Le territoire est-il bien un patrimoine ?
Étude comparative de deux sociétés de la Haute-Bénoué (Dìì et Duupa, Nord-Cameroun)
Is Territory a Heritage? Comparative Approach of two Societies in the Upper Benoue Region (Dìì and Duupa, Northern Cameroon)
p. 177-235
Résumés
Dans la région de la Haute Bénoué, au Cameroun, deux sociétés voisines et culturellement très proches ont des systèmes politiques et des rapports à l’espace très différents. La similitude de ces deux cultures et celle des milieux qu’elles exploitent dans le cadre de systèmes de production similaires autorise l’étude comparée des modalités de l’appropriation du territoire par ces civilisations agraires. Cette étude s’appuie sur trois approches disciplinaires complémentaires, la géographie, l’ethnologie et l’archéologie. Le système d’appropriation foncière, très souple, mis en place dans le cadre d’une agriculture itinérante sur brûlis, exprime des logiques contrastées. Chez les Dìì, le village s’organise autour du chef, dont la légitimité symbolique repose sur l’organisation des rituels de l’initiation masculine. La société duupa est acéphale : le village est défini par l’appartenance de chaque individu à une unité territoriale fixe, qui appartient aux ancêtres du lieu, et constitue le patrimoine autour duquel est organisé le système politique. L’archéologie ne peut déterminer les origines d’une telle divergence des rapports au territoire des Dìì et des Duupa mais elle permet de discerner un changement de l’organisation territoriale Dìì à la fin du XVIIIe siècle. Une hypothèse avancée ici est que la chefferie « portative » des Dìì serait une adaptation aux crises politiques récurrentes du XIXe siècle, pendant la conquête peule, qui permit aux communautés villageoises Dìì de se reproduire lors de leurs migrations indépendamment de l’espace particulier qu’elles occupaient. Ce modèle ancien de la relation au territoire, fondamental pour la reproduction de la société duupa et négligeable pour celle des Dìì, pèse encore sur les modalités de l’adaptation des communautés villageoises aux contraintes politiques actuelles, notamment la mise en place des programmes dits « participatifs » de conservation de la biodiversité. Alors que les Dìì, riverains d’un parc national, se voient contraints de se fixer dans des territoires qui ont pour eux peu de signification du point de vue symbolique, les Duupa s’organisent pour revendiquer un territoire communautaire et créer un « pays duupa » qui s’étend sur l’ensemble des territoires villageois. Ce processus de patrimonialisation de la nature, à l’échelle de l’ethnie toute entière, était difficilement imaginable dans cette société acéphale et égalitaire, et n’a pu se réaliser que grâce à une institution moderne inédite, un « comité de développement », totalement différente des institutions duupa anciennes et des formes d’association imposées de l’extérieur.
In the Upper Benoue Region (Northern Cameroon), two neighbouring and culturally similar societies have developed very different political systems and relationships to the land. The similarity of theses two cultures, of their natural environments and of their way to exploit it through swidden cultivation offers the opportunity for the comparative study of these two agrarian civilisations. The study combines the complementary approaches of ethnology, geography and archaeology. Swidden cultivation is performed in the two societies and both land-holding system are very shallow, but relies on very different symbolic structures. Among the Dìì, the village is organised around the power of a chief, whose legitimacy relies on the key role he is playing in during the male initiation rituals. The Duupa are an acephalous society: every individuals belongs to a village that has fixed boundaries, and this territory ultimately belongs to the ancestors of the place. The transmission of this territorial patrimony is the backbone of the political system. Archaeology cannot explain such a gap between the two systems, but it reveals a shift in the spatial organisation of the Dìì at the end of the 17th century. This hypothesis discussed in the chapter is that the “movable” chiefdoms of the Dìì are an adaptation to the political and military crisis due to the fulani conquest that happened from this period and during the 19th century. It allowed the Dìì village communities to reproduce themselves without a definite relationship to a particular piece of land. These two traditional models of relation to the land, fundamental for the social reproduction of the Duupa but negligible for the Dìì, still influence the social evolution nowadays. The main contemporary changes are due to so called « participatory » programs for the conservation of biodiversity. While the Dìì village communities, peripheral to a National Park, are ordered to settle down in bounded territories that have no symbolic value to them, the Duupa are trying to organise themselves for the management of a communal hunting territory belonging to the ethnic group as a whole. This invention of a « duupa country », a process for the construction of nature as a patrimony, was hardly imaginable in such an acephalous society, and it might only be achieved through the invention by the Duupa themselves of a new social institution involving the entire ethnic group, a “development comity”, that did not exist in the traditional system.
Entrées d’index
Mots-clés : nord du Cameroun, système agraire, organisation territoriale, changement social, histoire
Keywords : Northern Cameroon, agrarian system, territorial organisation, social change, history
Texte intégral
Introduction
1Pour que la nature accède au statut de patrimoine, il faut lui reconnaître deux caractéristiques minimales : être appropriée et revendiquée par un groupe social, et être transmise d’une génération à l’autre (Cormier-Salem et Roussel, 2002 : 19). La notion même de nature, hélas, se laisse difficilement cerner par l’analyse, particulièrement lorsqu’on cherche à tester sa validité dans des contextes culturels multiples. La diversité des contributions réunies dans l’ouvrage Patrimonialiser la nature tropicale (Cormier-Salem et al. éd., 2002) indique la variété des objets naturels qui sont aujourd’hui en Afrique la cible des processus de patrimonialisation : variétés et espèces de plantes ou races et espèces d’animaux dont on veut assurer la protection, combinaison particulière de la biodiversité au sein d’écosystèmes spécifiques, ou sites remarquables dont on veut préserver l’intégrité. L’analyse de ces objets recoupe les préoccupations anciennes des géographes tropicalistes qui se sont longtemps penchés sur l’inscription des sociétés rurales dans les territoires qu’elles occupent. Ce texte concerne l’étude d’un objet de ce type : l’analyse comparative des modalités d’appropriation et de transmission du territoire par les collectivités paysannes de deux ethnies, Dìì et Duupa, qui vivent dans la région de la Haute-Bénoué dans le Nord du Cameroun.
2Ces deux groupes ont été envisagés dans le cadre d’une étude pluridisciplinaire conduite selon le triple prisme de la géographie humaine (qui analyse les systèmes de production agricole et leur influence sur l’organisation spatiale des communautés), de l’ethnologie (qui vise à mettre au jour les principes symboliques de l’organisation foncière, des règles d’accès aux ressources et de la structuration sociale) de l’archéologie (qui permet de préciser les grandes lignes de l’évolution historique de ces sociétés).
3Les deux sociétés comparées sont géographiquement et culturellement proches. Elles offrent d’importantes similitudes culturelles et linguistiques, et présentent toutes deux une relative autochtonie, des économies et des agrosystèmes proches, des collectivités villageoises de tailles équivalentes. En revanche, leurs systèmes politiques, de même que leur rapport à l’espace, montrent de réelles divergences : les Dìì semblent n’accorder que peu d’importance symbolique à l’appropriation de l’espace qu’ils occupent, alors que le système des Duupa semble dépendre étroitement de la relation qu’ils entretiennent avec leur territoire. La compréhension de cette situation contrastée implique de prendre en compte l’imbrication du système d’organisation sociale et du rapport à l’espace, éléments qui, en revanche, paraissent ici largement dissociés du mode d’exploitation du milieu.
4Nous tenterons ainsi de définir l’évolution des modalités d’appropriation du territoire depuis le xixe siècle, dans les deux sociétés étudiées. Nous chercherons également à identifier les institutions qui assurent sa transmission. Nous tenterons enfin d’évaluer la place occupée par cette transmission dans la reproduction de l’ordre social.
5Ces questions impliquent de prendre en compte, outre la communauté villageoise, les niveaux sociologiques infra-villageois – l’individu, le lignage – mais aussi supra-villageois, en intégrant les relations entre les villages, la communauté ethnique ou l’espace politique englobant qui détermine largement les évolutions contemporaines. En effet, la place prise par le territoire dans chacune des sociétés étudiées est d’autant plus importante que leurs réactions face aux changements régionaux actuels induits par la société globale (immigration, protection de l’environnement…) semblent précisément varier selon le rapport à l’espace de ces communautés.
6Ce rapport différentiel au territoire est d’autant plus intéressant que les communautés dìì et duupa ont globalement été soumises aux mêmes vicissitudes historiques. Dès lors, se posent différentes questions relatives au processus historique qui a pu amener ces sociétés à envisager leur territoire de manière aussi contrastée. La divergence est telle que l’on peut même s’interroger sur la nature « patrimoniale » du territoire pour les sociétés paysannes dìì et duupa de la haute vallée de la Bénoué.
7Dans une première partie, nous décrirons les deux systèmes agraires, très similaires, en prenant en compte l’appropriation foncière et les changements contemporains. Ces caractéristiques communes constitueront en quelque sorte un invariant qui donnera tout leur relief aux caractéristiques divergentes, présentées dans la deuxième partie, qui intéressent largement les fondements symboliques de l’organisation politique.
8Les deux dernières parties portent, respectivement, sur le passé des différentes communautés étudiées et sur leurs réactions face aux importantes transformations que connaît la région depuis quelques années. Cette dimension diachronique permet de replacer ces sociétés dans un continuum historique, reliant ainsi la perception différentielle de l’espace acquise durant les siècles passés avec les réactions divergentes suscitées par les pressions croissantes de la société globale.
Conditions matérielles et écologiques de l’existence
9Descendant du plateau de l’Adamaoua, la Bénoué serpente dans une vaste plaine d’où émergent des inselbergs. Contournant largement le massif de Poli, la haute vallée de la Bénoué est caractérisée par une végétation de savane plus ou moins arborée en fonction de sa position topographique et de l’intensité des activités humaines (Letouzey, 1985). L’ensemble de la Province du Nord est faiblement peuplé, mais connaît une forte croissance démographique : estimée à 2 hab./km2 dans les années 1980, la densité de population atteindrait aujourd’hui 10 hab./km2, suite à l’arrivée de populations migrantes venues de la province de l’Extrême-Nord (Dury, 2002). Cette population est répartie principalement dans le massif de Poli et le long des axes routiers, en particulier en bordure de la « trans-camerounaise » bitumée reliant Kousséri, via Garoua, à Ngaoundéré (fig. 1). Véritable colonne vertébrale pour les trois provinces du nord, cet axe est essentiel, tant pour la vie quotidienne des villageois – cette route est le passage obligé des transporteurs de biens et de personnes – que pour leurs orientations économiques.
10C’est dans les vastes zones inhabitées qu’ont été créées, dès les années 1930, des aires protégées devenues des parcs nationaux, dont le parc national de la Bénoué1. Portées par la volonté de conservation de la biodiversité affirmée au niveau international, les aires protégées aux statuts divers se sont progressivement étendues, couvrant aujourd’hui 40 % de la superficie de la province. Parallèlement, la promotion de la culture commerciale du coton a initié, et motivé, la progression d’un front pionnier qui tend à gagner les espaces mis en défens.
11Avant l’actuel flux migratoire, la haute vallée de la Bénoué était peuplée de différents groupes parlant pour la plupart des langues de la famille adamawa. Parmi ceux-ci, les groupes voisins dìì et duupa, culturellement très proches et occupant un même contexte bioclimatique, ont développé des agrosystèmes similaires.
12Les données présentées ici s’appuient sur les résultats de deux programmes, terminés ou en cours2, qui permettent dès à présent d’envisager un travail comparatif. Celui-ci est favorisé par des protocoles de recherches similaires qui reposent sur une étude à grande échelle privilégiant l’étude fine des interactions hommes/milieu.
13Depuis le xixe siècle, la communauté dìì de Djaba a occupé quatre sites qui ont été localisés. Le plus ancien (Djaba-Hosséré) et le contemporain (le terroir actuel de Djaba) ont fait l’objet d’une étude détaillée : prospections et fouilles archéologiques dans le premier cas, étude de terroir dans le second. On ne dispose malheureusement pas pour le moment de données archéologiques sur les Duupa, mais deux autres terroirs sont suivis depuis 15 ans : Wanté (canton de Hoy) en plaine et Maambééba (canton de Ninga) en montagne au cœur du massif de Poli. Pour tous ces villages, nous disposons du même type de données (recensement, parcellaire exhaustif sur plusieurs années, enquêtes ethnobotaniques et socio-économiques), consignées dans des bases de données géoréférencées compatibles, qui autorisent aujourd’hui les croisements d’informations et leur comparaison.
Des systèmes de subsistance basés sur l’agriculture itinérante sur brûlis
14Les sociétés dìì et duupa ont toutes deux développé un système de production basé sur une agriculture itinérante sur brûlis associant des céréales et des tubercules. L’éleusine et le mil pénicillaire, autrefois associés au sorgho dans les grands champs de céréales, ne sont plus cultivés en plaine, mais le sont toujours dans les terroirs duupa de montagne. Une large gamme de variétés de sorgho est encore maintenue par les cultivateurs duupa, mais chez les Dìì, davantage soumis aux influences de la modernisation des techniques agronomiques, le sorgho perd de son importance au profit de la culture du maïs. Parmi les tubercules, l’igname est la plus importante, mais Dìì et Duupa plantent également des patates douces et du manioc. Cette association de céréales et de tubercules est probablement multiséculaire dans toute la région.
15Les opérations culturales sont classiques à l’agriculture itinérante sur brûlis. Pour les cultivateurs des deux groupes, les secteurs les plus boisés marquent les sols les plus fertiles. On choisit donc préférentiellement ces espaces pour installer les nouveaux champs. Les arbres sont coupés à la hache à partir de juillet-août. Du sésame est ensuite semé à la volée et sert de plante de couverture jusqu’à la fin de la saison des pluies. L’espace défriché est alors agrandi au cours de la saison sèche suivante à l’aide du feu et de la hache. Le sorgho est semé en poquet à partir de la deuxième année.
16La plupart des souches d’arbres sont conservées dans les parcelles (sauf les champs d’ignames qui sont dessouchés) si bien que les ligneux non brûlés tendent à repartir du pied ce qui favorise une reprise rapide de la végétation après abandon de la parcelle.
17Quelques arbres sont conservés dans les champs et forment un parc arboré éclectique associant les différentes espèces présentes avant le défrichement. La sélection se fait essentiellement par défaut, favorisant les espèces les plus pénibles à couper en raison de leur grande taille ou de la dureté de leur bois, et celles considérées comme peu gênantes pour les cultures. Chez les Duupa, une partie des espèces du parc est utile et apporte un complément nutritionnel appréciable (Aboubakar et al., à paraître).
18La morphologie agraire des deux agrosystèmes dìì et duupa s’organise autour de groupes de champs mitoyens appartenant le plus souvent à des propriétaires apparentés ou simplement liés par amitié, et qui travaillent souvent ensemble (Garine, Kahsah et Raimond, 2003). Ces blocs de champs sont cultivés pendant environ 5 ans chez les Duupa, 7 à 8 ans chez les Dìì, et sont ensuite abandonnés au recrû. Ils peuvent être cultivés à nouveau après une période de jachère de quelques années à plusieurs décennies.
