Chapitre 9. La protection des savoirs traditionnels associés à la biodiversité en Nouvelle-Calédonie
p. 187-200
Texte intégral
1L’ accord de Nouméa de 1998 sur l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie – et en particulier son préambule – vise, entre autres objectifs, à corriger, à défaut d’effacer, les inégalités, les privations de droits civils et politiques, et les spoliations foncières, culturelles subies par les Kanak, peuple premier, toutes advenues au fil des 150 ans de colonisation française de l’archipel. L’idée même, sinon le principe, de partage des avantages issus de l’utilisation des ressources biologiques et des savoirs traditionnels associés (APA) entérinée par la CDB et le protocole de Nagoya vient en écho et répond au besoin de reconnaissance et de prise en compte de l’égalité retrouvée des Kanak, préalable du fondement du destin commun tracé comme feuille de route pour les Calédoniens par l’accord de Nouméa.
2Nous rappellerons donc ici en première partie le contexte historique et institutionnel particulier de la Nouvelle-Calédonie. Ce contexte particulier est à garder en mémoire pour l’élaboration de l’encadrement politico-juridique de l’APA, qui sera traitée en deuxième partie.
Les particularismes du contexte calédonien
Le contexte historique
3Dans la mesure où le contexte historique de la Nouvelle-Calédonie constitue un patrimoine historique et constitutionnel commun avec la France, il importe tout d’abord de rappeler un extrait du préambule de l’accord de Nouméa du 5 mai 1998 (encadré 1). Il est nécessaire de le relire pour une parfaite compréhension du contexte dans lequel s’inscrit la thématique de l’APA en Nouvelle-Calédonie. En effet, après avoir rappelé les conditions de prise de possession et de l’appropriation unilatérale du territoire de l’archipel calédonien par la France, le préambule décrit l’importance du lien à la terre, fondement même de l’identité kanak. On ne peut parler aujourd’hui de l’accès à la terre – et à la mer – et aux ressources qu’elles portent sans avoir en tête ce lien profond qu’entretiennent les Kanak avec leur terre, objet de respect et de dignité avant d’être pourvoyeuses de ressources valorisables.
Préambule des accords de Nouméa
Accord sur la Nouvelle-Calédonie signé à Nouméa le 5 mai 1998
Préambule
1. Lorsque la France prend possession de la Grande Terre, que James Cook avait dénommée « Nouvelle-Calédonie », le 24 septembre 1853, elle s’approprie un territoire selon les conditions du droit international alors reconnu par les nations d’Europe et d’Amérique, elle n’établit pas des relations de droit avec la population autochtone. Les traités passés, au cours de l’année 1854 et les années suivantes, avec les autorités coutumières, ne constituent pas des accords équilibrés mais, de fait, des actes unilatéraux.
Or, ce territoire n’était pas vide.
La Grande Terre et les îles étaient habitées par des hommes et des femmes qui ont été dénommés Kanak. Ils avaient développé une civilisation propre, avec ses traditions, ses langues, la coutume qui organisait le champ social et politique. Leur culture et leur imaginaire s’exprimaient dans diverses formes de création.
L’identité kanak était fondée sur un lien particulier à la terre. Chaque individu, chaque clan se définissait par un rapport spécifique avec une vallée, une colline, la mer, une embouchure de rivière, et gardait la mémoire de l’accueil d’autres familles. Les noms que la tradition donnait à chaque élément du paysage, les tabous marquant certains d’entre eux, les chemins coutumiers structuraient l’espace et les échanges.
2. La colonisation de la Nouvelle-Calédonie s’est inscrite dans un vaste mouvement historique où les pays d’Europe ont imposé leur domination au reste du monde.
Des hommes et des femmes sont venus en grand nombre, aux xixe et xxe siècles, convaincus d’apporter le progrès, animés par leur foi religieuse, venus contre leur gré ou cherchant une seconde chance en Nouvelle-Calédonie. Ils se sont installés et y ont fait souche. Ils ont apporté avec eux leurs idéaux, leurs connaissances, leurs espoirs, leurs ambitions, leurs illusions et leurs contradictions.
