Chapitre 5. Les adaptations des éleveurs transhumants aux insécurités
La trajectoire des Arabes du Batha (Tchad) depuis 1966
p. 109-120
Résumés
À l’instar d’autres pays du Sahel, le Tchad a été marqué depuis son indépendance par des conflits armés. Les Arabes du Batha, tout comme ceux d’autres régions, se sont adaptés à ces insécurités en optant pour une autodéfense et une mobilité permanente en vue d’accéder aux ressources pastorales.
Like other countries of the Sahel, Chad has been marked since its independence by armed conflicts. The drawbacks of these clashes are numerous, including the proliferation of firearms and insecurity. The Arabs of Batha (Chad), just as those of other regions, have adapted themselves to these insecurities by choosing self-defense and a permanent mobility in order to access pastoral resources.
Texte intégral
Introduction
1À l’instar d’autres pays d’Afrique, le Tchad a été meurtri par des conflits politico-militaires au lendemain de son indépendance, acquise le 11 août 1960. Après la réorientation politique du président François Tombalbaye en 1962, des manifestations embrasent la capitale, Fort-Lamy (N’Djamena de nos jours), puis le monde rural, à partir de 1965 dans la région du Batha. En juin 1966, sous la férule d’Ibrahim Abatcha, un mouvement politico-militaire dénommé Frolinat (Front de libération nationale) est fondé à Nyala, au Soudan. À partir de cette date, les affrontements entre les rebelles et l’armée tchadienne ont créé une forte insécurité dans les régions du Tchad central et oriental. Ces conflits armés se sont liés à d’autres formes d’instabilités, le grand banditisme (« coupeurs de route ») et les conflits intercommunautaires, alimentés depuis la fin des années 1970 par des armes de guerre.
2Ce travail porte sur les liens entre les insécurités et les éleveurs arabes du Batha dans le contexte des crises tchadiennes depuis 1966. Il montre que les éleveurs du Batha se sont adaptés aux contextes d’insécurités en jouant sur leur distance ou leur proximité avec les groupes armés, à travers des alliances habiles, ces adaptations politico-militaires étant souvent liées aux pratiques pastorales.
3La région du Batha se situe au cœur du Tchad central. Les nombreux lignages (kachimbet1) arabes qui l’occupent appartiennent aux grands groupes constitués des Misserié, Oulad Rachid, Kozzam, Oulad Himet, Djaatné, Zioud et Salamat. Ce sont des éleveurs mixtes (bovins, camelins, caprins, ovins), transhumants, qui ont pour zone d’attache la région du Batha. Cette étude se base sur des sources imprimées, des informations recueillies auprès des éleveurs, des autorités traditionnelles et administratives, de personnalités politiques et militaires de la région2.
4Dans un premier temps, nous évoquerons les différentes positions prises, de 1966 à 1977, par les Arabes du Batha dans un contexte de crises politico-militaires. En deuxième lieu, il sera question de l’engagement des Arabes du Batha dans une rébellion à la fin des années 1970. Nous analyserons en troisième lieu les insécurités liées au banditisme et aux rivalités entre communautés pour l’accès aux ressources, qui affectent les aires de transhumance depuis les années 1980.
Les Arabes du Batha dans les crises tchadiennes (1966-1977)
5Après son indépendance, le Tchad a vite été plongé dans des crises politico-militaires. Pour s’adapter à ce contexte, les Arabes du Batha ont changé leurs mobilités pastorales et se sont alliés tantôt avec le gouvernement, tantôt avec les rebelles.
L’attentisme politique face au Frolinat et aux insécurités pastorales
6Dès ses premières heures, le Frolinat chercha à recruter des combattants dans les régions du Centre et de l’Est. Cependant, les communautés arabes du Batha étaient peu enclines à se lancer dans cette aventure, restant principalement préoccupées par la gestion de leurs ressources pastorales. Seules certaines personnalités arabes, comme Mahamat Abba Seid, prenaient part au Frolinat à titre personnel. Pourtant, le président Tombalbaye craignait ces communautés au mode de vie fondé sur la mobilité, maîtrisant les zones reculées du Tchad central et oriental, propices aux rébellions. À tort ou à raison, dans ces moments d’incertitudes politiques et de soupçons, les leaders politiques et les chefs traditionnels des Arabes du Batha furent surveillés. C’est ainsi que, en lien avec les contestations du régime, les députés arabes du Batha furent arrêtés en 19653, accusés d’intelligence avec les rebelles du Frolinat. Certains chefs de canton arabes du Batha étaient également dans le collimateur du régime4. À l’exemple de la révolte des Moubi de Mangalmé, Tombalbaye craignait que les Arabes du Batha s’insurgent à leur tour (Kodi, 2007).
