Des défis nouveaux, pour eux, pour nous
p. 152-154
Texte intégral
1Considérant l’engouement actuel pour la quinoa à travers le monde, certains s’alarment du « boom » de la production agricole autour du salar d’Uyuni et jugent qu’il n’est pas durable. Mais se donnent-ils la perspective et la profondeur de champ nécessaires pour apprécier la situation ? Et d’ailleurs, peut-on encore parler de « boom » quand un processus dure depuis maintenant plus de quarante ans ?
2Inévitablement, les changements rapides et profonds qu’ont vécus les populations et les territoires du sud de l’altiplano bolivien à partir de la fin des années 1970 ont apporté leur cortège de tensions et de difficultés. Même si l’autosubsistance d’autrefois n’a jamais été une autarcie et que les producteurs de la région ont toujours fréquenté les marchés pour y vendre des excédents appréciables, il est incontestable qu’un saut quantitatif s’est produit lorsqu’ils sont parvenus à commercialiser la Quinoa Real au Pérou d’abord, puis en Amérique du Nord, en Europe et jusqu’au Japon et en Australie. De même, si l’expansion des cultures vers les plaines a permis aux plus entreprenants d’augmenter les surfaces cultivées, et si la mécanisation a allégé une part de leur travail, on a aussi vu surgir des conflits pour les terres, notamment avec ceux qui conservent des troupeaux et ne veulent pas passer au « tout quinoa ». Depuis le début des années 2000, de plus en plus de producteurs ont pris conscience de l’impact de ces changements et, en particulier, du déséquilibre qu’ils ont introduit entre agriculture et élevage. Comme toute société qui vit et se transforme, la population du sud de l’altiplano bolivien est travaillée de courants divers, parfois antagonistes, et toujours changeants, entre poursuite du bien-être individuel et attachement à l’action collective et au bien commun. Habitués à naviguer entre plusieurs logiques – et en premier lieu entre celle du monde andin et celle du monde occidental –, les producteurs de quinoa du Sud bolivien vont à l’encontre du cliché d’un monde rural figé et replié sur lui-même. Nouvelles pratiques, nouveaux marchés, nouvelles règles communautaires : chaque fois que le maintien et le bien-être de leurs familles et de leurs communautés l’exigent, ils cherchent des solutions et innovent.
3Ces transformations et ces innovations locales se jouent aussi sur fond de changements planétaires : changements du climat, mais aussi modifications des échanges et évolutions des idées. Dans les Andes, le réchauffement climatique se manifeste depuis près de cinquante ans, avec une acuité plus forte qu’ailleurs du fait de la position intertropicale et de l’altitude. S’ajoutant à l’imprévisibilité qui est la marque de tout climat montagnard, le réchauffement planétaire accentue encore les incertitudes qui pèsent sur la production agricole de cette région. Pourtant, même si cela reste à démontrer, c’est probablement aussi le réchauffement du climat qui a permis aux champs de quinoa, autrefois cantonnés aux flancs des montagnes, de s’étendre rapidement dans les plaines et les vallées. Cinquante ans en arrière, les gelées trop fréquentes auraient empêché une semblable expansion des cultures en plaine. Aujourd’hui, sans disparaître tout à fait, les risques de gel ont reculé, et c’est le régime des pluies, altéré lui aussi – quoi que de façon moins visible – par le réchauffement planétaire, qui pourrait contrarier l’agriculture locale dans un futur proche.
4Si les tendances lentes du climat ne sont pas toujours perceptibles pour tous, en revanche les modifications d’un marché constamment recomposé ont toutes été rapidement perçues et accompagnées par les producteurs de quinoa. Avec une expérience séculaire du commerce, et mettant à profit quelques appuis de l’aide technique et de la coopération internationale, ces producteurs ont su répondre à la demande de quinoa conventionnelle venue de leurs voisins péruviens, puis à celle plus spécifique pour des aliments diététiques destinés à l’Amérique du Nord, bien vite suivie par l’ouverture de filières de commerce bio et équitable, en Europe d’abord puis dans le reste du monde. Fidèles à leur principe de diversification des sources de revenus, ils n’ont pas successivement abandonné un secteur du marché pour un autre plus prometteur et, bien que la nature informelle des échanges avec ce pays rende les statistiques incertaines, il semble bien qu’aujourd’hui encore le Pérou reste leur premier client. Où se produira la prochaine ouverture dans ce marché de la quinoa en constante recomposition ? Certains entrevoient qu’elle pourrait venir d’une demande d’identité, voire même d’authenticité du produit. Avec la montée prévisible de rivaux commerciaux, dans les pays andins et bientôt au-delà, le besoin se fera sans doute sentir de distinguer la quinoa du Sud bolivien des productions concurrentes. L’idée n’est pas nouvelle et taraude certains producteurs depuis quelques années déjà, notamment au sud du salar d’Uyuni. En 2009, l’appellation « Quinua Real de Lípez » a été reconnue en Bolivie. Mais comment mettre en œuvre, sur place, tout le dispositif de vérification et de certification qu’exige une telle appellation d’origine ? Comment la faire respecter hors du pays ? Et s’agissant de propriété intellectuelle, est-on sûr que les semences sélectionnées, maintenues et transmises depuis des siècles par les agriculteurs de l’altiplano sont suffisamment protégées à l’heure où, partout dans le monde, s’aiguisent les appétits autour de la quinoa ?
5Ces questions de propriété intellectuelle dans un contexte d’échanges mondialisés conduisent aussi à s’interroger sur les relations que producteurs et consommateurs nouent entre les deux hémisphères. Si elle n’était qu’une source vitale de revenus pour les uns et un aliment superflu pour la plupart des autres, la quinoa ne serait pas différente d’autres produits exotiques cultivés et échangés à travers les cinq continents depuis des siècles. Mais son émergence dans le commerce mondial au tournant du xxie siècle la place précisément sous les projecteurs du débat actuel sur le droit à l’alimentation pour tous. Ce droit est aussi celui pour les petits producteurs d’accéder au marché en négociant dignement avec les acheteurs, sans aliéner leurs droits sur leurs terres et sur leurs semences. La solidarité entre producteurs et consommateurs peut être un levier puissant pour établir ce droit dans les faits. Pour cela, les consommateurs, devenus consomm’acteurs, auront à faire évoluer leurs comportements et produire des efforts au moins aussi soutenus que ceux déployés, à l’autre bout de la chaîne, par les producteurs.
6Société, paysage, climat, échanges, rien n’échappe au changement. Voulues ou subies, ces transformations présentent de véritables défis lorsqu’elles touchent tout à la fois le milieu naturel, la société, l’économie et jusqu’aux représentations du monde sur lesquels se fondent nos existences. Pour les quinueros du sud de l’altiplano bolivien, l’aptitude au changement et la volonté d’en maîtriser le cours ensemble se font alors les meilleurs garants de la durabilité de leur agriculture et de leur mode de vie.
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