Parmi eux certains, notamment des hommes de culture, des prêtres ou des pasteurs, des médecins et des ingénieurs, des administrateurs, des militaires, des responsables politiques ont porté sur le peuple d’origine un regard différent, marqué par une plus grande compréhension ou une réelle compassion.
Les nouvelles populations sur le territoire ont participé, dans des conditions souvent difficiles, en apportant des connaissances scientifiques et techniques, à la mise en valeur minière ou agricole et, avec l’aide de l’État, à l’aménagement de la Nouvelle-Calédonie. Leur détermination et leur inventivité ont permis une mise en valeur et jeté les bases du développement.
La relation de la Nouvelle-Calédonie avec la métropole lointaine est demeurée longtemps marquée par la dépendance coloniale, un lien univoque, un refus de reconnaître les spécificités, dont les populations nouvelles ont aussi souffert dans leurs aspirations.
3. Le moment est venu de reconnaître les ombres de la période coloniale, même si elle ne fut pas dépourvue de lumière.
Le choc de la colonisation a constitué un traumatisme durable pour la population d’origine.
Des clans ont été privés de leur nom en même temps que de leur terre. Une importante colonisation foncière a entraîné des déplacements considérables de population, dans lesquels des clans kanak ont vu leurs moyens de subsistance réduits et leurs lieux de mémoire perdus. Cette dépossession a conduit à une perte des repères identitaires.
L’organisation sociale kanak, même si elle a été reconnue dans ses principes, s’en est trouvée bouleversée. Les mouvements de population l’ont déstructurée, la méconnaissance ou des stratégies de pouvoir ont conduit trop souvent à nier les autorités légitimes et à mettre en place des autorités dépourvues de légitimité selon la coutume, ce qui a accentué le traumatisme identitaire.
Simultanément, le patrimoine artistique kanak était nié ou pillé.
À cette négation des éléments fondamentaux de l’identité kanak se sont ajoutées des limitations aux libertés publiques et une absence de droits politiques, alors même que les Kanak avaient payé un lourd tribut à la défense de la France, notamment lors de la Première Guerre mondiale.
Les Kanak ont été repoussés aux marges géographiques, économiques et politiques de leur propre pays, ce qui ne pouvait, chez un peuple fier et non dépourvu de traditions guerrières, que provoquer des révoltes, lesquelles ont suscité des répressions violentes, aggravant les ressentiments et les incompréhensions.
La colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple kanak qu’elle a privé de son identité. Des hommes et des femmes ont perdu dans cette confrontation leur vie ou leurs raisons de vivre. De grandes souffrances en sont résultées. Il convient de faire mémoire de ces moments difficiles, de reconnaître les fautes, de restituer au peuple kanak son identité confisquée, ce qui équivaut pour lui à une reconnaissance de sa souveraineté, préalable à la fondation d’une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun.
4. La décolonisation est le moyen de refonder un lien social durable entre les communautés qui vivent aujourd’hui en Nouvelle-Calédonie, en permettant au peuple kanak d’établir avec la France des relations nouvelles correspondant aux réalités de notre temps.
Les communautés qui vivent sur le territoire ont acquis par leur participation à l’édification de la Nouvelle-Calédonie une légitimité à y vivre et à continuer de contribuer à son développement. Elles sont indispensables à son équilibre social et au fonctionnement de son économie et de ses institutions sociales. Si l’accession des Kanak aux responsabilités demeure insuffisante et doit être accrue par des mesures volontaristes, il n’en reste pas moins que la participation des autres communautés à la vie du territoire lui est essentielle.
Il est aujourd’hui nécessaire de poser les bases d’une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, permettant au peuple d’origine de constituer avec les hommes et les femmes qui y vivent une communauté humaine affirmant son destin commun.
La taille de la Nouvelle-Calédonie et ses équilibres économiques et sociaux ne permettent pas d’ouvrir largement le marché du travail et justifient des mesures de protection de l’emploi local.