7Après la mort du fondateur du Frolinat, Ibrahim Abatcha, en 1968, son successeur Mohammed Al Baghlani, lui-même d’origine arabe, a continué les tentatives d’enrôlement populaire, sans grand succès. Très peu connu, son argumentaire idéologique fondé sur l’islamisme et son rêve de fonder « une république islamique au Tchad » a suscité la méfiance chez les Arabes du Batha, tout comme d’ailleurs chez les nomades toubou de l’extrême nord. Exclu du Frolinat en 1970, Al Baghlani a créé la même année une autre structure politico-militaire appelée « Armée du volcan », sans susciter davantage d’adhésions à son mouvement. Il fallut attendre l’engagement d’Ahmat Acyl dans le Frolinat pour que les Arabes du Batha commencent à s’intéresser à la rébellion.
8Pourtant, au Batha, les rebelles étaient très actifs sur le terrain. Le gouvernement n’arrivait pas à contrôler l’ensemble du territoire et exigeait des renseignements sur les mouvements des rebelles, fourniture d’informations qui exposait les éleveurs à des représailles. Ce dilemme ne faisait que fragiliser la situation sur les itinéraires de transhumance. Dans ce contexte, la principale stratégie développée par les éleveurs fut la mobilité permanente (Buijtenhuijs, 1978), mais aussi les alliances, changeantes, avec les deux protagonistes du conflit.
Les alliances avec le pouvoir central au début des années 1970
9Dès 1970, le conflit entre le Frolinat et le gouvernement de Tombalbaye remit en cause le mode de vie des Arabes du Batha. Les rebelles exigeaient le paiement de lourdes taxes (sur les biens, impôt religieux, etc.) au nom de la contribution à l’œuvre de la « révolution »… Leur présence perturbait la transhumance et les choix quotidiens de déplacement en fonction de la présence d’eau et de pâturage. Dans les campements, il n’était pas rare que les rebelles saisissent les animaux, violent les femmes et enrôlent de force les jeunes comme combattants, ou s’y réfugient5. L’armée gouvernementale pouvait confondre les éleveurs et les rebelles, perpétrant des massacres aveugles6.
10Dans cette situation d’insécurité généralisée, en 1971, quelques notables arabes misserié7 se présentèrent au sous-préfet de Moussoro8. Ils soulevèrent le problème de l’insécurité dans leurs campements et lui demandèrent l’appui de l’État tchadien en armes pour se défendre contre les incursions et les brutalités que leur faisaient subir les rebelles dans leurs campements. Le sous-préfet informa le président Tombalbaye de ces démarches. Étant en difficulté face aux rebelles, ce dernier saisit l’occasion et décida d’armer les transhumants arabes du Batha qui en faisaient la demande. Du point de vue logistique, il semble qu’un conseiller militaire français agissant en son nom et au profit du gouvernement tchadien ait supervisé tactiquement l’opération de distribution d’armes aux Arabes du Batha. Les éleveurs qui recevaient les armes devaient s’engager à ne pas les utiliser contre l’armée gouvernementale, ni contre les agriculteurs ou les transhumants. Les campements armés étaient appelés daayne al bundung (arabe tchadien). Le gouvernement implanta dans ces campements des brigades de surveillance dotées de radios émetteurs-récepteurs. Ces brigades étaient chargées d’alerter et de signaler les mouvements des rebelles à l’administration en vue de demander un appui. Les campements étaient régulièrement surveillés par hélicoptère.