19Ce système, conforme au modèle des terroirs dits « en grappe » de champs contigus périodiquement déplacés (Sautter, 1968), avait déjà été décrit pour les Dìì (Hallaire, 1961 ; Hata, 1973 et 1980). La limite écologique habituellement évoquée pour expliquer le déplacement de l’habitat à la recherche de nouvelles terres arables (Jean, 1975) ne semble pas avoir été atteinte dans le cas des communautés villageoises étudiées. Le nombre réduit et la population modérée des communautés villageoises, dìì et duupa, qui rassemblent généralement moins de 500 habitants, justifient une grande disponibilité en terres arables. Cette situation a permis la mise en place d’une agriculture extensive basée sur un système d’appropriation foncière très souple, où tous les ressortissants du village sont des usufruitiers potentiels d’un territoire approprié au niveau de la collectivité villageoise toute entière.
20Cependant, les deux groupes se distinguent par la manière dont ils mettent en œuvre ce système. Chez les Dìì, l’habitat est regroupé dans des villages qui ont été amenés à migrer périodiquement au cours des deux derniers siècles. Or, aucun des déplacements de la communauté de Djaba n’a correspondu à une crise environnementale, tel un épuisement des terres arables par l’agriculture sur brûlis qui aurait contraint les habitants à partir. Les causes de ces départs sont à rechercher dans les pressions exercées par la société englobante (Garine et al., 2003) qui seront détaillées plus loin. Le manque d’espace ne représente donc pas le facteur déclenchant des migrations dìì. Ce n’est même que très récemment que les Dìì de Djaba ont eu à opérer un retour sur d’anciennes jachères, leurs déplacements successifs combinés à un espace disponible très vaste ne les ayant jamais contraints à le faire depuis près d’un siècle.
21L’histoire agraire récente de Djaba a été reconstituée, ce qui permet de préciser les déplacements des grappes de champs au cours des cinquante dernières années. Les anciennes jachères ont été délimitées au GPS avec l’aide des habitants du village (fig. 2) : les noms des anciens cultivateurs sont encore connus et il est possible de dater, de localiser et de suivre les déplacements de chacun des blocs de culture dans le territoire. Ce travail a permis de valider le modèle de terroir « en grappe » de champs décrit pour les Dìì3 et de remarquer l’absence de frontière claire délimitant l’espace dévolu aux activités de la communauté villageoise.
22Chez les Duupa, l’habitat est sédentaire depuis très longtemps et dispersé dans le finage. Les grappes de champs sont donc périodiquement réinstallées dans des secteurs arborés qui sont, en fait, de vieilles jachères et qui portent toujours les stigmates de leur passé agricole. Contrairement aux terroirs dìì, tout le territoire semble aménagé. Il n’est pas un secteur, même dans les forêts décrites comme n’ayant jamais été cultivées, qui ne semble avoir été occupé, à une époque donnée, par l’homme. Partout se distinguent d’anciennes terrasses, des fondations d’abris temporaires, des anciennes aires de battage, qui sont périodiquement réhabilitées (Garine et al., 2003). De même, sur les parcelles cultivées, les aménagements sont nombreux. Outre les terrasses et les billons d’ignames qui sont les plus visibles, les cultivateurs aménagent des rigoles et des chemins, épierrent les champs…
23Les Duupa conservent pendant une cinquantaine d’années la mémoire de l’identité des anciens cultivateurs, et les périodes approximatives de la mise en culture des différentes jachères, mais pour des périodes plus anciennes ils ont bien conscience de la récurrence des défrichements au même endroit, et de leur ancrage au sein d’un finage bien délimité. Celui-ci ne leur retire toutefois pas la possibilité de cultiver dans un terroir voisin, l’installation d’un nouveau champ n’étant subordonnée qu’à des règles souples d’attribution des terres.
Dynamiques actuelles
Le terroir de Djaba
24Le parcellaire actuel intègre plusieurs innovations et porte la marque des grands changements intervenus au niveau de la Province au cours des dernières décennies. Outre l’arachide, introduite par l’administration dans les années quarante, et qui reste encore essentiellement cultivée dans de petites parcelles par les femmes, la culture cotonnière est l’innovation agricole principale dans la région. Elle est fortement promue par les autorités depuis une vingtaine d’années dans le cadre d’un « paquet technique » très directif, qui comprend l’imposition d’un calendrier de culture, l’utilisation intensive d’herbicides et d’engrais, et le labour à la charrue qui impose le semis en ligne et est peu compatible avec la préservation d’un parc arboré dense. Longtemps réticents, les Dìì de Djaba n’ont adopté le coton qu’en 1995. En 2001, il était cultivé par un tiers des villageois et couvrait 21 % des superficies cultivées (fig. 3). Les raisons de cette adoption tardive semblent être liées au déclin des ventes d’ignames le long de la route principale (Muller, à paraître). En effet, cette culture a connu un véritable « boom » au moment de la création de l’axe bitumé et de l’augmentation du trafic routier. Les transporteurs avaient pris l’habitude de s’arrêter pour acheter les tubercules directement aux producteurs dìì qui s’étaient spécialisés dans cette culture spéculative, à partir des années 1960 et jusqu’au début des années 1990. Le succès de la culture de l’igname pour l’exportation montre un bel exemple de développement spontané et explique les échecs des tentatives d’introduction d’autres cultures de rente, comme le coton. Toutefois, la stagnation puis la baisse importante du marché de l’igname à la suite de la dévaluation du franc CFA, de même que les avantages d’approvisionnement en intrants et crédits proposés par la compagnie cotonnière (Sodecoton) ont œuvré pour que cette culture s’impose depuis quelques années, au moins temporairement.
25Le maïs s’est développé plus facilement car il est intégré dans les rotations avec les cultures commerciales. La préférence des jeunes cultivateurs va à cette culture pour plusieurs raisons. Son cycle végétatif court permet une récolte dès le mois d’août, ce qui, en dehors de l’intérêt d’écourter la période de soudure, évite les longs mois de gardiennage des champs de sorgho pendant la saison sèche. L’accès aux engrais par le biais de la culture cotonnière permet en outre de cultiver les parcelles pendant un nombre d’années plus important qu’auparavant, en particulier les parcelles proches du village, d’économiser les efforts pour les défrichements et d’écourter les temps de jachère. Autre atout, le maïs revêt le statut particulier de vivrier marchand, il est bien valorisé sur les marchés locaux où sont écoulés les excédents, et autorise ainsi une spéculation qui s’avère aussi rentable, sinon plus, que la culture cotonnière. L’agrosystème d’aujourd’hui n’est donc plus spécifiquement basé sur les cultures du sorgho et de l’igname, mais sur trois cultures principales équivalentes en superficie : le sorgho, le mais et le coton (fig. 3). A Djaba, la morphologie agraire se transforme : on observe la fixation des parcelles de coton et de maïs dans la zone centrale du terroir où les champs sont cultivés pendant des périodes plus longues, grâce à l’utilisation des intrants chimiques, tandis que les essarts de sorgho ne sont plus exploités qu’à la périphérie du terroir et perdent peu à peu de leur importance.
26Deux autres événements, antinomiques mais concomitants, renforcent la tendance à la fixation des Dìì sur leur terroir. Les flux migratoires en provenance de la Province de l’Extrême-Nord, où se posent de façon accrue les problèmes de saturation foncière et de péjoration climatique, sont à l’origine d’un front pionnier qui progresse vers le Sud le long des axes routiers. Il a atteint Djaba en 1999 : un « quartier de migrants » s’est installé dans la partie nord du terroir et ne cesse depuis de grossir, avec notamment l’arrivée de nombreuses familles pendant la saison sèche 2001. Leur objectif principal est la production du coton qu’ils cultivent, presque toujours, sur des superficies nettement supérieures à celles exploitées par les habitants de Djaba et sans nécessairement respecter les rotations préconisées par la Sodecoton.
27Le deuxième événement important concerne la promotion des politiques de conservation de la nature préconisant la mise en place d’une gestion participative qui intéresserait les populations riveraines des aires protégées en leur accordant une part des revenus de la chasse sportive contre leur participation à la protection de l’environnement et à la lutte anti-braconnage. L’enjeu est clairement territorial : circonscrire les activités humaines dans des « zones agricoles » et impliquer activement la population dans la protection des autres secteurs.
28Le nouveau modèle du système agraire de Djaba intègre ces contradictions des politiques de développement (fig. 3) : la fixation d’une sole agricole intensifiée grâce à la culture cotonnière et l’accueil de nouveaux arrivants, la fixation des limites de terroir qui n’existaient pas avant et qui contraignent les villageois à pratiquer l’ensemble de leurs activités agricoles et non agricoles à l’intérieur de ces limites. Produire plus ou protéger ? Tel est l’enjeu actuel des populations locales, en l’absence de coordination réelle aux niveaux provincial et national.
29La modification de l’agrosystème dìì est récente et rapide. La représentation dìì de l’agrosystème reste toujours celle de l’agriculture itinérante sur brûlis et les cultivateurs ne semblent pas conscients du fait qu’ils l’abandonnent petit à petit au profit d’un système intensif, dont personne, ni les cultivateurs, ni les agents de développement, ni les scientifiques, ne connaît, dans cet écosystème de savane, la durabilité.
Les terroirs duupa
30Loin de l’influence directe de l’axe bitumé, la morphologie des terroirs duupa suit le modèle de l’agriculture itinérante sur brûlis, avec l’éloignement et la rotation des parcelles, rassemblées par blocs en fonction des groupes de travail, et pas forcément circonscrits dans les limites du finage (fig. 4).
31Plus que celui des Dìì, l’agrosystème duupa est préservé, particulièrement en montagne où l’altitude et l’éloignement ont limité l’introduction des cultures commerciales. L’agriculture reste similaire à celle décrite dans les années 1990 (Garine, 1995), avec des grands champs de mil4 associés à de nombreuses cultures secondaires, semées ou entretenues d’une année sur l’autre, et participant à la diversification de la production agricole.
32Dans le terroir de plaine, des changements sont intervenus au cours des dix dernières années, en relation avec la culture cotonnière. Celle-ci s’est développée dans cette région à la suite de la création d’un secteur Sodecoton en 1992. Comme chez les Dìì de Djaba, les parcelles où se succèdent coton et champs mixtes de sorgho et d’arachide sont exploitées dans la zone centrale du terroir pendant une période plus longue qu’autrefois, grâce à la fertilisation chimique. Les hommes se sont aussi mis à cultiver des arachides pour essayer de les vendre, alors que c’était auparavant une culture potagère essentiellement féminine.
33Toutefois, ce système cotonnier n’a pas oblitéré totalement l’ancien agrosystème céréalier car la majorité des ménages continue d’exploiter les essarts selon le mode traditionnel (42 % des superficies cultivées en 2002) en plus des champs de coton et on assiste même à la réhabilitation des jardins de case qui étaient moins exploités et diversifiés en 1991 qu’aujourd’hui. Chez les Duupa, la production du coton est encore subordonnée à celle des céréales autour desquelles gravitent des échanges sociaux importants. Certains cultivateurs disent même qu’il faut d’abord disposer de suffisamment de céréales, destinées à la nourriture et à la bière de mil, avant de défricher un champ de coton. L’argent n’est encore qu’un complément et les cultures de rente ne structurent pas l’ensemble du système de production comme c’est le cas pour les populations migrantes.
34Ces systèmes de production dìì et duupa semblent « permissifs5 » du point de vue écologique et se sont épanouis aussi bien dans le contexte de communautés restées stables dans l’espace (Duupa), que dans celui de groupes conduits à se déplacer fréquemment au cours des deux derniers siècles (Dìì). La mise en œuvre de cette agriculture n’apparaît donc pas comme un moteur central de l’évolution des sociétés, et en particulier de la relation qu’elles entretiennent avec le territoire, même s’il est possible que la phase d’intensification actuelle conduise dans un futur proche à une crise d’une nouvelle nature.
35L’agriculture itinérante sur brûlis des deux groupes révèle une grande similarité technique, mais les contraintes historiques, tout comme les évolutions contemporaines, semblent les charger d’une signification différente, si bien qu’il importe d’envisager les principes symboliques de l’organisation de ces collectivités.
Fondements symboliques de l’organisation politique des collectivités villageoises dìì et duupa
36Outre la ressemblance des techniques agro-écologiques, et la proximité linguistique et culturelle. Les sociétés dìì et duupa sont aussi comparables du point de vue de l’organisation sociopolitique : il s’agit dans les deux cas de sociétés « villageoises ». Chaque village, comportant au maximum quelques centaines d’habitants, constituait une unité politique autonome dans le système précolonial, et cela perdure largement aujourd’hui. Toutefois, les modalités de l’organisation des villages reposent sur des principes idéologiques totalement différents, notamment du point de vue de la référence au territoire :
- chez les Dìì, le village est organisé autour d’une chefferie, dont la légitimité symbolique repose sur l’organisation des rituels de l’initiation masculine ;
- chez les Duupa, société acéphale, les unités sont définies par l’appartenance de chaque individu à une unité territoriale fixe, en vertu de son lieu de naissance et du lien de parenté qui le relie aux ancêtres qui « peuplent » le territoire en question.
Les chefferies dìì6
37La plupart des mythes de fondation des chefferies dìì font état d’un étranger, souvent un chasseur, qui se montre généreux en offrant de la nourriture aux autochtones ; ceux-ci développent alors un stratagème pour le garder parmi eux et le nomment chef (Muller, 1999). Les aspects historiques de la construction des chefferies sont développés dans la troisième partie.
38Pour les Dìì, chaque chefferie, de la plus petite à la plus grande, se considère comme une unité politique indépendante à partir du moment où elle dispose des ressources rituelles pour pouvoir organiser l’initiation masculine.
39C’est en termes fonctionnels que les Dìì présentent l’organisation de leurs chefferies : « On dit qu’un village a besoin d’un chef pour organiser la circoncision, d’un lignage autochtone pour « balayer » et « ouvrir » la place de circoncision, d’un autre lignage d’autochtones pour pratiquer l’opération et d’un lignage de forgerons pour fabriquer les couteaux » (Muller, 1997 : 9). Peuvent s’ajouter à cela d’autres noyaux patrilinéaires tels que des affins ou divers clients qui rejoignent la communauté villageoise : plus il y a de monde et plus cela témoigne de la vitalité de la chefferie (Muller, 1996).
40L’importance idéologique de la chefferie ne relève pas que d’un discours désincarné : à l’intronisation d’un nouveau chef, on le circoncit une deuxième fois, marquant ainsi dans sa chair même son statut « d’homme parfait » (Muller, 1993). La circoncision demeure au cœur de l’identité ethnique dìì, au point que la diffusion par la télévision camerounaise de documentaires sur cette cérémonie constituait pour les intellectuels un enjeu important jusqu’à ces dernières années (Muller, 2000 et 2002). Le chef dìì est aussi le garant de l’unité de la collectivité villageoise, le pacificateur des tensions qui l’animent, et le re-distributeur des richesses, notamment de la nourriture qu’il prodigue lors de la tenue des rituels. Si le rôle des chefs, des circonciseurs et des forgerons est manifeste dans le déroulement de l’initiation, celui des « enfants de la terre » est moins directement perceptible. Ce sont eux qui veillent à la préparation du lieu où se déroulent les rites et les danses au moment de la circoncision, et ils assurent eux-mêmes les rituels funéraires du chef comme les rites de fondation d’une nouvelle chefferie lorsqu’elle est amenée à se déplacer. Mais surtout, c’est aux « enfants de la terre » que revient la tâche délicate du choix du nouveau chef parmi les descendants d’un chef défunt, en prenant soin de choisir le plus sage, le plus travailleur et le plus attentif à la population du village7. Enfin, ils veillent à la répartition de la provende offerte par le chef lors des fêtes et des rituels. C’est un office important car il proroge le mythe fondateur de la chefferie qui veut que ce soit à une personne généreuse que l’on confie la charge de chef (Muller, 1999 :231).