Les accords de Matignon signés en juin 1988 ont manifesté la volonté des habitants de Nouvelle-Calédonie de tourner la page de la violence et du mépris pour écrire ensemble des pages de paix, de solidarité et de prospérité.
Dix ans plus tard, il convient d’ouvrir une nouvelle étape, marquée par la pleine reconnaissance de l’identité kanak, préalable à la refondation d’un contrat social entre toutes les communautés qui vivent en Nouvelle-Calédonie, et par un partage de souveraineté avec la France, sur la voie de la pleine souveraineté.
Le passé a été le temps de la colonisation. Le présent est le temps du partage, par le rééquilibrage. L’avenir doit être le temps de l’identité, dans un destin commun.
La France est prête à accompagner la Nouvelle-Calédonie dans cette voie.
5. Les signataires des accords de Matignon ont donc décidé d’arrêter ensemble une solution négociée, de nature consensuelle, pour laquelle ils appelleront ensemble les habitants de Nouvelle-Calédonie à se prononcer.
Cette solution définit pour vingt années l’organisation politique de la Nouvelle-Calédonie et les modalités de son émancipation.
Sa mise en œuvre suppose une loi constitutionnelle que le Gouvernement s’engage à préparer en vue de son adoption au Parlement.
La pleine reconnaissance de l’identité kanak conduit à préciser le statut coutumier et ses liens avec le statut civil des personnes de droit commun, à prévoir la place des structures coutumières dans les institutions, notamment par l’établissement d’un Sénat coutumier, à protéger et valoriser le patrimoine culturel kanak, à mettre en place de nouveaux mécanismes juridiques et financiers pour répondre aux demandes exprimées au titre du lien à la terre, tout en favorisant sa mise en valeur, et à adopter des symboles identitaires exprimant la place essentielle de l’identité kanak du pays dans la communauté de destin acceptée.
Les institutions de la Nouvelle-Calédonie traduiront la nouvelle étape vers la souveraineté : certaines des délibérations du Congrès du territoire auront valeur législative et un Exécutif élu les préparera et les mettra en œuvre.
Au cours de cette période, des signes seront donnés de la reconnaissance progressive d’une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie, celle-ci devant traduire la communauté de destin choisie et pouvant se transformer, après la fin de la période, en nationalité, s’il en était décidé ainsi.
Le corps électoral pour les élections aux assemblées locales propres à la Nouvelle-Calédonie sera restreint aux personnes établies depuis une certaine durée.
Afin de tenir compte de l’étroitesse du marché du travail, des dispositions seront définies pour favoriser l’accès à l’emploi local des personnes durablement établies en Nouvelle-Calédonie.
Le partage des compétences entre l’État et la Nouvelle-Calédonie signifiera la souveraineté partagée. Il sera progressif. Des compétences seront transférées dès la mise en œuvre de la nouvelle organisation. D’autres le seront selon un calendrier défini, modulable par le Congrès, selon le principe d’auto-organisation. Les compétences transférées ne pourront revenir à l’État, ce qui traduira le principe d’irréversibilité de cette organisation.
La Nouvelle-Calédonie bénéficiera pendant toute la durée de mise en œuvre de la nouvelle organisation de l’aide de l’État, en termes d’assistance technique et de formation et des financements nécessaires, pour l’exercice des compétences transférées et pour le développement économique et social.
Les engagements seront inscrits dans des programmes pluriannuels. La Nouvelle-Calédonie prendra part au capital ou au fonctionnement des principaux outils du développement dans lesquels l’État est partie prenante.
Au terme d’une période de vingt années, le transfert à la Nouvelle-Calédonie des compétences régaliennes, l’accès à un statut international de pleine responsabilité et l’organisation de la citoyenneté en nationalité seront proposés au vote des populations intéressées.
Leur approbation équivaudrait à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie.
(JORF n° 121 du 27 mai 1998, p. 8039)
4Le constat dressé par l’accord de Nouméa est sans appel :
5« […] Le choc de la colonisation a constitué un traumatisme durable pour la population d’origine.
