, mais perpendiculaire et aux palpes courbés ». Il inclut cette tribu dans la famille des Tipulaires définis par leurs « antennes grêles, filiformes ou sétacées, plus longues que la tête », caractère qui définit actuellement le sous-ordre des Nematocera.
5Peu de temps après, en 1818, alors que seules 36 espèces de moustiques avaient été décrites, Meigen, entomologiste allemand, retira de l’unique genre existant Culex les espèces qui possèdent des palpes aussi longs que la trompe dans les deux sexes. Il créa pour elles le genre Anopheles. Dans la même publication, sur la proposition des naturalistes allemands Wiedemann et Hoffmansegg6, Meigen établit le genre Aedes pour une espèce nouvelle particulière, Aedes cinereus, aux palpes courts dans les deux sexes. Le genre Culex conserva uniquement les espèces aux palpes longs chez le mâle et courts chez la femelle. Meigen éleva la tribu des Culicides au rang de famille ; il créa ainsi la famille des Culicidae pour accueillir ces trois genres : Anopheles, Aedes et Culex. Les trois principaux genres de moustiques sont ainsi créés à cette date de 1818, et leur définition va évoluer et s’affiner au gré des découvertes d’espèces nouvelles, certaines nécessitant la création de nouveaux genres pour les accueillir.
6En 1900, soit cent quarante-deux ans après Linné, seuls 328 taxa de moustiques sont décrits et répartis en douze genres. Considérés de peu d’intérêt, les moustiques n’ont en effet pas soulevé la curiosité des naturalistes jusqu’au début du xxe siècle.
La révolution culicidienne
7Les découvertes successives du rôle vecteur fondamental des moustiques dans la transmission de la filariose lymphatique (1878), du paludisme (1881) et de la fièvre jaune (1900)7 leur apportèrent une toute nouvelle considération. En 1899, la Royal Society of London, désireuse d’enquêter sur les causes et le contrôle du paludisme, chargea Frederic Vincent Theobald, du British Museum, de préparer une monographie sur les moustiques. En une décennie (1900-1910), 1 213 nouvelles descriptions de moustiques furent produites, dont 650 demeurent valides de nos jours (fig. 6.2).
8Se basant sur la forme et la disposition des écailles des adultes, Theobald proposa une première classification en 149 genres et 6 sous-familles qu’il présenta dans une monographie8 parue en 6 volumes de 1901 à 1910.
9En 1903, sur la suggestion du Dr Adolpho Lutz, Theobald créa un nouveau genre pour y ranger l’espèce atypique Culex bigotti décrite en 1896 du Mexique. Theobald lui dédia donc ce nouveau genre en le dénommant Lutzia. Mais ce genre fut placé en 1932 par Edwards comme sous-genre du genre Culex. Il fallut attendre soixante et onze ans (2003) pour que l’entomologiste japonais Kazuo Tanaka le rétablisse au rang de genre sur la base d’une morphologie nymphale et larvaire singulière.
10L’année suivante, en 1904, Theobald créa le genre Orthopodomyia pour y regrouper quatre espèces qui, bien que découvertes en divers points du globe, présentaient toutes une incontestable parenté. Il s’agit des espèces Culex pulcripalpis décrite en 1872 d’Italie, Culex signifera décrite en 1896 de Washington (USA), Mansonia anopheloides décrite d’Inde en 1903 et enfin Orthopodomyia albipes découverte de Malaisie par Leicester cette même année de 1904. Theobald désigna cette dernière comme espèce type de ce nouveau genre. Une autre espèce d’Orthopodomyia fut décrite sous le nom de Bancroftia albicosta par Lutz cette même année de 1904 et qui n’était alors sans doute pas connue de Theobald. L’antériorité du nom Orthopodomyia sur celui de Bancroftia pour définir ce nouveau genre n’est pas évidente, les dates exactes de parution des deux publications au cours de l’année 1904 n’étant pas connues ; la décision consacrée par l’usage place le genre Bancroftia en synonymie du genre Orthopodomyia. L’espèce Bancroftia albicosta a été placée dans le genre Orthopodomyia par l’entomologiste américain Harrison Gray Dyar en 1928.