41J.-C. Muller a parlé à propos des Dìì d’une « chefferie portative », et les soi-disant autochtones ne sont pas moins « portables » que les autres segments. Ils sont les autochtones du chef, pas nécessairement ceux d’un lieu particulier. Ils sont les reliques permanentes et actives du contrat mythique initial entre le chef et la population de la collectivité. Le pacte qui les lie a été contracté une fois pour toutes, mais peu importe où dans l’espace, et rien n’empêche de le reproduire ailleurs, en déplaçant une chefferie ou en en fondant d’autres : l’histoire des communautés du en apporte maints exemples. « Lachefferie dìì, dépendante fondamentalement de son chef, est indépendante du territoire qui la contient » (Muller, 1999 : 403).
42C’est précisément ce point-là, le rôle de la relation au territoire dans les arrangements politiques, qui fait l’objet de la comparaison avec leurs voisins duupa : les lieux précis des territoires dìì qui sont symboliquement « marqués » ont trait soit au chef (l’installation de la chefferie elle-même), soit à la circoncision (les lieux où se déroulent les rites, ceux où l’on garde les couteaux entre deux initiations qui demeurent toujours interdits aux femmes, et ceux où ont lieu les principales danses). Cette sécularisation du territoire et l’absence de référence foncière dans l’institution de la chefferie contrastent singulièrement avec la situation des voisins duupa.
Les communautés territoriales duupa
43Les Duupa, et leurs voisins les plus connus les Doayo8, pratiquent aussi la circoncision, mais elle ne joue chez eux aucun rôle en ce qui concerne la structuration politique. Son organisation ne relève pas des prérogatives du chef… puisqu’il n’y en a pas.
Pas de chefs, des « big men »
44Les Duupa constituent une société acéphale et égalitaire qui ne connaît aucune distinction de statut9. C’est une société à « big man », d’où émergent des individus qui peuvent devenir riches et influents le temps de leur existence, mais sans que cela soit transmissible à la génération suivante. Ces « big men » sont d’abord des individus qui ont du succès au point de vue économique ; ce sont souvent des cultivateurs émérites disposant de beaucoup de mil qui réussissent à capitaliser des richesses utilisées dans le paiement de la compensation matrimoniale : du bétail, des étoffes de coton, et autrefois des objets de fer. Le prix de la fiancée est très élevé chez les Duupa, et c’est là une autre modalité de l’acquisition de la richesse : l’accumulation des épouses, des enfants et d’une clientèle dé jeunes hommes, que l’on promet d’aider à avoir les biens nécessaires à l’acquisition d’une épouse… une promesse qui n’est pas toujours tenue.
45Le terme duupa qui désigne les « big men » est gbee ; on l’utilise aussi aujourd’hui pour désigner les chefs administratifs chez leurs voisins peuls ou dìì10. Il existe, comme partout au Cameroun, des chefs de village et de canton qui ont été mis en place pendant la période coloniale française, mais chez les Duupa, ils ne jouissent ni d’un grand pouvoir, ni d’une estime particulière de la part de leur population : les charges que suppose toute relation avec l’administration, coloniale ou nationale, ne sont pas particulièrement considérées comme une source de prestige ou d’influence. Ce n’est qu’au cours de ces toutes dernières années que certains chefs ont commencé à cumuler les fonctions administratives et une certaine influence11.
Les rituels de l’initiation chez les Duupa
46Les grands hommes, riches, gagnent en prestige et en autorité en organisant de manière fastueuse les grands rituels du culte des ancêtres et de l’initiation. Tous les hommes doivent organiser la circoncision de leur fils, une opération coûteuse en mil et en bétail, mais lors de ces cérémonies, certains prennent l’initiative d’organiser la fête et lui donnent un lustre particulier : c’est alors sur eux que rejaillit le prestige.
47Un deuxième rite d’initiation est pratiqué à l’âge adulte. Il consiste en une bastonnade mutuelle des impétrants (photo 1) qui font ainsi montre de leur courage, mais cette fois la fête est organisée avec leur propre mil et leur propre richesse, et non pas celui de leur père comme ce fut le cas pour leur circoncision. C’est la raison pour laquelle le dong kolla n’est organisé que par les plus riches.
48Les « big men » duupa sont en quelque sorte l’inverse des chefs dìì ; ce n’est pas en raison de leur statut de redistributeur patenté qu’il leur revient d’organiser les rituels, mais c’est en le faisant qu’ils acquièrent du prestige, et tout homme travailleur et astucieux est susceptible d’y parvenir, quel que soit le lignage ou le village auquel il appartient.
Les ritualistes des sites sacrés
49Une autre catégorie « d’hommes de pouvoir » – au sens large – est constituée des ritualistes spécialisés dans le contrôle des phénomènes naturels que l’on trouve en nombre variable dans la plupart des villages. Ces prêtres, appelés « chefs de sacrifice » en français local, sont attachés à des lieux précis des territoires villageois. Ces sites sacrés, parfois désignés comme des « bois sacrés », peuvent ne comporter aucun arbre : un buisson, un rocher, une grotte ou une simple paillote suffit à abriter les autels où sont réalisés les fameux sacrifices. Ceux-ci sont secrets et la majorité des Duupa ignorent la nature précise des manipulations réalisées, comme l’identité exacte de la plupart des officiants. Aucun mythe précis concernant la genèse de ces lieux sacrés n’a été recueilli et il n’est jamais question à leur propos de génies des lieux, comme c’est classique dans les mythologies africaines12. Ces rites visent au contrôle des éléments (pluie, brouillard…), à la multiplication du gibier, à la restriction de la pullulation des nuisibles (singes, oiseaux…), à la production des plantes cultivées (certaines variétés de sorgho) ou encore concernent des phénomènes comme la famine ou la mort. Les croyances relatives à l’efficacité des sacrifices demeurent vivaces, y compris chez les intellectuels, même si, dans certains villages, les ritualistes sont décédés sans trouver à qui transmettre leur savoir-faire.
50Chaque lieu sacré a une séquence rituelle particulière et ses effets vont au-delà des limites du terroir où il se trouve physiquement. Par exemple, si dans un lieu sacré d’un village particulier on réalise les sacrifices destinés à la pluie, ses effets se font sentir dans tous les villages duupa, et même au-delà. Mais ce village est à son tour dépendant d’autres sacrifices réalisés dans d’autres villages, par exemple ceux qui régulent la pullulation des oiseaux granivores. L’efficacité des rites n’est donc pas limitée au territoire du village qui contient le lieu sacré, mais se continue sur les terroirs voisins, et les différents rites pratiqués dans les différents villages se complètent les uns les autres.
51Pourtant, le maillage religieux des territoires villageois entre eux ne fait pas l’objet d’un système explicite. Certains villages, souvent les plus anciens, sont connus pour abriter un plus grand nombre de sacrifices qui sont censés être plus puissants que d’autres, mais sans que cela leur confère une quelconque prééminence politique.
52L’autre point important, c’est que les ritualistes responsables du contrôle de la nature n’ont aucune influence politique due à leur rôle. Ils ne sont pas statutairement des « « big men », et réussissent même souvent assez mal au point de vue économique. On ne leur a en général pas confié les rôles de chefs administratifs au moment de la période coloniale.
53Chez les Duupa, le pouvoir sur la nature, bien que fondamental pour le fonctionnement de la société dans son ensemble, ne confère aucun pouvoir politique direct sur les personnes. Les charges de ritualistes, perçues comme dangereuses, sont transmises à un petit nombre de personnes, souvent en ligne agnatique directe du père au fils, mais parfois au neveu utérin s’il vient habiter auprès de son oncle maternel, ce qui est courant.
54Il existe un lien étroit entre culte des ancêtres et manipulations des forces germinatives de la nature. Une seule entité surnaturelle est nommée : les goppa. On peut traduire le terme par « esprit », dans le sens étroit des mânes des ancêtres, esprits de personnes décédées proches ou lointaines dans le temps ou dans la parenté. Il n’y a pas d’autres catégories de puissances surnaturelles, et notamment de génies des lieux ou de la brousse que l’on trouve fréquemment dans les panthéons des sociétés africaines, y compris chez les Dìì (Muller, 2001 a). Ici, tous sont des esprits d’ancêtres ; les « esprits de la brousse » sont des victimes de malemort ou des personnes décédées depuis très longtemps dont on a oublié les noms et les liens généalogiques mais qui n’en demeurent pas moins de même nature que les ancêtres récents ou que les personnes vivantes elles-mêmes. Les gappa sont peu à peu incorporés dans le paysage par la séquence des rituels funéraires.
55Cela marque un autre point de contraste entre les Dìì et les Duupa. Il y avait chez les Dìì différents sacrifices faits aux ancêtres au niveau des lignages patrilinéaires, mais ils ont peu à peu disparu avec la progression de l’Islam et du Christianisme. Il s’agissait surtout de la manipulation des crânes des chefs décédés qui était censée favoriser la production agricole de l’ensemble de la communauté villageoise. Il existe aussi chez les Dìì d’autres puissances surnaturelles, des génies qui restent dans la brousse et notamment dans les grands arbres et qui sont souvent aujourd’hui nommés par un terme générique emprunté au peul : ginazi. Ces génies sont à l’origine de cultes de possession mineurs.
56Rien de tel chez les Duupa où les mânes des ancêtres occupent tout le panthéon. Les gappa sont omniprésents dans la vie quotidienne, on leur offre « la première gorgée de bière » à chaque fois qu’on en sert, c’est-à-dire au moins quotidiennement. En cas d’infortune ou de maladie, on consulte le devin à qui revient la charge de déterminer l’ancêtre responsable et la nature de l’offrande qu’il convient de lui faire : en général de la bière de mil, plus rarement le sacrifice d’un animal domestique. Chaque année, avant le battage du mil, hommes et femmes offrent de la bière à leurs ascendants dans les deux lignes et voyagent parfois assez loin pour se rendre dans les villages où se trouvent leurs tombes. Les dons de prémices peuvent regrouper plusieurs familles de collatéraux patrilinéaires. On cite les noms des quelques ancêtres que l’on connaît, mais on s’empresse aussi de s’adresser à tous ceux que l’on a oubliés en leur disant de prendre aussi leur part de mil, de ne pas être irrités par l’oubli, on leur demande explicitement d’envoyer à leurs descendants richesse, prospérité et fertilité.
57Quel lien associe ce culte lignager des ancêtres et celui qui porte sur le territoire ? Il concerne les mêmes puissances surnaturelles, les mêmes esprits des ancêtres qui interfèrent avec les éléments pour assurer la continuité du bon fonctionnement de la nature ou de la société, que ce soit au niveau du lignage ou du territoire.
Les rites funéraires et la transformation des ancêtres du lignage en ancêtres du territoire
58Lorsqu’une personne décède, on procède à « l’emballage du cadavre » : il est recouvert d’un linceul complexe fait de vêtements, d’étoffes de coton et de peaux d’animaux domestiques… objets qui servent également au paiement de la compensation matrimoniale (Garine, 1998).
59C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles le statut de « big man » ne se transmet pas : les fils voient partir la richesse de leur père avec lui dans la tombe. C’est finalement au jour de l’enterrement que l’on peut juger de la réussite de toute une vie : elle est proportionnelle à la taille du ballot mortuaire.
60Les cadavres ainsi préparés sont déposés dans des tombes regroupées dans des cimetières localisés à proximité des villages. Hommes et femmes sont le plus souvent enterrés dans leur village de naissance, si bien qu’il faut souvent porter le ballot mortuaire des femmes sur d’assez longues distances pour qu’elles puissent être enterrées sur la terre de leur naissance.
61Quelques semaines ou quelques mois après le décès, un second rite est effectué pour rappeler l’esprit du défunt qui était censé résider à la périphérie du village. C’est en sifflant son nom qu’on le rappelle ainsi. Il est alors matérialisé par une jarre, souvent gardée sous les greniers, dans laquelle sont mises les offrandes qu’on lui adresse nominalement.
62Les vivants connaissent alors les noms de ces défunts, leur position généalogique, ainsi que l’endroit précis où l’on doit les honorer (tombe ou jarre), l’endroit où ils habitent en quelque sorte, à la manière des vivants (photo 2). Mais dans une société où la mémoire généalogique n’excède pas quatre générations, les souvenirs finissent par devenir flous et s’oublier.
63Une dernière fête importante du cycle des morts est le vakka, qui signifie ocre. « C’est notre plus grande fête » disent les Duupa, bien qu’elle n’ait pas été organisée depuis longtemps ; mais c’est aussi la plus dangereuse, car on dit que beaucoup de gens meurent après le rituel. Le vakka a pour but de réunir les jarres de tous les ancêtres d’un village. Après les avoir abondamment abreuvées de bière et de viande et les avoir parées d’ocre, elles sont emportées dans le lieu sacré et disposées tous lignages confondus, en séparant seulement les femmes des hommes. A partir de ce moment, il ne sera plus fait de sacrifice aux ancêtres en leur nom propre, et on peut alors oublier les patronymes et les relations de parenté ; ils ne seront plus les ancêtres de telle ou telle parentèle, mais ceux de la collectivité villageoise tout entière, dont ils peuplent le territoire. Les ancêtres en sont en dernière analyse les propriétaires, et c’est par leur entremise que sont régulés les phénomènes naturels, et la santé des vivants.
64Hen villa/ chose demander/ est l’expression que l’on utilise pour désigner toutes les opérations sacrificielles : celui qu’un fils fait sur la tombe de son père, cité par son nom, pour que son épouse ne soit plus malade, mais aussi celui que fait le ritualiste dans le lieu sacré, à l’ensemble des gappa du village, pour obtenir la pluie ou l’essaimage des termites dont tout le monde est friand. Et si les choses que l’on demande ne sont pas toujours les mêmes, on les demande toujours aux mêmes entités : aux gappa, mânes des ancêtres proches ou lointains.
65Ce système est cohérent avec ce que les Duupa savent de leur propre écologie et de leur propre histoire ; il n’est pas un lieu du massif de Poli, même lorsqu’on va loin en brousse pour faire la chasse, qui ne porte les signes de l’occupation humaine, même si on ne sait pas très bien de qui.
66Les relations qu’entretiennent les vivants et les morts sont des relations de parenté autant que de voisinage. C’est ce principe qui est à l’œuvre lorsqu’on doit résoudre un cas difficile de maladie, en particulier ceux causés par les esprits des victimes de malemort que l’on n’a pas pu enterrer comme les autres : on demande à l’un des aînés parmi les lignages autochtones d’accompagner les guérisseurs qui ne peuvent rien faire s’ils ne se concilient pas les ancêtres. Parmi les aînés, c’est toujours à celui qui a séjourné le plus longtemps sur le territoire, même s’il n’est pas le plus âgé, que revient une telle charge. On considère que celui qui a côtoyé le plus durablement les esprits du territoire est le plus à même de dialoguer avec eux.
La territorialité duupa
67Les Duupa francophones disent « qu’on est du village où on a enterré son nombril » c’est-à-dire le placenta. C’est souvent sur cette terre qu’on passera une grande partie de sa vie et c’est presque à coup sûr là qu’on sera enterré, puisqu’on commencera son existence d’ancêtre, honoré dans son lignage, avant de se dissoudre progressivement dans le paysage et d’en assurer les fonctions reproductives.
