Les effets de l'expansionnisme urbain sur l'environnement de Brasília
p. 163-171
Texte intégral
1Le dessin premier de Brasília - le Piano Piloto de Lucio Costa - correspond à celui de la capitale politique, idéale et moderne, conçu comme le fer de lance de la transformation de la société brésilienne, en s'inspirant de la devise « Ordre et progrès »1, symbole de la Nation brésilienne, annonçant un avenir prospère, moderne et progressiste.
2En tant qu'espace planifié, Brasília correspond à une représentation politique de l'espace, en rapport avec le savoir et le pouvoir d'un ordre national qui domine la vie sociale. Cet espace est lié au pouvoir de l'État et au savoir intellectuel, qui imposent un ordre pragmatique à la vie sociale des habitants et inspirent leur symbolique aux planificateurs, urbanistes et technocrates.
3La mise en œuvre du projet urbanistique Piano Piloto est le fruit de l'action stratégique et bureaucratique de l'État, responsable des politiques de gestion et d'organisation territoriale. Il est le garant de l'exacte matérialisation des conceptions théoriques et abstraites du projet initial. Le succès de cette opération est démontré par l'architecture moderne du Piano Piloto, ses qualités fonctionnelles, sa beauté et sa pureté de formes, louées mondialement, et au final, par son classement, par l'Unesco, comme site patrimoine de l'humanité en 1987.
4Actuellement, le Piano Piloto, en tant que ville projetée, s'inscrit dans l'espace non plus comme une édification isolée, mais bien comme un ensemble de pratiques historiques, établissant de profondes modifications du lien entre la société et son espace, et qui se déploient dans un territoire en construction, celui du Distrito Federal ayant gouvernement autonome. Ce mode d'approche nous permet d'analyser l'espace urbain comme une « matérialité présente » (Sposito, 1999), une accumulation et expression de diverses pratiques sociales. Ce processus, que l'on peut suivre au travers de la propre évolution de la politique du gouvernement du Distrito Federal, crée une ville qui va bien au-delà de l'espace prévu et dont la périphérie empiète sur les zones protégées.
5Dégager cet ensemble de pratiques spécifiques et ses rapports croisés entre urbanisation, planification et environnement, afin de comprendre les transformations actuelles du processus urbain en cours dans le Distrito Federal, est l'objectif de ce chapitre.
Ouverture du territoire à l'appropriation individuelle par le découpage institutionnel de l'espace de propriété publique
6L'implantation de Brasília obéit à des objectifs politiques et stratégiques bien définis : il s'agit de concevoir la capitale du pays, charnière d'un vaste territoire au capital national et international, dans un contexte de modernisation de l'espace et de la société. Ceci confère à l'espace qui doit la recevoir un statut particulier. Le Distrito Federal a donc été très précisément délimité : un quadrilatère de 5 800 km2. Il contraste avec la nature ouverte de la région aux dimensions indéfinies, les propriétés latifundiaires peu productives et les terres domaniales aux frontières floues et où l'occupation et la mise en valeur originelles sont faibles et extensives.
7De plus, l'intérieur de cet espace est soigneusement découpé en zones d'usage et de gestion territoriale bien définies et correspondant aux fonctions de la nouvelle ville. Les terres, d'abondantes qu'elles étaient y sont devenues un bien rare du fait de cette assignation fonctionnelle. Cette valeur nouvelle de la terre efface peu à peu l'idée première de vastitude des terres vierges et va exercer une influence significative sur le processus social, historique et politique dans lequel a eu lieu toute l'occupation urbaine et rurale du Distrito Federal et de la région avoisinante.
8Cette valorisation provoque la raréfaction de plus en plus effective des terres dans l'aire projetée, limitée et restreinte du Plano Piloto, comme dans le reste du territoire du Distrito Federal. En effet, un mode spécifique de mise à disposition de la terre à l'appropriation privée a été choisi par le gouvernement local : l'adjudication sous forme d'enchères. Il provoque une valorisation démesurée des lots situés au centre de la ville de Brasília.
