Chapitre 1. Les ressources génétiques
De la domestication aux centres de ressources biologiques
p. 31-48
Texte intégral
Introduction
1Dans son ouvrage De l’inégalité parmi les sociétés, le géographe américain Jared Diamond (2000) fait de la maîtrise d’espèces domestiquées végétales et animales un des facteurs sous-jacents de la « trame de l’histoire ». L’agriculture, en permettant voici 10 000 ans environ le développement de sociétés sédentaires dans lesquelles la recherche de nourriture n’est plus la seule préoccupation des populations humaines, a permis l’émergence d’acteurs spécialisés dans d’autres activités que la chasse et la cueillette, tels que les forgerons, les commerçants ou les banquiers. Diamond soutient que cela permit l’invention et le développement d’outils de domination (armes, navires, etc.) et l’expansion des civilisations les possédant.
2Cela fait donc remonter à plusieurs millénaires l’existence d’enjeux de pouvoir associés aux espèces d’intérêt agronomique. Aujourd’hui, ceux liés à l’accès à la diversité de ces espèces et aux informations associées sont tout aussi forts : indépendance et sécurité alimentaire des États, autonomie alimentaire et économique pour les petits acteurs de l’agriculture familiale, pouvoir économique pour l’industrie semencière. Ils sont renforcés par l’urgence du changement climatique et de la transition agroécologique.
3La question de l’accès à la diversité des espèces domestiques reste d’autant plus prégnante que l’interdépendance des pays est élevée : aucun pays ne peut se prévaloir de disposer des ressources génétiques lui permettant de répondre à tous ses besoins, et cela malgré la mise en place par de nombreux États de dispositifs de conservation des ressources génétiques d’intérêt agronomique. Les perspectives de la biologie de synthèse sont immenses, mais elles n’effacent pas le besoin de ressources génétiques. Outre le questionnement sur leur acceptabilité sociale, elles ne s’inscrivent encore que dans une modification du vivant, nécessitant l’utilisation de ressources génétiques, et non dans une création ex nihilo.
4À la différence d’une grande partie de la biodiversité sauvage, la biodiversité domestique a fait l’objet au cours de son histoire de nombreux échanges entre individus et entre communautés humaines. Depuis les premiers temps de la domestication, fruit du travail des hommes, façonnée et transmise de génération en génération, elle est, au sens véritable du terme, un patrimoine de l’humanité, tant biologique qu’historique et culturel.
5Ressource et patrimoine : cette dualité de la biodiversité domestique conduit à considérer le principe d’accès et de partage des avantages (APA) à la fois comme une évidence – pourquoi l’accès à la diversité domestique et son utilisation ne seraient-ils pas encadrés par des réglementations APA au même titre que la biodiversité sauvage ? – et comme une interrogation – pourquoi un patrimoine de l’humanité devrait-il cesser d’être commun ?
6Ces questions traverseront les thèmes développés dans ce chapitre, qui retrace une brève histoire de la biodiversité domestique et de l’émergence de la notion de ressource génétique pour discuter des relations entre APA et collections de matériel agronomique.
Origine de la biodiversité domestique
7Les plantes que les humains cultivent et les animaux qu’ils élèvent n’ont pas toujours existé tels que nous les connaissons aujourd’hui. Ils sont le résultat de la domestication d’espèces sauvages par l’homme, puis de leur sélection au cours des millénaires qui ont suivi.
8L’agriculture a induit une profonde transformation des paysages et a engendré en cascade nombre de conséquences sur l’évolution de la biodiversité associée. La domestication elle-même est un des exemples les plus aigus de l’impact d’une activité anthropique sur l’évolution d’êtres vivants – Darwin se saisit d’ailleurs de la diversité d’espèces domestiques pour comprendre l’effet de la sélection. Avec l’agriculture, l’homme cesse d’être spectateur de la nature pour devenir acteur du monde qu’il habite, et qu’il transforme (CAUVIN, 2000 ; COHEN, 2009). L’accès à des ressources in natura pour se nourrir ou se vêtir perd de l’importance au profit de l’accès au foncier, à des semences végétales, à des animaux reproducteurs.
