Chapitre 5. Origine et transmission de la culture du palmier rônier dans l’ouest du Burkina Faso
p. 91-101
Remerciements
Cette étude a été soutenue par le programme « Sud Expert Plantes Développement Durable » (SEP2D). Nous sommes très reconnaissants aux sociétés de l’ouest du Burkina Faso ayant généreusement fourni les informations qui font la matière de cette étude, ainsi qu’au Pr Hassan Nacro et au Dr Juhé-Beaulaton qui ont accompagné l’étude par leurs conseils. La lecture du texte par le Dr Jean Boutrais et le Dr Bernard Toutain a grandement contribué à l’améliorer.
Texte intégral
Introduction : le rônier, un végétal polyvalent et protégé
1Borassus akeassii Bayton, Ouédr. et Guinko pousse dans les zones semi-arides et subhumides d’Afrique tropicale, y compris sur des sols pauvres en nutriments (Giffard, 1967 ; Dransfield et al., 2008). La plante, des racines aux feuilles, est utilisée par les habitants de ces régions. Divers usages économiques (vin de rônier, vannerie, construction avec les stipes imputrescibles, etc.) sont mentionnés (Lorillard, 2005 ; Boffa, 2000 : 22). L’usage rituel du vin de rônier est fréquent et les masques tanda (Bassari de Guinée-Bissau) comportent des feuilles de rônier (Gessain, 1990), ainsi que ceux des grands-prêtres de la divinité Nyigblin chez les Bê-Togo du Sud-Togo (Etou, 2007). Au Burkina Faso, l’espèce bénéficie de mesures de protection particulières depuis l’arrêté n° 1762 S.F.CH. du 30 décembre 1948, portant application de certaines dispositions du décret du 4 juillet 1935 sur le régime forestier en Afrique occidentale française. À la différence de B. æthiopum rencontré dans l’est du pays, B. akeassii est une espèce exotique cultivée (Tauxier, 1933 ; Bégué, 1937). Depuis des siècles, le rônier fait partie intégrante de la vie de sociétés de l’ouest du pays (Turka, Karabaro, Jula, etc.) qui l’utilisent plus que d’autres et ont développé un savoir-faire et une économie active autour de cette plante (Cassou, 1996 ; Chevalier, 1930 ; Guinko et Ouedraogo, 2005 ; Yaméogo et al., 2008). D’après nos enquêtes, elles auraient acquis les unes des autres la plante et le savoir-faire qui lui est lié. Cet article tente de retracer l’histoire de ce végétal : son introduction et sa transmission entre les groupes qui la cultivent aujourd’hui.
Matériels et méthodes
Une étude menée dans l’ouest du Burkina Faso
2L’ouest du Burkina Faso est réputé pour ses multiples populations de rôniers (Guinko, 1984 ; Bayton et Quédraogo, 2009 ; Thiombiano et Kampmann, 2010 ; IFN, 2016). L’espèce, assez commune dans les régions administratives des Cascades et des Hauts-Bassins, y forme des peuplements plus ou moins denses sous lesquels sont pratiquées des cultures pluviales (mil, maïs, arachide, etc.) et même l’arboriculture. Dans cette partie du pays, les langues se rattachent aux familles Mande, Gur et Kru, et chaque société possède son identité culturelle (fig. 1).