9Une politique de lotissements publics pour accueillir les populations à revenus modestes a été menée en parallèle : le choix a été aussi ici de créer des cidades satélites à distance du Plano Piloto et de préserver les zones d'exploitation rurale et de réserve naturelle inititialement prévues. Ces espaces lotis ont été débordés et les populations ont développé de nouveaux établissements diffus et illégaux. La ville éclate et s'étale au-delà des limites projetées. La spéculation foncière et immobilière se développe dans les espaces ruraux et les zones de réserves naturelles du Distrito Federal.
10Les décisions politiques premières ont donc été révisées. Le statut de ces terres a été modifié après coup pour les intégrer au périmètre urbain, satisfaisant ainsi les intérêts des acteurs du marché immobilier. Cette situation est très particulière au Distrito Federal, car le gouvernement local y est à la fois le grand organisateur de la gestion foncière du territoire et le principal propriétaire foncier.
11Cette logique contredit les principes qui ont initialement régi l'occupation du territoire du Distrito Federal, conçu pour être un espace homogène et fonctionnel, où la terre était propriété de l'État, et ce dernier était le seul agent du morcellement réservé à l'implantation rationnelle et cohérente de la ville.
12L'action publique concernant l'occupation du territoire s'est ensuite caractérisée par la prépondérance de la politique du logement, légalisant, édifiant et densifiant les cidades satélites et les lotissements dans la région sud du Distrito Federal (Planidro/1970 ; PEOT/1977 ; PDOT/1996-972 ; Brasília revisitée, entre autres exemples). La grande majorité de lots urbains issus de ces programmes est affectée à la population défavorisée.
Du contrôle par la planification urbaine à l'orientation par la politique de l'habitat
13Les deux axes principaux de la politique urbaine évoqués ci-dessus — les programmes d'habitat destinés aux populations défavorisées et la vente au privé des terrains pour des usages multiples — sont les supports d'une rationalité technique qui fractionne l'espace en plusieurs noyaux d'habitat séparés du centre-ville de Brasília par des aires institutionnelles où l'occupation est contrôlée. Le gouvernement local conditionne et oriente de cette façon tous les dossiers concernant les politiques publiques et urbaines de gestion du territoire. Cette stratégie renforce les inégalités.
14Les pouvoirs publics, agissant au sein de la société, au moyen de la planification centralisée (programmes, plans et normes), engendrent la centralisation du pouvoir politique en contrôlant la demande sociale et l'organisation hiérarchique du territoire. Par exemple, ils décident que Santa Maria sera réservée aux classes défavorisées et le secteur Sud-Ouest, à la classe moyenne. La gestion du territoire se fait par le biais des politiques et des actions conçues au sein d'une technocratie gouvernementale hiérarchisée et centralisée. Elle produit un grand nombre de lois, de décrets et de règlements souvent contradictoires et inopérants à l'échelle de l'aménagement global du territoire. On doit souligner que les incohérences et les dysfonctionnements sont constants entre les actions des différentes administrations gouvernementales qui manquent de transparence politique et s'harmonisent difficilement.
15Le processus de planification et d'organisation du territoire, sous l'autorité de l'État, dissimule le problème d'une autorité exercée bureaucratiquement qui favorise une distinction des zones d'habitation et une ségrégation dans leur accès (Carlos, 1996), plus par le jeu économique du marché foncier que du fait des décisions étatiques.
16Dans ce contexte, le processus d'appropriation de l'espace urbain de Brasília, initialement étatique et planifié, se réalise par le morcellement privé, le lotissement et la vente de terre, et favorise la formation d'un marché foncier doublement oligopolistique, tant du fait du gouvernement du Distrito Federal que du marché privé. L'accaparement du marché foncier spéculatif par les membres des sphères du pouvoir politique, alimente et aggrave les contradictions. Avant qu'il ne s'agisse de définir les politiques de légalisation des lotissements privés, l'intérêt privé porté à la périphérie se limitait à l'occupation et au morcellement des terres conformément aux politiques publiques urbaines et rurales du gouvernement local, visant principalement les populations défavorisées.
