Chapitre 9. Boko Haram, migrants forcés et conséquences économiques dans l’est du Niger
p. 161-172
Résumés
Oasis aux frontières poreuses, le lac Tchad est aujourd’hui caractérisé par une insécurité permanente. Le repli de Boko Haram dans cette zone et les mesures d’urgence gouvernementales s’accompagnent de migrations forcées. Ce texte analyse les impacts de l’insécurité sur les systèmes socioéconomiques et l’exploitation des ressources au Niger, ainsi que les stratégies développées par la communauté de migrants forcés, les en gudun hijira.
An Oasis with porous borders, Lake Chad is today characterized by permanent insecurity. The withdrawal of Boko Haram into this area and the government’s emergency measures are accompanied by forced migration. This article analyzes the impacts of insecurity on the socio-economic systems and the exploitation of resources in Niger, as well as the strategies developed by the community of forced migrants, the en gudun hijira.
Texte intégral
Introduction
1Le cosmopolitisme et la libre circulation des personnes et des biens qui caractérisaient le bassin du lac Tchad sont remis en cause par la crise de Boko Haram. Les acteurs qui puisent directement leurs ressources du lac sont estimés à 2 millions, et indirectement à plus de 13 millions (Lemoalle et Magrin, 2014). Mais, depuis l’occupation de cette région par Boko Haram, le fonctionnement socioéconomique du lac s’est fragilisé, obligeant certains acteurs à migrer vers des zones plus sûres. Cette insécurité a aussi désorganisé la dynamique des activités productives de la région lacustre (Kiari Fougou et Lemoalle, 2016) et la structure commerciale qui, jusque-là, fluidifiait les flux transnationaux (Djanabou, 2014). En effet, la présence et le contrôle de Boko Haram sur une grande partie des ressources (Seignobos, 2015) ont conduit les différents États de la région du lac Tchad à adopter une réponse sécuritaire : l’interdiction d’exploiter et de commercialiser certaines productions, halieutiques, agricoles et pastorales, fournies par le lac Tchad. Par ailleurs, les autorités gouvernementales ont expulsé des populations qui habitent les îles et les rivages du lac Tchad. Au Niger, en mars 2017, l’Organisation des Nations unies (ONU) estimait que plus de 242 000 personnes avaient quitté de manière forcée leurs lieux de résidence habituels dans cette région1. Dans leur fuite, ces migrants forcés, en gudun hijira2, ont perdu l’essentiel de leurs biens et se sont installés dans des territoires nouveaux, entre la vallée de la Komadougou Yobé et la région de Diffa. Ce chapitre analyse les reconfigurations économiques des marchés, des circuits marchands et des espaces de production suite à la crise provoquée par Boko Haram, à partir de témoignages de migrants forcés. Les données proviennent d’une enquête collective du Laboratoire d’études et de recherche sur les dynamiques sociales et le développement local (Lasdel, Niamey) financée par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), à laquelle nous avons participé entre février et juin 2017 (Hamani et al., 2017) dans la région du lac Tchad au Niger. Ce travail est tiré d’entretiens, d’observations et d’études de cas réalisés dans une diversité d’espaces d’accueil de migrants forcés (sites exogènes, spontanés, intégrés, réhabilités) et auprès de différents acteurs-clefs. En outre, des observations directes ont été effectuées dans la zone du lac par immersion dans les communautés, de janvier 2015 à juin 2017. Nous analyserons d’abord les implications sémantiques et l’évolution des termes locaux qui désignent les réfugiés et les acteurs de Boko Haram, puis nous retracerons les conséquences économiques de l’insurrection, c’est-à-dire la recomposition des espaces marchands et de production.
Les désignations locales des migrants forcés et des insurgés
Les migrants forcés, « gens de l’Hégire » (en gudun hijira)
2Les acteurs humanitaires, suivant des normes internationales, distinguent plusieurs catégories de migrants forcés : les « réfugiés », qui ont franchi une frontière au cours de leur déplacement ; les « retournés », personnes parties dans un pays étranger qui reviennent dans leur pays d’origine ; les « déplacés internes », citoyens qui ont été obligés de quitter leur lieu de vie habituel sans changer de pays.