11Au-delà de l’autodéfense des campements armés, le président Tombalbaye espérait, grâce à leur soutien, freiner la progression de rebelles mettant l’armée gouvernementale en difficulté par leur mobilité et leur maîtrise du terrain. Les rebelles considérèrent la démarche d’une partie des Arabes du Batha comme une trahison, les daayne al bundung comme des ennemis, au même titre que l’armée gouvernementale. Ainsi, si l’accord avec le gouvernement de Tombalbaye permit aux Arabes qui avaient reçu des armes de se défendre, il n’empêcha pas la progression des rebelles dans cette région. L’insécurité dans les campements devint alors totale. Au-delà des armes reçues, la flexibilité pastorale demeura le seul moyen efficace permettant aux éleveurs de faire face à l’insécurité.
La chute de Tombalbaye et l’alliance avec le Frolinat
12Le putsch du 13 avril 1975 vint accentuer la crise de l’État (ou son absence) dans les régions du Centre et du Nord. Après la chute de Tombalbaye, un Conseil supérieur militaire (CSM) fut mis en place, dirigé par le général Félix Maloum, sans réduire l’insécurité généralisée. L’alliance qui liait les Arabes Misserié au gouvernement de Tombalbaye tomba en désuétude. Dès lors, les rebelles qui combattaient le Conseil supérieur militaire signèrent un accord avec les daayne al bundung (Dawas, 2014). Les campements armés du Batha s’engagèrent à adopter sans condition l’idéologie du Frolinat et à lutter contre le CSM.
13Les rebelles s’engageaient, de leur côté, à reconnaître la légitimité de l’autodéfense des Arabes du Batha. Les Arabes Misserié pouvaient garder les armes reçues du gouvernement déchu pour se défendre contre les bandits. Les rebelles avaient interdiction d’accéder aux zones de pâturage contrôlées par les Misseriés armés, d’y mener des patrouilles et d’y réclamer des taxes coutumières et religieuses (zâkat et foutra, en arabe tchadien). Les campements misserié armés bénéficiaient dans leur zone de la libre circulation, de la sécurité sur leurs itinéraires de transhumance et d’un jugement équitable en cas de litige. Les campements armés s’engageaient à ne pas agresser les paisibles citoyens et à ne pas circuler dans les zones contrôlées par les rebelles sans autorisation préalable, sans dépasser vingt-quatre heures de présence.
14Cependant, avec la multiplication des factions armées et l’embrasement du conflit dans la région, l’entente entre les campements armés du Batha et les rebelles fut régulièrement violée. Le Frolinat se fragmenta en autant de groupes arabes ou toubou que ceux dont chaque leader était issu. Les alliances se faisaient et se défaisaient. Les kachimbet partageaient dès lors un sentiment de méfiance mutuelle.
L’expérience du Conseil démocratique révolutionnaire (1977-années 1980)
15En 1977, Ahmat Acyl décida de créer un groupe politico-militaire appelé Conseil démocratique révolutionnaire (CDR), composé majoritairement d’Arabes.
Le CDR : contre le gouvernement ou contre les Toubou ?
16Selon Alex Loyzance (2006), après les revers répétés de l’armée tchadienne face aux rebelles du Nord, et surtout face au danger de mainmise sur la région du Batha par des nomades toubou rebelles, Ahmat Acyl, qui était resté fidèle à Tombalbaye, décida de constituer en 1977 une force d’autodéfense, le CDR, constituée majoritairement d’Arabes du Batha. Il fut rejoint par des Arabes d’autres régions tchadiennes et par d’anciens militaires de l’époque de Tombalbaye, ressortissants de la région du Guéra. En 1978, Ahmat Acyl décida de faire front commun avec le Frolinat. Il faisait partie des personnalités du « Nord » qui avaient rallié tardivement la « révolution ». Le CDR intégra le regroupement de tendances formé autour de Goukouni Oueddeï sous l’appellation de Front d’action commune (FAC)9. Contrairement à l’imam Mahamat Al Baglani, Ahmat Acyl fédéra les Arabes du Batha autour de principes tels que la laïcité, la nation ou la diversité10. Malgré leur unité de façade, sur le terrain, la cohabitation entre les combattants toubou et les Arabes s’avéra difficile. Certains analystes interprètent la création du CDR comme une réponse au tribalisme et à la marginalisation dont les communautés arabes faisaient l’objet au sein du Frolinat (Dawas, 2014). Les problèmes communautaires au sein des FAC conduisirent à un affrontement meurtrier entre Arabes et Toubou à Faya le 15 août 1978. La même année, Ahmat Acyl lança un raid solitaire contre l’armée tchadienne à Djedda (Batha) sans en informer la direction du FAC11. Cette attaque se solda par une défaite cuisante et des pertes nombreuses parmi les combattants du CDR. Isolé, A. Acyl se tourna vers la Libye du colonel M. Kadhafi et reçut une aide importante de ce pays (armes, argent). Il se replia à Faya avec le reste des combattants arabes. L’attaque de Djedda et l’appui de la Libye mirent le CDR dans une posture très difficile vis-à-vis de l’armée tchadienne et du FAC. D’un côté, la tension entre Ahmat Acyl et les autres tendances de la rébellion était aiguë. De l’autre, après l’attaque de Djedda, la répression de l’armée tchadienne dans le Batha accentuait l’insécurité dans les campements et sur les itinéraires de transhumance.