17Cette analyse nous permet de comprendre le processus de morcellement comme étant la rupture du monopole étatique de l'espace homogène, devenu vulnérable sous l'effet de l'action des agents privés, indépendamment des orientations de la croissance proposées par le gouvernement dans le programme PEOT/1977, et actuellement entériné par le PDOT/1996.
18La rupture de cet espace homogène s'est produite par étapes aux endroits où les conditions du morcellement privé étaient réunies, suscitant et développant un marché immobilier par le biais de l'appropriation frauduleuse, de l'occupation et du lotissement illégal de terres, tant domaniales que privées.
19Actuellement, ce processus se prolonge dans l'appropriation urbaine de nouveaux espaces, vers le sud du Distrito Federal, qui s'avère plus organisé par le seul marché qu'encadré par une planification étatique.
Les espaces naturels : de la zone de préservation au front pionnier urbain
20La planification environnementale première dans le Distrito Federal reposait sur une conception de la nature comme intouchable. Celle-ci devait à la fois être préservée et préserver elle-même les conceptions urbanistiques du projet du Plano Piloto, tel un écrin vert et naturel, l'isolant des zones périphériques, cidades satélites et autres lotissements dont le modèle architectural diffère. À l'origine, les aires de protection environnementales étaient désignées par le terme de « cordon sanitaire ». Il s'agit de vastes espaces à faible densité démographique, destinés à l'usage rural et aux réserves naturelles, qui entourent stratégiquement le Plan pilote. Ainsi, près de 50 % du territoire du Distrito Federal reste constitué de réserves naturelles (APAs : Areas de Proteção Ambiental). La création de ce « cordon sanitaire » est instituée par deux documents complémentaires de planification du territoire.
Le code sanitaire du Distrito Federal (loi n° 5027, du 14-06-1966) qui limitait l'implantation de projets d'habitation de tous types dans des zones en amont du lac Paranoá et aux alentours des cours d'eau de son bassin, quand ceux-ci n'offraient pas, selon l'avis des autorités sanitaires, de garantie suffisante du point de vue du traitement des eaux usées et des déchets. Il s'agissait d'éviter tout risque de pollution ou de contamination de la nappe phréatique.
Le Plan directeur des eaux, des égoûts et du contrôle de pollution - Planidro (CAESB, 1970)3 - qui déterminait les volumes d'eau disponibles et la capacité de rejet des eaux usées dans l'espace du Distrito Federal. Dans la perspective de la croissance urbaine, il recommandait que ne soit pas urbanisée la zone du bassin du lac Paranoá afin d'en éviter la pollution.
21Ce « cordon sanitaire » représentait alors un ensemble de zones vulnérables, susceptibles d'être appropriées et loties par le marché immobilier. Par coïncidence ou non, ces zones sont justement l'endroit où se trouvent de nombreux espaces pour lesquels le processus d'expropriation, préalable au projet du Plano Piloto, n'a pas été conclu. Ces lieux sont restés comme des enclaves de propriété privée urbaine et rurale depuis le début de l'existence de la ville (Penna, 2000).
22Les pouvoirs publics qui ont planifié ce cordon sanitaire dans un souci de préservation (Diegues, 2001) et d'usage restreint, luttent contre l'empiétement urbain sur ces zones. La zone de plus grande implantation des lotissements privés n'est ainsi pas reconnue comme zone d'urbanisation en extension. La classification des cidades satélites de Sobradinho, Planaltina et São Sebastião comme « noyaux de croissance restreinte » a pour objectif d'entraver le processus de lotissement des réserves naturelles, déjà très avancé. Mais pendant qu'ils s'efforcent de régulariser les endroits déjà conquis par l'habitat urbain, les pouvoirs publics perdent le contrôle des réserves naturelles (Penna, 2003).
