Le temps des lacs, le temps des hommes
p. 26-28
Texte intégral
1Entre les deux cordillères des Andes, les hauts plateaux de Bolivie sont parsemés d’une série de lacs hors du commun. Au nord de l’altiplano, à cheval sur le Pérou et la Bolivie, le lac Titicaca est tout à la fois le plus étendu, le plus haut et le plus profond des lacs d’altitude1. C’est sur ses rives que, du fond des âges et ruisselant d’eau pure, surgit Viracocha, le dieu civilisateur, créateur de la lumière et du temps, le père mythique des hommes de l’altiplano.
2Trois cents kilomètres plus au sud, le lac Poopó résiste difficilement à l’évaporation de ses eaux qui, bon an mal an, couvrent jusqu’à 2 500 km2 sous à peine 2 m de profondeur. Ses bords, peuplés d’oiseaux aquatiques, sont la terre d’attache des peuples urus, que leur vie d’agriculteurs lacustres distingue nettement des Quechuas et des Aymaras majoritaires dans le reste de l’altiplano bolivien.
3À l’ouest du lac Poopó, aux pieds même de la cordillère occidentale, se niche le petit salar de Coipasa, mi-eau mi-sel, comme un avant-poste du géant qui, plus au sud, ferme le chapelet des grands lacs boliviens.
4Car c’est tout au sud de l’altiplano, à près de 3 700 m d’altitude, que s’ouvre le miroir immense du salar d’Uyuni. Ce lac salé vaste comme le quart de la Suisse forme la surface la plus réfléchissante, et aussi la plus plane, du globe terrestre. C’est pourquoi il sert de point de référence pour les satellites d’observation de la Terre et les altimètres du système GPS. C’est pourquoi surtout, pour celui qui l’approche, cette merveille naturelle magnifie toute horizontalité et toute blancheur : à sa vue, le souffle, d’abord coupé par la rareté de l’air et la surprise de la découverte, retrouve tout son calme et son ampleur quand le pas s’arrête et que le regard se perd sur la courbe de l’horizon.
5Pendant la brève saison des pluies, de décembre à mars, le salar d’Uyuni peut se trouver inondé sous quelques centimètres d’eau, donnant naissance à des fééries spéculaires où ciel et terre se confondent dans toutes les directions. À la saison sèche, son étendue ne forme qu’une seule et même croûte de sel d’une blancheur aveuglante. Jadis, pour le traverser, les caravanes de lamas se protégeaient de l’intense réverbération en portant – hommes et bêtes ! – des lunettes faites de cuir percées d’une mince fente, semblables aux lunettes à neige des Inuits et des Esquimaux du Grand Nord.
6À partir de 15 cm de profondeur, la croûte blanche et dure du salar d’Uyuni est imprégnée d’une saumure riche en lithium, dont l’épaisseur atteint jusqu’à 11 m. Cette énorme concentration de sel et de minéraux provient de l’assèchement, il y a dix mille ans, d’un ancien lac baptisé par les chercheurs : lac Tauca. Ce lac n’était lui-même que le dernier d’une dizaine d’autres qui se sont succédé à cet endroit au gré des oscillations du climat pendant plus de deux millions d’années.
7De nos jours, l’inondation saisonnière du salar dissout et redépose le sel, régénérant sa surface qui reste ainsi exceptionnellement plane. Après l’inondation, la saumure s’évapore à travers les interstices de la croûte et la colmate en une dalle compacte sur laquelle hommes et véhicules circulent facilement. Redevenue sèche, cette croûte éblouissante s’orne sur des milliers de kilomètres carrés d’une résille de polygones faits d’efflorescences de sel pareilles à du givre, qui craquent sous les pas et se dissoudront aux prochaines pluies.