Une revue de la littérature et des enquêtes ethnologiques
3Pour retracer l’histoire du rônier cultivé dans l’ouest du Burkina, nous avons d’abord eu recours à une revue de la littérature qui prend en compte divers documents scientifiques et administratifs d’archives historiques consultés aux Archives nationales d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence en France, à la bibliothèque historique du Cirad (France) et dans divers centres de documentation et bibliothèques du Burkina Faso. C’est ainsi que nous avons identifié les Karaboro, les Turka, les Gouin et les Toussian comme étant les pionniers de la culture du rônier. En plus des archives, des enquêtes ethnologiques (entretiens libres et semi-structurés) menées selon des méthodes classiques (Olivier de Sardan, 2003) ont été menées avec des personnes susceptibles de détenir des savoirs historiques sur le rônier (identifiées avec le concours des autorités coutumières et administratives). Plus de 80 personnes des deux sexes, âgées de plus de 40 ans pour la plupart, ont été consultées entre juillet 2018 et août 2020 dans deux villages par société (Tiékouna et Sitiena pour les Karaboro ; Wolokonto et Moussodougou pour les Turka ; Gouindougouba et Niankar pour les Gouin ; Toussianmasso et Gossiamandara pour les Toussian). Quelques informations ponctuelles provenant d’autres sociétés ou villages ont également été recueillies.
Résultats et discussion
L’introduction du rônier B. akeassii : une histoire ancienne et ambigüe
4De manière générale, le rônier est perçu par les sociétés de l’ouest du Burkina Faso comme une bénédiction, aussi sa possession suscite-t-elle de la fierté. L’histoire de son adoption reste toutefois énigmatique. Les différents groupes délivrent à ce sujet des récits liés à des histoires locales, dont certains relèvent certainement du mythe. Si certains pensent que les peuplements dans cette région se sont installés naturellement par l’intermédiaire des éléphants, qui sont effectivement des disséminateurs des fruits, d’autres soutiennent que leur origine est exclusivement humaine. C’est cette dernière thèse, la plus courante, qui a été recueillie par les premiers naturalistes (Bellouard, 1950 ; Aubréville, 1950). D’autres personnes, moins nombreuses, expliquent que le rônier a été offert aux ancêtres de leur village par des génies de brousse pour leur fournir une ressource alimentaire supplémentaire. Le rônier participe aussi souvent aux pratiques rituelles et il est alors considéré comme sacré, une dimension mystique qui a fortement contribué à son maintien dans certains groupes. La mise en culture et l’utilisation de l’espèce sont alors rituellement encadrées, qu’il s’agisse de recevoir des graines, de les semer et de les faire germer ou de choisir l’endroit où les cultiver. Les rôneraies étaient mises en place par des familles dans les champs et au voisinage des habitations, puis gérées par des règles traditionnelles selon lesquelles l’appropriation privée individuelle n’existe guère. Seuls les usufruitiers avaient le droit de planter et d’utiliser le rônier et son statut était lié à celui de la terre. Les infractions étaient et sont encore punies de sanctions, parfois lourdes (la mort), venant de l’invisible. Chronologiquement, le rônier aurait été le premier « arbre » cultivé dans l’ouest du pays, avant l’anacarde et même le manguier. Un adage turka le qualifie de généreuse source de boisson : « la vieille dame ne va pas au marigot, mais elle a toujours de l’eau dans son canari ».
5Quasiment toutes les personnes interrogées s’accordent sur le caractère exotique du végétal et attribuent sa présence à une intervention humaine. Bien que le repérage du premier village qui a cultivé le rônier dans la région reste débattue, certaines informations se recoupent avec assez de régularité pour pouvoir poser des hypothèses solides. Les Karaboro, qui sont désignés par les voisins (Gouin, Turka, Toussian, etc.) comme les pionniers de la culture du rônier, viendraient du nord de la Côte-d’Ivoire et n’auraient adopté le rônier qu’après leur installation dans la région de Banfora. Ils disent toutefois ne pas en être les premiers détenteurs, mais être seulement les précurseurs de sa culture à grande échelle. D’après eux, la plante aurait été introduite depuis le nord du Ghana par une autre société vers le xve siècle avant de parvenir, plusieurs siècles plus tard, dans l’ouest du Burkina Faso à la faveur de nombreux déplacements de peuples (Traoré, 2007). Les ancêtres des Karaboro l’auraient adoptée au xviiie siècle à des fins alimentaires, notamment pour le vin. Les divers groupes karaboro n’ont pas acquis le rônier à la même période ni dans les mêmes conditions, et il en est de même pour les autres sociétés. La diffusion de l’espèce a emprunté des circuits locaux variés.
