Logique patrimoniale et conservation de la forêt
L’exemple de la forêt d’Ambondrombe, Sud-Betsileo, Madagascar
Conservation or Transformation of ancestors inheritance? Exemple of the forest of Ambondrombe, South Betsileo, Madagascar
p. 291-310
Résumés
Dans le sud-est du Betsileo, au pied de la montagne sacrée d’Ambondrombe, des paysans vivent depuis des siècles à l’orée de la forêt. Ce massif de forêt dense d’altitude a peu évolué au cours du siècle dernier, la lisière betsileo demeurant grossièrement stable. Les communautés paysannes de la lisière se réfèrent à la forêt comme à un patrimoine, la terre ou l’héritage de leurs ancêtres. Cette logique patrimoniale recouvre en fait un processus d’intégration au territoire qui passe par la médiation des ancêtres, le marquage du territoire par un ensemble de lieux-symboles, le respect des espaces sacrés, l’établissement d’interdits, et des pratiques religieuses et sociales nouant l’alliance des hommes avec la forêt. Pourtant, cette logique patrimoniale ne semble pas freiner la transformation de la forêt en espace agricole lorsque la nécessité s’en fait sentir, mais au contraire la préparer.
In South Betsileo in Madagascar, near Ambondrombe sacred mountain, small villages of rice cultivating peasants have settled at the edge of the forest for several centuries. Despite of the fact that deforestation is usually described in Madagascar as inescapable and devastating, in this part of Betsileo land, forest has almost not moved in the last century. Since peasants regard forest as their ancestors heritage, is there a link between the almost stability of the forest, and this specific, “patrimonial” relationship towards forest? Do people protect the forest as a material and cultural inheritance to give to their descendants? The reference to ancestors seems to be a part of a strategy to appropriate the forest land. Several symbolic and sacred places, and various practices such as religious respect for the forest and cattle breeding inside the forest ally peasants communities with the spirits of ancestors and the spirits of the forest and build a structured and limited territory, with religious, social and economic functions. Therefore, the “patrimonial logic” seems not to brake deforestation but prepare it allowing peasants to settle inside the forest and change it in cultivated land when they need it.
Entrées d’index
Mots-clés : patrimoine, construction du territoire, lieux sacrés, déforestation, protection de la forêt
Keywords : heritage, territory building, sacred places, deforestation, forest protection
Texte intégral
1Madagascar est connu à la fois pour l’originalité et la richesse de sa nature, et pour les menaces que fait planer sur elle une déforestation galopante, vigoureusement dénoncée par les forestiers et les botanistes, depuis près d’un siècle1, et immanquablement évoquée par les médias qui décrivent la nature malgache. Actuellement, selon les estimations officielles, 100 000 à 300 000 hectares de forêt disparaîtraient chaque année2. Sur le terrain cependant, l’analyse de l’histoire et des étapes de la déforestation nuance l’idée d’une progression rapide et uniforme de ce phénomène. L’évolution de la lisière de la forêt de la bordure orientale des Hautes Terres, observée dans le Sud-Betsileo, à une cinquantaine de kilomètres à l’est de la petite ville d’Ambalavao, entre les massifs montagneux de l’Ambondrombe et de l’Andringitra, semble à cet égard significative (fig. 1).
2En effet, au cours du siècle dernier, autant que le laisse apparaître le recoupement des témoignages paysans, des récits des voyageurs, des photographies aériennes3, ce mince liseré de forêt dense d’une quinzaine de kilomètres de large s’étendant sur les plateaux et les montagnes au-dessus de l’escarpement tanala, a peu évolué. La lisière a certes reculé, en remontant sur les versants des montagnes, et les trouées se sont élargies dans les principales vallées, mais on a moins l’impression d’une franche déforestation que d’une lente dégradation de zones mosaïques de landes, broussailles, et prairies (terme auxquels les botanistes préfèrent celui de pseudo-steppe, dans les Hautes Terres).
3Ce recul modéré dans l’ensemble, et variable selon les terroirs de la région, s’est pourtant accéléré sur les vingt-cinq dernières années, où l’on a constaté une progression du déboisement sur les flancs des montagnes les plus proches des villages, et dans les vallées qui échancrent le massif forestier. Cette région donne donc l’illustration d’une déforestation lente sur l’ensemble du siècle avec une phase d’accélération récente, en décalage avec les présentations dramatiques les plus répandues à propos de Madagascar.
4Cette relative modération est d’autant plus remarquable que nous nous trouvons ici dans un pays anciennement et densément peuplé. L’Arindrano, nom historique du Sud-Betsileo, représente l’un les plus anciens foyers de fortes densités de Madagascar depuis le xviie siècle, si ce n’est avant (Flacourt, 1661 : 122). Aujourd’hui les communes d’Ambohimahamasina, de Miarinarivo et de Sendrisoa riveraines de la forêt ont des densités, moyennes à l’échelle des Hautes Terres, comprises entre 30 et 50 hab./km2, chiffre faussé par le fait que la population se concentre sur des espaces étroits dans les vallées, alors que les immenses espaces forestiers et montagneux compris sur leur territoire sont vides d’hommes.