3Mais il existe un décalage important entre les désignations internationales et les termes locaux qui ne font aucune distinction entre les migrants selon leur origine, qu’ils aient franchi ou non une frontière, ou bien qu’ils se soient déplacés du fait de l’insécurité liée à Boko Haram et des mesures gouvernementales de l’état d’urgence. Collectivement ou individuellement, tous sont désignés par l’expression en gudun hijira, « les gens de l’Hégire », en référence à la fuite de Mahomet vers Médine. Cette expression ne renvoie pas à des droits spécifiques en fonction des catégories de l’aide (réfugiés, retournés, déplacés) et des sites d’accueil3. Elle traduit une communauté de destin après une fuite collective face à une menace ou une oppression ; elle fonde une identité de groupe au-delà des appartenances socioculturelles. Cette construction d’une identité collective des populations affectées par la crise mobilise un référentiel commun et des valeurs de solidarité religieuse envers les démunis (versement de l’aumône, la zakat en arabe) (Hamani et al., 2017). Face à la communauté de destin de ces « gens de l’Hégire », les termes pour désigner les insurgés de Boko Haram sont multiples et ils ont changé au fil du temps.
Désigner Boko Haram : de la proximité religieuse à la menace
4Au début des années 2000, le langage courant offrait une grande diversité de termes pour désigner les acteurs de Boko Haram. Par euphémisme ou par peur de représailles, les populations évitaient de prononcer l’expression « Boko Haram » (Hamani et al., 2017).
5Les premiers termes locaux utilisés pour désigner Boko Haram révèlent une lecture plutôt positive du mouvement, ou tout du moins une proximité sociale et religieuse :
- « en malam » ou « yaran Malam », littéralement « les petits des marabouts » (langue hausa) ;
- « malamba », « les marabouts », « les gens de la Sunna » (en arabe), c’est‑à‑dire ceux qui suivent les dires et actes du prophète Mahomet (langue kanuri) ;
- « almajirrai », « les talibés » (langue hausa) ;
- « en jihadi », « ceux qui mènent une guerre sainte », au sens de combat pour la justice et l’équité (langue hausa).
6Mais, au fil des exactions de Boko Haram qui ont touché de manière indiscriminée les populations, les termes pour désigner les insurgés ont changé. Leur contenu sémantique traduit le changement de perception du groupe armé. Peu à peu, les termes employés sont passés du référent religieux à l’évocation de la menace, de l’infraction aux normes sociales :
- « am dibi » et « muga’e », « les méchants » (langue hausa) ;
- « masuyankamutane », « ceux qui égorgent des humains » (langue hausa) ;
- « kirdiya », « les mécréants » ou « ceux qui tuent des musulmans » (langue kanuri) ;
- « boruwa », « les voleurs », « les pilleurs » (langue kanuri) ;
- « en Ta’adda », « ceux qui incendient les villages, pillent les biens et font des dégâts inexplicables » (langue hausa) ;
- « en bindiga », « ceux qui détiennent/utilisent des armes » (langue hausa) ;
- « enzamani », « ceux qui ne respectent pas les codes et les valeurs » (langue hausa) ;
- « en Iska », « ceux qui remettent en cause les fondements religieux et sociaux de l’adhésion initiale » (langue hausa).
7Les « gens de l’Hégire » emploient même des désignations déshumanisantes :
- « n’godo », « les oiseaux » (qui sont destructeurs dans l’imagerie agricole) (langue kanuri) ;
- « dodo-ni », « les fantômes » (qui font peur) (langue hausa).
8Différents univers de sens ont donc été mobilisés pour désigner Boko Haram, cette évolution sémantique traduisant l’évolution des représentations du groupe armé chez les « gens de l’Hégire », allant de la proximité socioreligieuse à l’image de la menace, même si des expressions plus ambiguës persistent, comme « Ya’ana », « mon frère » (langue kanuri) et « yara », « les enfants » (langue hausa), termes qui mettent l’accent sur l’irresponsabilité des jeunes combattants.