8La splendeur du salar d’Uyuni n’avait pas échappé aux Incas qui établirent des colonies dans toute la région. Mais leur domination sur ce territoire durera moins d’un siècle, brutalement brisée par l’entrée des conquistadors espagnols au Cuzco en 1532. Et les preuves abondent montrant que, bien avant les Incas et bien plus longtemps qu’eux, d’autres hommes avaient occupé les rives du salar.
9À l’époque lointaine où le lac Tauca s’asséchait, il est probable que des chasseurs parcouraient déjà la région à la poursuite de guanacos, de pumas et de mammifères géants aujourd’hui disparus. Leur occupation des lieux restait sans doute sporadique. Mettant à profit la proximité de l’altiplano avec les vallées tropicales à l’est et l’océan Pacifique à l’ouest, les chasseurs nomades se déplaçaient au fil des saisons, trouvant sel, gibier et tubercules sur les hauts plateaux, bois et fruits dans les vallées tropicales, coquillages et poissons sur le rivage océanique. Cette concentration exceptionnelle de milieux très divers forme ce que l’on appelle parfois « l’archipel écologique andin », un espace où les hommes naviguent entre montagnes, plaines et littoral.
10Ce n’est que cinq à six mille ans plus tard que les premiers agriculteurs-éleveurs commenceront à se fixer sur ces hautes terres, domestiquant peu à peu lamas, alpacas, pommes de terre et quinoas. Citadelles ou simples habitations, terrasses de culture et silos à grains, sépultures et routes pavées témoignent de leur établissement durable dans la région. Un mode de vie nouveau apparaît alors et avec lui de nouvelles circulations des hommes et des biens, de nouvelles façons d’habiter et d’utiliser les ressources du milieu pour les cultures et l’élevage, mais aussi pour l’extraction du sel et la métallurgie.
11Les pièces de poterie ou de bois mises au jour par les archéologues suggèrent que la vaisselle utilisée dans ces temps reculés servait à préparer et consommer les mêmes soupes, brouets et plats de viande que ceux qui nourrissent aujourd’hui encore les habitants de la région. Dans le domaine de la construction aussi, des techniques toujours en usage – comme les clôtures de pierre ajourées – ont vraisemblablement été mises au point par ces premiers agriculteurs-éleveurs.
12Avec le temps, l’organisation sociale aussi devient plus complexe. Au gré des alliances politiques et des hégémonies, chefferies et royaumes se font et se défont jusqu’à ce que l’État de Tiahuanacu, né sur les bords du lac Titicaca, n’étende son pouvoir sur la région entre les viiie et xie siècles de notre ère. Au xve siècle, après une longue période de sécheresse chronique et d’instabilité politique ébranlant plusieurs fiefs régionaux, c’est au tour des Incas, eux aussi venus du nord, d’instaurer un temps leur loi sur les pourtours du salar d’Uyuni.
13Mais dès leur arrivée, les troupes de Pizarro frappent la société inca à sa tête, assassinant son souverain Atahualpa. Déchiré par des luttes intestines, l’empire s’écroule alors en moins de vingt ans. Si la conquête espagnole provoque chez les peuples andins un véritable traumatisme collectif, elle ne parvient cependant pas éradiquer leurs langues ni leurs traditions. Et dans une région au climat aussi rude que le sud de l’altiplano bolivien, l’emprise des colons espagnols sur les terres reste limitée : aucune hacienda dans la région du salar où, tout au long de la période coloniale puis républicaine, le territoire reste géré par un droit coutumier contrôlé, pour l’essentiel, par les populations autochtones. Sous des formes qui ont pu varier selon les lieux et les époques, les terres continuent d’appartenir aux communautés qui en distribuent l’usufruit aux familles. C’est ce principe d’usage privé d’une ressource collective qui prévaut aujourd’hui encore pour régler l’accès à la terre dans les communautés de la région.
Notes de bas de page
1 À 3 810 m d’altitude, le lac Titicaca couvre 8 560 km2 et atteint, du côté péruvien, 285 m de profondeur.
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