6Des clans ont été privés de leur nom en même temps que de leur terre. Une importante colonisation foncière a entraîné des déplacements considérables de population, dans lesquels des clans kanak ont vu leurs moyens de subsistance réduits et leurs lieux de mémoire perdus. Cette dépossession a conduit à une perte des repères identitaires. […]
7Simultanément, le patrimoine artistique kanak était nié ou pillé. À cette négation des éléments fondamentaux de l’identité kanak se sont ajoutées des limitations aux libertés publiques et une absence de droits politiques […].
8Les Kanak ont été repoussés aux marges géographiques, économiques et politiques de leur propre pays [...].
9La colonisation a porté atteinte à la dignité du peuple kanak qu’elle a privé de son identité. Des hommes et des femmes ont perdu dans cette confrontation leur vie ou leurs raisons de vivre. De grandes souffrances en ont résulté. Il convient de faire mémoire de ces moments difficiles, de reconnaître les fautes, de restituer au peuple kanak son identité confisquée, ce qui équivaut pour lui à une reconnaissance de sa souveraineté, préalable à la fondation d’une nouvelle souveraineté, partagée dans un destin commun. »
10La force de l’accord de Nouméa est cependant de ne pas s’en tenir uniquement à un constat douloureux. Il ambitionne aussi de panser les plaies de manière assez originale : loin de proposer un strict retour au statu quo ante 1853, année de la prise de possession, car irréaliste et ne prenant pas en compte le cours de l’histoire, il positionne le rétablissement de la dignité du peuple originel de l’archipel et la restitution de l’identité et de la souveraineté confisquées dans une dynamique tournée vers l’avenir : « Le passé a été le temps de la colonisation. Le présent est le temps du partage, par le rééquilibrage. L’avenir doit être le temps de l’identité, dans un destin commun. »
11La restitution au peuple kanak de son identité confisquée et l’affirmation selon laquelle le présent est le temps du partage sont autant de principes édictés par le préambule de l’accord qui légitiment et fondent la transposition de l’article 8J de la Convention sur la biodiversité de 1992 et du protocole de Nagoya en Nouvelle-Calédonie.
12En effet, ces textes réaffirment la souveraineté des États sur leurs ressources génétiques et les droits des populations sur leurs savoirs traditionnels associés, conditions d’un partage juste et équitable des avantages tirés de ces ressources.
Le contexte institutionnel
13L’accord de Nouméa de 1998 est constitué du préambule que nous venons de parcourir et d’un « document d’orientation » qui a été largement repris dans les articles 76 et 77 de la Constitution française consacrés exclusivement à la Nouvelle-Calédonie et dans la loi organique 99-209 du 19 mars 1999 relative à l’avenir institutionnel de la Nouvelle-Calédonie. Les négociateurs de cet accord ont en effet assorti la feuille de route vers le destin commun, tracé dans le préambule, d’une architecture institutionnelle non moins originale, souvent qualifiée – non sans raison – de millefeuille complexe, mais soucieuse de maintenir l’équilibre et la paix entre le peuple kanak et les communautés humaines de l’archipel issues de la colonisation.
14Sans entrer dans le détail de cette architecture institutionnelle, nous en évoquerons les principales caractéristiques, de manière à comprendre les subtilités qui jalonnent la création d’un cadre juridique pour la mise en œuvre d’un mécanisme APA en Nouvelle-Calédonie.
15Un premier niveau de l’ingénierie institutionnelle mise en œuvre en Nouvelle-Calédonie mobilise, comme l’ont fait remarquer beaucoup d’auteurs, les rouages d’un système fédéral à deux étages. D’une part, entre la France et la Nouvelle-Calédonie et, d’autre part, entre la Nouvelle-Calédonie et ses trois provinces créées en 1988 et reconduites en 1998.
16Il existe donc quatre collectivités en Nouvelle-Calédonie : l’État, la Nouvelle-Calédonie, les provinces Îles Loyauté, Nord et Sud, et trente-trois communes. À ces quatre collectivités viennent s’ajouter huit aires coutumières qui couvrent le pays.