9La domestication s’est produite en de nombreux endroits du globe. Ainsi, blé et orge furent domestiqués au Moyen-Orient, maïs, tomate et pommes de terre en Amérique centrale et latine, mil et sorgho en Afrique, le riz en Asie et en Afrique. Le cochon en Asie, le mouton au Moyen-Orient sont d’autres exemples. Les espèces domestiquées acquièrent des caractères facilitant leur culture, leur récolte ou leur élevage. Plantes et animaux domestiques ont beaucoup voyagé depuis. Nombre d’espèces (maïs, riz, vache, poule…) ont conquis la planète. La mondialisation de l’agriculture ne date donc pas de ce siècle ni du précédent. Les migrations humaines ont progressivement étendu les aires de culture et d’élevage des espèces domestiques ; les grandes explorations leur ont fait franchir les océans et les ont fait passer d’un continent à l’autre.
10Avec ces déplacements, les espèces domestiques poursuivent leur évolution, se diversifient en s’adaptant à de nouveaux environnements sous l’effet combiné de la sélection humaine et de la sélection naturelle. La sélection par les agriculteurs contribue de plus à la diversification, en développant des variétés ou races répondant à des besoins et préférences variés (précocité, couleur, goût, facilité de transformation, etc.). Les échanges de semences entre agriculteurs modifient aussi le matériel génétique soumis à cette sélection. Les flux de gènes avec les espèces sauvages apparentées interviennent aussi dans l’évolution des plantes cultivées, parfois également dans celle des animaux d’élevage ou de compagnie. Ce que l’on sait de l’histoire évolutive des espèces domestiques, et plus particulièrement de celle des plantes cultivées, fait qu’il est le plus souvent impossible d’attribuer la paternité de telle ou telle variété cultivée à une communauté ou à un agriculteur en particulier, tellement les actions de cette communauté ou de cet agriculteur se sont exercées sur un matériel génétique remodelé au cours de son histoire.
11La circulation des semences ne s’est cependant pas faite sans règles, notamment dans les régions où une plante est ancrée dans la culture des communautés humaines (mil et sorgho en Afrique, igname en Océanie, maïs au Mexique, etc.). De nombreuses études ont documenté que les échanges de semences entre familles, entre communautés villageoises ou entre communautés ethniques ne sont pas aléatoires (BELLON, 1991 ; LABEYRIE et al., 2014 ; Caillon et Degeorges, 2007). D’autres ont montré le rôle du statut social dans l’accès aux semences (Baco, 2007 ; Badstue et al., 2006 ; Ricciardi, 2015 ; THOMAS et CAILLON, 2016). La régulation culturelle, sociale et économique de l’accès aux ressources génétiques est donc ancienne, et cet accès ne relève pas toujours de systèmes juridiques formels.
De la diversité biologique aux ressources génétiques
12Les premières collections d’espèces domestiques sont d’ordre naturaliste (cf. chap. 2). Elles portent davantage sur une représentation de la diversité des espèces, tout particulièrement « exotiques », que de la diversité à l’intérieur des espèces, et cela à des fins de connaissance plutôt que d’agronomie. En France, le Potager du Roy, destiné à abonder en fruits et légumes la table de Louis XIV à Versailles, peut être considéré comme l’amorce des collections à caractère agronomique. Ce n’est plus un cabinet de curiosités végétales. Cependant, la vision de la diversité biologique par la science occidentale est marquée par Linné et la catégorisation du vivant en entités appelées espèces (Gouyon, 2001). L’espèce restera longtemps l’unité de base pour appréhender la diversité du vivant.
13C’est avec l’émergence d’une industrie semencière et d’une sélection variétale conceptualisée comme telle que vont naître les premières collections de ce qui n’est pas encore appelé les « ressources phytogénétiques ». La collection des blés de Vilmorin à la fin du xixe siècle (Catalogue Vilmorin 1880) est emblématique de cette prise en considération de la diversité intraspécifique.