68Le problème foncier à résoudre est moins de savoir à qui appartient une terre donnée que de comprendre qui appartient au territoire en question qui reste immuable alors que les groupes humains, eux, fluctuent et se recomposent sans cesse.
69Toutefois, pas plus que le système dìì, le système duupa n’est voué à l’immobilisme. Comme les Dìì, ils sont individuellement très mobiles, mais à l’intérieur de territoires villageois qui, eux, restent fixes.
70Les Dìì intègrent sans difficulté les nouveaux venus à leur chefferie, et leurs enfants seront circoncis avec ceux des anciens du village. Le système duupa est une « machine à fabriquer de l’autochtonie », nécessaire à l’efficacité rituelle et politique. Les migrants ne sont jamais tout à fait des ayants droit à part entière sur le territoire de leur nouvelle résidence, mais leurs enfants, nés sur place, y seront enterrés et finiront par devenir les esprits tutélaires du territoire : le processus démarre en une seule génération.
71Ainsi, Dìì et Duupa constituent bien deux sociétés voisines, ayant une culture matérielle similaire, organisées toutes les deux en communautés villageoises autonomes, mais selon des principes idéologiques complètement différents :
- dans un cas, c’est autour du chef, garant de la reproduction des générations par l’initiation, qu’est réunie la communauté ;
- dans l’autre, l’anarchisme des vivants est ordonné par la définition des unités territoriales ; celles-ci, en dernière analyse, appartiennent aux ancêtres du lieu qui en sont les véritables propriétaires.
72Dans le premier cas le territoire ne constitue pas un patrimoine dans la mesure où les modalités de sa transmission ne marquent pas de manière explicite les institutions ; dans le second par contre, le territoire constitue le patrimoine ultime autour duquel est organisé le système politique.
73Cette divergence est d’autant plus frappante qu’il s’agit de sociétés appartenant au même fond culturel, voisines depuis longtemps, qui se connaissent plus ou moins, et qui ont peut-être une histoire commune.
Un contexte historique commun, des histoires différentes
74On peut se demander ce qui a influencé les rapports aussi différents au territoire de ces deux sociétés si proches à de nombreux égards. Dans l’état actuel des connaissances historiques et archéologiques disponibles, peut-on préciser les processus qui amenèrent ces sociétés à s’organiser autour de leurs pivots respectifs : le territoire pour les Duupa et la chefferie pour les Du ?
75Si les rares données historiques relatives aux Duupa traduisent une stabilité sociale depuis la période pré-fulbe, les informations historiques et archéologiques disponibles laissent plutôt envisager un changement de l’organisation territoriale des communautés dìì. Nous avons ainsi rassemblé les informations disponibles (données sociologiques, événements historiques plus ou moins avérés, indices archéologiques…) susceptibles de nous éclairer sur l’histoire des sociétés dìì et duupa afin de voir si cet assemblage de données, de fiabilités diverses, peut nous amener à formuler une hypothèse raisonnable pouvant expliquer des rapports aussi différents au territoire.
Le contexte historique régional
76Les travaux d’E. Mohammadou (1983) suggèrent qu’au xviie siècle la région était contrôlée par un pouvoir centralisé, la confédération de Kôna, elle-même élément satellite de l’empire de Kwararafa. Cette confédération, dont l’influence sur les populations régionales reste à évaluer, aurait été détruite au début du xviiie siècle par le pouvoir mis en place par les Bata, entraînant le départ en direction des massifs refuges de différentes populations auparavant installées en plaines.
77Il convient toutefois de remarquer que la méconnaissance de l’histoire régionale antérieure aux invasions peules laisse la place aux spéculations les plus diverses. A l’hypothèse d’une domination ancienne de la haute vallée de la Bénoué par des puissances centralisées qui auraient soumis une multitude de groupes régionaux, majoritairement issus du Bornou, s’oppose celle d’une présence ancienne de petits groupes peu hiérarchisés installés, notamment, sur la montagne de Poli. Par le passé, cette montagne, encore aujourd’hui peuplée de populations acéphales (Duupa, Doayo, etc.), aurait ainsi accueilli différentes populations qui, pour certaines, auraient ensuite gagné les plaines. Selon J.-C. Muller (2001b : 35), les ancêtres de certains groupes duupa et dìì pourraient y avoir séjourné. Par la suite, à une période mal définie, les Dìì auraient quitté cette montagne pour se disperser sur les plaines orientales, de part et d’autre de la Bénoué.
78Il faut attendre le début du xixe siècle pour que les spéculations laissent place à un tableau historique d’une précision acceptable. Durant ce siècle, la plupart des communautés encore installées dans les plaines durent gagner des points refuges pour échapper aux exactions répétées des sultanats peuls qui se mettent en place. De fait, la carte Moisel13 indique qu’à la charnière des xixe et xxe siècles, les communautés de la région ont presque toutes rejoint les massifs ou leur voisinage immédiat. Malgré les déplacements imposés par les autorités allemandes, les plaines ne seront guère réoccupées durant le xixe siècle. Elles apparaîtront ainsi aux autorités françaises comme des espaces naturels auxquels seront attribués différents statuts d’aires protégées à partir des années 1930.
79A cette même période, le colonisateur français incitera les populations à se déplacer le long des axes principaux, en particulier le long de la nouvelle route Garoua-Ngaoundéré, déplacement qui conduira rapidement à l’actuelle répartition du peuplement régional.
L’histoire récente des communautés étudiées
80Les communautés dìì, encore plus que les communautés duupa, sont composées de petits groupes d’origines différentes (Muller, 1996). Cette diversité complexifie considérablement l’histoire de ces collectivités villageoises et nous amène à nous intéresser plus particulièrement à certaines d’entre elles, pour lesquelles nous disposons maintenant de renseignements précis : celle du village dìì de Djaba et, dans une moindre mesure, les villages duupa de Wante et de Maambééba.
Les Dìì et la communauté de Djaba
81Comme nous l’avons brièvement évoqué, les Dìì pourraient avoir séjourné sur la montagne de Poli avant une éventuelle expansion sur les plaines orientales, de part et d’autre de la Bénoué. Cette hypothèse, largement fondée sur la linguistique, est toutefois réfutée par les Dìì eux-mêmes qui revendiquent une origine unique, sur la montagne de Ban Sii, à l’est de la Bénoué.
82Cette revendication étant clairement une reconstruction à finalité politique et identitaire (Muller, 1992) et la migration depuis l’ouest demeurant hypothétique, l’origine du peuplement dìì, certainement diverse, reste largement énigmatique. Nous limiterons donc notre propos à la communauté dìì de Djaba dont nous avons reconstitué l’histoire et suivi les déplacements, depuis le massif éponyme, siège de la chefferie au début du xixe siècle, jusqu’au village actuel.
83Si les événements postérieurs à l’émergence du sultanat peul de Rey-Bouba sont relativement bien connus grâce aux traditions orales et aux écrits, il faut faire appel à l’archéologie pour aborder les périodes antérieures. Cette discipline, qui a pour objet les vestiges matériels, apporte des informations précises et spatialisées, mais souvent difficiles à interpréter en termes de structure sociale et de rapport au territoire. En outre, lorsqu’elle aborde des périodes antérieures à celles atteintes par l’histoire (orale ou écrite), l’archéologie ne permet pas d’attribuer de façon certaine les vestiges à un groupe humain donné. Sachant, sur la base des traditions orales (Mohammadou, 1979), qu’au début du xixe siècle les Dìì de Djaba étaient installés sur la montagne éponyme, au cœur de l’actuel parc national de la Bénoué, nous avons entrepris une étude archéologique du massif de Djaba et de ses environs. Ce travail a permis de repérer quatre occupations qui ont précédé l’occupation finale du massif, la seule à pouvoir être attribuée, sans conteste, aux Dìì de Djaba (fig. 5). Les vestiges plus anciens témoignent en effet d’une occupation de la zone d’étude par des communautés qui ne sont pas nécessairement apparentées au même groupe. Néanmoins, les travaux conduits autour du Hosséré14 Djaba semblent rendre compte d’un changement du mode d’exploitation de l’espace qui pourrait être lié à une modification du rôle « social » joué par le territoire. Il nous a donc semblé d’autant plus intéressant d’en faire état ici que les données obtenues pourraient expliquer « l’a-territorialité » des actuelles chefferies dìì.
Du Hosséré Djaba au village actuel
La séquence d’occupation du Hosséré Djaba, du xiie au xixe siècles
84La localisation du Hosséré Djaba à l’intérieur du Parc national a favorisé la conservation des vestiges archéologiques, nous laissant une image relativement fidèle des derniers siècles d’occupation du massif et de ses environs. D’une manière générale, dans la zone encerclant le massif, les vestiges sont très abondants et témoignent d’une occupation, peut-être ininterrompue, du xiie siècle au début du xixe siècle. Dans les secteurs plus éloignés du massif, les vestiges sont nettement plus diffus. Ils ont surtout été repérés au sud de l’aire prospectée, à 5 km du massif (fig. 5).
85Toutes périodes confondues, les vestiges archéologiques repérés à l’affleurement, au pied du massif, sont composés très majoritairement de structures architecturales, en particulier des bases de greniers, des fondations de cases, des meules dormantes, plus rarement des foyers à piles d’argile. Ces vestiges, représentés par dizaines de milliers, se rapportent à des habitats successifs dont les traces cumulées ceinturent le massif. Semblables quelle que soit la période, ils ne permettent pas de distinguer les différentes occupations. Pour définir la séquence d’occupation, nous avons donc étudié le matériel céramique extrait de 5 sondages stratigraphiques et observé les décors représentés sur la céramique affleurante en une quarantaine de points.
86Cinq traditions décoratives (TD) ont été reconnues au pied du massif de Djaba :
- la TD-Ax et la TD-Ay : La TD-Ax, datée des xiie-xiiiesiècles15, ne fut identifiée que sur le pied septentrional du massif, aux alentours du sondage IIIa. Cette tradition décorative semble proche de la TD-Ay, qui, elle, fut observée en surface, sur l’ensemble du pied septentrional du massif et une partie limitée du pied méridional. Bien que nous ne puissions pas encore l’affirmer, il nous paraît vraisemblable que les traditions TD-Ax et TD-Ay soient deux faciès d’une même tradition décorative qui s’est développée durant la première moitié du second millénaire AD. Quelques ateliers métallurgiques semblent avoir fonctionné à cette période ;
- la TD-B : datée à ce jour des xvie-xviie siècles16, cette tradition décorative pourrait avoir été présente durant plusieurs siècles. Elle fut en effet observée tout autour du massif17, ce qui, à moins d’envisager un peuplement extrêmement nombreux sur une courte durée, tend à suggérer une certaine pérennité ;
- la TD-C1 : Cette tradition, apparemment présente des xvie-xviie siècles18 à la fin du xviiie ou début du xixe siècles19, fut surtout remarquée sur le pied sud-est du massif. Cette tradition fut presque toujours observée, associée à des traces d’activités métallurgiques. Une nécropole, largement détruite par l’érosion, peut être attribuée aux auteurs de la TD-C120 ;
- la TD-C2 : Cette tradition semble apparaître peu avant l’abandon du site (dans le courant du xviiie siècle ?)21. Elle ne fut guère repérée que sur le pied oriental du massif, au sein d’un espace d’une centaine d’hectares protégé par un rempart de terre de 2 km de long, doublé d’un fossé. Considérant la congruence entre les traditions orales et les vestiges archéologiques, nous sommes sans aucun doute en présence de la chefferie de Djaba du xixe siècle. L’ouvrage défensif fut très certainement dressé pour contenir les incursions de l’armée de Bouba Ndjidda22. L’occupation finale rend donc clairement compte de l’insécurité qui régnait aux derniers temps de l’occupation du massif.
87Si nous avons toutes les raisons de penser que les Dìì de Djaba furent les utilisateurs, si ce n’est les producteurs, de la céramique de tradition décorative TD-C2, nous nous abstiendrons, en revanche, de considérer formellement les auteurs de la TD-C1 comme des Dìì de Djaba, plus précisément des forgerons djaba. A fortiori, nous nous garderons de voir dans les auteurs des traditions antérieures, TD-Ax, TD-Ay et TD-B, les ancêtres des Dìì de Djaba, même si certains traits matériels laissent envisager un continuum culturel23.
88Les données historiques manquent en effet pour dater l’installation de la communauté de Djaba, au pied du massif éponyme. Si certains informateurs contemporains de Djaba affirment que leurs ancêtres se sont installés dans un espace vide, les données archéologiques montrent qu’il n’en est rien. Les informations historiques ne portent en fait que sur les dernières années d’occupation du massif, au début du xixe siècle. Les traditions orales des différents protagonistes s’accordent sur le fait, qu’à cette période, la puissante chefferie de Djaba s’opposa au sultanat peul de Rey-Bouba qui venait d’être mis en place par Bouba Ndjidda. Dans les années 1830, après quelques attaques contrées par les Djaba, l’armée de Rey-Bouba parvint à pénétrer, par traîtrise, dans l’enceinte de la chefferie défendue par une « tranchée » (Mohammadou, 1979 : 167 et 281 ; enquêtes de terrain). Une fois la place prise, le chef fut décapité et les tambours sacrés de Djaba confisqués. Devant ce désastre, les Djaba, de retour d’une pêche collective, durent se résigner à abandonner leur territoire à l’assaillant.
Les déplacements de la communauté de Djaba du xixe siècle à nos jours
89Suite à ce désastre, et probablement au terme d’un périple que la tradition orale n’a pas retenu, la communauté gagna le pied du massif de Poli, à proximité de la localité d’Alhadjin Galibou, sur l’axe commercial haoussa où circulaient, notamment, des noix de kola et divers produits manufacturés, implantée primitivement en bas de pente, l’occupation semble s’être étendue vers la plaine, rejoignant ainsi la « piste allemande » tracée par les autorités coloniales. Cette implantation figure sur la carte Moisel, parmi un chapelet de villages pour certains établis par des groupes installés, jusque dans les années 1870, à proximité de la Bénoué (les Sakje en particulier). C’est en effet à cette période que les exactions croissantes de Rey-Bouba entraîneront le départ des dernières chefferies dìì encore implantées dans les plaines orientales (Muller, 2001 b).
90Dans les années 1930, l’administration française traça un nouvel axe commercial à l’est du précédent. Réquisitionnées pour la main d’œuvre, les populations rejoignirent cette nouvelle route, plus ou moins volontiers. Au milieu des années 1960, ce site, aujourd’hui dénommé « Ex-Djaba », sera abandonné. A la fin de l’occupation d’Ex-Djaba, des terres aujourd’hui incluses dans l’actuel terroir étaient déjà cultivées (fig. 2). Un changement de tracé de l’axe routier nord-sud (aujourd’hui bitumé) ayant été décidé par les autorités françaises, il fut possible de rapprocher l’habitat des terres cultivées à ce moment-là, sans pour autant éloigner le village de la route. Au milieu des années 1960, la population d’Ex-Djaba commença ainsi à gagner l’emplacement du village actuel, à 5 kilomètres au sud d’Ex-Djaba, toujours sur l’axe principal.
L’agriculture itinérante sur brûlis : une pratique ancienne occasionnellement abandonnée
91La prospection archéologique systématique des environs du site de Djaba a couvert une dizaine de milliers d’hectares, centrée sur le massif24. Ce travail a permis d’identifier plusieurs secteurs distants du massif que nous pensons avoir été cultivés à différentes périodes.