23Cette nouvelle forme privée de l'expansion de la périphérie, surtout sur les terres situées à l'est du Plano Piloto (réserve écologique de la rivière São Bartolomeu) entraîne par voie de conséquence des modifications dans la structure polynucléaire de l'ensemble urbain du Distrito Federal, diminuant les interstices entre les noyaux urbains et altérant la qualité de leur environnement (Anjos, 1995),
24Le gouvernement du Distrito Federal perd le contrôle de l'occupation de l'espace qui se morcelle, au détriment de l'espace initialement conçu pour être homogène et fonctionnel. Une périphérie hétérogène se forme, abritant des familles déshéritées mais également des familles aux revenus moyens ou élevés, formant une zone d'occupation pavillonnaire. Elle cesse d'être zone rurale ou réserve naturelle pour se transformer illégalement, par le biais du marché immobilier en zones d'habitation.
25De par cette origine, elle se distingue des zones d'habitation populaires implantées par les pouvoirs publics. Ces lotissements privés destinés aux classes moyennes se situent principalement dans le bassin de la rivière São Bartolomeu, proche du lac Paranoá et du Secteur d'habitations individuelles du lac sud.
De la transformation du projet urbain intégrateur en marché foncier ségrégatif
26V. Schmidt (1985), s'appuyant sur la théorie de Weber, rapproche Brasília de la ville orientale antique, c'est-à-dire d'un modèle de ville où les déterminations du marché économique n'interviennent pas au moment de création. Selon cet auteur, Brasília en tant que représentation et moyen d'expression de l'État, précède la société civile et son fondement économique crucial, le marché. Brasília s'est cependant consolidée ensuite au long de son histoire grâce aux revenus des corps et aux fonctions d'État (p. 32-33) qu'elle héberge. Comme dans une ville orientale, ces revenus proviennent d'une activité économique étrangère à la ville. Il se constitue donc un capital, une épargne interne canalisée vers le marché immobilier spéculatif au sein duquel la présence du groupe social bureaucratique le plus influent est déterminante, comme l'a révélé la Commission d'enquête parlementaire sur l'appropriation frauduleuse de terres.
27La ville, résultant de l'occupation des réserves naturelles, contrarie le modèle d'organisation territoriale à la base du plan étatique initial. Les habitants sont aujourd'hui spontanément portés à considérer la ville sous un autre jour et à attribuer à la nature une autre fonction que celle de zone protectrice intouchable : celle de réserve foncière. L'implantation de noyaux urbains participe à une transformation de la réalité sociale, qui trouve son expression dans de nouvelles formes spatiales. Le milieu naturel tout autant que les ensembles urbains s'amalgament en un seul espace politique parce qu'ils sont les produits des relations sociales qui structurent la ville en une réalité concrète : La relation intense entre forme et contenu, caractérisée par des pratiques sociales dynamiques et novatrices, redéfinit une morphologie nouvelle, obéissant à un autre modèle de décentralisation territoriale qui dessine un réseau urbain intégré, bien que discontinu, en forte expansion (Penna, 2003).
Notes de bas de page
1 Devise nationale inscrite sur le drapeau brésilien.
2 Pour une explication des sigles et une présentation de ces différents plans, voir le chapitre : La question environnementale dans la planification territoriale, p. 127.
3 CAESB (Conpanhia de Água e Saneamento de Brasília). Governo do Distrito federal. Brasília. 1970.
Auteur
Géographe, mestrado en planification urbaine (université de Brasília), doctorat en géographie (université de São Paulo), professeur de l'université de Brasília, chercheur du Bureau d'études urbaines et régionales de l'université de Brasília NEUR/CEAM.
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