5Cette singularité n’est peut-être pas si exceptionnelle. Des phénomènes de stabilité relative des lisières, avec tout de même une accentuation récente de la déforestation, ont été signalés sur la bordure forestière orientale des Hautes Terres à l’est de l’Imerina (dans l’Amoronkay, ou à l’est d’Anjozorobe (Henry, 1992 ; Moreau, 1997). Ils posent peut-être la question d’une limite écologique majeure. La forêt dense se situe ici à des altitudes comprises entre 1 000 et 2 000 m, et dans cette position orientale, bénéficie d’un climat frais et encore très humide. Elle fait sans doute preuve de davantage de dynamisme qu’on ne le dit souvent à propos de la forêt malgache. Dans notre secteur d’étude, les phénomènes d’embroussaillement des prairies en bordure de la forêt sont fréquents s’ils ne sont pas arrêtés par le feu. La forêt du Sud-Betsileo demeure isolée par rapport aux axes routiers et ferroviaires et aux centres urbains et portuaires, ce qui l’a mise à l’abri des formes d’exploitation massive et prédatrice : pas de charbonnage pour la consommation urbaine, peu d’exploitation industrielle du bois. Cette région déjà densément peuplée ne connaît pas non plus d’immigration. Fondamentalement et sur le long terme, la lenteur de l’évolution des lisières amène à s’interroger sur la relation des communautés paysannes betsileo à la forêt, et plus particulièrement sur l’ensemble des facteurs, d’ordre socio-économiques et culturels, qui les conduisent à une utilisation peu dégradante des espaces forestiers.
6C’est cette relation que nous avons cherchée à explorer, en prenant l’exemple d’un petit village, Ankarinomby, situé en contrebas à l’ouest de la montagne sacrée d’Ambondrombe, à l’orée de la forêt. Par certains aspects, il semble que les Betsileo d’Ankarinomby tournent le dos à la forêt. La forêt est perçue comme un univers qui s’oppose à la civilisation paysanne betsileo, celle de riziculteurs et d’éleveurs qui vivent dans un milieu ouvert dit fatra. Le paysage des vieux terroirs est ordonné verticalement, avec en bas, dans les vallons à fond plat les rizières qui, près des villages montent en de multiples gradins sur les versants ; à flanc de colline les villages et quelques champs ; plus haut des reboisements d’eucalyptus souvent très maigres, et plus loin un moutonnement de collines herbeuses, où paissent sous la garde des bouviers quelques zébus.
7Les paysans d’Ankarinomby sont fixés sur une portion minuscule de leur terroir, au pied du village et sur les bords de la rivière Mananatanana, qu’ils exploitent de manière minutieuse et intensive, avec des rendements en riz qui, faute d’intrants, restent modestes (de l’ordre de 2,7 t/ha). Le reste : collines herbeuses, et plus loin la forêt, représentent une marge en cours de peuplement, et encore utilisée de manière très extensive.
8La forêt à l’est est une marge immense et vide, encore peu intégrée au système de production. Certaines familles cultivent des parcelles défrichées gagnées aux dépens de la forêt, sur les pentes de l’Ambondrombe, depuis une vingtaine d’années. Mais ce type de cultures n’est pas généralisé et fonctionne comme un complément aux rizières. L’élevage extensif de grands troupeaux de bœufs qui paissent en quasi-liberté sur les marges et à l’intérieur de la forêt représente l’activité la plus importante. La pêche dans les ruisseaux forestiers, la récolte de miel et les prélèvements en bois ou en fibres pour la sparterie, ont également toujours été pratiqués et connaissent (on y reviendra) un certain regain. Ces marges forestières sont depuis une quinzaine d’années en cours de peuplement : de nouveaux hameaux s’implantent progressivement dans les vallées situées sur les lisières de la forêt ou des clairières à l’intérieur même du massif. Sur le plan religieux, la forêt est le monde des esprits de la nature, émanations du créateur Zanahary, et souvent hostiles aux hommes.
9Cette forêt semble donc par certains aspects étrangère, ou du moins marginale, aux communautés paysannes de la lisière. Elle est pourtant aussi définie comme une partie du tanin-drazana, la terre des ancêtres, elle est considérée comme un lovan-drazana, un héritage des ancêtres. Ces termes, par leur référence aux ancêtres, évoquent l’idée que nous nous faisons, en Europe, du patrimoine : un bien que l’on se transmet à travers les générations. Notre conception du patrimoine est tournée vers la conservation ou la protection des objets patrimoniaux. Chez les communautés paysannes betsileo, pourrait-on considérer que cette référence à l’héritage ancestral joue en faveur de la protection des espaces forestiers, qu’elle intervient comme un facteur explicatif de la déforestation modérée ?
Les lieux-symboles : repères du territoire et de l’histoire des vivants
10La relation « patrimoniale » des Betsileo à la forêt apparaît essentiellement tournée vers l’appropriation des espaces forestiers, leur intégration dans le territoire des communautés de la lisière, et leur contrôle. Cette appropriation passe par la médiation des ancêtres, à travers un marquage de l’espace par une série de lieux-symboles, chargés de mémoire et d’histoire, qui constituent autant de repères spatiaux et temporels, jalonnant le territoire des populations tout comme ils jalonnent leur histoire. Ce sont donc des lieux fondateurs à la fois du territoire des groupes et de leur identité (fig. 2).