9Quant à l’économie locale, elle a elle aussi été modifiée en profondeur, qu’il s’agisse des espaces marchands, du développement de l’aide humanitaire, des modes de circulation ou des espaces de production (agriculture, élevage et pêche).
La recomposition des espaces marchands
10Pendant la période de crise, des marchés ont été fermés, d’autres mis en sommeil et d’autres développés.
La fermeture de marchés officiels et la création de marchés informels
11Dans le cadre de l’état d’urgence, les autorités gouvernementales ont fermé les deux principaux marchés de la Komadougou Yobé : Kindjandi, dans la commune de Gueskérou, et Gagamari, dans la commune de Chétimari. Leurs activités ont été suspendues par des arrêtés du gouvernorat de Diffa4. Plusieurs raisons ont été évoquées pour justifier ces fermetures : ils sont devenus des lieux d’approvisionnement de la secte Boko Haram en produits vivriers ; des éléments de la secte confondus à la population y échangent des informations stratégiques ; ils y vendent des animaux volés ou confisqués aux producteurs locaux. Ainsi, la fermeture des marchés contribuerait à isoler la secte d’une de ses principales sources d’approvisionnement et d’information.
12Officiellement, ces « gros » marchés régionaux, lieux de ravitaillement, de collecte et de vente, sont devenus vides. Tel est le cas de Gagamari, Yébi et Gueskérou. Mais leur fermeture affecte aussi le fonctionnement des « petits » marchés périphériques, ces places marchandes étant intégrées dans un même système économique. Néanmoins, les mesures prises par les autorités étatiques sont partiellement respectées. Les marchés de Gagamari et de Kindjandi sont actifs, de manière illégale, en dehors des jours habituels de marché. Et les populations ont créé de nouveaux marchés dans des espaces officiellement interdits, de même que l’a fait Boko Haram dans la cuvette du lac Tchad. Par exemple, sur des îles du lac Tchad qu’ils contrôlent, des éléments de Boko Haram ont créé les petits marchés d’Haboula (octobre 2016) et de Mari (en mars 2017)5. Le marché d’Haboula a été détruit en décembre 2016 par un bombardement aérien, tandis que celui de Mari continue de fonctionner sur l’une des plus grandes îles nigériennes du lac Tchad, protégée par une ceinture de Prosopis (Kiari Fougou et al., 2014). Mari est principalement animé par les éléments de Boko Haram, qui y contrôlent les filières de commerce de bétail et de poisson fumé. À côté des insurgés, quelques communautés peules et arabes mohammid commercialisent des produits de première nécessité (sucre, thé, cola, cigarettes) et des denrées alimentaires (farine, riz, pâtes alimentaires, huile, arachide, lait, etc.). Les Peuls et les Mohammid s’approvisionnent au marché de N’Guigmi (dimanche, lundi, jours du marché) et transportent ces produits à dos d’ânes ou de chameaux vers celui de Mari (mercredi, jeudi). Comme dans tous les « petits » marchés, les prix d’achat élevés des produits d’importation à Mari favorisent la venue de commerçants (tabl. 1). Par ailleurs, le marché de Mari permet de blanchir des produits volés tels que, en avril 2017, près de 1 000 têtes de bovins volées par Boko Haram au Tchad6.