14La figure tutélaire des ressources phytogénétiques est l’agronome et généticien russe Nicolaï Vavilov (1887-1943), dont l’œuvre et le destin sont immenses. Afin de répondre aux besoins d’une agriculture soviétique qui s’industrialise (Pistorius, 1997), Vavilov explore tous les continents pour constituer des collections représentatives de la diversité des plantes d’intérêt agronomique. Ce faisant, il élabore la théorie des centres d’origine des plantes cultivées (les zones où la diversité de ces plantes est la plus élevée seraient celles de leur origine) (Vavilov, 2015). Nombre de ses hypothèses se sont révélées justes. Porteur d’une vision mendélienne de la génétique, Vavilov est en opposition avec le sinistre Lyssenko et sa conception de la transmission des caractères acquis. Lyssenko remporte la lutte de pouvoir ; Vavilov mourra dans les geôles de Staline.
15FENZI et BONNEUIL (2016) ont inséré le parcours de Vavilov dans la construction historique d’une « cosmovision particulière de la diversité biologique », dans laquelle la diversité biologique est composée d’éléments dissociables, de briques élémentaires mobilisables dans une ingénierie du vivant. Avec les débuts de la génétique, le gène devient l’un de ces éléments, et les organismes vivants qui les contiennent sont considérés, consciemment, comme des « ressources génétiques », même si l’expression « genetic resources » semble ne faire son apparition qu’à la fin des années 1960 sous la plume du généticien australien Otto Frankel (Frankel et al., 1995).
Les grandes collections de ressources agronomiques
16Dans les années 1960-1970, la Révolution verte a eu un double effet : d’une part, elle a porté des coups très durs à la diversité cultivée en soutenant sur de larges territoires l’adoption de variétés dites à haut rendement, accompagnées du package de conseils et d’intrants approprié ; d’autre part, elle a accéléré un mouvement de sauvegarde des variétés traditionnelles menacées par cette adoption, au moyen de grandes campagnes de collecte et de mise en conservation du fruit de ces prospections dans les banques de gènes des centres internationaux de recherche agronomique. Dès 1973, cette sauvegarde fut pensée comme étant celle de véritables « ressources génétiques » et non d’une biodiversité pour elle-même, dans la mesure où il s’agissait avant tout de constituer un réservoir de diversité génétique mobilisable par les sélectionneurs (Louafi, 2011).
17On notera cependant qu’aussi puissante qu’elle ait été depuis un demi-siècle, la prédominance de la conservation dite ex situ dans le paysage de la conservation des ressources phytogénétiques ne fut réellement actée qu’à l’issue de la conférence FAO-IBP de 1967 (Pistorius, 1997), lors de laquelle furent débattus les mérites respectifs de la conservation in situ et de la conservation ex situ. Le principe d’un réseau international de banques de gènes fut entériné à l’issue de cette conférence. Il prit forme à partir de 1971 avec la création du réseau des banques de gènes du CGIAR (LOUAFI, 2011 ; encadré 1).
Les collections des centres internationaux de recherche agricole du CGIAR
Le CGIAR fut créé en 1971 pour amplifier l’expérience de deux centres internationaux de recherche agricole, le Cimmyt et l’Irri, respectivement implantés au Mexique et aux Philippines, et à l’origine de la Révolution verte avec des variétés de blé et de riz à haut rendement. La structure et l’organisation du CGIAR ont été l’objet de plusieurs réformes sous la pression des bailleurs de fonds, cherchant le bon dosage entre autonomie des centres et coordination de leurs recherches. Le CGIAR (cinq lettres qui constituent aujourd’hui un nom sans signification et non plus l’acronyme de l’appellation abandonnée « Consultative group for international agricultural research ») se définit aujourd’hui comme un « partenariat mondial de recherche » et comprend 15 centres internationaux de recherche aux mandats définis en termes de cultures et zones géographiques cibles. Ceux-ci maintiennent les 35 collections CGIAR de ressources génétiques de plantes et arbres d’intérêt agronomique majeur, pour un total d’environ 770 000 accessions, c’est-à-dire d’échantillons stockés considérés comme représentant des entités génétiques distinctes.