11En effet, ce massif forestier a plusieurs fois au cours de l’histoire, été traversée, et habité par les ancêtres des habitants actuels. A une époque lointaine, entre le xvie et le xviiie siècles, les ancêtres d’une grande partie des actuels Betsileo du Sud arrivèrent de l’est et traversèrent la grande forêt (Beaujard, 1983 ; Raherisoanjato, 1984). Au cours de cette migration, ils se sont arrêtés, ont fondé des villages, ont probablement cultivé, à l’intérieur du massif forestier. A plusieurs reprises au cours du xixe siècle, la forêt servit de refuge, lors de la conquête merina vers 1815 puis en 1830, et lors des raids de pillards bara et tanala. Enfin, dans un passé plus récent, elle abrita les rebelles lors de la répression du soulèvement de 1947. La forêt a en outre été continuellement utilisée pour la pêche, la récolte de miel, et l’élevage extensif des zébus. A la fin du xixe siècle, les marges forestières ont déjà fait l’objet d’un premier mouvement de peuplement et de mise en valeur, associé à un habitat temporaire sur les pâturages. La colonisation française, regroupant les habitants en de gros villages de 15 toits, a mis fin à ce processus (Moreau, 2002).
12La présence des esprits des ancêtres dans la forêt est matérialisée dans l’espace par une série de lieux-symboles, qui remplissent une triple fonction, assez comparable d’ailleurs avec nos lieux patrimoniaux européens. Ce sont des lieux de mémoire, qui rappellent les ancêtres et servent de support à des légendes. Ce sont des lieux sacrés, dans la mesure où ils mettent en relation les vivants avec les esprits des ancêtres, et à travers eux avec l’ensemble des forces religieuses, Zanahary et les esprits de la nature. Ces lieux représentent enfin des repères qui organisent un maillage de l’espace et jalonnent les routes à l’intérieur de la forêt.
Les anciens villages
13Ces lieux sont de différents types. Il s’agit pour certains d’espaces anodins, dont le toponyme raconte l’histoire héroïque des ancêtres des habitants actuels de la lisière. Ainsi, Amindravoay signifie littéralement chez Ravoay, ancêtre fondateur du clan des Siradio du village d’Ankarinomby. Parfois les légendes sont oubliées, mais la fréquence des toponymes en masy ou hasy renvoie au terme masina (sacré), et fait référence aux hova, les princes à la tête des groupes qui autrefois traversèrent la forêt pour peupler le pays betsileo, ou seraient par la suite redescendus vers le pays tanala à l’est. D’essence sacrée, ils avaient le pouvoir de sacraliser les lieux.
14Les sites d’anciens villages sont aussi nombreux en forêt. Certains, situés en plein cœur du massif sont de très anciens sites, parfois perchés sur de hautes collines, parfois dans les larges vallées à fond plat, parfois entourés d’un ou de plusieurs fossés circulaires, parfois sans aucun signe distinctif qui, au premier abord, les signalerait au passant. Leur histoire est souvent mal connue, ou très confuse : les habitants actuels ont perdu le souvenir de leur fondation et de leurs anciens habitants, mais ils les relient toujours à la « geste des hova », et respectent et redoutent profondément ces espaces, comme étant la source d’un pouvoir puissant et potentiellement dangereux. L’existence de ces anciens sites villageois, très peu étudiés (Rasamuel, 1977), témoigne d’une occupation ancienne des espaces forestiers, sans doute temporaire, lâche et ponctuelle, mais qui a nécessairement modifié les écosystèmes naturels. On peut avancer l’hypothèse d’anciennes cultures sur défriche-brûlis, de pâturages ou de cultures dans les clairières marécageuses, tout ceci ayant entraîné des modifications floristiques difficiles à appréhender aujourd’hui.
15Sur les marges de la forêt, se trouvent d’autres sites villageois, plus récents ceux-là. Il s’agit des anciens villages perchés, habités jusque dans la seconde moitié du xixe siècle, avant la descente des populations qui se sont éparpillées en hameaux, proches des fonds de vallées et des rizières, parfois, nous l’avons évoqué, jusqu’en forêt. Ce déplacement de l’habitat peut être associé à une poussée démographique dans une région qui n’avait cessé de recevoir des apports migratoires au cours des époques précédentes, et à une époque de paix relative, sous la domination merina et à la nécessité d’une adaptation des systèmes agraires, qui se sont progressivement intensifiés en se polarisant sur la riziculture humide de bas-fonds, évoluant vers la riziculture irriguée (Moreau, 2002).
Les tombeaux et aritra
16Autre type de lieu-symbole, les tombeaux, et surtout les tombeaux des hova (tranomena), situés en pleine forêt ou sur les marges et, plus proches des villages actuels, les tombeaux des lignages d’aujourd’hui. Un type de tombeau et de lieu sacré particulier est représenté dans le Betsileo par les aritra. Il s’agit de sources, marécages ou mares, sacrés parce qu’y subsisterait une anguille ou un serpent, réincarnation d’un hova d’autrefois, et qui serait issu d’un ver, lui-même prélevé sur le cadavre en décomposition du prince.