13La fermeture de certains marchés a entraîné un basculement des activités vers d’autres places restées ouvertes, comme Diffa, Kabléwa et N’Guigmi. Les commerçants estiment que ce basculement est négatif pour leurs activités : il favorise la concentration marchande et renforce la concurrence. Par ailleurs, ils soulignent aussi les difficultés d’approvisionnement des marchés qui sont restés ouverts pendant cette crise, alors que les marchés secondaires situés sur les îles du lac Tchad sont fermés. Tel est le cas des « petits » marchés de Doro Léléwa, Gadira, Blatoungour, Liberia, Karamga qui, avant mai 2015, alimentaient Kabélawa en produits vivriers. Cette situation a comme principale conséquence une hausse importante des prix des denrées alimentaires sur les marchés locaux. Toutefois, l’inflation a été atténuée par des importations depuis Kano ou Bongola (Nigeria), ou de Zinder (Niger) pour le niébé. Mais, dans le commerce régional, les marchands nigériens font face aux marchands nigérians, dont la culture commerciale, la maîtrise de circuits d’approvisionnement, les capacités de négociation et des facilités au niveau des douanes rendent les produits souvent meilleur marché. Le marché central de Diffa apparaît comme une exception, un îlot d’abondance dans un système général de dysfonctionnement des marchés de la région. Le maire de Diffa indique ainsi que « la commune enregistre une augmentation significative de ses recettes fiscales depuis la crise »7.
Le développement d’un système d’échanges de l’aide humanitaire
14La faible accessibilité aux vivres pour les « gens de l’Hégire » est compensée par les distributions gratuites des Organisations non gouvernementales (ONG) urgentistes. Mais très vite, les besoins d’argent pour démarrer une activité génératrice de revenu (Fresia, 2005 ; Pepin, 2008 ; Coleman, 2014) amènent les bénéficiaires à vendre une partie des vivres reçus, suscitant un système d’échanges informels de l’aide humanitaire.
15Sur le marché de Kabélawa ou de N’Guigmi, une part importante des vivres vendus provient des stocks distribués par les ONG. Reversés sur les marchés locaux, ces vivres alimentent ainsi le circuit d’approvisionnement des « gens de l’Hégire » en denrées alimentaires. Ces derniers prélèvent de faibles quantités (de l’ordre de deux ou trois mesures8) de riz qu’ils écoulent sur les marchés pour, ensuite, acheter des condiments servant à accompagner les plats principaux. Les commerçants locaux y trouvent une opportunité de maintenir leurs activités (tabl. 2). La revente des aides reçues ne concerne pas uniquement les vivres ; la pratique s’étend aux biens non alimentaires comme les bâches censées servir d’abri. Dans la ville de Diffa, il est fréquent de constater la présence, sur des chantiers de construction, de tentes estampillées des logos des agences onusiennes.
16Dans les camps et les sites d’accueil spontanés, le commerce se fait en « circuit fermé », par vente ou troc. Le troc est très développé entre les boutiquiers et les « gens de l’Hégire » qui dépendent uniquement du Cash for Food 9 distribué par les ONG. La vente ou le troc s’impose à ces personnes, dont certains besoins ne sont pas pris en compte par les opérations de distributions. Grâce à la revente ou au troc, certains déplacés parviennent à obtenir du thé, du sucre, des noix cola ou des cigarettes. La consommation de thé est répandue chez les jeunes. Grâce à la convivialité et la sociabilité qu’elle occasionne, les migrants forcés passent le temps, ressentent moins l’oisiveté et surmontent collectivement le stress et la peur. La multiplication de sites et de camps, ainsi que l’investissement des « gens de l’Hégire » dans les activités marchandes ont transformé l’organisation des réseaux de commercialisation.
Les routes, nouveaux lieux de commerce et d’animation
17Avec la création des sites de migrants forcés le long de l’axe bitumé, les routes sont devenues des lieux de commerce et d’animation. La Route nationale no 1 (RN1) qui divise la région de Diffa est devenue un lieu de refuge pour les populations ayant fui les attaques de Boko Haram et se caractérise par le foisonnement d’activités commerciales de toutes sortes. Une des grandes particularités des « marchés du goudron » est qu’ils s’animent tous les jours. Revendeurs et clients habitent les abris érigés sur les sites d’accueil, le long de la route. Les populations s’y rendent pour s’approvisionner. D’autres s’y rendent pour animer les fada10, espaces de sociabilité informels où des hommes dépensent leur peu de ressources aux jeux de hasard. À côté de ces jeux est pratiquée la prostitution. Les professionnelles du sexe se recrutent parmi les filles divorcées. La pratique serait aussi répandue dans les camps et les sites spontanés des populations venues du lac Tchad que dans les localités alentour. D’aucuns pensent que, dans les îles du lac Tchad, les ressources importantes tirées de la vente de poisson permettaient déjà les jeux de hasard et l’entretien de prostituées émigrées (Kiari Fougou et Amadou, 2012 ; Kiari Fougou et Lemoalle, 2016).