92Ces secteurs révèlent en effet des vestiges épars (des bases de greniers, des meules dormantes et surtout des accumulations de pierres évoquant un épierrage de champs) qui pourraient correspondre à des établissements à vocations agricoles, comparables à ceux implantés sur les zones de cultures par les villageois installés à Ex-Djaba (au milieu du xxe siècle). La presque totalité de ces traces a été laissée par les auteurs des traditions décoratives TD-A et TD-B. Nous pouvons ainsi penser que l’agrosystème des populations installées autour du Hosséré Djaba entre le xiie et le xviie siècles était proche de celui mis en œuvre par les paysans actuels de Djaba : les espaces cultivés étaient souvent distants du village et un habitat saisonnier permettait aux cultivateurs de séjourner durablement sur leurs champs pour lutter contre les prédateurs des cultures.
93Curieusement, à distance du massif nous n’avons trouvé que de très rares vestiges attribués au peuplement de la dernière phase d’occupation (caractérisée par la tradition décorative TD-C2). Cela ne s’explique bien évidemment pas par un abandon des activités agricoles à l’orée du xixe siècle. Du reste, les graines carbonisées témoignent de la culture de différentes céréales (sorghos, mil pénicillaire et éleusine), de plantes condimentaires (Hibiscus sabdarrifa, Cyperus esculentus) auxquels s’ajoutaient probablement des ignames25. Nous en déduisons plutôt qu’au début du xixe siècle, les Dìì de Djaba cultivaient à proximité de leur habitat, localisation qui les dispensait d’implanter des habitats temporaires. L’exploitation vivrière des lointaines brousses semble ainsi s’être limitée aux activités de prédation (chasse, pêche et cueillette), l’élevage semblant inexistant (Lesur et Langlois, à paraître). Ce « recentrage » des activités agricoles autour de l’habitat fut probablement motivé par l’insécurité qui régnait alors. Peut-on imaginer séjourner dans les plaines la moitié de l’année, alors qu’un rempart de terre de 2 km de longueur est élevé pour protéger le village ? Les données botaniques tendent à confirmer cette localisation des cultures dans l’espace : en périphérie de l’habitat, la structure de la végétation pourrait témoigner d’un état de vieillissement des peuplements ligneux qui peinent à se régénérer, probablement en raison du passage annuel des feux (Kokou, 2003). À partir de l’observation de 4 placettes de 1 ha, où les arbres ont été positionnés et mesurés à 0,25 m du sol, l’auteur montre que l’espèce dominante sur les glacis au nord et au sud du Hosséré Djaba (Burkea africana), atteint difficilement des diamètres supérieurs à 40 cm. Nous serions ainsi en présence de très anciennes jachères, où les défrichements pour l’agriculture ou la coupe de bois pour la métallurgie auraient limité le développement de la strate herbacée à un moment donné favorisant l’installation d’une futaie qui aurait fini par se stabiliser en liaison avec le rythme des feux.
94Ce changement probable de l’agrosystème au début du xixe siècle peut être considéré comme une réponse aux conditions d’insécurité imposées par les Peuls, aux Dìì de Djaba. Un tel recentrage des terres cultivées semble ne pas avoir existé chez les Dìì de Sakje, voisins des Djaba qui, eux, s’allièrent à Rey-Bouba. Le mythe de fondation de la chefferie de Sakje fait ainsi état de zones de cultures distantes de l’habitat26.
Les éléments d’une histoire sociale
Une association ancienne entre « forgerons » et « cultivateurs » ?
95La marge d’incertitude des datations radiométriques, particulièrement élevée concernant la période sub-actuelle, ne permet malheureusement pas de savoir si les traditions décoratives reconnues n’ont fait que se succéder ou si elles furent, pour partie, contemporaines. Les trois sondages stratigraphiques qui ont traversé des niveaux renfermant du matériel de tradition TD-C1 (sondages Ia, Ib et Ic) ont indiqué la succession suivante : TD-B antérieure à TD-C1, elle-même antérieure à TD-C2. Pourtant, on remarque que les deux datations associées à la TD-C1 étendent, respectivement, la chronologie de cette tradition décorative aux périodes durant lesquelles les traditions TD-B et TD-C2 sont présentes. Par ailleurs, l’abondance des vestiges associés à la TD-B traduit vraisemblablement la pérennité de cette tradition décorative. Bref, il est vraisemblable que la TD-C1 fut partiellement contemporaine de la TD-C2, voire de la TD-B. Or, la TD-C1 paraît presque toujours associée à des traces d’activités métallurgiques, si bien que l’on peut penser que les auteurs de cette tradition étaient particulièrement versés dans cette activité artisanale. Plus encore, considérant qu’aucune trace d’activité agricole n’est à mettre sur le compte des auteurs de la TD-C1, il n’est pas exclu que ceux-ci aient été des « spécialistes » qui échangeaient leurs produits avec les « cultivateurs » à côté desquels ils vivaient. Envisager la synchronie de la tradition TD-C1 et des traditions TD-B et TD-C2 revient donc à supposer une présence conjointe de groupes de « forgerons » et de « cultivateurs », peut-être dès l’apparition de la TD-C1, au xvie ou aux xviie siècles. Cette distinction sociale est du reste fréquente pour beaucoup de groupes ethniques contemporains au Nord du Cameroun.
Un système social comparable à l’actuel dès la fin du xviiie siècle ?
96Les traditions orales, de même que la répartition spatiale des vestiges associés à la tradition décorative TD-C2, permettent de penser qu’à la charnière des xviiie et xixe siècles, les Dìì de Djaba étaient organisés en chefferie. L’habitat associé à la dernière phase d’occupation du massif recèle en effet plusieurs indices de hiérarchisation. Le premier d’entre eux est le rempart dont la levée dut nécessiter un travail considérable. Bien que cela ne constitue pas une preuve, un édifice d’une telle envergure (2 km de longueur) peut être envisagé comme la marque d’une autorité centralisée, capable de mobiliser les énergies dans un but collectif. Par ailleurs, un secteur limité du site archéologique doté d’une topographie particulière a révélé la présence de témoins originaux. Localisé au centre de l’arc formé par le rempart, il s’étend sur le versant aménagé en terrasses, dominant ainsi l’ensemble de l’espace habité27. Ce secteur est parsemé de structures archéologiques particulièrement sophistiquées (murs de terrasses dépassant un mètre d’élévation, structures tabulaires, édifice ovale…) et d’une végétation très largement anthropique (Adansonia digitata, Khaya senegalensis, Tamarindus indica, Borassus aethiopum…). Des indices d’activités rituelles y ont également été remarqués : des céramiques ornées de pastilles, décor classiquement associé aux rituels28 (Langlois, 2001) et des Cissus quadrangularis29. Ces éléments confirment, et localisent, un fait établi par les traditions orales, à savoir qu’une importante chefferie existait au pied du massif de Djaba à l’arrivée de Bouba Ndjidda, au début du xixe siècle.
97Aucun indice ne permet en revanche de conclure à l’existence d’une chefferie au pied du Hosséré Djaba, aux périodes plus anciennes (de traditions décoratives TD-A et TD-B). Ce mode d’organisation pourrait ainsi avoir précédé, peut-être de peu, l’implantation du pouvoir de Rey-Bouba. Nous pouvons ainsi penser, comme J.-C. Muller (2001 b : 36), que l’institution de la chefferie dìì est antérieure à la conquête peule. Peut-être fut-elle acquise auprès des populations voisines, Lamé, Nyok ou Mboum, et adaptée, comme le suggère cet auteur (Muller, 2001 b : 37) ?
98Cette « chefferie » que l’on peut attribuer aux Djaba est, rappelons-le, associée à la céramique TD-C2 et non à la TD-C1 qui, elle, est le plus souvent associée à des indices d’activités métallurgiques. La synchronie partielle des traditions décoratives TD-C1 et TD-C2, si elle était avérée, pourrait ainsi laisser penser qu’à la fin du xviiie siècle, l’institution politique était déjà fondée, comme aujourd’hui, sur l’association de différentes communautés : l’une de « cultivateurs » fournissant les chefs, l’autre de « forgerons ». Rappelons toutefois qu’une association entre des forgerons (auteurs de la TD-C1) et un groupe pratiquant l’agriculture (auteurs de la TD-B) pourrait bien avoir existé antérieurement à l’institution de la chefferie. Celle-ci aurait alors intégré une association « intercommunautaire » préexistante.
Les Duupa et les communautés de Ninga et de Wanté
99Aucun travail historique ni archéologique n’ayant encore été conduit en territoire duupa, les données sont extrêmement succinctes. Toutefois, la carte Moisel rend compte d’une apparente stabilité des implantations duupa : les principaux villages y figurent en effet approximativement à leur emplacement actuel. Nous pouvons donc supposer que les communautés ne se sont guère déplacées (c’est du reste ce que disent les Duupa d’aujourd’hui) et ce, même après l’installation des Peuls. Il semble en effet que les Duupa purent se maintenir durablement sur leur territoire, celui-ci étant naturellement protégé et isolé.
100Il nous paraît ainsi peu vraisemblable que les ancêtres des Duupa aient autrefois été sous le contrôle effectif d’une puissance centralisée, comme tendraient à le faire croire les travaux de l’historien E. Mohammadou (1983). On peut en effet penser qu’une participation à un pouvoir centralisé aurait laissé des traces dans les traditions orales ou la structure sociale des Duupa. Nous avons ainsi tendance à penser que les Duupa sont les héritiers d’une longue tradition d’acéphalité, comme probablement bien d’autres groupes montagnards.
La chefferie « portative », une adaptation de crise ?
101L’association de différents clans, dont un clan de forgerons et un clan de chef, fondement de l’organisation sociale des Dìì, n’est pas datée. Les forgerons sont généralement considérés comme « tombés du ciel » ou comme issus d’ethnies différentes de celles des cultivateurs : ils ne sont d’ailleurs pas considérés comme des Dìì, mais comme des « forgerons » (Muller, 2001 b et c). Les données archéologiques permettent d’envisager l’ancienneté de cette association intercommunautaire. A Djaba, elle pourrait ainsi être déjà effective aux xvie-xviiie siècles, avant même qu’apparaissent les signes d’une hiérarchisation sociale. A la fin du xviiie siècle, alors que la communauté réside sur le pied oriental du massif éponyme, la chefferie de Djaba semble, comme aujourd’hui, composée de différents segments. Ainsi, l’organisation actuelle des chefferies dìì nous amène à voir dans cette association le « contrat social » évoqué dans les mythes de fondations.
102On peut pourtant se demander si, à cette période, la chefferie reposait déjà exclusivement sur l’association de ses composantes humaines. La présence du rempart et la modification de l’agrosystème nous amènent en effet à envisager une organisation fondée, aussi en partie, sur le contrôle du territoire.
103Depuis le début du xixe siècle, les Dìì de Djaba durent se déplacer à différentes reprises, en réponse, généralement, à des contraintes extérieures. Face à de telles contraintes, le déplacement ne fut toutefois pas systématiquement la réaction initiale. Ainsi, avant d’être vaincus par les Peuls de Rey-Bouba, les Djaba tentèrent de se maintenir sur leur territoire au prix d’énormes contraintes. En effet, ce maintien temporaire semble avoir nécessité la construction de l’imposant rempart de terre et une modification drastique de l’agrosystème.
104L’acceptation de ces contraintes semble traduire une volonté des Djaba de se maintenir sur leur territoire, volonté qu’ils ne montreront guère par la suite. Ne pouvons-nous pas y voir la marque de l’importance que représentait ce territoire pour les anciens Dìì de Djaba ?
105Cela reviendrait à dire qu’au début du xixe siècle la société Djaba reposait à la fois sur une association entre différentes communautés et sur le contrôle d’un territoire et que, par la suite, la dimension territoriale s’est estompée, permettant à la société Djaba de se reproduire indépendamment de l’espace occupé.
106On peut s’étonner d’observer de telles différences entre Dìì et Duupa, au niveau de leur système politique et de leur rapport au territoire, deux faces d’un même phénomène où se conjuguent et interagissent le contrôle effectif et symbolique de l’espace et la gestion et l’exploitation des milieux occupés.
107Des facteurs divers, historiques, politiques, environnementaux… pourraient, en théorie, être envisagés pour expliquer la présence ou l’absence de « territorialité ». Dans les cas qui nous intéressent, les différents rapports au territoire ne semblent pas résulter de modes de gestion de l’espace spécifiques, adaptés aux conditions locales du milieu puisque les milieux respectifs des Dìì et des Duupa sont exploités selon des modalités semblables. On envisage ici l’influence que l’insécurité qui a affecté la région par le passé aurait eue sur les rapports au territoire.
108L’occupation du massif éponyme par les Dìì de Djaba pourrait bien marquer un état transitoire de cette société, état durant lequel l’institution de la chefferie était associée à un territoire précis, qu’elle contrôlait peut-être.
109On peut spéculer sur l’importance relative de la relation entre les groupes (forgerons et Dìì) et la relation des groupes au territoire comme fondement de l’institution politique de la chefferie. La présence vraisemblable de deux traditions céramiques contemporaines, l’une produite par les forgerons, l’autre par les agriculteurs, pourrait avoir précédé l’accaparement de l’artisanat céramique par les forgerons, comme cela est le cas de nos jours chez les Dìì et, plus généralement, dans les sociétés de la région où les « forgerons » constituent des groupes endogames. Considérant cette double production, on peut penser que les forgerons ne formaient pas encore un groupe endogame, lié aux cultivateurs de Djaba. Ceci pourrait rendre compte du caractère plus récent de l’association entre les deux groupes, voire d’une relative autonomie des « forgerons ».
110Contraint d’abandonner son territoire après la victoire de Rey-Bouba et l’assassinat du chef, la chefferie de Djaba aurait alors perdu son fondement territorial et aurait puisé sa légitimité dans les seuls éléments encore disponibles, les hommes, modifiant ainsi leur rapport à un espace devenu difficilement contrôlable.
111Les Dìì de Djaba du xixe siècle ayant manifestement tenté de se maintenir sur leur massif, nous sommes tentés de relier l’absence de référence au contrôle du territoire qui caractérise la chefferie djaba actuelle au déplacement qui lui fut imposé.
112Un processus semblable peut-il contribuer à expliquer ce même caractère pour les nombreuses autres chefferies dìì ? Si la chefferie de Djaba fut certainement l’une des premières à s’opposer à Rey-Bouba et, en conséquence, à devoir abandonner son territoire, la plupart des communautés voisines durent se résoudre quelques décennies plus tard à quitter, à leur tour, les terres qu’elles occupaient au début du xixe siècle. Certaines rejoignirent les Djaba sur les contreforts orientaux du massif de Poli, d’autres se dirigèrent vers le sud, en direction des premiers contreforts de l’Adamaoua, zones contrôlées par le sultanat de Ngaoundéré, jugé moins coercitif. Par la suite, les déplacements se succéderont au rythme des sollicitations des différents colonisateurs.
113Nous pensons ainsi que les déplacements successifs n’ont pu que favoriser un détachement des communautés vis-à-vis des territoires occupés.