17Mais le terme est aussi utilisé par les paysans d’Ankarinomby pour des marécages ou étangs dans lesquels un hova aurait trouvé la mort, et qui continuent à abriter son esprit. On notera que ce type de lieu sacré ne se trouve pas en pleine forêt, mais sur les marges aujourd’hui déboisées du village.
Les monuments
18Enfin, un ensemble de monuments jalonnent le territoire du village. Sur les marges du terroir villageois, en terrain déboisé, il s’agit de pierres levées (vatolahy), qui composent des alignements parfois sur de longues distances, semblant orienter l’espace et jalonner d’anciennes routes, ou des alignements plus modestes sur les chemins qui conduisent aux tombeaux. En forêt, point de pierres levées mais des tatao, des entassements de pierres ou de branchages.
19Ces tatao sont parfois édifiés en mémoire d’une personne qui, à sa mort, a souhaité qu’on lui en élève un. Ils peuvent également correspondre aux endroits où, lors du transport d’un défunt vers son tombeau (et en particulier, à une époque récente, lors du retour des défunts tanala vers leur pays) les porteurs s’arrêtent pour se reposer et déposent le brancard sur le sol. Plus simplement, sur les cols, le sommet des plus hautes collines ou dans les vallées, les tatao servent de jalons pour repérer les sentiers.
La montagne sacrée d’Ambondrombe
20Dans cette forêt, il existe un lieu-symbole particulier, la montagne d’Ambondrombe, un des lieux sacrés les plus célèbres de Madagascar, qui selon la croyance nationale abrite les esprits des ancêtres des Malgaches. L’Ambondrombe n’a en apparence rien d’exceptionnel : c’est une montagne isolée, massive, qui culmine à près de 2 000 m, soit moins haut que les sommets des massifs de la région, comme l’Andringitra. Battue par l’alizé oriental, elle est sempiternellement enveloppée dans les brumes, et constitue un château d’eau qui alimente les rivières de la région. Les basses pentes sont couvertes d’une forêt dense à laquelle succède en altitude un fourré broussailleux, entre les affleurements de granite.
21Pour les Betsileo de la région, la montagne est appelée Iratsy (« le Mauvais »). C’est un des lieux-symboles qui célèbre la geste des princes d’autrefois, mais également un lieu maudit. L’Ambondrombe se situe à la source des principales rivières qui descendent vers l’est et ont servi de voie de passage aux migrants venus de la côte est vers le pays betsileo. C’est donc un carrefour, où de très nombreux groupes se sont arrêtés, et souvent divisés. Une des traditions veut que les souverains des différents royaumes du Sud-Betsileo aient une origine dynastique commune, et que leur ancêtre, Andriandahifotsy, se soit arrêté au pied de l’Ambondrombe. La légende veut que l’enfant d’un prince y ait trouvé la mort, perdu dans les bois ou noyé dans un étang. La montagne aurait par la suite été maudite, et considérée comme la demeure d’esprits malveillants.
22L’Ambondrombe réunit donc les différents attributs des autres lieux-symboles que nous avons évoqués : anciens sites d’habitat, tombeau, et même aritra s’y trouvent concentrés.
23Sur cette légende locale se superpose un mythe merina, constitué progressivement en mythe national. Autour de l’année 1815, les troupes du souverain merina Radama I ont pris possession, non sans difficulté, du Sud-Betsileo. Par la suite, dans les années 1830, la reine Ranavalona I lança des expéditions contre le pays tanala en contrebas, et ses troupes empruntèrent les vallées qui servent de couloir de communication entre les deux régions.
24Les troupes merina ont donc séjourné à deux reprises au moins au pied de l’Ambondrombe, elles ont vraisemblablement connu les légendes betsileo et témoigné des bruits étranges que l’on entend au pied de la montagne : coups de canons, sonneries de clairon, meuglement des bœufs, chants du coq et pilonnage du riz, sans doute liés à des phénomènes d’écho. Légendes anciennes et phénomènes étranges ont nourri un nouveau mythe, qui apparaît sous Ranavalona I, celui d’une cité des morts sur l’Ambondrombe, reproduisant l’ordre social et le modèle urbain de la capitale Antananarivo, et où les esprits vivent soumis aux souverains merina (Albinal, 1885 ; Dubois, 1938 ; Cousins, 1875 ; Ravelojaona, 1937 ; Shaw, 1876). Ce mythe a sans doute joué un rôle unificateur au moment où les Merina étendaient leur autorité sur l’île et lors des troubles de la fin de règne de Radama II (Raison-Jourde, 1991).
25La montagne sacrée d’Ambondrombe joue donc un rôle dans la construction de différents territoires emboîtés : à l’échelle locale, pour les paysans d’Ankarinomby et des environs, qui prétendent descendre des anciens hova de la montagne, à l’échelle régionale pour le Sud-Betsileo où l’Ambondrombe est un carrefour dans les migrations de peuplement et une étape dans la migration de la dynastie royale, et enfin à l’échelle nationale, dans la construction d’un territoire soumis à la monarchie merina.