11En 1909, une espèce mauricienne, Orthopodomyia arboricollis fut découverte et décrite (sous le nom de Culex arboricollis). Elle fut placée dans le genre Orthopodomyia par Theobald en 1920. L’espèce réunionnaise Or. reunionensis, pourtant toute proche tant par son lieu géographique que par sa morphologie, ne fut découverte qu’en 1983 et décrite en 1995, soit quatre-vingt-quatre ans plus tard !
12En 1906, les caractères diagnostiques du genre Aedes furent profondément modifiés par l’entomologiste américain D. W. Coquillett (1856-1911), qui l’ouvrit aux femelles ayant des palpes courts, l’extrémité de l’abdomen étroite et rétractile, les griffes des pattes denticulées et qui pondent des œufs isolément, cela sans tenir compte du caractère initial de la longueur des palpes des mâles. Le genre Culex regroupa alors les espèces dont les femelles ont des œufs pondus en nacelle, le dernier segment de l’abdomen large et immobile, et des griffes simples, jamais denticulées.
13Rapidement dépassée, la classification de Theobald a été l’objet d’une importante révision faite en 1932 par son successeur au British Museum, Frederick Wallace Edwards, qui établit l’ossature de la classification actuelle. Il recentra les espèces en trois sous-familles, Dixinae, Chaoborinae et Culicinae ; la troisième regroupant les 1 400 moustiques vrais connus d’alors. Il distingua pour la sous-famille des Culicinae trois tribus : Anophelini, comprenant le genre Anopheles, Toxorhynchitini et enfin Culicini, cette dernière comprenant entre autres les genres Aedes, Culex et Orthopodomyia.
14Si Blanchard, suivi par Neveu-Lemaire (1901), proposa dès 1900 de limiter la famille des Culicidae aux seuls moustiques vrais « à trompe longue et pour la plupart hématophages », pour citer Neveu-Lemaire, ce sont Knight et Stone qui, lors de la réédition en 1977 de leur ouvrage A synoptic catalog of the mosquitoes of the world, exclurent enfin définitivement les espèces des sous-familles Dixinae et Chaoborinae, limitant la famille des Culicidae aux espèces que nous connaissons actuellement. Knight et Stone adoptèrent dans sa quasi-intégralité la classification de Belkin, qui divisa en 1962 les Culicinae en 10 tribus, dont les tribus des Aedini, Culicini et Orthopodomyiini.
15En 1998, Harbach et Kitching supprimèrent la sous-famille des Toxorhynchitinae, l’incluant dans la sous-famille des Culicinae où elle prit rang de tribu (Toxorhynchitini).
Les remaniements taxonomiques au début du XXIe siècle
16Le nombre d’espèces décrites validées est en ce début de siècle de l’ordre de 3 500, ayant plus que doublé depuis la classification d’Edwards de 1932. Deux des trois principaux genres, les Aedes et Culex, regroupent plus de la moitié des espèces de la sous-famille Culicinae. Ces deux genres n’étant pas monophylétiques, une nécessaire révision a été entreprise au cours de ces deux dernières décennies. Le genre Aedes a reçu de profondes modifications suite aux travaux menés par Reinert entre 1999 et 2009. Un tel chantier n’a été qu’effleuré pour le genre Culex par le travail d’Harbach en 2011 qui comporte actuellement 26 sous-genres.
17Basés sur l’analyse phylogénétique de nombreux caractères morphologiques de tous les stades (mâle, femelle, nymphe, larve), les travaux de Reinert ont conduit à l’éclatement du genre Aedes en 81 genres et 48 sous-genres, validant des ensembles pour la plupart monophylétiques. Mais des questions demeurent au sein de cette nouvelle classification, en particulier pour le genre Stegomyia, qui comporte encore de nombreuses espèces qui ne trouvent pas place dans l’un ou l’autre de ses sous-genres.