Les concurrences rebelles pour le contrôle des pâturages
17Les groupes armés se battaient pour étendre l’espace pastoral au profit des éleveurs issus de leur communauté. Les troupes des Arabes d’Ahmat Acyl et celles des Anakaza d’Hissène Habré étaient en concurrence pour les puits et les zones de pâturage dans les régions du Batha, du Guéra et du Kanem. Par rébellion interposée, chaque groupe cherchait à occuper le maximum d’espace, parfois au-delà de ses besoins réels (Buijtenhuijs, 1987). La tension entre les deux groupes était telle qu’en 1980 une simple altercation entre le CDR d’Ahamat Acyl et les Forces armées du Nord (FAN) d’Hissène Habré dégénéra en un affrontement très violent dans la ville de N’Djamena entre les deux communautés. Cette confrontation se répercuta dans l’arrière-pays entre les mêmes communautés, en transhumance dans les régions du Batha et du Kanem. C’est pourquoi, lors de l’offensive d’Hissène Habré sur N’Djamena en 1981, de nombreux éleveurs arabes du Batha engagés dans le CDR durent se replier au sud du Tchad (dans les zones du Moyen-Chari, Logone et Tandjilé)12.
18Au cours de nos entretiens en 2012 dans la région du Moyen-Chari sur la question des conflits au Tchad, nous avons rencontré dans le canton Balimba (région du Moyen-Chari) des Arabes sédentarisés, dans leurs campements. En évoquant leur passé, ceux-ci nous ont affirmé qu’ils avaient appartenu au CDR et avaient combattu avec les FAT (Forces armées du Tchad) du colonel Kamougué contre les troupes d’Hissène Habré dans les régions soudaniennes en 198213. Ces Arabes sont devenus des agro-éleveurs au sud du Tchad. Ils ont des animaux, des champs et sont des concurrents directs des agriculteurs locaux pour les terres. Cependant, devenus « fils de la région », ils n’hésitent pas à se coaliser avec les agriculteurs autochtones pour dénoncer ensemble, devant les autorités, la descente trop précoce des Arabes transhumants (dont ils sont issus) qui viennent des régions du Tchad central pour séjourner au sud en saison sèche, à la recherche de ressources pastorales.
La mémoire traumatique de la période Habré
19À l’époque d’Hissène Habré, la situation des Arabes s’est fortement dégradée. À tort ou à raison, certains milieux arabes étaient accusés par la puissante milice d’Hissène Habré (Direction de la documentation et de la sécurité) de comploter contre les institutions de la République, avec la complicité de l’étranger, notamment de la Libye. Lors de nos enquêtes récentes dans les campements du Batha, nous avons constaté que la seule évocation de l’époque du régime d’Hissène Habré provoque l’ire des Arabes. Parmi tous les régimes qui se sont succédé au Tchad, ils affirment avoir été particulièrement persécutés par celui-ci. En effet, depuis l’époque du Frolinat, Hissène Habré était le plus farouche opposant de la Libye, alors qu’Ahmat Acyl du CDR, sans être un inconditionnel du colonel Kadhafi, était soutenu matériellement et financièrement par ce dernier. Par ailleurs, cet enjeu politico-militaire se superposait à des tensions anciennes entre Arabes et Kréda autour du contrôle des pâturages, des puits et des axes de transhumance.