Aujourd’hui fédérées au sein de la « Genebank platform du CGIAR », ces collections ont également vu leur organisation évoluer au cours du demi-siècle d’existence du CGIAR. La création du réseau des banques de gènes du CGIAR a été accompagnée en 1974 par celle d’un centre à la mission transversale d’animation et de renforcement de ce réseau, l’International Board for Plant Genetic Resources (IBPGR), au secrétariat initialement assuré par la FAO (nous renvoyons le lecteur à LOUAFI [2011] et Chiarolla [2013] pour un récit détaillé des mouvements du balancier entre FAO et CGIAR dans la gouvernance internationale des ressources phytogénétiques). L’IBPGR, devenu IPGRI (International Plant Genetic Resources Institute) en 1991, a joué un rôle important pendant plus de trente ans dans l’animation internationale sur les ressources phytogénétiques et le développement de partenariats avec les structures nationales de recherche des pays du Sud. Une bonne partie des collections de ressources génétiques de plantes tropicales conservées par les établissements français, notamment le Cirad et l’IRD, résultent de prospections conduites en collaboration avec l’IBPGR. Dans le but de sécuriser le financement des banques de gènes du CGIAR a été créé en 2006 le Crop Trust, connu pour sa responsabilité du Global Seed Vault de Svalbard. Les collections du CGIAR sont versées au système multilatéral du Tirpaa (Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture).
18De fait, ce développement de la conservation ex situ est une amplification de la démarche vavilovienne. Ses caractéristiques intrinsèques et évolutions, tant revendiquées que non dites, auront marqué durablement le monde des ressources génétiques agronomiques. Ainsi :
- l’organisation des banques de gènes se professionnalise, génère des métiers et des processus spécifiques. Dans les centres de recherche, les banques de gènes s’autonomisent souvent des départements d’amélioration variétale. Dans les universités, les cursus en ressources génétiques sont parfois distincts des cursus d’amélioration variétale ;
- le sélectionneur est vu comme le client premier des banques de gènes, au travers de l’enchaînement collecte-conservation-caractérisation-évaluation-utilisation. Les collections ne sont certes pas utilisées que par des sélectionneurs, mais aussi par des chercheurs, ces derniers justifiant très souvent leurs recherches par le besoin de mieux connaître les ressources génétiques pour pouvoir mieux les utiliser ;
- le rôle des agriculteurs dans la genèse de la diversité est reconnu, mais ils sont avant tout considérés comme pourvoyeurs d’une diversité (et parfois de connaissances traditionnelles associées) qui sera utilisée pour produire des variétés dont ils seront les utilisateurs finaux. Leur rôle dans la préservation de la diversité n’est pas reconnu, puisque cette fonction est attribuée aux banques de gènes. Si l’accès aux banques de gènes ne leur est pas interdit, il est de facto difficile ; il n’est pas attendu que les agriculteurs utilisent les banques de gènes autrement qu’au travers de la culture des variétés améliorées ;
- la cause de la sécurité alimentaire mondiale justifie l’internationalisation des ressources.
Un traité spécifique aux ressources phytogénétiques
19La prééminence du réseau international de banques de gènes porté par le CGIAR fut souvent interrogée. En 1983, la contestation de pays du Sud (Inde, Indonésie, Mexique notamment) sur la légitimité des collections internationales conduisit la FAO à réaffirmer par l’« Engagement international sur les ressources phytogénétiques » que ces ressources étaient un patrimoine commun de l’humanité. Mais, comme le souligne Thomas (2017), il n’était pas satisfaisant, à l’époque des promesses naissantes des biotechnologies, de mettre des ressources en accès libre sans garantie sur leur exploitation à des fins commerciales. Ce ne fut donc pas suffisant pour que les ressources phytogénétiques bénéficient d’un régime particulier lors de la CDB.
20Les pratiques d’accès, d’échanges et d’utilisation de ressources phytogénétiques se voient donc potentiellement soumises au principe de l’APA défini par la CDB. Ce principe subordonne l’accès à une ressource génétique et son utilisation à l’information du fournisseur par l’utilisateur sur ses intentions, au consentement préalable du fournisseur et à la contractualisation entre le fournisseur et l’utilisateur des modalités de partage d’avantages de type monétaire ou non monétaire. La FAO s’inquiète alors de ce que les coûts de transaction engendrés par les réglementations d’accès aux ressources puissent être un frein à la circulation et à l’utilisation des ressources phytogénétiques et menacer la sécurité alimentaire. La commission sur les ressources génétiques pour l’agriculture et l’alimentation de la FAO va mener un travail d’équilibre, consistant à aligner les objectifs de conservation et d’utilisation des ressources phytogénétiques pour l’agriculture et l’alimentation avec les deux premiers objectifs de la CDB (conservation, utilisation durable) et à préserver une forme d’accès libre à ces ressources (Chiarolla et al., 2013). La conférence de la FAO adopte ainsi en 2001 le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture (Tirpaa). Ce traité établit à travers le système multilatéral un « commun » de ressources phytogénétiques librement abondé par les États (respectant ainsi le principe de souveraineté des États sur leurs ressources génétiques).