La culture du palmier rônier, une transmission locale entre voisins dès le xviiie siècle
6Après les Karaboro, d’autres sociétés se sont intéressées au rônier, d’abord pour son usage alimentaire (fruit et vin) lors des disettes. Plus tard, des dimensions sociales (coutumes), puis économiques se sont ajoutées. Ainsi, les rôneraies se sont peu à peu multipliées et étendues à partir du pays karaboro. Les informations que l’on peut recueillir sur l’identité des donneurs et la période de transmission restent assez vagues dans les autres sociétés. Aussi, est-il difficile d’établir une chronologie solide par enquête. D’autres éléments permettent toutefois d’étayer des hypothèses.
7Les Turka et les Gouin, deux groupes culturellement proches, se seraient installés dans leur territoire actuel entre les xviie et xviiie siècles (Hébert, 1969). Ils auraient adopté la culture du rônier entre la fin du xviiie et le début du xixe siècle, mais les gens n’en savent pas plus. Les enquêtes révèlent que les rôneraies d’une société peuvent avoir été acquises auprès de donneurs divers et à des époques différentes. Les Turka sont estimés par leurs voisins gouin comme étant plus habiles qu’eux-mêmes dans la culture du rônier. Ils possèdent les plus grandes rôneraies après les Karaboro ; leurs modes culturaux et leurs outils d’exploitation ressemblent beaucoup à ceux des Karaboro. Les gens n’affirment pas clairement que les Turka ont pratiqué la culture du rônier avant les Gouin, mais leurs propos le laissent penser.
8En terroir gouin, un habitant de 91 ans de Gouindougouba avance le témoignage suivant au sujet de la mise en place d’une partie des rôneraies de son village :
« [Quand j’étais enfant], la convoitise pour le rônier était telle qu’elle se transformait souvent en une véritable jalousie de ceux qui n’en possédaient pas envers les sociétés voisines qui en avaient. [Dans notre village], seule la famille du chef traditionnel détenait quelques pieds de rôniers dont les rares graines ne suffisaient pas à satisfaire les demandes des autres villageois. [C’est pourquoi,] comme d’autres chefs de famille, mon oncle a fait une demande auprès d’un ami turka du village de Moussodougou. C’est ainsi que mon grand frère et moi avons été envoyés chez les Turka pour aller y chercher des graines. Levés très tôt et un poulet en main [comme cadeau], nous avons effectué à pied un trajet d’environ 100 km aller-retour, pour rapporter quelques kilogrammes de graines que nous avons par la suite semés autour de notre habitation. J’avais environ 7 ans, pourtant je me rappelle des détails comme si c’était hier. Tous ces pieds qui nous entourent sont issus de ce don ».
9D’autres témoignages font état de la formation de plusieurs extracteurs des villages de Gouindougouba et Gouindougouni par des Turka de Moussodougou, Wolonkoto et Douna. La transmission s’est donc faite entre groupes vivant à proximité les uns des autres. Les premiers Turka seraient parvenus dans la région au début du xviiie siècle, essaimant progressivement dans tout le pays turka actuel (Hébert, 1969). Les uns après les autres, ils ont acquis le rônier auprès de voisins karaboro et turka. Les anciens de Moussodougou ont entendu de leurs parents que les premiers détenteurs de la plante, généralement des notables, partageaient les quelques fruits mûrs entre les autres familles. Un tel système communautaire de partage intra-société a permis à beaucoup de familles de posséder des rôniers. Certains groupes gouin, notamment du sud de la ville de Banfora (ex. Niankar, Diarabakoko), rapportent avoir acquis des rôniers chez les Karaboro. Chez les Gouin, le partage du rônier était accompagné d’offrandes (poulets), pour favoriser la bonne production en fruits et en vin et pour témoigner la reconnaissance envers ceux qui l’avaient planté. Cette pratique, aujourd’hui disparue, a ensuite régressé au fil des générations.