Les conflits locaux au cœur des insécurités pastorales
20Depuis l’année 1979, les Arabes transhumants font face à deux autres formes d’insécurité : le banditisme et les conflits intercommunautaires autour de l’accès aux ressources pastorales.
Les Arabes du Batha face au banditisme des « coupeurs de route »
21Durant la guerre civile de 1979, le Tchad était considéré sur le plan international comme un « État néant ». Les hommes en armes y faisaient la loi. C’est dans ce chaos étatique que les armes légères se répandirent. Le développement du phénomène des « coupeurs de route » est la conséquence des conflits tchadiens, mais aussi de l’instabilité et de l’insécurité des États voisins. Au cours de nos enquêtes dans la région du Batha en 2006, les éleveurs évoquèrent de nombreux cas d’insécurité créés par des « coupeurs de route » organisés pour attaquer les campements par surprise, lorsque ces derniers se trouvent éloignés des grands centres14. Pour se défendre contre d’éventuelles attaques, les éleveurs se regroupent en unités de transhumance. Durant leur descente au sud en saison sèche, étant parvenus à proximité des grands centres où les éleveurs se sentent en sécurité, les unités de transhumance qui étaient compactes au nord se divisent en plusieurs groupes, plus flexibles, et donc plus adaptés aux zones agricoles où les champs constituent des obstacles à leur mobilité.
22Ces dernières années, dans certains endroits au nord du fleuve Batha, la fréquentation des marchés éloignés des campements d’éleveurs comme Biltine, Arada et Faya représente parfois une source d’insécurité pour les éleveurs. Les « coupeurs de route » sont souvent à l’affût des transactions réalisées par les éleveurs sur ces marchés. Ces hommes armés de fusils de guerre attaquent les éleveurs revenant des marchés, leur prenant l’argent ainsi que leurs dromadaires de transport. Ainsi, nous avons été témoin en 2006 d’une attaque de « coupeurs de route » au cours de notre long séjour dans le campement d’Arabes Salamat Sifera. Des hommes armés à bord d’une Toyota ont attaqué les éleveurs qui revenaient d’un marché. Alors que les membres du campement séjournaient à Eféné, au nord Batha, dans l’Ouadi Djédid, un convoi de 15 hommes composé de Salamat Siféra et d’Arabes Oulad Tourki s’était rendu au marché de Biltine pour y vendre les dromadaires et s’approvisionner en céréales. Sur le chemin du retour, une attaque de « coupeurs de route » se solda par deux heures d’échanges de tirs, deux éleveurs tués et un jeune blessé au bras. Les autorités de la région furent averties, sans que les bandits soient retrouvés (Marty et al., 2009).
Itinéraires de transhumance et conflits intercommunautaires
23Sur les itinéraires de transhumance, les éleveurs sont confrontés à d’autres phénomènes d’insécurité : les conflits intercommunautaires (entre éleveurs, ou avec les agriculteurs). Ces conflits portent sur les questions foncières, d’accès aux puits pastoraux, ou encore sur les vagabondages d’animaux dans les champs. Les conflits de ce type ne sont pas nouveaux au Tchad, mais l’usage beaucoup plus répandu depuis la fin des années 1970 des armes à feu entraîne de plus nombreux morts.
24Au Batha, de nombreuses poches de conflits non ou mal réglés perdurent sur les itinéraires de transhumance. Par exemple, en 2005, un feu de brousse a ravagé la zone de Saraf, occasionnant la mort d’hommes et la perte de troupeaux chez les Arabes Oulad Tourki. La Coopération Suisse a alors voulu aider les Arabes en leur faisant don d’un puits pastoral. Les Arabes Oulad Tourki devaient choisir eux-mêmes l’endroit où ils voulaient que le puits soit creusé. La zone de Saraf fut choisie, avec l’objectif de marquer un terroir d’attache et une limite frontalière. Mais les sédentaires kouka, comme les Arabes Oulad Tourki, revendiquaient cette zone depuis des décennies15. Avisés au hasard des nouvelles, les sédentaires kouka n’ont pas accepté que les Arabes aient un puits pastoral dans cette zone sans leur accord. N’eût été l’intervention des forces de l’ordre, la situation aurait probablement dégénéré en un véritable conflit. La Coopération Suisse a finalement renoncé à implanter ce puits, sans régler les tensions entre les deux communautés, qui perturbent les transhumances.