21Il est parfois oublié que le protocole de Nagoya (article 4.4) admet l’existence d’autres régimes d’accès à des ressources génétiques dès lors que ces régimes ne sont pas en contradiction avec ses objectifs et ceux de la CDB. Il ne s’applique alors pas. De plus, il reconnaît dans son préambule la nature particulière de la biodiversité agricole, l’importance des ressources génétiques pour la sécurité alimentaire et l’interdépendance des pays. Comportant des objectifs et mesures relatifs à la conservation, à l’utilisation et au partage juste et équitable des avantages, le Tirpaa est de fait reconnu par le protocole de Nagoya comme l’une des exceptions au régime général. Schloen et al. (2011) identifient trois caractéristiques propres aux ressources génétiques pour l’agriculture et l’alimentation : elles sont des éléments d’une biodiversité façonnée par les humains et leur existence est étroitement liée à l’activité humaine ; la plupart des produits issus de ces ressources génétiques peuvent être eux-mêmes utilisés comme des ressources génétiques (nouvelles variétés par exemple) ; l’érosion de ces ressources génétiques n’est pas liée à une surexploitation, mais au contraire à une sous-exploitation. Pour CHIAROLLA et al. (2013), l’enjeu est que les réglementations nationales sur l’APA ne traitent pas les ressources génétiques pour l’agriculture et l’alimentation comme des ressources ordinaires.
22Le système multilatéral du Tirpaa permet un accès facilité aux ressources phytogénétiques qui y sont versées. Le partage des avantages est également multilatéralisé (encadré 2).
Le Traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’agriculture et l’alimentation (Tirpaa)
Le Tirpaa a été adopté en novembre 2001 lors de la 31e Conférence de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Il est entré en vigueur en juin 2004. 146 États sont aujourd’hui parties au Tirpaa.
Le Traité offre un cadre, agréé multilatéralement, pour la conservation, l’utilisation durable de la diversité des plantes cultivées et le partage juste et équitable des avantages découlant de cette utilisation. Ses dispositions sont compatibles avec celles de la CDB, qui lui est antérieure de neuf ans.
Le pilier du Traité est le système multilatéral, qui constitue un commun de ressources phytogénétiques. L’annexe I comporte la liste des 64 espèces susceptibles d’être versées au système multilatéral. Les ressources versées sont dites en accès facilité, car accessibles par un accord type de transfert de matériel (MTA) si l’accès se fait pour une utilisation de recherche, sélection ou formation pour l’agriculture et l’alimentation. Le cadre d’utilisation des ressources versées au système multilatéral est donc délimité. L’emploi d’un accord-type évite donc les négociations au cas par cas.
Le système multilatéral est principalement abondé par les États parties – qui font donc acte de souveraineté sur leurs ressources en les versant ou pas dans le système multilatéral – ou des organisations internationales. Le système multilatéral, qui comprend aujourd’hui plus de 1,5 million d’accessions, n’est pas une collection physique d’échantillons, mais une sorte de catalogue, d’enveloppe virtuelle, les échantillons physiques étant conservés dans les collections des États ou organisations les ayant versés dans le système multilatéral.
Le partage d’avantages non monétaires est encouragé dans l’ATTM. Les avantages monétaires sont partagés par l’intermédiaire du Fonds fiduciaire de partage des avantages du Tirpaa. Ce fonds multilatéral peut également être abondé par des dons. Il est utilisé pour financer des actions de conservation et d’utilisation durable des ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture.
Comme pour la CDB et le protocole de Nagoya, l’évolution du Tirpaa fait l’objet de négociations entre les parties prenantes. Les principaux points faisant l’objet des négociations en cours sont l’extension de la liste de l’annexe I, les modalités d’abondement du fonds fiduciaire et la question des Digital Sequence Information (DSI).
