Un territoire partagé, des travaux saisonniers
p. 54-57
Texte intégral
1Entre salars, lagunes et volcans, les terres du sud de l’altiplano s’étendent, grises, brunes ou rouges. Vertes aussi, dans les quelques endroits où, au milieu de ce presque désert, l’eau douce sourd des profondeurs de la terre ou dévale des glaciers pour alimenter des prairies humides, les bofedales. Mais hors de ces lieux bien particuliers, c’est la géologie et non la végétation qui marque le regard : aucun arbre ici pour couvrir l’uniformité des plaines, la douceur des piémonts, la vigueur des enrochements volcaniques. L’absence d’arbres et, à première vue, la quasi-absence des hommes donnent au paysage un aspect sévère qui pour Alcide d’Orbigny, naturaliste français du xixe siècle, incline le voyageur à la mélancolie. Pourtant, la multiplicité des formes du relief et la magnificence du ciel sans cesse en mouvement chassent ici toute monotonie. Et bien vite, l’œil un peu plus attentif décèle autour de lui les signes d’une occupation humaine discrète mais partout présente.
2Car ce paysage n’a rien de sauvage, ni d’immuable non plus. Tout au contraire, il est travaillé, transformé et organisé par les hommes qui y vivent, selon un ordre qui évolue lorsque change sa raison d’être. Il y a encore une ou deux générations, le territoire des communautés était voué à une production agropastorale essentiellement tournée vers l’autosubsistance des familles qui y vivaient. Et l’espace se trouvait alors partagé en deux : aux troupeaux les plaines, aux cultures les versants. Du moins dans les communautés où plaines et versants voisinent car, dans certains vallons encaissés, tout le territoire n’est que pentes plus ou moins escarpées, plus ou moins caillouteuses, ensoleillées ou à l’ombre selon le lieu et l’heure. Mais là où ils en avaient le choix, les agriculteurs préféraient cultiver les versants plutôt que les plaines, principalement pour échapper aux gelées nocturnes. Durant la nuit, en effet, l’air froid, dense et lourd, s’écoule le long des pentes et se concentre dans les bas-fonds et les plaines, où le gel se fait donc plus fréquent.
3Les animaux, moins sensibles au froid que les plantes cultivées, s’accommodent quant à eux des plaines et de leurs vastes pâturages. L’étendue des steppes compense la maigre qualité de l’herbe rase, piquetée de touffes raides et de buissons de thola. L’abondance offerte par les bofedales trop rares n’en est que plus appréciée par les lamas et les moutons, et elle devient même une exigence absolue pour les alpacas, plus délicats, qui ne survivent que là.
4Cet ordonnancement du territoire a été modifié par les communautés du sud de l’altiplano lorsqu’elles ont choisi – dès la fin des années 1970 pour les pionnières – d’améliorer leur sort en saisissant l’opportunité du marché naissant de la quinoa chez leurs voisins péruviens. Pour obtenir le surplus de production nécessaire, il fallait mettre en culture des surfaces plus grandes que celles qui suffisaient jusqu’alors à alimenter les familles et le marché local. Et pour cela, le tracteur était indispensable. Or les pentes destinées aux cultures, trop raides et trop rocailleuses le plus souvent, sont inaccessibles à cet engin. Il a donc été décidé de labourer une partie des pâturages de plaine pour les convertir en parcelles cultivées. L’espérance d’un gain commercial faisait accepter d’éventuelles pertes dues au gel. Cette conversion croissante des terres d’élevage en terres de culture de quinoa s’est d’abord faite à l’initiative de quelques-uns, puis elle s’est répandue avec une frénésie contagieuse, avant d’être reprise en main et régulée par les communautés.