Des pratiques nouant l’alliance des hommes et de la forêt
Respect des ancêtres et des interdits
26La forêt, estampillée par l’ensemble de ces lieux-symboles, est intégrée au territoire des communautés de la lisière qui se considèrent comme les « maîtres » (tompo) de cet espace, par opposition à d’autres groupes betsileo, merina, ou tanala. Ce terme de tompo, difficile à traduire, définit moins une relation de propriété que d’autorité sur la forêt. Cette relation a également un sens religieux : c’est par la médiation des esprits des ancêtres que leurs descendants peuvent dialoguer avec les esprits de la nature qui règnent sur la forêt en première instance, et utiliser le milieu forestier. Ce lien à la forêt est actualisé par un ensemble de pratiques qui réaffirment la relation entre les esprits, la forêt, les hommes, et réactivent la dialectique de l’appropriation des lieux.
27Sur les tatao en particulier, mais n’importe où en forêt quand ils s’arrêtent pour camper, et mangent le repas qu’ils ont cuisiné, quand ils pêchent et recherchent du miel en vain, et avant de défricher un espace, les paysans tournés vers l’est4 invoquent les ancêtres, les esprits de la forêt et Zanahary le dieu créateur. Les paroles d’invocation de ces rituels (saotra) réaffirment qu’ils ne sont pas des étrangers à la forêt mais les enfants de leurs ancêtres, que leurs intentions sont bonnes, et appellent les esprits des ancêtres et de la nature sauvage à se montrer bienveillants et à favoriser leur entreprise. Ces invocations sont suivies de modestes offrandes : une cuillère de riz, déposée sur une feuille propre vers l’est, un verre de toaka, le rhum de fabrication artisanale que l’on jette vers l’est, ou plus simplement de l’eau claire. Ces soatra ne sont pas réalisés systématiquement par tous ceux qui traversent la forêt : ils le sont par les anciens, les plus respectueux des ancêtres et qui représentent l’autorité des lignages, par ceux qui sont le moins influencés par la religion chrétienne dispensée à l’église ou au temple, au village, par ceux enfin, qui redoutent une intervention néfaste des esprits pour diverses raisons, ou enfin par ceux qui veulent affirmer aux yeux d’autrui leur statut de tompo et leur respect de la tradition.
28La forêt est également un espace rempli d’interdits à ne pas enfreindre (fady). Certains sont liés à la geste des hova d’autrefois, notamment ceux qui portent sur l’anguille (ne pas prononcer le mot, ne pas en pêcher, ne pas en manger). Le rôle de nombreux fady semble être d’interdire la pénétration d’étrangers à la communauté dans la forêt, et donc de renforcer la position de tompo des communautés de la lisière. Il en est ainsi du fady sur le mot ambaniandro (terme par lequel les Betsileo désignent les Merina), des fady sur le mot trondro (le mot merina qui signifie poisson) et le poisson lui-même, du fady sur le sel, élément étranger à la forêt (autrefois les paysans betsileo salaient leurs aliments en utilisant la cendre de certains arbres). Parfois ces liens rappellent le souvenir des époques sombres quand les paysans ont trouvé refuge dans la forêt. De nouveaux interdits apparaissent pour exclure des indésirables : ne pas parler français dans la forêt, ne pas prier à la manière chrétienne… Certains nouveaux interdits semblent destinés à protéger les troupeaux de zébus en forêt comme le fady de porter des sandales en plastique pour se rendre sur les pâturages (les voleurs de bétail qui portent ce genre de souliers laissent alors des traces aisément identifiables).