23Thomas (2014) voit cependant dans le Tirpaa une démarche moins vertueuse qu’il n’y paraît, car permettant d’échapper aux négociations de contractualisation entre fournisseur et utilisateur de ressources génétiques et favorisant davantage les utilisateurs (chercheurs, sélectionneurs) venant se servir dans le système multilatéral que les agriculteurs fournisseurs de ressources génétiques. De plus, si le Tirpaa reconnaît le droit des agriculteurs (en reflet de l’article 8j de la CDB), il n’est pas contraignant et laisse aux États signataires le soin de mettre en place les mesures appropriées. Les négociations sur la révision du Tirpaa (extension de la liste de l’annexe I, inclusion des informations numériques de séquençage [DSI]…) sont marquées par ces tensions.
Les centres de ressources biologiques (CRB)
24Dans le domaine végétal, l’expression « banques de gènes » ou « banques de semences » est encore très couramment utilisée pour désigner les infrastructures en charge de la conservation et de la gestion de collections de ressources génétiques végétales, sous une forme qui permette d’obtenir une plante à partir du matériel conservé (graines, plantes entières, vitroplants, etc.). C’est une expression plus connue par le public, même averti, que celle de « centre de ressources biologiques » (CRB), qui prévaut pourtant aujourd’hui dans le paysage français des ressources génétiques.
25Le concept de CRB a été promu par l’OCDE au début des années 2000 et permet d’englober des dispositifs variés conservant des éléments du vivant très différents. Ces dispositifs ont comme principal point commun une exigence de traçabilité du matériel conservé et distribué. Des normes de qualité ont été spécifiquement développées pour les CRB (norme NF S96-900 en France).
26Les centres de ressources biologiques font partie des infrastructures sur lesquelles s’appuie la recherche – publique comme privée – en sciences de la vie pour accéder à du matériel biologique de qualité. Le type de matériel conservé est varié. Les centres conservant des ressources biologiques d’origine humaine renferment ainsi des échantillons de sang, de tissus, de lignées cellulaires, etc. Les CRB animaux et végétaux conservent du matériel permettant la reproduction (tel qu’embryons ou sperme de races domestiques animales, semences…), mais aussi des ressources dites génomiques (principalement des fragments d’ADN) utilisées par la recherche et facilement échangeables entre laboratoires.
27Outre les collections de matériel biologique proprement dit, les CRB gèrent dans des bases de données l’information qui y est rattachée : données dites « passeport » sur l’origine du matériel, données physiologiques, agronomiques, moléculaires, etc. Cette information prend de plus en plus d’importance, et elle est de plus en plus sensible, car les ressources conservées sont d’autant plus utiles qu’elles sont documentées.
28Les principales missions d’un CRB sont les suivantes :
- assurer l’acquisition et la conservation conforme et pérenne du matériel biologique dont il a la charge ;
- assurer la traçabilité de ce matériel biologique, ce qui revient à pouvoir en connaître l’identité de manière certaine à toute étape des processus de conservation, de multiplication, de distribution, etc. ;
- caractériser le matériel biologique détenu pour favoriser son utilisation et mettre à disposition l’information sur celui-ci ;
- proposer la diffusion de ce matériel biologique.
29Les développements méthodologiques pour améliorer les services rendus, l’animation de réseaux s’ajoutent souvent à ces missions.
30Les évolutions du contexte socioéconomique influent sur certaines activités. Ainsi, le virage agroécologique modifiera les modes et critères d’évaluation des ressources agronomiques. La tension sur les financements publics pourra conduire des CRB à privilégier des services rémunérateurs.
31Le respect des réglementations nationales et internationales relatives aux échanges de matériel biologique est un impératif pour les CRB, que ce soit en matière sanitaire, de biosécurité, de protection des espèces menacées et bien évidemment d’APA.
CRB et APA
32La trajectoire des CRB résonne avec celle de l’APA, tant dans leur conception et leur mise en œuvre que dans les débats en cours. Les CRB et les réglementations APA sont en effet conçus et organisés autour d’un même découpage du vivant en briques élémentaires, les ressources biologiques. Le matériel biologique est central, tandis que l’information afférente est dite « associée », qu’il s’agisse de connaissances traditionnelles ou de données de phénotypage.