18Par ailleurs, les trajets routiers ont été modifiés. La grande animation et le fort trafic observés sur la RN1 contrastent avec ceux observés sur les routes secondaires qui, pour beaucoup, sont fermées, interdites d’accès. En raison des mesures sécuritaires administratives, les circuits se sont allongés, de l’ordre de 1 000 km depuis Diffa jusqu’à Maiduguri (Nigeria), grand pôle commercial régional. Aujourd’hui, seuls les grands transporteurs sont capables d’effectuer ces détours. Si les petits commerçants pouvaient auparavant se rendre facilement à Maiduguri (parfois même à moto) pour s’y approvisionner, ils sont désormais exclus des circuits d’approvisionnement.
Les reconfigurations des espaces de production
19À l’instar des reconfigurations des espaces marchands, les espaces de production ont subi eux aussi les effets de l’insécurité. Ils se manifestent notamment par le réinvestissement des migrants dans l’agriculture.
Les productions agricoles et la pression foncière
20Les activités agricoles se recomposent, tant sur des périmètres irrigués autour de Diffa que dans la vallée de la Komadougou Yobé. La production a chuté en raison de la faible disponibilité d’engrais et de carburant, de la réglementation restrictive de l’accès aux périmètres irrigués familiaux et aux grands aménagements agricoles. La restriction d’accès à certains espaces de production et la pression démographique liée aux migrations forcées entraînent une concentration spatiale des activités.
21L’accès aux périmètres irrigués de Diffa est réduit. Dans cette région, le service de l’Office national des aménagements hydroagricoles (Onaha) encadrait 17 aménagements répartis sur cinq communes, dont 13 étaient fonctionnels avant la crise. Désormais, six aménagements seulement sont exploités, dont cinq dans la commune urbaine de Diffa et un dans celle, rurale, de Gueskérou. Ces périmètres sont sécurisés par l’armée, leur accès pour les exploitants étant soumis à la présentation de cartes d’accès distribuées par l’Onaha. Sur plus de 484 ha de mise en valeur prévue en 2016 en saison hivernale, seuls 217 ont été réalisés. Toutes les mises en valeur des aménagements hydroagricoles en saison sèche ont été compromises par l’insécurité.
22Par ailleurs, les systèmes agraires de la Komadougou Yobé sont transformés. La faiblesse du débit de ce cours d’eau ces dernières années et la pression sur les terres de cultures liée aux restrictions d’accès à certaines parcelles et à l’arrivée de migrants forcés ont conduit à l’épuisement précoce des eaux des bras de la Komadougou. Sur certains sites, comme à N’Guaguam, cette pression a conduit les exploitants à installer de nouveaux canaux d’irrigation connectés à un bassin d’alimentation. Malgré cela, le nombre maximum de récoltes annuelles de poivron aurait diminué, passant de six à trois. Par ailleurs, des migrants forcés exploitent des champs abandonnés depuis plus de 30 ans pour pouvoir accéder au foncier. D’autres terres familiales sont morcelées pour permettre l’accès à l’agriculture de migrants forcés. Des points d’eau initialement destinés au bétail sont utilisés pour un usage agricole. Cela ne va pas sans provoquer des tensions, comme à Toumour, Kindjandi et Kabléwa où, fin 2016, les populations hôtes avaient exigé le départ des migrants de leurs terroirs villageois, avant que les autorités ne règlent le litige.
