La quinoa au champ, le quinuero en ville
p. 102-104
Texte intégral
1Pour près de 12 000 familles du sud de l’altiplano, le succès commercial de la quinoa permet d’éviter l’exode définitif vers les villes de l’intérieur ou vers les pays étrangers. De nombreux migrants, partis parfois depuis plusieurs années, choisissent même le retour aux champs. Mais alors que la quinoa est devenue une véritable aubaine, offrant un revenu sans comparaison avec celui de l’élevage ou de l’artisanat, ceux que l’on surnomme maintenant les quinueros ne prennent pas le risque de se fixer au village pour se spécialiser exclusivement dans la production de quinoa. Au contraire, la majorité d’entre eux continue d’exercer simultanément plusieurs activités agricoles et non agricoles. Par cette stratégie fondée sur le bon sens et l’expérience, ils garantissent le revenu de leur famille en le diversifiant autant que possible et peuvent ainsi faire face à l’imprévisibilité de la nature et à l’instabilité de l’économie. Être pluri-actifs est aussi une manière rationnelle de répartir leur force de travail tout au long de l’année puisque la culture de quinoa alterne des périodes de labeur intense avec de longues phases d’attente. Pour démultiplier leurs activités, les quinueros oscillent donc entre ville et campagne, au gré des opportunités du travail salarié et des nécessités du calendrier agricole.
2Ces mouvements « pendulaires » entre la communauté et l’extérieur ne sont pas nouveaux. Ils font partie de l’héritage des populations de ces hauts plateaux où aléas climatiques et soubresauts économiques ont toujours incités à la prudence. Profitant du voisinage exceptionnel de milieux très contrastés, les agriculteurs-éleveurs d’autrefois savaient se faire transporteurs et commerçants pour des allées et venues de plusieurs semaines entre la région du salar et les versants est et ouest des Andes. Marchant dans les pas des premiers chasseurs nomades, les caravanes de lamas et de mules quittaient les hauts plateaux chargées de quinoa, de chuño, de laine et de charki, de plantes médicinales, de sel et de minerais pour les échanger contre le maïs, la coca, les fruits, le bois ou les poissons des basses terres tropicales ou du littoral pacifique.
3Aujourd’hui, autocars et camions ont remplacé les caravanes, et ces mouvements pendulaires, réactivés par l’essor de la quinoa, soutiennent un renouveau des bourgades et des petites métropoles régionales, ensommeillées après la fin des booms miniers et ferroviaires qui avaient scandé le xixe et le début du xxe siècle. À Uyuni, les ateliers de chemin de fer ont licencié leurs milliers d’employés depuis bien longtemps, et les touristes visitent au soleil couchant son fantomatique cimetière de trains. À Oruro, un monumental casque de mineur érigé à l’entrée de la ville glorifie une activité emblématique de toute la région, mais sans parvenir à en cacher les vicissitudes sur fond de luttes syndicales toujours recommencées et de spéculation internationale sur le cours des métaux. Pour l’heure, c’est à Salinas de Garcí Mendoza, sous-préfecture longtemps assoupie récemment passée capitale de la Quinoa Real, que s’affichent l’orgueil et la confiance en l’avenir des populations locales : tout de bronze doré et juché sur son piédestal, un couple de producteurs de quinoa, mari et femme, avance précédé de deux lamas lourdement chargés du produit de la récolte. Si certains avaient pu en douter, la conscience du destin commun de l’agriculture et de l’élevage est ici hautement et clairement proclamée. Et afin que nul n’en ignore, un panneau voisin décline en castillan et en anglais tous les bienfaits de la quinoa, promue « aliment du siècle ».
4Autour des sites et des monuments, les hommes et les femmes construisent leurs vies. Grâce à la quinoa, ils sont désormais nombreux à pouvoir le faire à moins d’une journée de transport de leur communauté d’origine : avec la proximité, la migration se fait simple mobilité. Une fois accomplis les travaux agricoles et les devoirs communautaires, quoi de plus facile que de retourner vers la ville pour quelques semaines, quelques mois, et remplir là son emploi de chauffeur, de commerçante de rue ou d’agent public ? Quoi de plus rassurant que de pouvoir compter sur un centre de santé et une pharmacie tout proches pour soi-même, ses enfants et ses vieux parents ? Quoi de plus stimulant pour les jeunes que de profiter des collèges, d’internet et des distractions de leur temps ? Quoi de plus appréciable aussi que de pouvoir, dans l’anonymat de la ville, desserrer, un tant soit peu, l’emprise de la communauté villageoise ?
5Cet élan nouveau vers un développement de proximité s’observe dans bien d’autres régions du monde, car aux mirages des capitales et des mégapoles lointaines, souvent réduits aux pièges de bidonvilles sans espoir, de nombreux migrants préfèrent aujourd’hui la sécurité relative et la commodité du voisinage ville-campagne dans leur région d’origine.
6Encore faut-il qu’une opportunité existe pour vivre et travailler au pays. À la charnière des xxe et xxie siècles, dans le sud de l’altiplano bolivien, cette opportunité a pris la forme d’une graine de quinoa. Avec, pour les populations locales, un avantage considérable : pour la première fois depuis bien longtemps, les habitants de la région sont maîtres de la ressource que convoite le marché. Grâce à la quinoa produite sur leurs propres terres, il ne s’agit plus pour eux de vendre leur force de travail pour un salaire de misère dans les mines ou sur les chantiers de construction, en ville ou à l’étranger. Cette fois, tous les moyens de production : terre, semences, et main-d’œuvre sont à eux. Et puisqu’ils contrôlent l’offre dans un marché mondialisé où la demande est croissante, les petits producteurs du sud de l’altiplano sont les maîtres du jeu. Avec tous les atouts en main. Toutes les responsabilités aussi.
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