33De ce fait, la démarche CRB, de par ses exigences de traçabilité et ses procédures, est adaptée au respect des réglementations APA. Fournir un matériel assurant des certitudes juridiques à l’utilisateur n’est finalement qu’une exigence de plus, s’ajoutant à celles de fournir des échantillons conformes aux caractéristiques annoncées sur le catalogue, de bonne capacité germinative ou encore aussi saines que possible. L’utilisation systématique des accords de transfert de matériel (Material transfer agreements, MTA), bien antérieure au Tirpaa ou au protocole de Nagoya, facilite cette adaptation. Il reste que les gestionnaires des CRB sont confrontés aux difficultés de mise en œuvre de l’APA. Le travail de « régularisation » des collections – c’est-à-dire de contrôle et d’obtention si nécessaire des documents précisant les conditions de conservation et de diffusion – est immense. Des plongées dans les archives ou la mémoire des anciens sur l’introduction de telle ou telle partie des collections font désormais partie du quotidien des CRB. La quête de la certitude juridique est compliquée par l’hétérogénéité de la mise en œuvre des dispositifs APA par les États. Et même dans le cas de certitudes légales, des questions de légitimité peuvent se poser lors de la diffusion de matériel étranger, ou même pour le versement de matériel dans le système multilatéral du Tirpaa.
34Il est remarquable que, dans un rapport de l’OCDE (2001), les données associées soient incluses dans le périmètre des ressources biologiques : « Biological resources – living organisms, cells, genes, and the related information – are the essential raw materials for the advancement of biotechnology, human health, and research and development in the life sciences. » On notera que, si elle était introduite dans le débat sur l’inclusion des DSI (informations numériques de séquençage) dans le champ de l’APA, cette définition pourrait tout simplement se traduire par « les DSI sont des ressources biologiques » ! (cf. chap. 16).
35Enfin, CRB et APA partagent une difficulté à dépasser les fonctions qui leur ont été dévolues.
36Les CRB souffrent d’une image de tours d’ivoire, voire de bunkers, préservant la diversité pour le bénéfice de l’industrie et de la recherche, très éloignés des besoins et des préoccupations des agriculteurs, notamment dans le domaine végétal. En France, le réseau des CRB de l’Inrae, du Cirad et de l’IRD s’appelle « Ressources agronomiques pour la Recherche » (https://www.agrobrc-rare.org), même s’il a vocation à servir d’autres utilisateurs. La médiatisation de la réserve mondiale de semences de Svalbard a contribué à une perception biaisée de ce qu’est la conservation des ressources génétiques. Cette réserve n’est en effet qu’un dispositif de sauvegarde pour des banques de gènes existantes, et n’accomplit rien des tâches de bases de CRD comme la caractérisation, la documentation ou la distribution de ressources, qui font le quotidien des gestionnaires de ressources phytogénétiques. Les technologies de conservation et d’analyse de la diversité domestique ne s’intègrent pas dans la vision plus émotionnelle, plus charnelle, de la diversité domestique portée par certains courants paysans.
37Le procès fait aux CRB est souvent excessif. Mais le rôle et la gouvernance des CRB sont appelés à évoluer, pour mieux prendre en compte les attentes d’acteurs plus divers, élargir le cercle des bénéficiaires, et s’intégrer dans une conception moins fragmentée, moins « gène-centrée », plus dynamique, de la biodiversité cultivée.
38De façon comparable, par nécessité sans doute, le formalisme de l’APA réduit la biodiversité aux pièces d’un puzzle qui ne font pourtant sens qu’assemblées, et le dialogue entre acteurs au couple fournisseur-utilisateur direct (le premier n’étant de plus pas nécessairement le fournisseur réel, mais l’autorité habilitée). L’APA peine alors à apparaître comme l’instrument qu’il devrait être d’une ambition globale de préservation de la biodiversité, mobilisant tous les acteurs de la société. L’avenir dira si cet état de fait perdure, sanctionnant définitivement la faute originelle de la CDB d’avoir introduit une dimension marchande dans ses objectifs, ou si les ambitions de justice et d’équité de l’APA lui permettront in fine de corriger ce qui n’est peut-être encore qu’un péché de jeunesse.