29Enfin, beaucoup de fady concernent les lieux réservés aux esprits : les tombeaux, et surtout les tombeaux royaux, et la montagne de l’Ambondrombe. Ces interdits sont toujours semblables : ne pas déranger les lieux, éviter de s’y rendre, surtout ne pas les souiller, épargner la végétation forestière qui les environne. Dans le cas de l’Ambondrombe, pour dissuader des visiteurs surtout européens d’y monter, les paysans recommandent de nouveaux interdits, très variables, et qui montrent leur inventivité en la matière : par exemple l’obligation de s’y rendre en portant le costume traditionnel de la région, un gilet fait de fibres de joncs tressées pour les hommes, un pagne pour les femmes, pieds nus, l’interdiction de porter des lunettes ou des bijoux en or…
L’élevage extensif en forêt : le lien entre les vivants, les ancêtres et la forêt
30Parmi les utilisations de la forêt, l’élevage des grands troupeaux de zébus perpétue ce lien aux ancêtres et renforce l’appropriation des espaces forestiers par les communautés de la lisière. Ces troupeaux, qui dépassaient autrefois une centaine de têtes, appartiennent aux lignages des villages de la lisière. Leur marque est reconnaissable dans les découpes des oreilles des animaux. Ils matérialisent la continuité et l’existence sociale des lignages, les bœufs étant essentiellement utilisés à des fins cérémonielles. Lors des funérailles d’un membre du lignage, on abat un ou plusieurs zébus, et on offre des bœufs lors des funérailles des parents et des familles par alliance. Lors des fêtes qui réunissent plusieurs centaines de personnes, les familles qui invitent tuent des bœufs et reçoivent en échange du riz et du toaka. L’utilité « économique » de cet élevage est réduite : les bœufs ne sont jamais vendus. Leur intégration à l’agriculture est modeste : ces bœufs dans la forêt sont ramenés au village pour le piétinement des rizières, pour ameublir le terrain avant le repiquage du riz. Avec le temps, la logique lignagère s’est émoussée, et il s’agit davantage de troupeaux familiaux. La recrudescence des vols et l’appauvrissement des paysans ont aussi amoindri les grands troupeaux en forêt, et beaucoup de paysans se contentent aujourd’hui d’un très modeste élevage de bœufs au village. Mais c’est toujours en bœufs que se mesure la puissance d’un lignage ou d’une famille. De grands troupeaux d’une cinquantaine de bêtes, appartenant aux familles les plus puissantes, paissent toujours sur les marges de la forêt, ou à l’intérieur du massif, autour de clairières naturelles. Ces troupeaux représentent la seule activité continue en forêt, la seule forme d’occupation constante de l’espace ; les pêcheurs ou les chercheurs de miel aujourd’hui ne passent pour la plupart qu’une ou deux nuits en forêt, dans des campements provisoires. Demeurant à l’état quasi sauvage, les troupeaux nouent l’alliance des hommes avec le monde sauvage de la forêt, des vivants avec les morts, et parachèvent cette dialectique de la construction du territoire dans l’espace forestier.
31On saisit mieux alors le sens de cette relation « patrimoniale » à la forêt : la forêt est un patrimoine dans la mesure où elle est un territoire sur lequel les communautés paysannes de la lisière, par l’intermédiaire de leurs ancêtres ont autorité. L’appropriation se matérialise dans l’espace par un ensemble de lieux-symboles ; elle se rejoue dans le temps à travers des pratiques religieuses marquant le respect aux esprits des ancêtres et aux esprits de la nature, à travers le respect des fady qui interdisent le territoire à d’autres groupes et à travers l’élevage extensif des bœufs qui établit la présence des hommes, leur continuité dans le temps et leur alliance avec la forêt. C’est en ce sens que la forêt est une portion du territoire des ancêtres le tanin-drazana, et qu’elle est considérée comme un espace que les ancêtres ont transmis aux vivants (lovan-drazana). Cette relation implique-t-elle pour autant une attitude de protection du massif forestier, une limitation des activités dégradant le milieu ou le transformant ?
Logique patrimoniale contre conservation
32À maints égards, on serait tenté de le croire. On a souligné le grand respect dont font preuve les Betsileo dans toutes leurs utilisations du milieu forestier et qui se traduit par les cérémonies d’invocations aux ancêtres et aux esprits de la forêt, des offrandes, ainsi que les fady qui interdisent de pénétrer dans certains espaces et d’y transformer la végétation naturelle sur des superficies modestes dans le cas des tombeaux, immenses dans le cas de l’Ambondrombe. Ces pratiques respectueuses sont encore très suivies, en dépit de la progression du christianisme. Nous l’avons déjà entrevu, la religion chrétienne n’a pas vraiment sa place dans la forêt : on y invoque les ancêtres et les esprits de la nature, et on oublie Andriamanitra, le dieu chrétien.
33Effectivement, cette portion de la grande forêt orientale malgache entre l’Ambondrombe et l’Andringitra, est relativement intacte, au contraire des exemples maintes fois cités de la forêt tanala en contrebas soumise à l’agriculture sur brûlis, ou plus alarmants encore des forêts de l’ouest de l’île, en proie aux dévastations des charbonniers et défrichée par des migrants qui s’y installent pour cultiver. Dans le contexte d’une progression générale de la déforestation, ce massif forestier a pris une importance considérable pour la conservation de la biodiversité de l’île, que l’on sait très importante, Madagascar étant parmi les foyers d’endémisme les plus riches au monde. Sur le plateau oriental des Hautes Terres, la forêt n’était perturbée, jusqu’à il y a peu, que par l’élevage des troupeaux de zébus : les feux déclenchés par les paysans sur les lisières pour régénérer les pâturages graminéens, mais aussi pour lutter contre l’embroussaillement, ont façonné dans les principales vallées à fond plat, des milieux de mosaïques, où la forêt se dégrade et recule mais à un rythme très lent. La forêt de l’Ambondrombe, au moins à partir d’une certaine altitude, est quasiment vierge de toute intervention humaine. Elle est pour les paysans de la région une réserve de plantes médicinales et magiques. On ignore cependant, faute d’études botaniques, la réelle richesse floristique de cette montagne, mais il est important de préciser que les hommes y viennent non pour récolter des plantes introuvables ou disparues ailleurs, mais parce que ces plantes, poussant sur un lieu sacré, sont supposées avoir des vertus plus puissantes.