17La loi organique 99-209 a opéré un partage de compétences normatives entre les quatre collectivités. Outre l’attribution d’office d’un certain nombre de compétences à l’État, la Nouvelle-Calédonie et les communes, la loi précise que les provinces sont compétentes dans toutes les autres matières. Pour sa part, l’État s’est engagé à transférer progressivement à la Nouvelle-Calédonie la plupart des compétences qui lui ont été dévolues par la loi de 1999, à l’exception de matières régaliennes dont le transfert signifiera l’accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie.
18Chaque collectivité a été dotée d’un certain nombre d’institutions chargées d’exercer ses compétences.
19Ainsi la Nouvelle-Calédonie dispose d’un Congrès qui réunit un certain nombre d’élus provinciaux. Le Congrès est à la fois l’assemblée délibérante et législative de la Nouvelle-Calédonie. Le pouvoir exécutif est assuré par un gouvernement collégial, représentatif des différentes sensibilités loyalistes et indépendantistes présentes au Congrès qui procède à son élection.
20Chaque province est dotée d’une assemblée délibérante, et le président de cette assemblée en assume la fonction d’exécutif.
21La justice est exercée par les services de l’État.
22Il convient de noter l’institutionnalisation de l’organisation coutumière : un Sénat coutumier a été mis en place au niveau de la Nouvelle-Calédonie, composé de 16 sénateurs. En effet, chacune des huit aires coutumières désigne, selon les us et coutumes qui lui sont propres, deux représentants au Sénat.
23Le Sénat coutumier à une fonction de co-législateur dans les matières qui touchent à l’identité kanak. À ce titre, le Sénat s’est montré proactif en matière de protection des savoirs traditionnels kanak, en prenant l’initiative il y a quelques années d’une proposition de loi du pays visant à réglementer l’accès aux ressources génétiques et aux savoirs traditionnels associés sur l’ensemble du territoire calédonien, et à mettre en place les modalités de valorisation de ces mêmes ressources et savoirs.
24Du fait de ce partage de compétences, différents domaines d’intervention normative qui concernent la mise en œuvre du mécanisme APA relèvent de collectivités différentes.
25L’État par exemple reste comptable devant la communauté internationale du respect par la Nouvelle-Calédonie et ses provinces de la mise en œuvre des accords internationaux qu’il a signés et ratifiés, et c’est le cas pour le protocole de Nagoya.
26La Nouvelle-Calédonie, qui dispose d’un pouvoir législatif par le biais des lois du pays, est compétente depuis juillet 2013 en matière de droit civil, qui inclut la protection du droit de propriété intellectuelle. Il appartient donc à la Nouvelle-Calédonie de sécuriser les savoirs traditionnels associés à la biodiversité détenus par les clans et tribus kanak, mais aussi par des individus au sein d’un certain nombre de communautés présentes sur le territoire, océaniennes et asiatiques notamment.
27De manière constante, il a été acté que les provinces sont compétentes en matière d’environnement, et c’est à chacune d’entre elles qu’il appartient de réglementer l’accès aux ressources naturelles et le partage des avantages issus de leur utilisation.
28Ainsi, les trois provinces ont adopté chacune un Code de l’environnement (Îles Loyauté en 2016, Nord en 2008 et Sud en 2009), et on trouve de ce fait trois mécanismes APA différents. Celui de la province Sud date de 2009, mais il a fait l’objet récemment d’une mise à jour pour tenir compte de la loi française sur la biodiversité de 2016. La province Nord a adopté le sien en janvier 2019. La province des Îles Loyauté a adopté en juin 2018 une réglementation APA qui se distingue de celles des autres provinces sur des points cruciaux tels que la non-distinction des motifs de l’accès. Ainsi, qu’il soit à visée commerciale ou non, tout accès nécessite une autorisation de la province des Îles Loyauté et des autorités coutumières compétentes, alors que les autres provinces appliquent des procédures simplifiées pour les recherches sans visée commerciale.