5L’expansion considérable de la culture de quinoa n’a pas totalement chassé moutons et lamas du paysage. Même s’ils se vendent mal, les animaux, plus résistants que les cultures aux aléas du climat, constituent parfois une sorte d’assurance quand gel ou sécheresse font perdre tout ou partie de la récolte. Pourtant, ce n’est pas par simple calcul économique que certaines familles, voire des communautés entières, restent attachées à leurs troupeaux : des raisons culturelles, et même sentimentales, entrent en jeu. Les lamas en particulier, donnés en cadeau aux enfants qui apprendront à les soigner et composeront peu à peu leur propre troupeau, sont l’objet d’une affection que de nombreux témoins, hier comme aujourd’hui, ont remarquée. La cérémonie du floreo des lamas – comme aussi des moutons et des ânes – manifeste l’attachement très fort des éleveurs à leur cheptel, en même temps qu’elle renouvelle les liens avec les divinités qui, selon les mythes d’origine, leur ont seulement confié ces animaux. Pour beaucoup d’enfants scolarisés en ville, la garde des troupeaux pendant les vacances d’été1 passées au campo, dans la verdure des pâturages peuplés d’oiseaux et d’animaux domestiques ou sauvages, est un moment de liberté très attendu. Pour d’autres, et pour les adultes surtout, il s’agit d’une tâche ingrate et ennuyeuse. D’un point de vue purement économique, force est de constater que l’élevage, exigeant une surveillance tout au long de l’année et réclamant de nombreux savoir-faire pour assurer les soins nécessaires aux animaux, ne trouve que peu de débouchés pour ses produits et, au final, présente peu d’avantages comparé aux autres activités que sont le commerce, l’artisanat et, surtout, la culture de quinoa.
6Dans son principe, la culture de la quinoa est simple. Il s’agit de préparer la terre et de l’ensemencer pour, quelques mois plus tard, récolter les plantes avant d’en battre les épis et d’en recueillir les grains. Entre semis et récolte, la culture ne nécessitera qu’un peu de vigilance contre les prédateurs éventuels. Avant de consommer les grains de quinoa, on aura encore soin de les frotter et de les laver pour les débarrasser de la pellicule de saponine qui les recouvre. Mais c’est là déjà la tâche de la mère de famille ou, dans le circuit commercial, de l’unité de conditionnement des graines.
7Si au champ le travail est simple, il n’en est pas moins pénible. Au moment de mettre en culture une parcelle longtemps restée en jachère ou, comme il est fréquent aujourd’hui, un terrain jusqu’alors pâturé, préparer la terre signifie l’ouvrir et la retourner pour en retirer les arbustes et mettre à nu, en même temps que les racines, les larves d’insectes que l’air sec, le froid nocturne et les rayons du jour2 achèveront d’éliminer. Ce labour préparatoire s’effectue toujours pendant la saison des pluies, généralement en janvier ou février, pour permettre à l’eau de s’infiltrer dans le sol et de s’accumuler en profondeur dans la parcelle laissée sans végétation. L’eau conservée de cette façon viendra augmenter d’autant la réserve disponible pour la culture qui sera semée au même endroit l’année suivante. Alterner ainsi une année de jachère labourée et une année de culture est une pratique indispensable pour produire la quinoa dans une région aussi aride que le sud de l’altiplano3.
8La terre une fois préparée, le semis se fera entre août et octobre, parfois encore novembre, selon le temps disponible. Le temps de celui ou celle qui, à flanc de montagne, le corps cassé en deux, creuse un à un et à longueur de journée les trous dans lesquels seront enfouies quelques graines. Ou le temps du tractoriste qui, en plaine, doit répondre aux demandes venues de toutes parts, atteler le semoir mécanique et se rendre sans tarder dans les différentes communautés. Que la culture soit manuelle ou mécanisée, la quinoa – toujours une variété du groupe Quinoa Real – est semée en poquets espacés les uns des autres d’un mètre environ, une pratique adaptée elle aussi à l’aridité de la région et qu’on ne rencontre pas dans le nord de l’altiplano, plus humide, où la quinoa est semée en rangs continus ou à la volée. Pour faciliter leur tri à la récolte, et compte tenu de leur valeur marchande supérieure, les variétés de Quinoa Real à graines noires ou rouges seront souvent semées à part, tandis que les autres variétés seront, selon les producteurs, semées en mélange ou séparément.
9À la première pluie, les graines semées germeront. Et si les pluies suivantes tardaient à venir, les jeunes pousses à peine sorties de terre seraient capables d’attendre et de résister encore pendant deux mois entiers. Le principal danger qui les menace alors n’est ni la sécheresse ni le froid mais l’ensablement par les vents violents qui balaient l’altiplano. En pareil cas, et pour ne pas perdre les efforts déjà engagés, les producteurs devront revenir sur les parcelles pour protéger chaque poquet de quinoa d’une touffe d’herbes sèches à travers laquelle les jeunes plantes continueront de recevoir le soleil. Faute de quoi, il leur faudra ressemer leurs champs en espérant que le vent se calme. Ces menaces écartées et les pluies installées, les pieds de quinoa croîtront rapidement, parant le paysage de couleurs flamboyantes.