Références
39Baco M. N., 2007 – Gestion locale de la diversité cultivée au Nord Bénin : éléments pour une politique publique de conservation de l’agrobiodiversité de l’igname (Dioscorea spp.). Orléans, Thèse de doctorat.
40Badstue L. B., Bellon M. R., Berthaud J., Juárez X., Rosas I. M., Solano A. M., Ramírez A., 2006 – Examining the role of collective action in an informal seed system: a case study from the Central Valleys of Oaxaca, Mexico. Human Ecology, 34 (2) : 249-273.
41Bellon M. R., 1991 – The ethnoecology of maize variety management: a case study from Mexico. Human Ecology, 19 (3) : 389-418.
42Caillon S., Degeorges P., 2007 – Biodiversity: negotiating the border between nature and culture. Biodiversity and Conservation, 16 (10) : 2919-2931.
43Cauvin J., 2000 – Naissance des divinités, naissance de l’agriculture : la révolution des symboles au néolithique. Cambridge, Cambridge University Press.
44Chiarolla C., Louafi S., Schloen M., 2013 – « An analysis of the relationship between the Nagoya protocol and instruments related to genetic resources for food and agriculture and farmers’ rights ». In : The 2010 Nagoya Protocol on Access and Benefit-sharing in Perspective, Leyde, Brill Nijhoff : 83-122.
45Cohen D., 2009 – La prospérité du vice : une introduction (inquiète) à l’économie. Paris, Albin Michel.
46Dedeurwaerdere T., Broggiato A., Louafi S., Welch E. W., Batur F., 2013 – « Governing global scientific research commons under the Nagoya protocol ». In : The 2010 Nagoya Protocol on Access and BenefitSharing in Perspective, Leyde, Brill Nijhoff : 389-421.
47Diamond J., 2000 – De l’inégalité parmi les sociétés. Paris, Gallimard, trad. P. E. Dauzat.
48Fenzi M., Bonneuil C., 2016 – From “genetic resources” to “ecosystems services”: a century of science and global policies for crop diversity conservation. Culture, Agriculture, Food and Environment, 38 (2) : 72-83.
49Frankel O. H., Brown A. H., Burdon J. J., 1995 – The conservation of plant biodiversity. Cambridge, Cambridge University Press.
50Gouyon P. H., 2001 – Les Harmonies de la nature à l’épreuve de la biologie : évolution et biodiversité. Versailles, Quae.
51Labeyrie V., Rono B., Leclerc C., 2014 – How social organization shapes crop diversity: an ecological anthropology approach among Tharaka farmers of Mount Kenya. Agriculture and Human Values, 31 (1) : 97-107.
52Louafi S., 2011 – Entre courtiers et communautés de pratique : le rôle des CIRA dans la gouvernance globale des ressources génétiques. XIe congrès de l’AFSP, Strasbourg, France, 31 août-2 septembre 2011.
53Organization for Economic Cooperation and Development, 2001 – Biological Resource Centers: Underpinning the Future of Life Sciences and Biotechnology. 68 p.
54Pistorius R., 1997 – Scientists, plants and politics: a history of the plant genetic resources movement. Bioversity International.
55Ricciardi V., 2015 – Social seed networks: identifying central farmers for equitable seed access. Agricultural Systems, 139 : 110-121.
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58Thomas F., 2017 – Ressources génétiques : garantir l’accès à un bien public mondial ou compenser sa marchandisation ? Entreprises et histoire, 3 : 103-120.
59Thomas M., Caillon S., 2016 – Effects of farmer social status and plant biocultural value on seed circulation networks in Vanuatu. Ecology and Society, 21 (2).
60Vavilov N., 2015 – La théorie des centres d’origine des plantes cultivées. Saint-Nazaire, Éditions Petit Génie.
Auteur
Généticien, « référent scientifique Nagoya » pour l’IRD, étudie la diversité et la conservation des plantes cultivées (UMR Diade, Montpellier). Il est membre du conseil scientifique de la Fondation pour la recherche sur la biodiversité, de la section « ressources phytogénétiques » du Comité technique permanent de la sélection des plantes cultivées (CTPS) et du groupe d’experts « Collections » du ministère en charge de la Recherche.
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