La pêche, interdiction et contournements
23Avant la crise, d’importantes quantités de poisson fumé étaient écoulées vers les grands centres du Nigeria, ce qui contribuait de façon substantielle à l’économie et au budget des collectivités locales (redevances versées par les producteurs, taxes prélevées au long du circuit de commercialisation). Entre 2006 et 2014, la valeur du poisson fumé était passée de 1 milliard à 20 milliards de FCFA par an, en raison de la hausse des quantités de poissons prélevées (Kiari Fougou et al., 2014 ; Kiari Fougou et Lemoalle, 2016). Mais Boko Haram a pris le contrôle d’un circuit illégal de production et de vente par le prélèvement de 1 000 nairas, ou l’équivalent en nature, par sac de poissons fumés. Aussi, en mars 2015, les autorités étatiques ont interdit formellement la pratique de la pêche, la navigation et l’exportation de poisson fumé dans la région du lac Tchad.
24Néanmoins, de nombreux contournements de la règle existent. Installés dans la ville de N’Guigmi ou dans les villages alentour, certains déplacés bravent les mesures d’interdiction en se rendant sur le lac pour pêcher, exploitant les failles du dispositif de contrôle mis en place par les autorités. Les tonnes de poisson pêché suivent des « routes de contrebande », pour être acheminées dans les villes nigérianes de Kano, Maiduguri et Damaturu, en passant par le nord de N’Guigmi et Mainé Soroa. Les contrevenants connaissent les risques encourus : en cas d’arrestation, ils seront transférés à Diffa et accusés de complicité avec Boko Haram.
Réduction des parcours pastoraux et décapitalisation
25Dans la région de Diffa, le système d’élevage repose sur un mouvement pendulaire entre le Niger et le Nigeria pour de nombreux éleveurs (Anderson, 2008). En effet, les ressources pastorales exceptionnelles du lac Tchad (en eau et pâturages) en font un haut lieu de l’élevage régional (CBLT, 2013). À côté des troupeaux des agro-éleveurs autochtones boudouma ou kanuri, de nombreux éleveurs sahariens ou sahéliens (Toubou, Arabes, Peuls) ont intégré le lac dans leurs parcours. Mais ce dernier occupe pour les éleveurs une place variable : pour certains, il est un refuge en cas de sécheresse exceptionnelle ; pour d’autres, il est devenu le cœur d’un système de mobilité à faible rayon associant les pâturages insulaires et de décrue avec l’arrière-pays immédiat ; pour d’autres encore, il est une étape régulière, mais saisonnière (de saison sèche), de mobilités à plus long rayon (Lemoalle et Magrin, 2014). En raison de l’insécurité qui sévit dans le bassin du lac Tchad, ce système pastoral subit depuis quelques années des transformations significatives.
26On assiste à la redéfinition des parcours pastoraux. Les mesures d’interdiction étatiques et les menaces de Boko Haram ont limité les déplacements. Avec ce processus de sédentarisation forcée des éleveurs, la gestion des ressources pastorales est modifiée. Des éleveurs de la zone sud (Nigeria, Cameroun) fuient l’insécurité, ils remontent dans la cuvette nord du lac Tchad où ils accentuent la pression sur les ressources. Localement, les îles du lac Tchad constituaient une zone de repli pendant la décrue (en saison sèche) pour des éleveurs qui, pendant l’hivernage, retournaient aux abords de la Komadougou Yobé, ou bien remontaient vers Yebi près de Bosso. Avec l’insécurité, ce système de mobilité saisonnière est totalement en panne. On observe une concentration des éleveurs vers la Komadougou Yobé, avec surpâturage des animaux et difficulté d’accès aux puits. En raison du manque de pâturage, certains déplacés sont contraints d’acheter des bottes de fourrage ramassées et vendues sur place. Le fourrage utilisé est rarement accompagné de compléments alimentaires (tourteaux, grains de coton, son) et les animaux, sous-alimentés, deviennent moins prolifiques.