10Avec la fin des pluies, entre mars et avril, les épis4 remplis et mûrs sont prêts à être récoltés. Traditionnellement, les plantes, saisies d’une main par la tige, sont simplement arrachées du sol. Un travail rapide et relativement facile, sans inconvénient dans les parcelles des versants pierreux, mais qui, entraînant avec la tige une grande partie des racines, fragilise le sol sableux des parcelles de plaine et les rend vulnérables à l’action du vent. C’est pourquoi on préconise aujourd’hui de ne plus arracher les plantes mais de les couper à l’aide d’une faucille à main ou d’une petite faucheuse à moteur. Dans tous les cas, plaines ou versants, il n’existe pas de moissonneuse mécanique sur l’altiplano, et les plantes sont récoltées une par une. Amassées en gerbes sur les parcelles mêmes, elles finiront de sécher au soleil glacial de l’hiver qui commence.
11Au courant de mai et de juin, les champs s’animeront une dernière fois pour le battage des épis, le tamisage et le vannage des grains, leur tri et enfin leur mise en sacs. Ces opérations multiples et harassantes rassemblent les familles entières, parfois aidées de leurs proches à qui elles rendront alors la pareille quelques jours plus tard, ou assistées de journaliers venus de régions voisines.
12Le rendement atteindra aisément 1 à 2 tonnes de grains par hectare sur les pentes, où les risques naturels sont modérés et où le semis entièrement manuel est soigneux. En plaine, les gelées plus fréquentes, le vent violent, les parasites plus nombreux et, surtout, le semis mécanisé plus grossier ramèneront la production à 600 kg par hectare en moyenne. Un rendement médiocre compensé par des superficies bien plus étendues qu’à flanc de montagne. Après le battage, les restes de tiges et de feuilles laissés sur les parcelles nourriront le bétail. Une petite partie de ces débris sera réduite en cendres puis mêlée à d’autres produits pour former la lejía, une sorte de pâte indispensable à tout mâcheur de feuilles de coca s’il veut en ressentir pleinement les bienfaits.
13La récolte terminée, le producteur gardera chez lui la part de quinoa nécessaire pour nourrir sa famille et semer les parcelles de l’an prochain. Trois à cinq sacs, soit 150 à 250 kg environ, satisferont la consommation de quinoa de quatre personnes pendant une année. Et pour chaque hectare à réensemencer l’année suivante, il suffira de conserver 7 à 8 kg de grains. Le reste sera livré à l’organisation de producteurs ou à une entreprise privée, vendu directement sur le marché de Challapata5 ou encore à un intermédiaire, le rescatiri. Venu sur place avec son camion, le rescatiri paiera la quinoa en espèces ou la troquera contre divers produits : huile, fruits frais, sucre, meubles, vêtements ou fournitures scolaires. L’organisation de producteurs, par contrat avec les filières locales ou d’exportation, garantit à ses affiliés un prix convenu d’avance, plus élevé que celui proposé par le rescatiri. Mais ce dernier a l’avantage d’accepter même de petites quantités de quinoa qu’il paie sans délai, ce qui convient aux producteurs les plus modestes, ceux qui vivent éloignés de Challapata, comme à ceux qui refusent les contraintes de l’affiliation, des normes et des contrôles de qualité exigés par les organisations de producteurs et les certificateurs du commerce bio ou équitable.
14Dans la pratique, ces diverses formes de vente ne sont pas exclusives les unes des autres : les producteurs de quinoa du sud de l’altiplano en disposent comme d’un éventail dont ils jouent au gré de leurs besoins immédiats, de leurs projets à plus long terme et… des cours du marché. Un exemple de plus de cette faculté des populations locales à se mouvoir dans un « archipel » de milieux, d’activités et de ressources.
Notes de bas de page
1 Rappelons que dans l’hémisphère sud, l’été est centré sur les mois de décembre, janvier et février.
2 À près de 3 700 m d’altitude, la radiation ultraviolette est extrêmement forte.
3 L’idée, un temps envisagée, d’irriguer la quinoa par pompage profond semble extrêmement critiquable, étant donnée la nature saline et, surtout, non renouvelable, des eaux souterraines de la région.
4 En toute rigueur il faudrait parler de panicules, c’est-à-dire d’épis ramifiés, plus ou moins compacts, et eux-mêmes composés d’épis.
5 La ville de Challapata est le principal marché de la quinoa en Bolivie, le lieu où se fixe le prix des différentes qualités de quinoa commercialisées. Elle est aussi le siège d’organisations de producteurs, d’unités de conditionnement des grains et d’ateliers de mécanique agricole.
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