10Pour les Toussian, Siamou, Senoufo, Bobo, Tiéfo, Jula, Warra, etc., qui n’ont eu le végétal que plus tard, les périodes et les modalités d’adoption du rônier n’ont pu être élucidées. Les enquêtes ont cependant révélé l’ancienneté de l’ancrage traditionnel du rônier chez les Toussian, dont certains pensent que la culture du rônier remonte chez eux à la même époque que chez les Gouin, car les superficies de leurs rôneraies sont similaires. Le rônier était sacré chez eux et intervenait habituellement dans l’initiation au Do (Coulibaly, 2017 : 46). Les Sèmè (ou Siamou), culturellement proches des Toussian, pratiquaient également un usage rituel du rônier. Certes, le premier rônier observé à Orodara, encore montré de nos jours, proviendrait d’une déjection d’éléphant. Les premières rôneraies auraient toutefois été mises en place avec des graines données par les Turka de Moussodougou (à 25 km d’Orodara) avant l’adoption du Do (première moitié du xixe siècle). Une exploitation de vin de rônier chez des Bobo-Fing (appelés aujourd’hui « Bobo ») dans le cercle de Bobo-Dioulasso a été signalée dans les années 1910 par le missionnaire Lesourd (Le Clairvoyant, 1931).
Les prémices des techniques d’exploitation et d’utilisation du rônier (la sève)
11Telle l’origine du végétal, l’acquisition de la technique d’extraction de la sève est un mystère pour la plupart des personnes interrogées, y compris les Karaboro. Certaines étayent la thèse selon laquelle les savoir-faire relevant du vin ont été conçus et améliorés par leurs aïeux en faisant remarquer que la technique utilisée par leur groupe ne se rencontre pas dans les pays voisins. Dans la plupart des pays ouest-africains, et pour tous les palmiers dont on fait du vin, on procède en effet à l’ablation totale du seul et unique bourgeon terminal, ce qui entraîne presque toujours la mort du pied exploité (Mialhe, 1973 ; Vuattoux, 1968). Dans l’ouest du Burkina Faso, l’ablation du bourgeon reste partielle, ce qui permet au pied de survivre (Bismuth et Ménage, 1961). Ce procédé d’extraction de vin, non létal, semble propre aux sociétés burkinabè (avec quelques variantes, notamment relatives aux outils utilisés).
12Bien que B. akeassii ait de nombreux usages, il a été adopté surtout pour ses usages alimentaires, et c’est la sève (vin) qui a d’abord motivé son adoption dans la zone. Les autres usages ne se sont greffés que par la suite. Dès les premières décennies du xixe siècle, la culture du rônier et les procédés d’extraction de la sève se répandent chez les Tiéfo, Jula, Senoufo, Warra. Les techniques, notamment d’extraction de la sève et de vannerie, ont été transmises aux Sèmè par les Turka. Chez les Karaboro et Turka, les futurs exploitants étaient initiés aux principes de l’extraction de la sève dès leur plus jeune âge. D’anciens extracteurs karaboro nous ont affirmé avoir commencé à s’exercer sur de jeunes pieds dès 7 ans. Selon eux, entre 1940 et 1985, l’extraction de la sève a été un métier noble et très convoité. Pour l’apprendre, les gens venaient de loin et bravaient les brousses infestées d’hyènes et de lions. En général, il n’y avait pas de compensation matérielle ni financière, mais l’apprenti était encouragé par quelques litres de vin. Les astuces pour disposer d’un meilleur vin étaient révélées plus ou moins complètement, selon l’origine de « l’élève », racontent d’anciens extracteurs karaboro et turka. Ainsi, beaucoup de nouveaux extracteurs ignoraient que l’ajout de racines d’une autre plante à la sève fraîchement collectée pouvait rehausser le goût du vin… Le partage de savoir-faire n’a pas été que local. Les Karaboro et Turka font ainsi état, entre les années 1950 et 1970, de nombreux déplacements d’extracteurs expérimentés (contre des récompenses le plus souvent pécuniaires) vers la Côte d’Ivoire et surtout le Sénégal, où l’on ne savait pas « saigner » les rôniers sans les faire mourir. Des migrations saisonnières depuis Banfora vers le Sénégal pour la traite de l’arachide semblent avoir également contribué à cette diffusion (Ky-Mamia, 1965).