114On peut également penser que le caractère itinérant de l’agrosystème dìì, apparemment ancien dans la région, fut favorable aux déplacements. Ainsi, les habitats saisonniers sont parfois des « postes avancés » où sera implanté le futur village sédentaire (comme ce fut le cas du déplacement de l’ex-Djaba au Djaba actuel). De plus, tout territoire est a priori exploitable puisque l’on peut cultiver loin de l’habitat. Malgré ces éléments favorables, ce détachement vis-à-vis du territoire ne fut certainement possible que par l’existence d’une association ancienne (peut-être déjà présente aux xvie-xviie siècles) entre différents groupes qui surent s’organiser de manière symbiotique au bénéfice de l’institution politique. Celle-ci put alors s’abstraire totalement d’un territoire dont le contrôle devenait de plus en plus aléatoire.
115Nous n’avons jusqu’à présent découvert aucun élément archéologique permettant de préciser l’ancienneté de la chefferie de Djaba. Même si aucun indice n’en rend compte, il n’est pas exclu que les auteurs de la TD-B (occupation du xviie siècle) aient déjà été organisés en chefferie. Inversement, il n’est pas, non plus, impossible que l’apparition de la TD-C2, probablement durant le xviiie siècle, marque celle d’un nouveau peuplement (dìì ?) qui se serait ajouté au(x) précédent(s) et aurait introduit l’institution de la chefferie30.
116Notre contribution concerne une période durant laquelle la chefferie de Djaba est déjà constituée. Les données archéologiques laissent penser que les fondements de cette chefferie ont évolué au cours du temps. À l’aube du xixe siècle, cette dernière semble avoir reposé sur deux piliers : l’association entre les hommes et le territoire. Obligés de se déplacer, ils auraient progressivement dissout les liens qui les attachaient à leur territoire pour baser la reproduction sociale sur la seule complémentarité entre différents groupes humains. Cette mutation leur permettant de perpétuer leur société dans les milieux les plus variés serait ainsi largement le résultat de la nécessité, voire de la topographie. On peut en effet penser que si l’espace occupé par les Djaba avait été inexpugnable, le territoire serait resté un des fondements de la société. La topographie, peu favorable à une résistance durable face à une armée organisée, aurait obligé les Djaba à abandonner leur territoire et à modifier leur organisation en conséquence, l’affranchissant de son caractère territorial pour la rendre « portative ».
117Si cette thèse relève davantage d’une construction « fonctionnaliste » que d’un processus avéré, elles montrent qu’une telle évolution peut être envisagée indépendamment de la gestion effective de l’espace qui, elle, n’a guère changé.
118Dans la région, la patrimonialisation du territoire apparaît sans rapport direct avec les caractéristiques intrinsèques du territoire lui-même, excepté, peut-être, pour ce qui est de sa capacité défensive. Durant les périodes troublées qui suivirent le Djihad peul, la capacité défensive d’un espace pourrait en effet avoir influé sur l’organisation sociale de ses occupants. Dans de telles circonstances, une société fondée sur le contrôle du territoire ne peut se maintenir que sur un espace naturellement protégé. La topographie défensive du massif de Poli ne serait alors pas sans rapport avec le caractère territorial des sociétés qui y résident : Duupa, Dowayo. En revanche, une société « non territoriale », telle la société dìì, pourra subsister indépendamment de son territoire.
119Toutefois, on peut aussi envisager un autre scénario selon lequel, malgré une période d’implantation stable autour du massif du Hosséré Djaba, le contrôle du territoire n’a pas joué de rôle important dans la structuration de l’idéologie politique de la chefferie Dìì, dès l’origine polarisée par la relation entre les groupes.
120Quoi qu’il en soit, pour les communautés étudiées, le territoire semble être avant tout une représentation symbolique dont la place est, selon les cas, fondamentale ou négligeable.
121Finalement, même si les données archéologiques laissent envisager une transformation graduelle de la société djaba à l’aube du xixe siècle, elles tendent également à faire supposer l’existence, avant même cette période, d’une association entre différents groupes qui deviendra le principal élément structurant. En ce sens, cet exemple rend également compte de la pérennité des fondements idéologiques des sociétés de la haute vallée de la Bénoué.
Quelles dynamiques de patrimonialisation de la nature contemporaine ?
122Quelles que soient les incertitudes concernant l’évolution historique des communautés villageoises dìì et duupa, une relative continuité apparaît dans les principes idéologiques de leur organisation interne, présents depuis, au moins, la fin du xixe siècle. Mais l’histoire ne s’est pas arrêtée là. Dès lors, il importe d’envisager les changements intervenus plus récemment et de déterminer si la relation au territoire se maintient selon les mêmes modalités.
123Conquérants foulbé puis coloniaux ont, bien entendu, influencé l’organisation politique des communautés dìì et duupa, notamment en figeant le découpage administratif des territoires ou les dénominations des villages. Pourtant, à peu de choses près, le système ancien a pu se perpétuer dans les chefferies ou les villages pendant la période coloniale et depuis l’indépendance.
124Si l’on envisage plus particulièrement la dernière décennie, plusieurs phénomènes plus ou moins liés, modifient les relations entre Duupa, Dìì, programmes de développement et administration nationale :
- le début de la diffusion de la culture du coton et l’apparition d’un front pionnier, évoqués en première partie, qui modifient la structure des agrosystèmes, accentuent la pression foncière, et constituent un sujet de préoccupations pour les spécialistes de la protection de l’environnement ;
- l’apparition de programmes de conservation de la biodiversité qui sont basés sur la réhabilitation d’aires protégées anciennes, notamment le parc national de la Bénoué, mais aussi sur la gestion des zones de safari, dite zones d’intérêt cynégétique ;
- la multiplication de programmes de développement dit « participatif » apparus dans le sillage des programmes de conservation de la biodiversité qui, par nature, sont plus coercitifs ;
- l’émergence, à la suite de la libéralisation de la vie politique et la fin du parti unique, de toutes sortes d’associations, dont des comités de développement qui ont fleuri dans tout le Nord du Cameroun.
Les Dìì de Djaba : vers une territorialisation imposée ?
125Le flux migratoire est important chez les Dìì de Djaba qui sont situés sur l’axe goudronné. Les habitants ont d’abord accueilli de plus ou moins bon gré les nouveaux venus, qui ont installé un nouveau quartier dans le nord du terroir31 (fig. 6). Les villageois ne semblent pas être fondamentalement hostiles aux nouveaux venus, certains vivent dans le village depuis assez longtemps et y sont bien intégrés.
L’apparition d’une préoccupation foncière
126Mais les Dìì ont beau ne pas considérer le territoire comme un patrimoine fondamental, il y a tout de même une limite qui a été atteinte lorsqu’une deuxième vague de migrants, plus nombreux, s’est installée en 2001. Ils ont alors entrepris de défricher des jachères d’une quinzaine d’années seulement, que les Djaba avaient eux-mêmes cultivées. Parmi ceux-ci, les plus jeunes ont été les plus prompts à réagir. Alors qu’ils avaient déjà commencé à préparer leurs champs à l’ouest du terroir, ils ont expulsé les nouveaux cultivateurs et installé de nouveaux champs sur ces jachères qu’ils n’avaient pourtant pas prévu d’exploiter de sitôt. C’est en revendiquant leurs parcelles et en réoccupant l’espace que les Djaba ont fait valoir leur prééminence ces terres.
127C’est pour ainsi dire la première fois dans l’histoire des Dìì de Djaba que les paysans sont amenés à revenir sur leurs anciens champs. Pour eux, l’espace avait toujours été « ouvert » : migrants pendant plus d’un siècle, ils se retrouvent aujourd’hui en position d’autochtones, et sont amenés à créer des règles d’appropriation foncière visant à sécuriser l’accès aux terres arables. Il semble que ce soit la règle classique du premier défricheur qui soit appliquée, mais il est encore difficile de déterminer comment se fait la répartition des surfaces entre les descendants d’un exploitant disparu. Il est trop tôt pour dire si l’on se dirige vers une appropriation strictement individuelle des parcelles ou si se dégage un principe lignager, mais il ne semble pas que la propriété collective à l’échelle de l’ensemble de la chefferie verra explicitement le jour. Il est important de constater que l’apparition de cette préoccupation foncière ne relève pas d’une évolution de l’idéologie des rapports sociaux internes à la communauté, mais d’une réaction à une pression venue de l’extérieur.
128La crise foncière qui débute ne doit pas être sous-estimée, elle est d’autant plus importante que l’arrivée des migrants est concomitante à la mise en place du programme de conservation du WWF, de la SNV32 et du ministère des Eaux et Forêts du Cameroun.
Programme de conservation et limites territoriales
129Ce programme a plusieurs volets, l’un concerne des actions de développement classiques censées s’appuyer sur la création d’associations locales, dont le succès n’est pas évident, l’autre vise à réhabiliter les zones protégées, et donc à faire respecter la réglementation restrictive qui les concerne.
130Le parc national de la Bénoué est ancien, les zones de chasse qui l’entourent ont été créées en 1960 et sont affermées à des opérateurs privés ou exploitées par l’administration nationale des forêts. Malgré la rigueur des textes en matière d’usage des ressources par les populations locales, la faiblesse des moyens du conservateur avait jusqu’à présent permis aux Dìì de continuer à exploiter en partie le bois de feu, les rivières et le gibier de ces zones. En revanche, les programmes de conservation mis en place au cours de la dernière décennie et l’augmentation des moyens pour la répression du braconnage changent la situation. C’est peu dire que les paysans ne sont pas favorables à ces interdictions, en particulier les jeunes hommes qui trouvaient là une source de revenus.
131Les actions visant directement la définition des territoires sont les plus importantes. Les agents des programmes de conservation, armés de GPS, ont fait faire aux habitants « le tour du propriétaire » pour délimiter l’emprise du terroir villageois. Cette démarche a été le préalable à la prise de décisions contraignantes en ce qui concerne l’utilisation des terres, et a précédé de très peu la mise en place de couloirs de circulation de la faune, où toute activité humaine est interdite, qu’elle soit agricole, piscicole, cynégétique, forestière ou minière. Les droits d’usage sont fixés dans le cadre d’une politique de définition des territoires activement menée par les acteurs des programmes de développement participatifs. Partant d’une volonté de collaborer avec les riverains des zones protégées, dans le cadre d’une gestion de la faune et de la flore, ces organismes fixent les communautés dans des terroirs bornés dont la notion même est difficilement compatible avec leur vision d’un territoire « ouvert ».
132Il est difficile de définir le statut de ces limites pour les villageois. D’une part, elles englobent plus ou moins les zones qui ont été exploitées depuis l’installation du village sur le site actuel, mais elles excluent une partie des jachères plus anciennes et ne prennent pas en considération les activités humaines autres que l’agriculture (fig. 2). D’autre part, force est de constater que les limites de terroir définies s’appuient sur des limites naturelles, notamment les cours d’eau, ce qui leur donne une allure cadastrale propre à séduire les aménageurs, mais sans doute peu conforme à la perception traditionnelle de l’espace.
133En acceptant la fixation des limites de leur terroir, et d’une certaine manière, leur reconnaissance par les autorités, les Dìì de Djaba pourraient disposer d’un instrument de sécurisation foncière, éventuellement utile à leur survie matérielle face à la vague de migrations. Ce faisant, ne sont-ils pas « enfermés » dans un territoire dont ils n’ont que faire du point de vue de la reproduction symbolique de la collectivité villageoise ?
134Les formes contemporaines de la structuration politique de la communauté ne font toujours pas référence au territoire : à l’initiative de certaines « élites », les habitants du village ont créé un comité de développement, l’Aredja « Associations des Ressortissants de Djaba », un acronyme qui fait référence à la communauté villageoise et à la diaspora qui en est issue autant qu’à la localité. L’argent cotisé par la population a servi à quelques aménagements au niveau du village, notamment à l’école ou pour essayer de trouver une solution aux problèmes d’approvisionnement en eau potable. Il a aussi été demandé lors d’une assemblée générale la réhabilitation de la chefferie, qui doit être plus avenante, pour assurer la fonction de représentation qui lui échoit. Il est intéressant de noter la continuité des préoccupations idéologiques dans cette institution nouvelle, où c’est encore le chef et sa population qui sont concernés, et toujours pas le territoire, alors même que la pression sur la terre se fait plus importante.
L’invention du « pays duupa »
135Si l’on considère les mêmes phénomènes contemporains chez les Duupa, la dynamique est bien différente.
136Dans les cantons de l’Est, la pression de la migration commence à se faire sentir au point que certains villages ont été amenés à se déplacer. La première vague de migration, notamment des Tupuri venus de l’Extrême-Nord, s’est faite assez harmonieusement. Le système duupa de transformation des étrangers en autochtones intègre des éléments nouveaux en petit nombre, il y a notamment eu des mariages mixtes. En revanche, la deuxième vague, beaucoup plus massive, a généré des conflits dont la toponymie porte la marque : il y a ainsi une zone du terroir de Pinchoumba qui est maintenant appelée Bakassi, en référence aux conflits armés qui ont opposé le Cameroun et le Nigeria.
137Dans le canton de Ninga, le plus enclavé car isolé à 1 500 m d’altitude, il n’y a pas de phénomène de migration comparable, mais des problèmes se posent avec la venue de pasteurs peuls et de troupeaux plus nombreux qu’il y a quelques années.
138À Wanté, comme dans la plupart des villages de plaine du canton de Hoy, on observe une extension des surfaces cultivées depuis ces dernières années. Celle-ci est en partie due à des montagnards venus des villages voisins pour cultiver du coton ou des arachides car ces cultures commerciales sont plus faciles à écouler près de la route qu’à partir de la montagne. Le prêt de terre à des ressortissants de villages voisins se fait depuis toujours. L’exploitant temporaire demande simplement l’autorisation aux gens du village de venir exploiter une parcelle pendant quelques années. Il ne peut se mettre à cultiver sans demander l’autorisation, mais on ne peut guère la lui refuser. Il installe en général son champ auprès d’un ami ou parent originaire du village d’accueil. Malgré l’augmentation de la pression liée à l’introduction du coton, l’agrosystème se maintient33.
Le Codesedo, la zone de chasse communautaire et l’invention du « pays duupa »
139Le Codesedo, Comité de développement du secteur Duupa, fondé au tout début des années 1990 est une association comme il en est apparu beaucoup au Nord du Cameroun. Il nous intéresse particulièrement parce que la notion de « Secteur Duupa » renvoie à une dimension territoriale, et parmi les actions de cette nouvelle institution, la création d’une zone de chasse communautaire relève d’une stratégie explicite de patrimonialisation de la nature.
140La perception du comité par les paysans duupa est plutôt bonne. Ils évoquent d’abord la cotisation, souvent pour s’excuser de ne l’avoir pas encore payée, mais globalement, du plus petit au plus grand, la plupart paient leur écot et parlent plutôt avec bienveillance de l’association et de ses réalisations. Depuis une dizaine d’années, les réalisations sont essentiellement des opérations classiques de développement : aménagements hydrauliques, écoles, centres de santé, qui ont été répartis sur tout le secteur, y compris dans les quartiers où les Duupa sont devenus moins nombreux que les migrants.
141Ces actions ont aussi constitué un levier sur les autorités administratives et plus encore sur les bailleurs de fonds et les diverses ONG, notamment étrangères. Les programmes de développement, à la recherche de partenaires locaux, ont été trop contents de pouvoir collaborer avec le comité, représentant, pour une fois, des forces vives de la société civile.