25Autre exemple, dans le canton Sedami, les sédentaires bilala et les éleveurs arabes salmanié revendiquent depuis des décennies le puits de Chiguègue et la zone de pâturage située dans la sous-préfecture d’Assinet16. En 2006, ces revendications poussèrent les deux communautés à des conflits meurtriers. Cette question fit l’objet de négociations impliquant les autorités administratives et traditionnelles, mais sans aboutir à une solution durable. À chaque fois qu’il y a des morts entre les deux communautés, on procède au paiement de la dia ou droit de sang (en arabe tchadien), mais l’animosité demeure. En cas de conflit entre les sédentaires et les transhumants dans la zone, ce sont tous les groupes arabes de passage qui se trouvent menacés, confondus avec la communauté arabe en conflit avec les sédentaires17.
26La divagation des animaux des éleveurs dans les champs des sédentaires constitue également une source de conflits. En 2006, à Bakara (sous-préfecture de Haraz-Djombo), les bœufs et les moutons d’un membre du campement Salamat Sifera sont entrés dans le champ d’un sédentaire bornouan. La réaction du propriétaire du champ fut très violente, une bagarre entre les deux communautés risquait d’éclater. Pour éviter que la situation ne dégénère, l’éleveur paya les dégâts et l’ensemble du campement fut obligé de quitter la zone. Autre illustration, près du fleuve Batha, le fils d’un Kouka propriétaire d’un champ de berbere (sorgho repiqué, en arabe tchadien) blessa gravement à la patte la chamelle d’un Arabe Salamat Siféra. Le propriétaire de la chamelle, dans un premier temps, exigea que sa chamelle soit remboursée totalement. Après discussion entre les sages des deux communautés, il fut conclu que le propriétaire de la chamelle renoncerait à sa demande de remboursement et que le Kouka prendrait en charge les soins de la plaie de la chamelle et verserait à l’éleveur un forfait minime. Des compromis entre éleveurs et agriculteurs ou entre éleveurs eux-mêmes permettent parfois d’éviter les affrontements directs. En 2003, la sédentarisation d’éleveurs Kreda venus du Kanem dans le Batha suscita un autre conflit avec les sédentaires kouka et bilala locaux. Quatre-vingts personnes furent tuées. Les armes à feu furent dissimulées, mais des armes blanches furent récupérées sur les belligérants par les autorités administratives de la région.
27Toujours dans la zone du Fitri (Batha-Ouest), un conflit très ancien oppose les Arabes Oulad Awada aux Arabes Nawala, deux communautés issues d’un même clan (Marty et al., 2012). Les revendications concernent l’accès aux zones de pâturage, les puits et les aires de fixation. De la même manière, pour le contrôle du puits d’Am-Zafay (région du Batha), les Arabes Kozzam et les Arabes Oulad Rachid restent rivaux. Entre 2007 et 2010, on a dénombré entre les quatre communautés plus de 127 morts (Aubague et al., 2007). Les Arabes Awada et Nawala se sont entendus pour enterrer au même endroit les personnes tuées lors des conflits qui les ont opposés, mais les deux communautés n’ont pas le droit de fréquenter les mêmes zones de pâturage, les mêmes itinéraires de transhumance, les mêmes zones pastorales, ni les mêmes marchés (Zakinet, 2016).
28L’insécurité sur les itinéraires de transhumance peut aussi être liée aux vols d’animaux. Le vol d’animaux est considéré comme un phénomène inhérent aux relations pastorales et comme une caractéristique intrinsèque de la concurrence entre groupes pastoraux vivant dans un environnement très difficile. Le phénomène alimente les accusations entre les transhumants. Les vols d’animaux sont récurrents dans la région du Batha, tout comme ailleurs au Tchad. Par exemple, en 2012, lors de notre dernière enquête dans la région du Fitri, le vol d’un animal a causé sept morts entre les Arabes Misserié noirs Allaouné et les Arabes Djaatné Oulad Hassaballah, suite à l’usage d’armes à feu (Zakinet, 2015).