34Pourtant, cette attitude respectueuse suffit-elle à expliquer et à garantir la relative stabilité du massif ? Celle-ci correspond à un contexte socio-économique et politique où les paysans de la lisière étaient fixés au cœur de leurs vieux terroirs, et où leurs vieilles rizières jouaient un rôle central au sein du système de production agricole. Cette stabilité a évolué progressivement, sous la double contrainte de la croissance démographique et de la très grande pauvreté de la région. Ici comme ailleurs dans les zones rurales malgaches, la population augmente de plus de 3 % par an. La crise économique des années 1980 privant les paysans d’intrants ou d’équipements hydrauliques pour l’irrigation des rizières, les enclavant dans des confins mal reliés au réseau routier et aux centres urbains, accentuant l’inégalité de la commercialisation du riz, acheté à bas prix par les collecteurs et revendu deux fois plus cher en période de soudure, a donné aux espaces forestiers une valeur nouvelle. Les marges forestières et les vallées à fonds plats à l’intérieur du massif représentent une réserve de terres aménageables pour la riziculture. Déjà les anciens pâturages se peuplent, des rizières apparaissent, des maisons se construisent, reprenant les anciennes implantations que les paysans avaient dû abandonner à l’époque coloniale. Les versants forestiers les plus proches des villages offrent leurs sols fertiles et les cultures sur défriche-brûlis, notamment celle du tabac qui fait l’objet d’un trafic lucratif, se multiplient jusque sur les flancs de l’Ambondrombe. Enfin la pêche et la cueillette de tous les produits forestiers ont pris une importance nouvelle, notamment pour les plus pauvres en terres ou en force de travail.
35Dans ce contexte, on conçoit l’intérêt de l’utilisation des espaces et des ressources de la forêt. L’idée de « gérer » la forêt comme un ensemble de ressources fini, ou de la protéger, semble relever du passé et étrangère aux communautés paysannes. Dans les différents interdits évoqués, il n’y a guère trace de préoccupation « écologique » visant au maintien des équilibres naturels. On ajoutera qu’il n’y a pas non plus de gestion des jachères forestières sur les parcelles défrichées en forêt : le recrû forestier est moins dynamique dans cette forêt d’altitude qu’en contrebas et les paysans betsileo semblent chercher davantage à pérenniser leurs parcelles de culture qu’à en renouveler la fertilité par la jachère. Aujourd’hui encore, la forêt est largement perçue comme un bien inépuisable. Même si les paysans doivent aller de plus en plus loin pour pêcher ou pour récolter des feuilles pour la sparterie, la forêt est encore immense.
36Les paysans betsileo semblent d’ailleurs considérer que le destin de la forêt est de disparaître et d’être convertie en espace peuplé et aménagé par l’agriculture. L’histoire de la région montre la construction d’une civilisation paysanne par la concentration progressive sur les rizières, et l’association de plus en plus étroite des bœufs à la riziculture avec le développement d’un élevage sédentaire, au village. Le paysage des vieux terroirs est un paysage que l’homme a déboisé au cours des siècles, par d’anciens défrichements, et par la pratique toujours actuelle des feux de brousse, pour régénérer les pâturages graminéens. La marche de l’histoire et la continuité de cette civilisation paysanne appellent la déforestation.
37Dans ce contexte, la logique patrimoniale qui est fondée sur l’intégration de la forêt au territoire, loin de freiner la transformation du paysage semble au contraire la favoriser. C’est parce que les paysans de la lisière sont les maîtres de cette forêt, par la médiation de leurs ancêtres, matérialisée dans l’espace par les lieux-symboles, par l’ensemble des pratiques qui nouent le lien entre les vivants, les esprits du monde sauvage, les ancêtres et la forêt, qu’ils peuvent l’exploiter et la transformer si besoin est.
38Cette relation privilégiée avec les esprits de la nature et les ancêtres, anciens occupants des lieux, autorise à négocier avec les esprits pour lever les interdits qui pourraient entraver la conversion de la forêt en espace agricole. Les cérémonies dites manala fady (ôter l’interdit), rares à observer, sont fixées par les devins guérisseurs locaux et comportent des invocations et des sacrifices de bœuf ou de poulet. Elles permettent d’échapper au courroux des esprits et de défricher et de cultiver les espaces proches des tombeaux, ou même les basses pentes de l’Ambondrombe. En pays déboisé, sur les vieux terroirs, les tombeaux se signalent par de très maigres bosquets de buissons dégradés et parfois, pour les tombeaux royaux, par la présence de grands ficus amontana (F. baroni) plantés par les hommes. Les esprits ne sont donc pas très exigeants quant à la végétation « forestière » qu’on leur réserve. Si les forêts de l’Ambondrombe sont encore globalement préservées, c’est moins à cause des croyances qui en font un lieu maudit et des fady qui dissuadent d’y accéder, qu’à cause des densités encore faibles à l’est et au nord de la montagne, et des pentes très escarpées des versants.