29La Nouvelle-Calédonie quant à elle doit adopter prochainement les règles d’accès aux ressources biologiques et de partage des avantages qui découlent de leur utilisation applicables à sa zone économique exclusive (ZEE). Les 1,3 million de kilomètres carrés de la ZEE de la Nouvelle-Calédonie constituent aujourd’hui le Parc naturel de la Mer de Corail, créé par un arrêté du gouvernement calédonien en 2014.
Quelle réglementation pour les savoirs traditionnels en Nouvelle-Calédonie ?
30Maintenant que nous avons vu les particularismes historiques et institutionnels, il nous reste à clarifier ce que recouvre la notion de savoirs traditionnels en Nouvelle-Calédonie et rappeler les initiatives précédentes visant à protéger ces savoirs contre les risques d’utilisation non consentie.
De la notion de savoirs traditionnels en Nouvelle-Calédonie
31La Nouvelle-Calédonie est riche d’une biodiversité exceptionnelle et le taux d’endémicité des espèces végétales comme animales dépasse les 75 %. Les populations kanak ont toujours su tirer parti de cette biodiversité, en particulier des plantes, notamment pour se soigner.
32Dans la société kanak, l’usage de la biodiversité en particulier à des fins médicinales est du ressort de certains clans et familles, qui détiennent quasi exclusivement des connaissances transmises de génération en génération, avec parfois des rituels spécifiques. La plupart de ces savoirs revêtent un aspect sacré. Ils sont intégrés dans des cosmogonies et sont transmis selon des règles particulières : pas par n’importe qui, n’importe comment. Cependant, depuis le début de la période coloniale, la biodiversité calédonienne a attiré des botanistes occidentaux qui ont cherché à décrire les plantes de la Grande Terre comme celles des Îles Loyauté et, lorsque cela était possible, ils ont relié ces plantes à des savoirs et connaissances détenus par les clans et les tribus. Parmi les travaux menés sur les plantes de Nouvelle-Calédonie, on peut citer ceux de Dominique Bourret à l’Orstom dans les années 1970. Dans la continuité de ces travaux, de nombreux chercheurs et doctorants ont soigneusement élaboré des fiches décrivant les plantes, leurs vertus et leurs usages aux quatre coins de l’archipel. L’IRD a restitué en 2017 de manière symbolique au Sénat coutumier 1 171 fiches d’ethnobotanique sur différentes plantes de l’archipel calédonien et leurs usages. Ces fiches, qui témoignent de la richesse calédonienne en termes de botanique et de savoirs, sont désormais consignées par l’Agence pour le développement de la culture kanak (ADCK). Des travaux complémentaires d’identification des savoirs traditionnels liés sont menés par l’association Ikapala en Nouvelle-Calédonie, tandis que d’autres associations poursuivent des activités de recensement de la biodiversité. Un travail de coordination des initiatives éparses sera sans doute nécessaire.
33Les savoirs traditionnels associés à la biodiversité ne s’arrêtent pas à des utilisations médicinales. En effet, il faut également mentionner l’usage de la biodiversité à des fins artisanales, comme dans la vannerie, où il existe par exemple des techniques particulières de tressage.
34De même, de nombreuses connaissances ont été recensées dans le domaine botanique, notamment sur la culture de l’igname, sur les variétés endémiques mais également sur les modes de culture, avec des particularités culturelles pouvant différer d’un endroit à l’autre de l’archipel.
35Enfin, il ne faut pas oublier le patrimoine immatériel, qui fait intervenir diverses connaissances qu’il est nécessaire de protéger d’éventuels pillages. On pense aux chants, danses, contes et légendes dans les différentes langues (34 langues parlées, dont quatre en voie d’extinction). À titre d’exemple, on peut citer la reprise par le chanteur new-yorkais Moby de la musique traditionnelle de l’arrivée de l’eau sur l’île de Tiga, sans qu’il ne soit fait aucune mention de la source, sans même parler de retombées pour les habitants de cette île.
36La mondialisation, la multiplication des échanges, les nouvelles technologies, mais aussi la volonté des populations de s’ouvrir au monde et au tourisme en présentant leurs savoirs et savoir-faire, rendent d’autant plus vulnérable le patrimoine immatériel, renforçant ainsi le besoin de réglementer.