142Il est vrai que les différentes actions ont fait l’objet d’un consensus, mais surtout, il n’y a pas eu jusqu’à présent de conflits d’intérêt entre le comité et les leaders locaux, notamment les « chefs » mis en place par l’administration. Cela est en grande partie dû au fait que leur pouvoir n’a qu’une faible légitimité symbolique. Il s’agit d’un point important, parce que le comité de développement n’est pas l’émanation d’un pouvoir traditionnel ancien qu’on chercherait à promouvoir, mais il est quelque chose de tout à fait nouveau dans l’histoire des organisations connues des Duupa : c’est la première fois qu’une institution chapeaute de manière explicite plusieurs villages duupa, et plus encore l’ensemble des villages où l’on parle cette langue. Il n’occupe donc la place d’aucune autorité traditionnelle ou administrative préexistante.
143Le point le plus significatif pour notre propos c’est que le Codesedo représente une toute nouvelle institution qui, outre la référence explicite à la dimension territoriale dans son nom même, a inscrit, dès sa mise en place, son autorité dans le domaine de la patrimonialisation de la nature : on est en train d’inventer pour cela un « pays duupa », un patrimoine commun à toute l’ethnie, qui n’a aucun antécédent dans l’histoire de la société.
La zone de chasse communautaire
144L’instrument, et l’enjeu, de cette invention patrimoniale est la mise en place d’une « zone de chasse communautaire » dans une partie du territoire occupée par des collectivités villageoises duupa ou récemment abandonnée par elles. La reconnaissance légale de cette zone de conservation, à la demande de la communauté elle-même est un « coup » politique et juridique tout à fait notable. C’est un projet qui amis une douzaine d’années à aboutir, ce qui témoigne d’une certaine constance de la part des intéressés34 (fig. 7).
145Le statut de cette zone est dérivé de la loi sur les forêts communautaires élaborée au Cameroun au milieu des années 199035. Celle-ci permet d’allouer des terres du domaine national aux communautés locales moyennant la présentation d’un plan de gestion validé par les services des Eaux et Forêts. Au sud du Cameroun, dans la zone tropicale humide, plusieurs expériences ont vu le jour, axées sur la multifonctionnalité des forêts. Toutefois, bien que la loi ait prévu l’existence des zones de chasse communautaire, celle des Duupa est la première du genre à voir le jour.
146L’une des difficultés légales venait du fait que les surfaces des forêts communautaires sont limitées à 5 000 hectares, ce qui est insuffisant pour gérer des stocks de grands mammifères. Les Duupa se sont vus finalement allouer un domaine de 14 000 hectares au terme d’une longue procédure juridique dont l’aboutissement constitue un succès politique.
147La première étape consiste à assurer le repeuplement de la zone par la faune. Elle est donc actuellement purement et simplement mise en défens, sauf pour deux villages habités localisés à l’intérieur de la zone. La surveillance est assurée par des « écogardes » duupa que le comité a désignés en prenant soin de choisir équitablement des garçons issus de différents villages.
148Le repeuplement de la zone par les animaux semble possible car les zones cynégétiques voisines commencent à être grignotées par des installations de migrants et soumises à une pression grandissante du braconnage. Ces zones étant fréquentées par les élands de Derby pour leur reproduction, elles constituent un enjeu important pour les programmes de conservation qui voient d’un bon œil l’extension de la zone protégée par le biais de la création de la zone de chasse communautaire des Duupa, en espérant que les animaux pourront y trouver refuge.
149Au terme de cette période de mise en défens, il est prévu une exploitation commerciale (en y organisant des safaris) qui devra faire l’objet d’un partenariat avec un opérateur privé. Les fonds générés seront partagés avec le comité, qui continuera ses activités de développement pour le bénéfice de tous les Duupa.
150Il est difficile de prédire l’avenir de cette entreprise, mais le projet lui-même constitue un phénomène pertinent pour notre propos dans la mesure où il illustre la continuité de l’intérêt des Duupa pour leur territoire, et pour les modalités de sa transmission.
Les finalités et l’histoire de la zone de chasse communautaire selon les Duupa
151Lorsqu’on demande à des Duupa qui ne sont pas des hiérarques du comité ce qu’ils pensent de la zone de chasse, ils y sont plutôt favorables : « les Blancs viendront pour tuer les animaux et l’argent sera pour nous les Duupa ».
152Le classement de la zone est aussi un instrument foncier pour se prémunir contre l’installation de migrants, ou l’utilisation de la zone comme pâturage pour les bergers peuls. Toutefois, si les Duupa considèrent cette zone comme leur bien commun, ce n’est pas uniquement une posture opportuniste liée à la conjoncture. D’après le récit qui en a été fait, l’idée de faire classer la zone remonte à la première assemblée générale du comité en 1991. Les élites ont présenté les finalités du tout nouveau comité, et un ancien aurait alors pris la parole en disant que « les infrastructures, les écoles etc. c’était très bien, mais qu’il y avait aussi d’autres problèmes. Est-ce qu’il ne voyait pas que les animaux étaient en train de finir ? Quand il était jeune, ce n’était pas la peine d’aller très loin pour faire la chasse, aujourd’hui, les jeunes ne connaissent même pas les différents animaux ». Il semble que la remarque ait porté, et le projet de la zone de chasse a été mis à l’agenda du comité à partir de ce moment-là.
153Le choix de la zone de Guéri et Hagati s’est fait naturellement. Cela a toujours été la zone la plus giboyeuse et elle était exploitée par les Duupa de tous les villages, y compris ceux qui sont dans des cantons éloignés. Lors d’expéditions de plusieurs jours en saison sèche, les montagnards venaient y faire la chasse.
154Mais, contrairement à son nouveau statut, cette zone n’était pas un patrimoine commun à toute l’ethnie, une telle notion n’existe pas. Les chasseurs devaient demander l’autorisation des autochtones des villages de la zone, et leur donner une petite part de leur prise, sans quoi ils étaient assurés de rentrer bredouilles.
155C’est selon le même principe du voisinage avec les ancêtres et des manipulations rituelles dans les lieux sacrés qu’est pensée la productivité de la chasse. Un étranger, inconnu des ancêtres du territoire, a peu de chances de faire une pêche ou une chasse fructueuse. Il faut qu’il demande aux autochtones « d’attacher la brousse », d’intercéder en sa faveur auprès des esprits qui sont ceux qui envoient, ou pas, le gibier vers les chasseurs. C’est une relation triangulaire entre les chasseurs, les esprits des morts du territoire, et leurs descendants autochtones vivants.
156Cette relation est toujours à l’œuvre aujourd’hui. L’un des responsables du comité disait, en mars 2003, qu’il irait voir les autochtones de Guéri et Hagati, et en particulier les ritualistes qui ont la charge de la multiplication du gibier. Pour cet intellectuel, l’une des raisons pour lesquelles les animaux ont diminué ces dernières années tient à la négligence des chefs de sacrifice : les braconniers venus d’ailleurs ne passaient jamais les voir et ne leur donnaient rien, plus personne ne respectait leur travail – les sacrifices dans les lieux sacrés – et ils ont donc cessé de le faire.
157Les dirigeants du comité disent leur intention d’aller leur demander de recommencer les rites, pour le bien de tous les Duupa. Ils proposent même de les mettre publiquement à l’honneur lors de la prochaine Assemblée générale, mais le feront-ils vraiment ? Ce discours indique cependant la continuité des représentations concernant le pouvoir symbolique sur la nature et les sources de la légitimité de son utilisation, qui sont intégrées à une stratégie contemporaine de patrimonialisation.
Conclusion
158Comment considérer les évolutions intervenues pendant ces deux derniers siècles ? Faut-il mettre en valeur les permanences depuis le xixe siècle ou, au contraire, envisager les ruptures intervenues au cours de la dernière décennie ?
159La première des conclusions qui s’impose est celle de la diversité des situations vécues par les acteurs, même lorsqu’ils appartiennent à des sociétés dont les fondements matériels et culturels sont aussi proches que ceux des Dìì et des Duupa. On est loin de pouvoir dresser un tableau des règles de patrimonialisation de la nature et des ressources naturelles dans le Nord du Cameroun. Même si les planificateurs du développement durable et de la conservation de la biodiversité aimeraient bien disposer d’un tel outil, il est illusoire aujourd’hui pour les chercheurs de vouloir dresser un tel panorama. Des communautés vivant à quelques dizaines de kilomètres l’une de l’autre et ayant une histoire largement commune ont développé des règles différentes d’appropriation symbolique de l’espace. Plus encore, la place accordée par ces normes foncières dans la structuration du pouvoir et la reproduction sociale des communautés villageoises est radicalement opposée : pour les uns le territoire est tout, pour les autres il n’est rien.
160Par ailleurs, il semble bien que ce qui est établi concernant la période contemporaine, existe depuis longtemps : les Dìì semblent encore moins s’intéresser à leur territoire aujourd’hui que par le passé, alors que les Duupa semblent en faire une de leurs priorités contemporaines, un patrimoine donton cherche le meilleur moyen pour le sécuriser et le transmettre, et tout porte à croire que c’est le cas depuis longtemps. Les Dìì contemporains paraissent surtout préoccupés par la conduite des rituels de la circoncision et par la vitalité de la chefferie, négligeant leur terroir, comme le firent leurs ancêtres, tandis que les Duupa d’aujourd’hui cherchent à obtenir la bénédiction des ancêtres, en même temps que le décret du ministre, pour obtenir la reconnaissance des droits sur le territoire d’une zone de chasse communautaire qu’ils considèrent comme leur bien commun. Dans le cas des Dìì, comme dans celui des Duupa, la continuité du modèle des relations, ou de leur absence, entre les communautés étudiées et leur territoire est ainsi troublante. C’est largement en fonction du modèle culturel ancien que se déterminent les stratégies locales face à ce qui constitue une véritable « injonction » à patrimonialiser la nature à laquelle doivent faire face les collectivités paysannes du Nord du Cameroun.
161Toutefois, l’exemple duupa doit aussi être envisagé sous un autre angle. S’il semble établi que l’importance des préoccupations foncières et patrimoniales demeure constante, les instruments sociaux qui la prennent en charge sont, eux, totalement nouveaux et n’ont aucun antécédent dans la structure sociopolitique « traditionnelle ». Les Duupa sont en train d’inventer un territoire nouveau, qui est celui de l’ethnie toute entière, et d’une institution transversale à tous les villages : le comité de développement. Rien ne permettait de prévoir une telle évolution qui apparaît contraire à la règle d’autonomie des territoires villageois et aux relations qui s’y nouent entre les vivants et les morts proches ou lointains.
162Sans doute est-ce là une notion intéressante pour les modélisateurs et les planificateurs soucieux de la participation des populations cibles aux programmes de développement ou de conservation. Le souci de la participation des « peuples indigènes » conduit à envisager la revitalisation des structures traditionnelles comme un sésame efficace pour assurer la gouvernance locale, mais ce serait négliger les évolutions des sociétés par rapport à elles-mêmes. Le Codesedo n’est pas une institution traditionnelle ancienne, ce n’est donc pas à ce titre qu’elle peut faire valoir efficacement les droits de la communauté duupa sur son patrimoine naturel. C’est peut-être justement parce qu’il s’agit d’une institution moderne inédite qu’il peut parvenir à réaliser une synthèse que ni les formes d’associations imposées par les programmes de développement, ni les institutions duupa anciennes n’auraient pu réussir.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Bibliographie
Aboubakar M., Garine E., Raimond C, Dounias E., à paraître — « Évolution des usages alimentaires du parc arboré sélectionné au cours des dix dernières années (Duupa, Nord Cameroun) ». Communication au colloque Mega-Tchad, Ressources vivrières et choix alimentaires dans le bassin du lac Tchad, 20-22 novembre 2002, Nanterre, université de Nanterre.
Barley N., 1983a — Symbolic structures. An exploration of the culture of the Dowayos. Cambridge, Cambridge University Press, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 125 p.
Barley N., 1983b — The Innocent Anthropologist : Notes from a Mud Hut. Londres, British Museum Publications, 189 p.
Burnham P. C., 1979 — « Permissive ecology and structural conservatism in Gbaya Society ». In Burnham P. C. et Ellen R. F. (eds), Social and ecological systems. Londres, Academic Press, New York, ASA (Monograph 18) : 185-202.
Cormier-Salem M. C., Juhé-Beaulaton D., Boutrais J., Roussel B. (éd.), 2002 — Patrimonialiser la nature tropicale. Dynamiques locales, enjeux internationaux. Paris, IRD Éditions, coll. Colloques et séminaires, 467 p.
Cormier-Salem M. C, Roussel B., 2002 — « Introduction ». In Cormier-Salem et al. (éd.) Patrimonialiser la nature tropicale. Dynamiques locales, enjeux internationaux. Paris, IRD Éditions, coll. Colloques et séminaires : 15-27.
10.2307/3319097 :Duchesne, V., 2002 — « Des lieux sacrés aux sites classés. Évolution du contrôle des ressources naturelles dans le Sud-Est ivoirien ». In Cormier-Salem M. C. et al. (éd.) Patrimonialiser la nature tropicale. Dynamiques locales, enjeux internationaux. Paris, IRD Éditions, coll. Colloques et séminaires : 301-319.
Dury S., 2002 — « Quelques indicateurs démographiques et leur évolution ». In Ousman H., Seignobos C, Teyssier A. et Weber J., Éléments d’une stratégie de développement rural, rapport Cirad-IRD, 3 tomes.
Egbe S. E., 2001 — « Le droit, les communautés et l’aménagement de la faune au Cameroun ». Londres (ODI), Document du Réseau de foresterie pour le développement rural, 25 :1-12.
Garine, E. de, 1995 — Le mil et la bière. Le système agraire des Duupa du massif de Poli (Nord-Cameroun). Nanterre, thèse de doctorat, université Paris-X, 270 p. et annexes.
Garine E., 1998 — « Contribution à l’ethnologie du taurin chez les Duupa ». In Seignobos C. et Thys E. (éd.), Des taurins et des hommes. Cameroun, Nigeria. Paris, Orstom Éditions, coll. Latitude 23 :123-181.
Garine E. de, Kahsah C, Raimond C, 2003 — « Battre et vanner son mil : un moment clé de la chaîne opératoire chez les cultivateurs Dìì et Duupa (Nord-Cameroun) ? ». In Anderson P. C, Cummings L. S., SchippersT. K., Simonel B. (éd.), Le traitement des récoltes : un regard sur la diversité, du néolithique au présent. Actes des XXIIIes rencontres internationales d’archéologie et d’histoire d’Antibes. Antibes, APDCA : 61-85.
Garine E., Langlois O., Raimond C, de Garine Wichatitsky M., 2003 — « Paysage fortuit ou nature construite ? Écologie historique des savanes soudaniennes au nord Cameroun ». In Muxart T., Vivien F. D., Villalba B., Burnouf J. (éd.), Des milieux et des hommes : fragments d’histoire croisés. Paris, Elsevier : 151-160.
Hallaire A., 1961 — Koubadje. Étude d’un terroir agricole de l’Adamaoua. Recherches et études camerounaises, 5 : 47-72.
Hata N., 1973 — The swidden crops and planting pattern of Dourou agriculture in Nord Cameroun. Kyoto University African studies, 3 : 93-115.
Hata N., 1980 — The agricultural complex and ethnic identity of the Duru. Senri ethnological studies, 6 : 160-195.
Jean S., 1975 — Les jachères en Afrique tropicale. Interprétation technique et foncière. Paris, Musée de l’Homme, coll. Mémoires de l’Institut d’ethnologie, XIV, 168 p.