Conclusion : Le patrimoine des uns contre le patrimoine des autres
39La relation des paysans betsileo à la forêt s’apparente bien à l’idée européenne de patrimoine. Mais cette logique patrimoniale apparaît comme un instrument de construction et de contrôle du territoire et ne semble guère destinée à protéger la forêt et ses ressources, ni même à en limiter les utilisations. Dans un contexte socio-économique où le cœur des vieux terroirs, exploités de manière intensive, suffit aux hommes, les lisières forestières évoluent peu et lentement, sous l’effet des feux de brousse et de quelques défrichements marginaux. La forêt demeure un espace à vocation religieuse et sociale essentielle, où se réalise symboliquement l’appropriation du monde sauvage par les hommes, où s’enracine l’identité des groupes lignagers et où, par l’intermédiaire des troupeaux de zébus, se perpétue leur puissance. Si les équilibres économiques et sociaux changent, cette logique d’appropriation des lieux prépare le terrain pour la transformation de l’espace sauvage forestier en espace domestique. On notera ainsi que, alors que la notion de patrimoine est dans notre contexte européen, tendue vers la préservation, la conservation ou la restauration d’un « état » ancien, perçu comme optimal, des objets concernés, celle des paysans malgaches semble en large partie orientée vers le contrôle des objets, en vue d’une transformation future.
40On comprend dans ce contexte, les malentendus ou ambiguïtés que peut générer l’utilisation de cette « fibre patrimoniale », notamment par les acteurs de la conservation des forêts. On voit en effet comment s’opposent, s’entremêlent et s’articulent des discours « patrimoniaux » différents, tendus vers des objectifs contradictoires, mais toujours orientés vers le contrôle des espaces forestiers.
41En effet, aujourd’hui, le « discours patrimonial » des communautés paysannes est puissamment réactivé par le contexte de course à la terre. Les anciens, ou les plus jeunes, rappellent la geste des ancêtres, l’appropriation de tel ou tel vallon par tel lignage qui y mettait autrefois son troupeau. Ce discours, dont le contenu peut fluctuer selon les auteurs, semble martelé pour légitimer aux yeux d’éventuels contestataires ou rivaux, qu’il s’agisse de migrants issus de villages voisins ou de proches parents, l’occupation des espaces forestiers par les membres de tel puissant lignage et éviter l’installation d’indésirables.
42Le déploiement de la nouvelle politique environnementale malgache dans la région a aiguisé les enjeux. La région encore richement boisée a vu en quelques années une ruée des ONG opérant dans le secteur de l’environnement et du développement rural. La politique environnementale prévoit de confier la gestion des forêts aux communautés riveraines selon diverses modalités législatives (loi 96-025 Gelose qui semble peu à peu supplantée par le décret 2001-122 concernant la gestion participative des forêts, intégré à la nouvelle loi forestière). La loi Gelose s’accompagnait d’un processus de sécurisation foncière, visant à réaffirmer les droits des paysans sur leurs terroirs et ce faisant, misait sur la gestion « patrimoniale » des ressources : il s’agissait, selon les concepteurs de la loi, d’une gestion qui favoriserait la transmission des ressources en termes de terres, d’eau, de bois aux générations futures (Weber, 2000 ; Bertrand, 1997).
43Mais les paysans utilisent leur propre « logique patrimoniale » à toute autre fin que la préservation de la forêt. Les lignages les plus puissants et les plus anciennement implantés manient le discours patrimonial, répètent l’histoire des ancêtres et des lieux sacrés du territoire, insistent sur les fady, surtout ceux qui limitent l’utilisation des espaces forestiers, avec différents objectifs. Pour se présenter comme des groupes « défenseurs traditionnels de l’environnement », de manière à séduire les opérateurs environnementaux et bénéficier d’éventuels projets de développement qui y sont associés, ou plus simplement, afin que ces mêmes opérateurs les laissent tranquilles. Ou bien, afin que ces mêmes ONG, par l’intermédiaire des contrats de gestion participative, renforcent le contrôle foncier de certains lignages puissants, ou de la communauté, face à des intrus.
44On conçoit aussi, comment les paysans peuvent être pris au piège. C’est le cas des habitants d’Ankarinomby, qui sont fiers de se présenter comme les « gardiens » de l’Ambondrombe, décrit pêle-mêle comme « demeure des ancêtres de tous les Malgaches », « château d’eau » du Betsileo, réserve de forêts vierges comme il n’en existe plus à Madagascar… Bien qu’ils défrichent les flancs de la montagne, ils sont encore très respectueux des croyances anciennes, emplis de la crainte des esprits malfaisants qui la peuplent, rétifs à l’idée d’introduire tout étranger ne serait-ce qu’au pied de la montagne. Ils sont inquiets de l’intérêt que leur témoignent les ONG de la conservation et du développement, attirées par la célébrité, à Madagascar, du mythe de l’Ambondrombe. Elles viennent ici dans l’espoir de pouvoir enfin réaliser, autour de l’Ambondrombe, un modèle de conservation alliant à la fois des pratiques paysannes traditionnelles et la protection de la biodiversité malgache. On comprend alors le désarroi et la perplexité des paysans, devant les tentatives des ONG environnementales et des autorités communales de faire de l’Ambondrombe un site éco-touristique…
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Bibliographie
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Notes de bas de page
Auteur
Sophie Moreau, géographe, univ. de Marne-la-Vallée, UFR Sciences humaines et sociales, 5, boulevard Descartes, Champ-sur-Marne, 77454 Marne-la-Vallée cedex 2.
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