Les tentatives de travaux réglementaires
37Ce besoin de réglementation n’est certes pas nouveau, et si l’importance des enjeux que nous venons d’évoquer est bien comprise, la mise en œuvre en Nouvelle-Calédonie d’un droit de propriété intellectuelle qu’il faut adapter à une société kanak fondée sur le collectif et au contexte institutionnel calédonien implique des difficultés et des obstacles qu’il faudra lever ou contourner. En l’absence de réglementation, il peut y avoir contractualisation pour faciliter l’accès aux ressources et le partage des avantages. Mais là également, la culture de l’oralité des sociétés océaniennes ne se prête pas toujours à l’exercice de contractualisation, surtout lorsque l’on sait que le partage des avantages peut être différé de plusieurs années.
38En 2011 et 2013, deux tentatives de réglementation sur la question des savoirs traditionnels ont été menées, par le gouvernement de la Nouvelle-Calédonie dans un premier temps et par le Sénat coutumier par la suite.
39Le premier projet avait été soumis pour avis au conseil d’État en 2011, lequel a considéré que le projet relevait bien de l’exercice de la compétence de droit civil. Or, à cette époque, celle-ci ne relevait pas de la compétence de la Nouvelle-Calédonie mais encore de l’État, et de fait la Nouvelle-Calédonie n’était pas habilitée à intervenir en la matière. Le projet de loi du pays est depuis resté sans suite, alors même que, depuis 2013, la compétence en matière de droit civil a été transférée à la Nouvelle-Calédonie.
40Le Sénat coutumier a pour sa part travaillé sur une autre version du projet et il a remis au Congrès une proposition de loi du pays couvrant à la fois les règles d’accès aux ressources et de protection des savoirs. À ce jour, il n’a pas été donné de suite à ce projet. D’une part, le Sénat coutumier, dans le montage institutionnel actuel, n’a pas l’initiative des lois du pays, et d’autre part, le domaine couvert dépassait la compétence de la Nouvelle-Calédonie et empiétait sur celui des provinces.
41En 2015, à la suite de la constitution du 14e gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, le président Philippe Germain inscrit la protection des savoirs traditionnels comme l’une des priorités gouvernementales. La courte durée de cette mandature empêchera la poursuite des discussions sur le sujet.
42En 2017, à l’occasion de la constitution du 15e gouvernement, M. Poidyaliwane, désigné comme membre du gouvernement en charge des affaires coutumières et du développement durable, prend la mesure de l’attente de la société kanak sur ce dossier et procède, en relation avec le Sénat coutumier et les instances ayant participé aux travaux, à un état des lieux des travaux réalisés sur le sujet.
43Dans le cadre de la désignation des membres du 16e gouvernement, et en perspective de l’élaboration de sa feuille de route, M. Poidyaliwane et le président du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, M. Santa, décident d’inscrire la protection des savoirs traditionnels au sein de la déclaration de politique générale prononcée devant le Congrès de la Nouvelle-Calédonie le 22 août 2019.
44Le gouvernement de Nouvelle-Calédonie, en relation avec le Sénat coutumier, dispose aujourd’hui d’un contexte politique favorable, propice pour apporter des réponses à une demande sociale de la part notamment de la population kanak. À la différence peut-être d’autres collectivités territoriales où c’est l’État qui décide de la protection des savoirs et des modalités de cette dernière, les autorités calédoniennes ont le devoir d’agir, car elles disposent pour cela de toute l’autonomie nécessaire. Pour agir, nous, Calédoniens, devons partager notre expérience et nos préoccupations, et être attentifs aux retours d’expériences quant à la transposition du protocole de Nagoya dans d’autres pays.
Auteur
Travaille pour le gouvernement de Nouvelle-Calédonie au sein duquel elle a dirigé plusieurs services. Depuis 2018, elle est conseillère auprès du gouvernement de la Nouvelle-Calédonie, plus particulièrement en charge du développement durable, de l’écologie et des relations avec le Sénat coutumier et Conseil coutumier.
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