L’emprise locale des autorités administratives sur la culture du rônier
13Les autorités administratives ont influencé la distribution de nombreuses espèces (caïlcédrat, fromager), notamment par une politique de plantation le long des voies de circulation. La culture du rônier a précédé l’arrivée des Français mais, à partir des dernières décennies du xixe siècle jusqu’à l’indépendance en 1960, les autorités coloniales ont contribué à sa propagation. Les habitants de Gouindougouba (pays gouin) rapportent les récits de leurs parents au sujet de distributions de graines de rônier sous l’égide des autorités administratives coloniales de Soubakaniédougou. Ces dernières chargeaient les autorités coutumières (chefs de canton et de quartiers) de les distribuer à la population. Le commerce du vin, alors principale source de revenus dans les villages, permettait aux habitants de s’acquitter plus facilement du paiement des impôts, et c’est à cette époque que l’espèce a bénéficié des premières mesures de protection. L’État indépendant a maintenu ces mesures après 1960 et encouragé la culture dans d’autres régions. Les rôneraies de Kokologho, Ramongo et Sakoinsé (Centre-Ouest) proviendraient d’une diffusion depuis Banfora à des centaines de kilomètres de là (Yaméogo et al., 2008). Les quelques pieds du parc Bangr-Weogo de Ouagadougou et de ses environs viendraient aussi de là (De Beauminy, 1918). La diffusion serait aussi, dans certains cas, due à des graines entraînées par les eaux et transportées par des animaux (Alexandre, 2002 ; Houndonougbo et al., 2017 ; Salako et al., 2016). Les rôneraies de B. akeassii bordant la rivière Pendjari, à la frontière sud-est du pays, proviendraient ainsi de graines apportées par des éléphants (Gillet, 1985).
La mise en culture du rônier, entre savoir-faire en déperdition et alternative
14Les habitants de l’ouest du Burkina ont souligné que la culture du rônier est en pleine mutation du fait de bouleversements sociaux profonds, peut-être irréversibles. Les arboriculteurs s’en désintéressent au fil des années, car sa rentabilité sociale et économique a beaucoup diminué. Comme l’islam qui interdit la consommation du vin a progressé, maintes pratiques traditionnelles impliquant des produits du rônier diminuent, voire disparaissent, une réalité connue depuis longtemps (Koné, 1958). C’est notamment le cas dans le village toussian de Gossiamandara, où les gens renoncent à extraire la sève de peur d’être mal vus. Une forte baisse de la rentabilité économique de l’exploitation du rônier, comparée à d’autres activités toujours plus nombreuses, est également en cause : bien des extracteurs se débarrassent aujourd’hui de leur « gratteur » (principal outil d’extraction). Les jeunes abandonnent l’extraction qu’ils jugent exigeante et peu rentable : il faut préparer chaque pied, puis vider la gourde qui reçoit le liquide trois à quatre fois par jour, et un pied bien entretenu ne peut être exploité plus d’un mois. Nombre d’entre eux se reconvertissent dans la culture maraîchère. De plus en plus de pieds de rônier, inexploités et devenus très hauts, sont facilement déracinés ou cassés lors d’un grand vent. Le désintérêt actuel pour le rônier explique peut-être en partie la faible mémoire historique au sujet de cette espèce.