Conclusion
29Les crises politico-militaires tchadiennes sont au fondement des insécurités graves subies par les éleveurs tchadiens, notamment les Arabes du Batha. Au cours de toutes ces périodes de troubles pendant lesquelles l’armée tchadienne et les « révolutionnaires » du Frolinat se sont affrontés dans cette région, les éleveurs arabes du Batha ont été souvent pris entre deux feux. L’insécurité dans les campements et sur les itinéraires de transhumance les a poussés à se constituer en groupe d’auto-défense, puis à entrer en rébellion. Ces dernières années, l’accès conflictuel aux ressources pastorales dans certains endroits, ainsi que le vol très répandu d’animaux par des bandits armés sont au cœur des insécurités que connaissent les systèmes pastoraux tchadiens.
Bibliographie
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Buijtenhuijs R., 1978
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Buijtenhuijs R., 1987
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Souvenirs des révolutions tchadiennes. Soudan, Université virtuelle, 113 p.
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Marty A. et al., 2009
Au cœur de la transhumance, un campement chamelier du Tchad Central. Paris, Karthala, 196 p.
Marty A. et al., 2012
Analyse de l’évolution des ressources dans le département du Fitri. N’Djamena, Antea-Iram-PHPTC, 168 p.
Zakinet D., 2015
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Zakinet D., 2016
Des pasteurs entre alliances et conflits. Afrique Contemporaine, 255 : 127-144.
Notes de bas de page
1 Arabe tchadien (langue).
2 Enquêtes de terrain dans le cadre de la mise en place des programmes d’hydraulique pastorale au Tchad central (2006), d’un master (2008), d’une thèse (2009-2014), puis du programme de recherche et de formation « Grands écosystèmes lacustres tchadiens » (Gelt) (2016).
3 On peut citer les cas d’Abderamane Djallal et de Mahamat Abbas Seid.
4 Ces chefs de canton étaient Fadoul Makaye (chef de canton Misserié noirs), Goudge Oulad Hamatta (chef de canton Misserié rouges), Allamine Bichara Al‑Kalil (chef de canton Djaatné), le chef de canton Rachid, le chef de canton Oulad Himet et le chef de canton Zioud d’Amsack.
5 Enquête dans le campement arabe salamat sifera du Batha, 2006.
6 Entretien avec des Arabes en transhumance au Guéra, 2007.
7 Notamment Adoum Abou‑Mahroussa et Djammah Antchiket.
8 Adoum Mannany Kharachi était à l’époque sous-préfet de Moussoro.
9 Ce Front était composé du FAP (Front armé populaire) de Goukouni Oueddeï, du FPL (Front populaire de libération) de Mahamat Abba Seid et de l’AV (Armée du Volcan) d’Abdoulaye Adam Danna.
10 Entretien avec Mahamat Kodi, directeur de l’École normale supérieure de N’Djamena, mars 2015.
11 Entretien avec Abderamane Issa, député à l’Assemblée nationale du Tchad, N’Djamena, février 2015.
12 En déplacement pour la signature d’un accord avec le colonel Kamougué (le leader du Comité permanent au sud), Ahmat Acyl trouva la mort à Laï en 1982, happé par l’hélice de l’avion qui le transportait. Il a été remplacé à la tête du CDR par Acheikh Ibn Oumar.
13 Entretien dans un campement arabe Dakara dans la région du Moyen-Chari, canton Balimba, janvier 2013.
14 Entretien avec Adoum Hamid, éleveur du campement Salamat Sifera dans le cadre de l’étude sur le suivi d’un campement, octobre 2006.
15 Entretien avec cheik Kalil, chef de campement arabe Salamat Sifera en 2006.
16 La zone revendiquée se trouve à 10 km de Gafala, chef-lieu du canton Salamat Sifera, sous-préfecture d’Assinet.
17 Entretien avec cheik Kalil, chef de campement d’Arabes Salamat Sifera en 2006.
Auteur
Historien, enseignant-chercheur à l’université de N’Djamena (Tchad).
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