18Au regard des Aedini de La Réunion, les sous-genres Ochlerotatus, Lynch Arribálzaga 1891, Stegomyia Theobald, 1901 et Aedimorphus Theobald, 1903 furent restaurés au rang de genre (Reinert, 2000 ; 2004 ; Reinert et al., 2009), quoique leur caractère monophylétique ne fût pas encore établi.
19Concernant les Aedini de La Réunion, la correspondance entre la classification traditionnelle établie par Edwards (1932) reprise par Wilkerson (2015) et celle proposée par Reinert (2009) est présentée encadré 6.1.
Encadré 6.1. Correspondance entre la nomenclature binominale des Aedini établie par Edwards (1932) et recommandée par Wilkerson et al. (2015), et celle établie par Reinert (2009)
Edwards (1932) | Reinert (2009) |
Aedes (Stegomyia) aegypti | Stegomyia (Stegomyia) aegypti |
Aedes (Stegomyia) albopictus | Stegomyia (sous-genre incertain) albopicta |
Aedes (Aedimorphus) fowleri | Aedimorphus fowleri |
Aedes (Ochlerotatus) dufouri | Ochlerotatus (sous-genre incertain) dufouri |
20Nous nous référerons pour notre part dans cet ouvrage à la classification traditionnelle retenue par Wilkerson, traitant les taxa Ochlerotatus, Stegomyia et Aedimorphus au rang de sous-genre.
21Dans la classification actuelle, les 3 585 espèces de Culicidae décrites à ce jour sont donc regroupées en deux sous-familles, les Anophelinae et les Culicinae, au sein desquelles elles sont réparties en 113 genres.
Notes de bas de page
1 Du latin pipire signifiant « piauler ».
2 Ce genre Culex comprenait initialement divers diptères autres que des moustiques au sens actuel : seules deux espèces (pipiens, bifurcatus) sur les six sont des moustiques vrais, les autres relevant actuellement des familles Ceratopogonidae (pulicaris), Simuliidae (reptans, equinus) ou Empididae (stercoreus).
3 La première édition paraît en 1735. Ne comprenant que 11 pages, elle expose sa méthode de classification des minéraux, végétaux et animaux. Elle fut enrichie régulièrement au cours des nouvelles éditions.
4 Linné s’est vraisemblablement inspiré de Joseph Piton de Tournefort (1656-1708), botaniste au Muséum national d’histoire naturelle de Paris pour établir sa classification binomiale. C’est le Suisse Augustin Pyramus de Candolle (1813) qui a créé le terme taxonomie (du grec taxi = arrangement et nomos = règle ou nom).
5 Carl von Linné fut désigné comme le lectotype (représentant de référence) de l’espèce Homo sapiens Linnaeus, 1758 par le botaniste William Stearn du British Museum en 1959.
6 L’établissement du genre Aedes est crédité à Meigen (1818), mais l’étiquette « Aedes cinereus Hoffmgg. » et la description sont suivies d’une déclaration qui démontre que Meigen (1764-1845) n’a pas décrit – ni même connu – cette espèce. C’est fort probablement Wiedemann (1770-1840) qui a décrit l’espèce et utilisé en premier le terme Aedes inscrit sur le manuscrit de Hoffmansegg (1766-1849).
7 Le médecin cubain Carlos Finlay a établi en décembre 1880 que Culex fasciatus (Ae. aegypti) est à l’origine de la transmission de l’agent de la fièvre jaune. Ses observations ont été entérinées en 1900 par les recherches du médecin américain Walter Reed. Mais c’est dès 1854 que le Français Louis-Daniel Beauperthuy, installé au Venezuela, désigna ce moustique comme l’agent vecteur de la fièvre jaune.
8 Theobald F. V., 1901 – Monography of the Culicidae of the world. London, Bristish Museum (Natural History).
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