27Outre le manque de pâturage, d’autres facteurs liés à la crise de Boko Haram ont favorisé la décapitalisation du cheptel de nombreux éleveurs. Les animaux les plus affectés sont les bovins kouri, race endémique du lac Tchad, exploitée par les Boudouma. Les Boudouma pratiquent un « système d’élevage vert ». À la différence des autres systèmes pastoraux sahéliens, ce système exige pendant les 9 mois de la saison sèche l’accès à un bassin lacustre, un delta ou une plaine d’inondation, qui procure un fourrage frais (Anderson et Monimart, 2009). Du fait de l’insécurité, un nombre important de troupeaux kouri a été décimé à cause de la modification du milieu et de l’aire de pâturage. Il faut y ajouter les nombreux cas de vols et d’abattages commis principalement par des acteurs de Boko Haram qui produisent ensuite de la viande boucanée pour l’exporter vers le Nigeria. Les autorités coutumières nigériennes estiment à plus de 7 500 le nombre de bovins volés et à 15 000 celui des petits ruminants11. Au bout du compte, certains éleveurs ont réussi à sauver quelques têtes de bétail (bovins, petits ruminants), mais d’autres se limitent à la commercialisation du petit bétail (achat/revente de quelques têtes de chèvres et de brebis).
Conclusion
28Les enquêtes menées auprès des populations de la zone du lac Tchad montrent que l’insécurité régionale a mis à mal une dynamique productive et commerciale autrefois fructueuse. Dans les interstices de Boko Haram et des mesures gouvernementales de l’état d’urgence se déploient nombre d’activités de subsistance. Les interdictions dictées par l’état d’urgence ont conduit non pas à la fin des activités commerciales (poivron, poisson, bétail), mais à leur réorganisation. Il apparaît qu’un certain nombre d’accompagnements pourraient être envisagés par les acteurs de l’aide, notamment en mettant à disposition des semences améliorées (de poivron long notamment), auxquelles les populations de migrants forcés ont du mal à accéder du fait de leur prix élevé. Pour la pêche et l’élevage, les interdictions sont plus strictes, ce qui entraîne des stratégies d’évitement et de fraude particulièrement risquées pour ceux qui continuent de pratiquer ces activités, faute d’alternative économique.
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« L’évolution des circuits de commercialisation du poisson dans la partie nigérienne du lac Tchad en phase de Petit Tchad ». In Magrin G., Baldi S., Langlois O., Raimond C. (éd.), Les échanges et la communication dans le bassin du lac Tchad, Actes du xve colloque du réseau Méga Tchad, Université L’Orientale de Naples, 13 au 15 septembre 2012 : 163-185.
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Notes de bas de page
1 Ces chiffres sont rapportés par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires (OCHA) des Nations unies au 31 mars 2017. Sur le terrain, la production et la fiabilité des chiffres constituent les principaux points de discordes entre les autorités régionales, notamment la Direction régionale de l’état-civil (Drec) et les acteurs humanitaires.
2 En gudun hijira (langue hausa) : « les gens de l’Hégire », les migrants forcés.
3 Les déplacés et les réfugiés sont regroupés dans des sites et des camps. Aujourd’hui, s’amorce un regroupement des personnes réfugiées du camp de Kabélawa à celui de Sayam forage.
4 Arrêtés pris au gouvernorat de la région de Diffa le 18 mai 2016. Ces mesures ont concerné par la suite le marché de Geskérou (arrêté du 17 octobre 2016), puis celui de Yébi.
5 Entretien, décembre 2016, N’Guigmi (Niger).
6 Entretien, avril 2017, N’Guigmi (Niger).
7 Entretien, mai 2017, Diffa (Niger).
8 Soit 5 à 7,5 kg. Une mesure équivaut à 2,5 kg.
9 Cash for Food : système de distribution d’argent pour acheter de la nourriture (aide humanitaire).
10 Fada (langue hausa) : conseillers du chef traditionnels ; groupes de jeunes garçons et leurs lieux de sociabilité.
11 Données de la direction régionale de l’élevage, Diffa, mars 2017.
Auteur
Géographe, enseignante-chercheuse à l’université de Diffa (Niger).
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Aires marine protégées ouest-africaines
Défis scientifiques et enjeux sociétaux
Marie Bonnin, Raymond Laë et Mohamed Behnassi (dir.)
2015