Kokou K., 2003 — Contribution à l’étude de la végétation autour du site de Hosséré Djaba, parc national de la Bénoué (Nord-Cameroun). Rapport multigr., 23 p.
Langlois O., 2001 — Interprétation et pertinences des variations décoratives observées sur la céramique archéologique du Diamaré (Nord-Cameroun). Afrique : Archéologie & Arts, 1 : 40-58.
Lesur J., Langlois O., à paraître — « Une communauté “d’agro-chasseurs” au xixe siècle dans la Haute-Bénoué : analyse du matériel archéo-zoologique de Hosséré Djaba ». Communication au colloque Mega-Tchad, Ressources vivrières et choix alimentaires dans le bassin du lac Tchad, 20-22 novembre 2002, Nanterre, université de Nanterre.
Letouzey R., 1985 — Carre phytogéographique du Cameroun au 1 :500 000. Yaounde, Toulouse, Institut national agronomique & Institut de la carte internationale de la végétation.
Mohammadou E., 1979 — Ray ou Rey-Bouba, traditions historiques des Foulbé de l’Adamawa. Paris, CNRS, 348 p.
Mohammadou E., 1983 — Peuples et royaumes du Foumbina. Tokyo, Institute for the study of Asia and Africa (llcaa), 307 p.
Muller J.-C., 1992 — Les aventuriers du mil perdu. Mythe, histoire et politique chez les Dìì de Mbé (Nord-Cameroun). Culture, 12 (2) : 3-16.
10.7202/1080994ar :Muller J.-C, 1993 — Les deux fois circoncis et les presque excisées. Le cas des Dìì de l’Adamaoua (Nord-Cameroun). Cahiers d’études africaines, 38 (4) : 531-544.
10.3406/cea.1993.1491 :Muller J.-C, 1996 — « Ideology and dynamics in Dìì chiefdoms. A study of territorial movement and population fluctuation (Adamawa Province, Cameroon) ». In Claessen H. J. M. et Oosten J. (eds), Ideology and the formation of the early states, Leiden, E. J. Brill : 99-115.
Muller J.-C, 1997 — Merci à vous les Blancs de nous avoir libérés ! Le cas de Dìì de l’Adamaoua (Nord-Cameroun). Terrain, 28 : 59-72.
Muller J.-C, 1999 — Du don et du rite comme fondateurs des chefferies. Marcel Mauss chez les Dìì du Nord-Cameroun. Cahiers d’études africaines, 154, 39 (2) : 387-408.
10.3406/cea.1999.1316 :Muller J.-C, 2000 — Comment « dépaganiser » sans christianiser ni islamiser. Un dilemme des Dìì de l’Adamaoua (Nord-Cameroun). Gradhiva, 27 : 39-51.
Muller J.-C, 2001a — « Entre exorcisme et culte de possession. Le séw de Dìì de l’Adamaoua (Nord-Cameroun) ». In Dupré M.-C (éd.), Familiarité avec les dieux, transe et possession (Afrique Noire, Madagascar, La Réunion). Clermont-Ferrand, Presse Universitaire Biaise Pascal : 79-138.
Muller J.-C, 2001b — Histoire de l’établissement des DÌÌ et de leurs chefferies en Adamaoua (Nord-Cameroun). Ngaoundéré-Anthropos, 6 :11-42.
Muller J.-C, 2001c — Le foyer des métaphores mal soudées. Forgerons et potières chez les Dìì de l’Adamaoua. Anthropologies, 43 (2) : 209-220.
Muller J.-C., à paraître — « Quelques vérités sur les Dìì, prétendu « peuple de l’igname » (Nord-Cameroun) ». Communication au XIe colloque Méga-Tchad, Ressources vivrières et choix alimentaires dans le bassin du lac Tchad, 20-22 novembre 2002, Nanterre, université de Nanterre.
Muller J.-C, 2002 — Les rites initiatiques des Dìì de l’Adamaoua (Cameroun). Nanterre, Société d’ethnologie.
Sautter G., 1968 — Les structures agraires en Afrique tropicale. Paris, Centre de documentation universitaire, coll. Les cours de la Sorbonne.
Vincent J.-R, 1991 — Princes montagnards du Nord-Cameroun. Paris, L’Harmattan, 2 vol., 774 p.
Notes de bas de page
1 Classé Réserve de faune (de la Bénoué), suivant l’arrêté n° 341/32 du 11 novembre 1932, cet espace est érigé en parc national (de la Bénoué) depuis le 5 décembre 1968, par arrêté n° 120/SEDR. Il figure aujourd’hui parmi les réserves de la biosphère de l’Unesco.
2 Il s’agit des programmes « Écologie historique des savanes soudaniennes » et « Histoire comparée de la biodiversité de trois agroécosystèmes du Nord-Cameroun : approches écologique et anthropologique » financés, respectivement, par le CNRS (APN et PEVS), l’Insu (Institut national des sciences de l’univers/PNTS) et le ministère des Affaires étrangères et par l’Institut français de la biodiversité. Ces deux programmes sont conduits dans le cadre d’une convention de recherche avec les départements d’histoire et de géographie de l’université de Ngaoundéré.
3 Les champs actuellement exploités par les Djaba se concentrent dans une sole agricole unique située à l’ouest du village (voir fig. 2). Mais lorsqu’on les interroge sur l’organisation du terroir, les Djaba décrivent toujours un système éclaté, avec des parcelles éloignées nécessitant l’installation d’un habitat temporaire, et régulièrement déplacées. Ce travail de croisement des informations issues des témoignages, des reconnaissances de terrain avec un GPS et de la photo-interprétation a permis de confirmer ce modèle encore très prégnant dans l’esprit des Djaba.
4 « Mil » est un terme générique couramment employé dans cette région pour désigner les mils pénicillaires et les sorghos.
5 Selon l’expression utilisée par P. Burnham (1979) à propos des Gbaya de l’Adamaoua.
6 On a la chance de disposer aujourd’hui pour les D’il des travaux ethnologiques de Jean-Claude Muller qui a publié ces dernières années de nombreuses études sur l’organisation rituelle et politique.
7 Cet épisode de la succession est parfois à l’origine de la segmentation, les princes déchus pouvant décider de partir ailleurs pour fonder un nouveau village, en essayant d’entraîner avec eux des lignages qui feront office d’autochtones, de circonciseurs et de forgerons, quitte à essayer de les débaucher dans d’autres villages (Muller, 1996).
8 Connus notamment depuis les travaux de N. Barley (1983a et b).
9 À l’exception des forgerons endogames, qui ne jouent pas de rôle politique notable et dont il ne sera guère question ici.
10 La meilleure explication donnée de ce terme est une référence ornithologique : gbee samma, expression qui se traduit littéralement par « enfants du big man », réfère à une espèce de sénégalis grégaire (Lonchura cucullata) que l’on voit couramment en groupe autour des maisons : ils sont toujours en nombre, comme les enfants des « big men » ou des chefs.
11 Il est d’ailleurs remarquable que le rôle de chef de canton ou de village ait pendant longtemps été confié à des allochtones, voire à des descendants de captifs. La notion de « captifs » est peu claire chez les Duupa. Il existe un terme de la langue que les francophones traduisent par « esclave » qui désigne les personnes capturées lors des guerres entre villages, fréquentes semble-t-il au xixe et au début du xxe siècle. Toutefois, bien que le souvenir de cette origine demeure attaché à certains segments de lignage ou quartier, il n’existe pas à proprement parler de statut de condition servile qui soit clairement défini et qui soit transmissible d’une génération à l’autre. Bien que ce point exige clairement une enquête complémentaire, on peut considérer que les captifs se trouvaient vis-à-vis des autochtones d’un village dans une position similaire à celle des nouveaux immigrants dont le statut est discuté plus loin.
12 Voir par exemple Duchesne, 2002.
13 Carte établie en 1912 à partir des itinéraires des premiers explorateurs européens et des administrateurs allemands qui ont parcouru la zone entre la seconde moitié du xixe siècle et le début du xxe siècle. Malgré son imprécision topographique, la localisation des différents villages qu’elle indique est corroborée par les données issues de la tradition orale.
14 Terme d’origine peule désignant en français local un massif montagneux. On l’utilise dans la suite du texte pour désigner le site archéologique du Hosséré Djaba.
15 LY-12228 : 865 ± 55 BP, soit, après calibrage, entre 1029 et 1276 apr. J.-C.
16 Un charbon de bois découvert, associé à un matériel TD-B, dans un niveau du sondage la est daté de 300 ± 25 BP, soit après calibrage, entre 1517 et 1651 apr. J.-C. (Lyon-1977 (OxA)).
17 Seule la section orientale du pied nord, recouverte par un mètre et demi de colluvions, n’est pas jonchée de tessons caractéristiques de la TD-B.
18 La plus ancienne datation relative à la TD-C1 est LY-12227 :300 ± 40 BP, soit, après calibrage, entre 1481 et 1662 apr. J.-C). Elle a été obtenue à partir d’un charbon de bois extrait du sondage lc.
19 Le sondage Ib a lui aussi traversé des niveaux renfermant un matériel céramique de tradition TD-C1, associés à de nombreux témoins d’activités métallurgiques. Un échantillon collecté dans un de ces niveaux est daté de 65 ± 55 BP (LY-11463). Considérant d’une part les données ethno-historiques, d’autre part l’imprécision de la méthode de datation par le radio-carbone pour les périodes subactuelles, ce niveau est certainement antérieur au premier quart du xixe siècle.
20 À en juger par la présence de coques de soufflets déposées en surface, une des tombes fut certainement occupée par un forgeron.
21 Le niveau supérieur du sondage Ib, très cendreux et contenant d’abondants reliefs de repas, témoigne de la fonction domestique du secteur. Nous y avons découvert un matériel céramique de tradition TD-C2. Ce niveau est daté de 85 ± 60 BP (LY-11462) mais, pour les raisons évoquées dans une note précédente, il ne peut être postérieur au premier quart du xixe siècle.
22 C’est d’ailleurs probablement cette tranchée qui, suite à une traîtrise, put être franchie par l’armée de Rey-Bouba, condamnant les Djaba à abandonner leur terre. Sources : enquêtes orales.
23 Nous pouvons tout de même remarquer que les traditions décoratives observées au pied du Hosséré Djaba sont représentées sur un vaste espace (sur l’ensemble du Parc national et probablement au-delà), ce qui traduit des phénomènes intervenus à l’échelle régionale, quelles qu’en furent les natures : migrations humaines, diffusions stylistiques ou évolutions endogènes.
24 La zone circonscrite fut « peignée » par une équipe de 6 personnes espacées de 60 mètres. Cette prospection a nécessité une cinquantaine de jours de marche.
25 Les graines découvertes dans les sondages archéologiques ont été identifiées par T. Otto (CNRS-LADYBIO, Toulouse). La culture de ces tubercules est envisagée suite à l’observation, au nord du massif, de ce qui semble être d’anciens billons.
26 De retour des champs, après la saison agricole, les Sakje trouvèrent un berger peul établi à proximité de leur village. Celui-ci ayant sacrifié plusieurs de ses bœufs pour honorer les étrangers venus visiter les Sakje en leur absence, ces derniers jugèrent bon de remettre la chefferie à ce pasteur qui, contrairement à eux, pouvait résider au village tout au long de l’année. (Muller, 2001 : 30-1 ; enquête orale).
27 Chez de nombreuses populations du Nord-Cameroun, l’autorité est installée à l’amont. Cette organisation spatiale se décline à différentes échelles : le « palais » des princes mofou est perché sur un rocher d’où il domine les concessions de ses sujets (Vincent, 1991). Chez les Mafa, la case de l’homme est construite à l’amont de la concession familiale, marquant ainsi l’autorité du « chef de famille »…
28 Au nord du Cameroun, comme dans d’autres régions africaines, les poteries produites pour être utilisées dans le cadre de rituels (souvent associés aux ancêtres) sont couramment décorées de pastilles (Langlois, 2001). Or, ce décor semble particulièrement courant au sein de cet espace particulier.
29 Dans tout le Nord-Cameroun, et dans d’autres régions d’Afrique, cette plante est dotée de propriétés magiques, en particulier de pouvoirs de protection contre les actes malveillants. Elle est ainsi souvent bouturée dans ou devant les concessions.
30 À partir des données archéologiques recueillies à Hosséré Djaba, nous serions donc bien en peine d’indiquer l’origine de la chefferie éponyme. Nous ne discuterons donc pas l’hypothèse de J.-C. Muller (2001 b) selon laquelle les DÌÌ, peut-être issus de la montagne de Poli et répandus sur les plaines orientales, auraient acquis l’institution politique de la chefferie auprès des Mboum, des Nyok ou des Lamé.
31 Les premiers à s’installer furent les membres d’une famille dìì qui a ensuite accueilli des étrangers de l’Extrême-Nord. On peut se demander si le Dìì qui s’était autoproclamé chef de quartier ne reproduisait pas, à sa manière, le modèle ancien de fondation des nouvelles chefferies.
32 WWF : World Wildlife Fund ; SNV : Association néerlandaise de développement.
33 Par contre, les conflits liés à la divagation des troupeaux se généralisent dans la plaine comme en montagne et cela se solde parfois par des épisodes violents entre pasteurs peuls et agriculteurs duupa, mais cela ne modifie pas de manière radicale les logiques foncières des agriculteurs eux-mêmes.
34 Les Duupa du comité ont bénéficié pour cela d’une ONG internationale, la SNV qui est devenue l’un des principaux opérateurs de développement rural au Nord du Cameroun.
35 Loi n° 94/01 du 20 janvier 1994 portant sur le régime des forêts, de la faune et de la pêche et décret d’application sur la faune de 1995. Voir l’intéressante discussion qui en est faite dans l’article de S. Egbe (2001).
Auteurs
Éric Garine, ethnologue, univ. Paris-X Nanterre, département d’Ethnologie, Maison de l’archéologie et de l’ethnologie, 21, allée de l’Université, 92023 Nanterre cedex.
Olivier Langlois, archéologue, CNRS, UMR ArScAn (7041), Maison René Ginouvès, 21, allée de l’université, 92023 Nanterre cedex.
Christine Raimond, géographe, Prodig, univ. Paris-I, 191, rue Saint-Jacques, 75005 Paris.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Ressources génétiques des mils en Afrique de l’Ouest
Diversité, conservation et valorisation
Gilles Bezançon et Jean-Louis Pham (dir.)
2004
Ressources vivrières et choix alimentaires dans le bassin du lac Tchad
Christine Raimond, Éric Garine et Olivier Langlois (dir.)
2005
Dynamique et usages de la mangrove dans les pays des rivières du Sud, du Sénégal à la Sierra Leone
Marie-Christine Cormier-Salem (dir.)
1991
Patrimoines naturels au Sud
Territoires, identités et stratégies locales
Marie-Christine Cormier-Salem, Dominique Juhé-Beaulaton, Jean Boutrais et al. (dir.)
2005
Histoire et agronomie
Entre ruptures et durée
Paul Robin, Jean-Paul Aeschlimann et Christian Feller (dir.)
2007
Quelles aires protégées pour l’Afrique de l’Ouest ?
Conservation de la biodiversité et développement
Anne Fournier, Brice Sinsin et Guy Apollinaire Mensah (dir.)
2007
Gestion intégrée des ressources naturelles en zones inondables tropicales
Didier Orange, Robert Arfi, Marcel Kuper et al. (dir.)
2002