15La plupart des extracteurs de vin rencontrés chez les Karaboro (Tiékouna, Sitiena) sont des Turka venant de Moussoudougou. Détrônant peu à peu les Karaboro, ils se déplacent pour exercer cette activité et tiennent le devant de la scène comme spécialistes. Une évolution est pourtant déjà en cours chez eux aussi, car toutes les sociétés utilisatrices du rônier cessent peu à peu de le planter depuis deux, voire trois générations. Dès lors, la culture du rônier peut-elle être considérée comme toujours d’actualité ? Les gens estiment que la « véritable culture », celle que pratiquaient leurs aïeux, a cessé d’exister. Ainsi, seuls les rares pieds issus d’une régénération naturelle sont encore épargnés ; ils sont parfois encore entretenus à Tiékouna chez les Karaboro. Derniers ennemis en date des rôneraies, déjà fragilisées par l’absence de semis, des lotissements causent leur destruction dans les villages les plus grands (Moussodougou) ou les plus proches des grands axes routiers (Wolokonto) ou des villes (Tiékouna). Les rôneraies sont alors remplacées par des parcelles construites, comme à l’entrée de Tiékouna, où des milliers de pieds ont été coupés pour implanter une cité. Quelques personnes, s’alarmant de la situation précaire des rôneraies, tentent de relancer l’engouement pour la plante en modernisant l’usage. Un natif de la région a ainsi réussi à stabiliser la sève pour mettre le vin en bouteille, à créer une coopérative et à planter un bosquet de rôniers avec le concours d’extracteurs karaboro de Tiékouna. Chez les Turka de Moussodougou, devant la menace liée au lotissement, certains envisagent de réaliser des plantations dans des champs de brousse éloignés du village. Ces « délocalisations » ne sont toutefois possibles que dans les villages qui ont encore des terres disponibles. Pour les autres, comme Tiékouna et Sitiéna chez les Karaboro, la perplexité règne au sujet de l’avenir de la culture du rônier. Cependant, certains pensent que la fin des rôneraies n’est pas pour demain. Leur optimisme s’appuie sur la forte régénération naturelle qu’on observe par exemple à Fabedougou et Moussodougou, du fait de nombreux fruits non consommés. Le réel défi restera la croissance de ces pieds.
Conclusion et perspectives
16Cultivé pour ses multiples usages par de nombreuses sociétés, le rônier B. akeassii est un végétal exotique à fort potentiel économique et social dans l’ouest du Burkina Faso. Il aurait été apporté du nord du Ghana, vers le xve siècle, lors de grandes migrations liées à des conquêtes territoriales. Il se serait ensuite répandu d’une société à l’autre durant des siècles dans l’ouest du Burkina Faso en suivant un itinéraire difficile à retracer. C’est surtout pour mieux faire face aux crises alimentaires qu’il a été adopté au xviiie siècle par les Karaboro, premiers détenteurs de sa culture. D’autres sociétés s’y sont ensuite intéressées, également pour un usage alimentaire. Le rônier a ainsi acquis une forte valeur emblématique pour ceux qui ont développé sa culture. De nos jours, les savoir-faire sur la culture du rônier sont toutefois en déperdition. On ne plante ni ne sème plus comme jadis, et le métier d’extracteur de vin n’attire plus les nouvelles générations. L’extension des villages fait peser de fortes menaces sur les rôneraies. Des usages modernes tentent de se faire jour, mais l’accueil que les sociétés urbanisées leur réserveront sera-t-il suffisamment enthousiaste pour que le lien si fort mis en place par les sociétés d’antan avec ce végétal puisse perdurer ?
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Auteurs
Anthropologue, département « Environnement et forêts », Institut de l’environnement et de recherches agricoles, Burkina Faso, UMR « Patrimoines locaux, environnement et globalisation » (Paloc), Institut de recherche pour le développement, France.
Anthropologue, UMR « Patrimoines locaux, environnement et globalisation » (Paloc), Institut de recherche pour le développement, France.
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